Initialement publié sous la référence : R. Aron, Partie II « À propos de la Constitution de la IVème République », in R. Aron et F. Clairens, Les Français devant la Constitution, Paris, Éd. Défense de la France, 1945, p. 81-133.

Originally published as: R. Aron, Partie II « À propos de la Constitution de la IVème République », in R. Aron et F. Clairens, Les Français devant la Constitution, Paris, Éd. Défense de la France, 1945, p. 81-133.

D.W. Brogan

 

Introduction

 

Il est facile d’imaginer, difficile de faire vivre une Constitution*.

On n’a jamais confiance dans une Constitution qui vient de naître parce qu’elle manque de la seule sanction qui fasse autorité, celle du temps. Quand il s’agit des États et de leurs lois organiques, la force demeure le privilège de l’âge.

Jadis, on tentait d’obtenir par des rites plus ou moins solennels l’équivalent de ce que nous demandons inconsciemment à la durée. Par le serment, on engageait l’avenir à défaut du passé. On se plaisait à imaginer que les dieux mêmes avaient inspiré ceux qui, les premiers, avaient rédigé les lois de la Cité. Le législateur qui, dans la littérature politique antique et moderne, de Platon à Jean-Jacques Rousseau en passant par Machiavel, apparaît comme le héros suprême, n’est pas seulement, si l’on peut dire, l’ancêtre, il a recueilli la parole d’en-haut. Le législateur est une manière de prophète.

Nous n’avons aujourd’hui ni des prétentions aussi sublimes ni des illutions aussi naïves. Nous n’attendons pas qu’un législateur nous révèle la sagesse. Nous savons que les serments n’engagent pas ceux même qui les ont prêtés. Nous ne croyons pas que ni le peuple souverain ni ses représentants soient touchés par la grâce. L’opinion manifeste même une étrange indifférence. Avant le 21 octobre**, on discutait passionnément du oui ou du non au referendum, on semblait ignorer les problèmes de la future Constitution, comme si la France, après avoir en un siècle et demi parcouru deux fois le cycle des régimes possibles, était lasse d’entreprendre et déjà déçue.

Il est vrai que la situation équivoque dans laquelle on se trouvait jusqu’au 21 octobre, cette sorte de « vacances constitutionnelle » sans révolution, n’incitait pas à la réflexion. En 1848, après une émeute parisienne qui avait chassé la famille d’Orléans, en 1871, après une défaite écrasante qui avait discrédité l’héritier du grand Empereur, la France dut, pour ainsi dire, repartir à neuf. Une Assemblée baptisée Constituante ou Nationale fut élue au suffrage universel. Tout le monde s’accordait à lui confier la tâche de rédiger la nouvelle Constitution.

[84] Cette fois, on n’était même pas assuré que les lois organiques de 1875 fussent abrogées. La République avait été abattue mais relevée par la Libération. Au lendemain du vote de l’Assemblée Nationale, en juillet 1940, le maréchal Pétain avait promulgué des actes constitutionnels qui, à titre provisoire, se substituaient aux lois de 1875. Mais on pouvait plaider que la Constitution de la IIIe République restait en vigueur aussi longtemps que la nouvelle Constitution n’aurait pas été promulguée et ratifiée par le pays. De plus, la Résistance, arrivée au pouvoir en 1944, n’avait jamais reconnu la légitimité du vote de 1940, ni a fortiori celle des actes constitutionnels postérieurs. Dans la mesure même où elle rejetait ou pour mieux dire niait la contre-révolution de Vichy, elle tendait à rétablir les lois républicaines.

Le rétablissement des lois de la République ne s’étendit pas aux lois organiques. Et il ne pouvait guère en être autrement. Le Parlement, qui avait accordé au maréchal Pétain le pouvoir constituant, était peu qualifié pour présider à la résurrection de la République, fut-ce en abdiquant cette fois, comme il eût été prêt à le faire, au profit du général de Gaulle. La Résistance, réalité politique en même temps que militaire, avait lancé des mots d’ordre révolutionnaires : elle se serait dressée contre un retour pur et simple au passé. Enfin, la France combattante avait pris en charge le destin de la France et de la République. Le général de Gaulle entendait fonder son autorité sur la volonté de la nation, sur le choix des mouvements et des partis, il refusait toute continuité avec les hommes et les institutions qui avaient abdiqué en 1940. D’où l’équivoque juridique dans laquelle vécut la France d’août 1944 à octobre 1945. D’où le referendum qui portait, non sur la prochaine Constitution, mais sur la méthode selon laquelle celle-ci serait élaborée. De toutes manières, d’ailleurs, la IVe République aurait été rédigée « à froid ». Les députés ne délibéreront pas sous la pression d’une ardeur populaire confuse et conquérante, ils auront tout loisir, dans le meilleur cas, de rechercher avec sérénité une solution raisonnable, dans le pire, de s’abandonner aux équivoques des marchandages entre partis.

