A. Le Divellec (dir.), La notion de constitution dans la doctrine constitutionnelle de la Troisième République (2020)

Recension de : A. Le Divellec, La notion de constitution dans la doctrine constitutionnelle de la Troisième République, Paris, Éd. Panthéon-Assas, 2020, 262 p.

Review of: A. Le Divellec, La notion de constitution dans la doctrine constitutionnelle de la Troisième République, Paris, Éd. Panthéon-Assas, 2020, 262 p.

 

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C

onsidérablement valorisée par notre époque, en particulier dans les travaux de la science juridique, la notion de constitution reste paradoxalement très pauvrement conceptualisée dans la doctrine française*. Elle s’apparenterait même à « un pays où l’on n’arrive jamais » souligne, avec sa richesse d’écriture habituelle, Armel Le Divellec, reprenant le titre d’un roman d’André Dhôtel, prix Femina de l’année 1955.

Tout en produisant, en deux bons siècles, davantage de constitutions qu’aucun autre des grands pays occidentaux, la France et spécialement sa littérature constitutionnelle ont « fait, dans une certaine mesure, l’impasse sur la notion de constitution » (p. 10). Focalisée généralement sur les mêmes sujets de réflexion : « le mode d’établissement et de révision des constitutions formelles, la hiérarchie des normes, le contrôle juridictionnel de constitutionnalité » ou la place de la coutume constitutionnelle, la doctrine française néglige « nombre de questions cruciales (l’effectivité des prescriptions des constitutions formelles, le rapport entre constitutions et réalité sociopolitique, la capacité des textes à influer sur la vie politique, le problème de l’écriture constitutionnelle ou celui de la combinaison entre normes et unité de la constitution) » (p. 11). Tandis que l’on peut relever des « différences non négligeables entre les définitions de la constitution ».

Fondé sur « l’intuition que la situation actuelle vient de loin » (p. 12), l’objet du colloque organisé par le Centre d’études constitutionnelles et politiques de l’Université Paris II les 10 et 17 juin 2016, était de revenir sur la doctrine passée, et tout spécialement sur la notion dont disposaient les juristes-universitaires de la Troisième République « afin de pouvoir discuter des problèmes juridiques et politiques de leur temps » (p. 24).

Aux fins de mener cette enquête approfondie et faute d’études portant spécialement sur la notion de constitution, il avait été proposé aux contributeurs d’évaluer la place accordée à la notion par chaque auteur dans ses travaux ainsi que le degré de précision adjectivée choisi, le cas échéant ; le recours éventuel à la distinction entre constitutions formelle et matérielle ; l’objet privilégié par l’analyse en cause ; le rapport retenu entre droit et politique dans l’appréhension de la constitution et l’idée de normativité ; la place faite à la question du droit non écrit ou de l’articulation entre les normes et la pratique ; la place réservée, le cas échéant, à la question du contrôle de constitutionnalité des lois et/ou de la justice constitutionnelle ; l’élaboration éventuelle par l’auteur d’une typologie des constitutions ; le caractère innovant de l’approche suivie. On mesure l’ambition intellectuelle de l’entreprise ici engagée pour « comprendre d’où vient (peut-être) notre manière ou plutôt nos manières actuelles de penser la constitution » (p. 27).

En définitive, selon Armel Le Divellec, « l’intuition qui avait été à l’origine du colloque s’est trouvée, dans une large mesure confirmée » par les contributions consacrées à différents auteurs de la doctrine : « La notion de constitution en soi a peu intéressé la doctrine de la Troisième République » (p. 26). Il tire plusieurs enseignements de « cette sorte de position d’esquive », de ce « véritable évitement de la notion de constitution » (p. 31) de la part de la doctrine.