Aussi bien, s’il est vrai que la situation constitutionnelle est plus obscure qu’elle ne l’était en 1848 ou en 1871, l’incertitude sur l’avenir est au fond moindre. Ni en 1848 ni en 1871, la monarchie ne paraissait éliminée définitivement. Quant à la République elle continuait à faire figure, aux yeux de l’opinion modérée, d’une aventure révolutionnaire. En 1945, les hésitations sont réduites par les circonstances. La Constitution sera de type démocratique parce que la structure psychologique et politique de la société française n’offre pas, pour l’instant, d’autres possibilités. Elle se définira par ressemblance et contraste avec celle de 1875, parce que les habitudes prises depuis soixante-cinq ans survivent dans le pays et qu’il vaut mieux « continuer que recommencer ». Pratiquement, les querelles portent sur un petit nombre de points : une ou deux chambres, pouvoir et composition de l’éventuelle deuxième Chambre, droit de dissolution, attributions du Président de la République.

Les perspectives s’élargissent et les incertitudes se multiplient quand on en vient à envisager les organismes nouveaux qu’exigent les tâches de l’État moderne et l’adaptation des institutions politiques d’hier aux fonctions économiques et sociales d’aujourd’hui et de demain. Mais on doute que nos constituants aient le loisir de concevoir d’aussi vastes pensées. Ils auront assez à faire pour établir une constitution plus ou moins analogue, dans le meilleur des cas, à celle de 1875.

20 Novembre 1945.

 

I. Démocratie au xxe siècle

 

1. Le déclin des autorités traditionnelles et l’avènement des masses

 

[85] Jamais la démocratie n’a eu autant de partisans en paroles. Chacun s’en réclame, du Parti Communiste à la Fédération Républicaine, de l’Union Soviétique aux États-Unis d’Amérique. Dans les faits et les discours, il est vrai, les oppositions réapparaissent brutalement : la querelle des « démocraties balkaniques » en est aujourd’hui l’exemple le plus éclatant. Les régimes édifiés à l’est de l’Europe ressemblent effectivement aux démocraties anglo-saxonnes, soucieuses de libertés intellectuelles et personnelles, fières de respecter les minorités, à peu près autant (ou aussi peu) que l’État russe à l’État britannique. Malgré tout, l’usage des mêmes mots ne se réduit pas à une simple ruse de propagande. Tous les systèmes de notre temps présentent des caractères communs.

On se plaît à observer, à travers les siècles, le retour de quelques formes typiques de gouvernement. Et il est tentant de rapprocher la démocratie athénienne, de Périclès ou Démosthène, et la démocratie française, de Jules Ferry ou de Daladier. Le plus souvent, ces comparaisons sont utilisées à des fins polémiques, pour illustrer les défauts de certaines Constitutions, liées aux faiblesses ou aux vices de la nature humaine. [86] Une autre méthode, dans certaines limites, n’est pas moins légitime. Celle qui tend à retrouver, à l’origine des différents régimes d’une même époque, certains phénomènes fondamentaux ou, pour mieux dire, comme les réponses, partiellement contradictoires, partiellement complémentaires, à une question unique posée par l’Histoire.

 

 

Pendant des siècles et des siècles, la vie de la majorité des hommes semblait fixée à l’avance. Les possibilités d’évasion ou d’ascension étaient également réduites. Technique[,] ordre social, changeaient lentement, si du moins on prend pour mesure l’allure à laquelle [ils] évoluent depuis un siècle et demi. Les enfants continuaient de creuser les sillons des pères. Dans les campagnes, les paysans labouraient le sol, de génération en génération, avec les mêmes instruments et selon les mêmes procédés. Le flux et le reflux des guerres et des révolutions entamaient à peine leur pérennité immobile. Dans les villes mêmes les artisans trouvaient normal de prendre la suite de ceux qui les avaient précédés, de fabriquer les mêmes objets avec les mêmes outils.

Aucune de ces formes de permanence ne se prolonge plus en notre âge. Les hommes ne croient plus que leur destin soit écrit avant d’être vécu. L’ouvrier aspire à monter et non plus seulement à durer. Le fils du mineur n’accepte plus comme évident, inévitable, de descendre à son tour dans la mine. Les conditions du travail, techniques aussi bien que sociales, se modifient avec une telle rapidité qu’une seule génération est pour ainsi dire contemporaine de plusieurs époques. L’accumulation de millions d’hommes dans les villes est par elle-même destructrice de tradition. Comment l’ouvrier des faubourgs se sentirait-il obligé par un mode séculaire d’existence ? Comment l’employé sentirait-il la présence, contraignante et édifiante, d’une communauté historique, lui qui a le sentiment d’être une pièce interchangeable dans un mécanisme inhumain ? En cet univers fluide où ni les choses, ni les classes, ni les idées ne sont cristallisées, par quel miracle le passé, en tant que tel, garderait-il son prestige ? De fait, aucun régime politique ne se maintient par la seule invocation de ce qui a été. Aucun n’est accepté pour la seule raison qu’il était celui de nos pères.