D’abord, « la tendance dominante à réduire la notion de constitution à la loi constitutionnelle formelle ou, plus exactement, à donner l’impression qu’une telle réduction est possible » (p. 31) ; ensuite, le développement d’un « discours dogmatique technicien autour de la loi constitutionnelle rigide » (p. 32) mettant avant tout l’accent sur les modes d’établissement et de révision des textes ; puis, le constat de la déconnexion presque systématique entre ce « discours technicien » et les « développements relatifs au droit positif, en particulier au problème du système de gouvernement du ou des pays considérés » (p. 33) ; encore, la difficulté à penser juridiquement l’écart entre les dispositions du texte constitutionnel et la réalité de leur effectivité ; après, le recours au thème de la coutume constitutionnelle « comme une sorte de béquille constitutionnelle qui masque mal le défaut de conceptualisation d’ensemble de la notion de constitution » (p. 35) ; puis, la contradiction dans laquelle se débat la grande majorité des auteurs quant à d’« inévitables distinctions internes à la notion de constitution » (p. 36) ; enfin, « un refus (sans doute inconscient, du moins implicite) » de la doctrine de « tenter de réaliser une synthèse conceptuelle de leurs analyses et réflexions » (p. 36). Ce refus étant marqué par

À côté de ces enseignements, Armel Le Divellec souligne que « seuls quelques rares auteurs de la doctrine de la Troisième République, ont proposé d’autres façons de penser la constitution et tracé des voies pour l’appréhension globale de cette notion cardinale » (p. 39). Tel est le cas de Raymond Carré de Malberg qui « avait trouvé certaines clefs d’approfondissement de la notion de constitution vers celle d’ordre constitutionnel dynamique » (p. 41), de Maurice Hauriou qui délivre « une présentation générale de la notion de constitution qu’il annonce même comme une « théorie générale du droit de la constitution » (p. 41) avant de distinguer entre trois types de règles : « les pratiques et coutumes de la constitution », « la légalité ordinaire de la constitution » et la « superlégalité constitutionnelle » (p. 42) et de René Capitant qui en mettant en avant la notion de coutume constitutionnelle, « adoptait donc, quoiqu’implicitement, une conception de la constitution comme un ordre constitutionnel et plus spécifiquement : comme un système de gouvernement » (p. 46).

Pointant les « esquives, approximations, impasses, faibles ouvertures conceptuelles, absence d’effort prolongé pour bâtir une véritable pensée » qui furent celles de la doctrine constitutionnelle de la Troisième République sur le thème de la constitution, Armel Le Divellec ne peut s’empêcher d’apercevoir « derrière ces traits anciens » « ceux de la doctrine française contemporaine », preuve que « la situation actuelle non seulement vient de loin mais s’est prolongée au-delà du raisonnable » (p. 48).

Après cette exposition de l’objet du colloque et un premier bilan de ses travaux, douze contributions, toutes aussi riches que diverses, portant sur des auteurs connus comme moins connus de la doctrine de la Troisième République, s’attachent ensuite à étudier leur conception de la notion de constitution.

Il revient à Elina Lemaire d’étudier la doctrine « préclassique » entre 1870 et 1896, dont l’essentiel de ses auteurs « retiennent une conception normative de la constitution avec un degré variable de précision dans le vocabulaire utilisé » (p. 58).

S’ils mesurent l’« insuffisance » d’une conception formelle de la constitution, cette insuffisance « n’est pratiquement jamais conceptualisée, ou théorisée. Elle est simplement pressentie, et exposée de façon souvent lapidaire » (p. 59). Ainsi, les interrogations de la doctrine quant à l’absence de déclaration des droits, finalité première de la constitution selon elle, dans les lois constitutionnelles de 1875 sont-elles rapidement surmontées par l’intégration de « la toute jeune législation républicaine sur les libertés » (p. 62) dans le champ du droit constitutionnel positif, sans, là aussi, que cet apport soit pour autant véritablement théorisé. Il n’en va pas de même pour la coutume, inscrite elle aussi parmi les sources du droit constitutionnel en dépassant « une conception purement formelle de la constitution », mais en s’en tenant, là encore, à une démarche largement descriptive.

Pour Elina Lemaire, la doctrine « préclassique » n’a, non plus, « pas envisagé la nature spécifique, politique, du droit constitutionnel, de façon abstraite et dans l’absolu » (p. 65). Tout en mesurant l’écart entre la constitution écrite et le droit positif, ses auteurs ne cherchent pas véritablement à « l’expliquer ou le théoriser » (p. 67). Seul Charles Lefebvre s’y essaie, mais en insistant, surtout, sur le rôle fondamental d’une coutume, ayant vocation à terme, selon lui, à être « formalisée » dans le texte constitutionnel.

Jean-Louis Halperin invite, pour sa part, le lecteur à l’étude d’une « sorte de dialogue masqué ou à distance » entre deux grands contemporains, Saleilles et Esmein (p. 74).

Attachés tous les deux à recourir à « une méthode fondamentalement historique et résolument comparatiste » (p. 75), ils « partagent ainsi une conception large de la constitution qui va au-delà du texte constitutionnel » (p. 77), englobant, dans une approche « matérielle » (p. 79), aussi bien les textes législatifs, les jurisprudences, la coutume ou la pratique. Et même, pour Saleilles, une conception « s’appuyant probablement, sur l’idée, développée par Dicey, de “conventions de la constitution” » (p. 78).

Pour Jean-Louis Halperin, reprenant « la formule de Bentham sur Blackstone », les différences entre les deux, tiennent surtout à ce « qu’Esmein était un commentateur et Saleilles un censeur » (p. 79) de la constitution de la Troisième République. Esmein fait « l’éloge d’un droit constitutionnel républicain » (p. 79) issu des Lois de 1875 et de la pratique suivie depuis 1879, en entendant défendre la prépondérance de la Chambre des députés. Républicain rallié, Saleilles jette les bases d’un réformisme constitutionnel modéré, militant pour « le référendum, des réformes “en bloc” sur les libertés » (p. 80) et un renforcement du rôle du chef de l’État.

Pourtant, en dépit de « leurs préjugés politiques respectifs » (p. 81), Saleilles juge les mécanismes de révision de la constitution dangereux, l’Assemblée nationale pouvant « transformer » facilement le « pacte constitutionnel », tandis qu’Esmein considère les dispositions constitutionnelles comme apportant suffisamment de garanties contre toute remise en cause du régime.

C’est aussi à Adhémar Esmein qu’est consacrée la communication de Philippe Lauvaux, et à ses Éléments de droit constitutionnel français et comparé. Esmein y « définit la constitution comme ayant trois objets : la forme de l’État, la forme et les organes du gouvernement, les droits individuels » (p. 88), s’attachant à bâtir, dans le chapitre V de la première partie, une véritable « théorie des constitutions écrites » (p. 89).

Cette théorie repose fondamentalement sur le principe de la supériorité de la loi constitutionnelle sur la loi ordinaire et contient deux règles de droit distinctes : « l’immutabilité, nécessairement relative, de la loi constitutionnelle » (p. 90) d’une part ; « la distinction du pouvoir législatif et du pouvoir constituant tous deux établis, d’ailleurs, par une même constitution » écrit Esmein, d’autre part. Ce dernier « achève sa théorie des constitutions écrites sur le thème du contrôle de constitutionnalité » (p. 91), en se bornant à décrire le système américain, le jugeant toutefois difficile à transposer en France, essentiellement à cause du mauvais souvenir laissé par les abus des parlements de l’Ancien Régime.

Paradoxalement, souligne Philippe Lauvaux, les lois constitutionnelles de 1875 ne répondent pas véritablement aux trois critères de définition de la constitution posés par Esmein. Pourtant, surmontant cette triple défaillance, Esmein conclut bien à l’existence d’une constitution formelle en France, sur la base de la preuve apportée par la clause de révision de l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875. C’est d’ailleurs la révision de 1884 qui, en fixant l’impossibilité de remettre en cause la forme républicaine de l’État, devait conférer, enfin, aux lois de 1875, « la première qualité d’une constitution qui doit être de définir la forme de l’État » (p. 94).

Stimulante plongée dans les couloirs de la Faculté de droit de Paris, dans les premières décennies du xxe siècle, l’étude consacrée par Armel Le Divellec à « trois constitutionnalistes parisiens », Chavegrin, Lapradelle et Gidel, apporte une nouvelle preuve de l’intérêt limité de la doctrine pour la notion de constitution. Aucun de ces trois professeurs ne cherchent, en effet, à esquisser de véritable théorie de la constitution, s’en tenant, pour l’essentiel, « à réduire la notion de constitution à la loi constitutionnelle formelle et rigide » (p. 116).

Dès le début de sa contribution, Olivier Jouanjan le constate : on ne trouve pas dans l’œuvre de Léon Duguit « quelque chose qu’on pourrait appeler une « notion » ou un « concept » de constitution et, pas davantage, « une théorie de la constitution » (p. 117). Cette « indifférence » du doyen de Bordeaux, Olivier Jouanjan l’attribue d’abord aux « principes mêmes de sa doctrine, de son sociologisme juridique et de la doctrine qui fixe la pierre angulaire de son système, celle de la naissance spontanée de la règle de droit, plus précisément de la règle de droit “normative” par opposition à la règle de droit “constructive” » (p. 117).

Il formule aussi une seconde hypothèse, en renvoyant à « la relation ambiguë qu’entretient Duguit avec les doctrines allemandes » (p. 118), avec la manière de « penser le droit public » développée par la « doctrine classique, la doctrine impériale » (p. 118) allemande. Chercher à « régler son compte au “droit de l’État” allemand » (p. 121), à « détruire en leurs racines [ses] doctrines » (p. 120), conduirait Duguit à « ramener la règle de droit à son fondement sociologique, et non étatique, de validité pour poser correctement la question de l’État » (p. 120). Ce faisant, « pris au piège d’une certaine logique structurale établie par les monuments allemands de ce droit » de l’État, Duguit en viendrait à relativiser le concept de « constitution », à l’instar de la doctrine classique d’outre-Rhin.

Olivier Jouanjan en revient, ensuite, aux « raisons internes » (p. 122) expliquant l’indifférence de Duguit à l’égard de la notion de constitution. Pour lui, « dans le cadre théorique qui est le sien, Duguit n’a besoin, ni d’un concept élaboré de constitution, ni d’une théorie développée de celle-ci » (p. 117).

D’abord, parce que, pour le doyen de Bordeaux, selon Olivier Jouanjan, « le droit constitutionnel n’est pas un droit de la constitution, ni au sens formel, ni au sens matériel et ce pour la raison décisive qu’il n’existe pas de concept matériel de la constitution chez Duguit » (p. 125). Pour ce dernier, le droit constitutionnel doit s’entendre en « un sens très large ». Loin de se restreindre aux lois constitutionnelles, il « doit désigner, pour prendre scientifiquement sens, l’ensemble des règles qui déterminent l’étendue de l’action des gouvernants, la représentation des forces gouvernantes, la situation des agents, les supports des agents entre eux et avec les gouvernants » (p. 126).

Seconde explication de ce relativisme, c’est le « caractère impératif » que Duguit reconnaît aux Déclarations des droits. Dans leur rapport avec une déclaration des droits, considérée comme une « loi fondamentale, la loi supérieure à toutes les lois, même aux lois constitutionnelles[1] », ces dernières ne « seraient donc seulement que des “lois organiques”, celles qui “créent les organes de l’État et qui fixent leur structure” » (p. 127). Elles « se distinguent des lois déclaratives de droits par leur objet (constater une règle normative pour ces dernières, mettre en œuvre la règle normative pour les premières) », mais également « des lois organiques ordinaires par le caractère formel de la rigidité, ce qui leur confère une certaine forme de supériorité puisque la loi constitutionnelle peut bien modifier ou abroger la loi ordinaire sans que l’inverse soit possible » (p. 128).

Examinant l’œuvre de Carré de Malberg, Éric Maulin souligne qu’elle ne contient pas de « théorie générale de la constitution mais plutôt une succession d’observations » ne permettant pas « de saisir le concept dans son unité » (p. 131). Il voit plusieurs raisons à ce manque d’intérêt du maître strasbourgeois pour la notion même de constitution. Des « raisons méthodologiques » d’abord, car ce dernier « s’intéresse peu aux actes juridiques mais davantage aux organes de l’État ». Des « raisons doctrinales » ensuite, puisque la systématisation du concept de loi, « dans une perspective légicentriste », par l’auteur de La loi, expression de la volonté générale, aboutit, en définitive à laisser « peu de place à la notion même de constitution » (p. 132).

Toutefois, relève Éric Maulin, Carré de Malberg ne se prive pas, à plusieurs reprises, d’invoquer la notion de constitution « dans trois types de registres » (p. 132).

D’abord, la constitution « comme fondement de l’unité de l’État » (p. 132), au sens d’une « constitution primitive » ou « originaire » qui serait préalable à l’affirmation de la personnalité juridique de l’État et à la constitution de ses organes.

Ensuite, la constitution « comme principe de légitimité » (p. 132), où l’utilisation du terme de « constitution primitive » ou « originaire » renvoie « à la formation d’un certain régime d’État dans lequel la loi est l’expression de la volonté générale » (p. 135). Selon Éric Maulin, « c’est bien d’un principe de légitimité qu’il est question. La constitution ne réside pas dans un ensemble de normes en vigueur, mais dans un ensemble de principes sous-jacents à la conception de l’ordre juridique et, en l’occurrence, à la conception de la loi » (p. 135). Au fondement de cette « conception », il y a l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui définit la loi comme l’expression de la volonté générale, combiné par Carré de Malberg avec « le système représentatif imaginé par Sieyès » (p. 137). C’est bien ce « concept de loi consacré en 1789–91 » qui guide et contraint l’interprétation du texte de la Constitution de 1875.

Enfin, la constitution « comme droit constitutionnel procédural – elle est alors pensée dans sa stricte positivité et son importance est relativisée par le statut reconnu à la loi » (p. 132). D’où il ressort que Carré de Malberg réfute toute « théorie de la formation du droit par degré » présentée par Merkl et Kelsen.

En conséquence, les limitations que la constitution pourrait imposer à la loi, expression de la volonté générale, ne pourraient avoir « qu’un caractère formel et procédural et non substantiel », tandis que « la logique dans la Constitution de 1875, qui ne fait ici qu’exprimer les conceptions de 1789–91 » (p. 140), s’oppose à la mise en œuvre de tout contrôle de constitutionnalité des lois.

Pour Maurice Hauriou,

C’est donc bien une conception matérielle de la constitution que défend le maître toulousain, étudié ici par Jacky Hummel. Loin de faire de la constitution « une matrice de l’ordre juridique national, [Hauriou] l’appréhende comme une forme représentative, fragile et passagère, de la réalité constitutionnelle qui est, fondamentalement, une réalité coutumière » (p. 143).

Sa conception de la constitution renvoie à une « dualité » de cette notion qui combine la constitution politique, celle qui fixe l’organisation des pouvoirs de l’État, à la constitution sociale, qui, pour sa part, légitime son action, tout en guidant et limitant celle-ci. Cette conception duale « repose, toute entière, sur l’affirmation d’une antériorité historique de l’ordre individualiste par rapport à l’État » (p. 144). Selon Hauriou :

Ainsi, « la “constitution nationale” n’est autre qu’un “produit de l’histoire du droit”, la traduction partielle, établie à un moment donné, de cette création historique évolutive que forme la “constitution sociale” » (p. 144).

Hauriou appréhende la notion de constitution

Dans la pensée constitutionnelle de Hauriou, cette théorie d’une constitution sociale qui s’impose aux organes créés par la constitution politique, en premier lieu le législateur, est inséparable de son adhésion à la mise en place d’un contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois. Celui-ci, opéré également à l’aune de la constitution sociale, permettrait de protéger les libertés et les droits individuels « contre les empiètements » (p. 152) du législateur.

Ces « grands principes individualistes d’ordre et de justice qui ont fait la civilisation[3] », ils fondent, selon Hauriou, la légitimité de l’État et doivent « guider et limiter son action » (p. 155). Ils forment « une supralégalité constitutionnelle » (p. 155) à laquelle les organes de révision ne peuvent, eux-mêmes, porter atteinte sans en recourir à la décision du peuple souverain. Ces principes destinés à demeurer intangibles, ce sont les droits et libertés proclamés par la Déclaration de 1789, la forme républicaine du gouvernement, la séparation des pouvoirs, le principe de l’égalité et de la publicité de l’impôt, ainsi que le principe de la hiérarchie administrative.

Quant à l’écart entre les lois constitutionnelles de 1875 et la pratique suivie, Hauriou l’analyse par le truchement de l’idée de « faussements de la constitution », c’est-à-dire de « simples états de fait qui ne modifient pas l’état de droit[4] », idée que Jacky Hummel met en parallèle avec « le modèle du « changement constitutionnel » (Verfassungswandlung) défini par Georg Jellinek comme « une modification de la constitution qui laisse inchangé formellement le texte de la constitution et qui résulte de faits qui ne sont pas nécessairement issus de l’intention de modifier la constitution ou de la conscience de le faire » (p. 158).

En définitive, dans la théorie de la constitution élaborée par Hauriou, « à l’instar d’un ruban de Möbius, les deux forces politique et sociale, écrite et coutumière, de la constitution n’en forment qu’une, qui symbolise et donne à voir la dialectique libérale du pouvoir légitime et de la liberté individuelle » (p. 161).

Ce sont les publicistes de la génération postérieure à celle de Hauriou, Duguit et Carré de Malberg qu’Alain Laquièze étudie ensuite, et leurs différentes appréhensions de la notion de constitution.

Promoteurs d’une conception du droit constitutionnel privilégiant largement l’histoire constitutionnelle comme l’étude des pratiques et faits politiques au détriment d’un véritable « effort théorique » (p. 166), Joseph Barthélemy et Paul Duez s’affirment « comme les tenants d’une acception matérielle » (p. 178) de la constitution. Elle les conduit à y intégrer les textes, les règles coutumières les complétant, mais également les règlements des assemblées, objet de toute l’attention de Joseph Barthélemy. Pour eux, « la suprématie de la constitution s’explique d’abord par son contenu » (p. 168), même si cette « suprématie » est battue en brèche par la pratique constitutionnelle.

Tenant d’un « formalisme modéré dans sa vision de la constitution » (p. 171) faisant une large place à la coutume, Achille Mestre insiste, parallèlement, sur les « spécificités de la procédure » (p. 174) de révision pour distinguer entre les lois constitutionnelles et les lois ordinaires. Il admet également, l’opportunité d’un contrôle de constitutionnalité de la loi, tout en pointant les limites, à cet égard, des lois de 1875, simple « code de procédure parlementaire » (p. 175).

Julien Laferrière, quant à lui, est un « partisan du formalisme constitutionnel » (p. 178) qui réduit strictement la place faite à la coutume. Il milite aussi pour la « constitutionnalisation de la Déclaration [de 1789 qui] aurait son utilité en vue de l’établissement d’un contrôle de constitutionnalité » (p. 174).

Grand comparatiste, attaché à décrire les mécanismes constitutionnels de nombreux régimes, Boris Mirkine-Guetzévitch n’a pas, pour autant, souligne Julie Benetti, développé de réflexion sur la notion de constitution. Pour lui, « la constitution procède d’un amalgame » combinant au droit constitutionnel général, les « traditions politiques existantes » (p. 186) des pays en cause.

Au cours des années 1920, Mirkine s’intéresse surtout à la constitution comme « œuvre technique et de raison » (p. 185) davantage qu’en tant de concept. La technique juridique doit « encadrer le phénomène politique », enserrer la vie politique « dans des cadres de droit ». C’est bien, selon lui, la « tendance « déterminante et fondamentale » du nouveau droit constitutionnel de l’époque : la rationalisation du pouvoir » (p. 186). Or, dès la fin de la décennie, Mirkine en revient largement de cette capacité prêtée à la règle de droit de « modeler la réalité politique » (p. 187), prenant « peu à peu ses distances […] avec la science pure du droit constitutionnel » (p. 190) pour se convertir « à la science politique » (p. 191).

Grand administrativiste, Marcel Waline s’est quelquefois consacré au droit constitutionnel comme l’analyse Agnès Roblot-Troizier. Reposant sur un strict formalisme, sa conception de la notion de constitution, insistant « sur un lien logique entre constitution formelle et constitution rigide et entre rigidité et supériorité » (p. 207) des lois constitutionnelles se révèle avant tout largement représentative de la conception de la constitution de son époque.

Au sein de la doctrine de la toute fin de la Troisième République, étudiée par Jean-Marie Denquin, c’est principalement René Capitant qui a conceptualisé de la manière la plus approfondie la notion de la constitution. En théorisant le rôle prépondérant joué par la coutume constitutionnelle, par le droit non écrit, pour produire et ordonner les « règles de fonctionnement du régime », il explique l’écart entre les textes de 1875 et le droit positif. Georges Burdeau et Marcel Prélot, pour leur part, n’ont pas écrit sur la notion de constitution avant 1939, mais leur réflexion en la matière semble déjà élaborée en faveur d’une conception « strictement positiviste » (p. 218) pour le premier, en faveur d’une notion qui « se confond avec celle d’institution » (p. 226) pour le second.

Ce sont deux autres auteurs de la « jeune doctrine émergente » de la fin de la Troisième République : Charles Eisenmann et Roger Pinto qu’étudie Cécile Guérin-Bargues, deux auteurs ayant « en commun d’avoir été largement influencé par l’enseignement de Kelsen » (p. 238), tout en étant amenés à s’en éloigner « sensiblement » dans leur conception de la notion de constitution.

« Attentifs à une réalité sociale dont ils s’efforcent de rendre compte » (p. 238), Eisenmann et Pinto s’attachent « à penser ensemble le droit et son application » (p. 243). En « positiviste relativiste » (p. 238), le premier insiste sur la nécessité de « renoncer à un dualisme radical » entre science juridique et science politique. En « positiviste sociologique » (p. 239), le second considère que sont « inextricablement liés […] social et juridique, être et devoir être » (p. 242).

En découle chez ces deux auteurs, une « conception plutôt ouverte de la constitution » (p. 243), dans laquelle Eisenmann fait prévaloir sa « dimension matérielle », « fondamentale[5] » à ses yeux et sa « suprématie en tant que règle de droit » (p. 244) tandis que la conception de la constitution de Pinto combine sa « dimension normative » avec sa nature d’« instrument de gouvernement[6] ». Il approfondira cette « lecture politique » (p. 245) au début de la Ve République, à travers son analyse novatrice des institutions de 1958 (p. 246).

En définitive, « à l’aune de leur conception de l’interprétation » souligne Cécile Guérin-Bargues, Eisenmann et Pinto font montre d’« un enthousiasme modéré » (p. 247) quant à l’idée d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Eisenmann « semble se méfier des tendances de cours constitutionnelles à faire œuvre de “second pouvoir constituant”[7] » et à s’auto-investir d’un « véritable pouvoir positif de statuer », au-delà du « seul pouvoir négatif d’empêcher » (p. 249). Pinto, pour sa part, s’attache à « une sorte de plaidoyer en faveur d’un activisme juridictionnel limité au seul domaine des libertés individuelles » (p. 251) mais qui laisserait au législateur la pleine capacité d’« interpréter (sans limites) les attentes et les besoins de la société » (p. 251) en matière économique et sociale. Position qui est directement issue de l’observation de la jurisprudence de la Cour Suprême américaine dans les années 1920 et 1930.

Dans son propos de conclusion, Constance Grewe invite à s’interroger « sur la contribution de la doctrine de la Troisième République à l’explication de nos manières contemporaines de penser la constitution », une contribution majeure, à ses yeux, expliquant « en partie certaines particularités de la doctrine constitutionnelle actuelle » (p. 254).

D’abord parce que la doctrine de la Troisième République n’est pas véritablement parvenue à articuler « les deux dimensions (juridique et politique) de la constitution » (p. 256) tandis que « la majorité de la doctrine actuelle n’a toujours pas vraiment résolu la difficulté que représente la polysémie, ou du moins la dualité de la notion de constitution » (p. 256). Ensuite parce que subsistent des « impasses similaires » portant sur l’analyse juridique du problème de l’effectivité », sur « l’écriture constitutionnelle » et sur la question des « implications de la supériorité constitutionnelle » (p. 259). Enfin, parce la « lourdeur de l’héritage de la Troisième République » empêche, selon elle, encore trop la doctrine actuelle de « prendre de la distance et [de] s’interroger sur l’adaptation des concepts classiques au monde contemporain » (p. 260).

Quelle meilleure justification pourrait-on donner de l’importance scientifique de ce colloque organisé par le Centre d’études constitutionnelles et politiques de l’Université de Paris II pour expliquer que « les incertitudes qui caractérisent l’emploi du mot constitution viennent de loin » et appellent à d’autres questionnements sur la notion qui a donné son nom au droit constitutionnel.

 

Jean-Félix de Bujadoux

Docteur en Droit public

 

Pour citer cet article :
Jean-Félix (de) Bujadoux «A. Le Divellec (dir.), La notion de constitution dans la doctrine constitutionnelle de la Troisième République (2020) », Jus Politicum, n° 26 [https://juspoliticum.com/article/A-Le-Divellec-dir-La-notion-de-constitution-dans-la-doctrine-constitutionnelle-de-la-Troisieme-Republique-2020-1426.html]