Au niveau des idéologies, cet épuisement de la tradition, en tant que telle, ne prête pas au doute. Qu’on prenne l’exemple de l’idéologie monarchiste. Ceux même qui, aujourd’hui, tâchent de justifier la monarchie, le font avec des arguments pragmatiques. Personne ne croit à une sorte de fusion mystique entre une nation et la [87] famille royale. Personne n’imagine [que] le descendant des Bourbons soit investi par la grâce historique de la mission de gouverner la France. On commence par affirmer qu’il est conforme à l’intérêt de la communauté française qu’un seul détienne le pouvoir suprême, de là on passe au rôle joué par ceux « qui en mille ans firent la France » et on conclut que la solution conforme au génie national est que le monarque soit précisément l’héritier de nos rois. Par de tels raisonnements, on convainc à la rigueur quelques intellectuels, mais pour que la restauration fut concevable, il faudrait ranimer une fidélité évanouie, recréer un lien de confiance et d’amour entre le peuple et le prétendant (et tout ce qu’il représente).

En un siècle où tout le monde fait la guerre, où les gouvernements se vantent tous d’exprimer la volonté du peuple, où chaque citoyen prétend juger la conduite de l’État et participer au destin de la patrie, la tradition aristocratico-monarchique, liée à un autre statut de l’existence collective et à un autre système d’idées, ne saurait retrouver de vie réelle et profonde.

Certes, l’individu n’éprouve pas pour autant la conscience que la société obéit à ses désirs ou à ceux de ses compagnons. Bien plutôt incline-t-il à se révolter contre son impuissance. Lorsque la tempête économique déracine les entreprises et arrache des millions d’êtres à leur métier pour les livrer à l’oisiveté, à la misère, les victimes ont l’impression d’une calamité à la fois inévitable et intentionnelle. Chacun se sent écrasé par des forces supérieures et pourtant celles-ci sont humaines d’origine et de caractère. D’où le surgissement de ces mythologies, historiques et politiques, qui donnent une signification aux événements, qui expliquent l’heur et le malheur des foules par des principes mi-humains mi-naturels (capitalisme, trust, fascisme, etc.), comparables aux dieux ou aux démons qui, dans les doctrines primitives d’explication, chargent de sens les événements incompréhensibles et redoutés.

Cette double psychologie, faite à la fois de résignation (au cours de ces dernières années, les peuples ont montré une capacité presque indéfinie de souffrir) et de protestation, est à l’image de la condition des hommes dans nos sociétés modernes. Parce que ces sociétés sont nombreuses, chacun se sent comme une vague de l’océan. Parce qu’elles sont mouvantes, les individus, dès lors qu’ils sont groupés, ont l’impression que rien ne leur est impossible. Parce qu’elles sont complexes et ne sauraient se passer d’un appareil technique, les travailleurs sont partagés entre la crainte de manquer du savoir nécessaire et le désir de contrôler les mécanismes de production, tour à tour inclinés à l’attitude du sujet (mais sujet de technocrates plutôt que des pouvoirs traditionnels) et à celle du citoyen.

Depuis qu’on permet aux hommes de se mêler de ce qui les regarde, on est amené à les interroger sur ce qu’ils ignorent, dit à peu près Valéry. Le fait majeur est qu’ils se mêlent désormais de ce qui les regarde : de la politique, ils vivent et ils meurent. Même quand ils s’en désintéressent, c’est encore une manière de la juger. Tout régime doit donc, en notre siècle, répondre aux exigences des gouvernés. Aucun n’est stable et vivant s’il n’est accepté par les masses.

On pourrait reprendre la même idée sous une forme plus directe. Ou bien l’ordre social est accepté spontanément, presque inconsciemment, comme on accepte les servitudes de la nature et les coutumes ancestrales et, en ce cas, la politique appartient [88] en propre à la minorité qui a la charge exclusive des affaires ou des fonctions de l’État. Ou bien l’ordre social ne jouit plus de ce privilège d’évidence et alors il faut, d’une certaine manière, rallier les masses au sort qui leur est fait. Mais comme les masses, c’est-à-dire des millions d’hommes rapprochés par la similitude de leurs soucis mais non par l’appartenance à une communauté fraternelle, n’ont par elles-mêmes ni volonté ni conscience claires, elles s’offrent comme une matière première de l’Histoire. Rien ne se fait sans elles et pourtant elles subissent leur destin plutôt qu’elles ne le créent.

 

2. Pluralisme et monisme

 

[89] La participation des masses à l’État s’opère par l’intermédiaire d’un ou plusieurs partis. La démocratie se définit essentiellement à notre époque comme le système des partis multiples. De cette option fondamentale suit une série de conséquences indéfinies.

Le système du parti unique implique, en effet, la confusion de l’État et d’une doctrine officielle. L’État devient en permanence, par voie d’autorité, un État partisan. Pour éviter que les groupes sociaux, en particulier professionnels, ne constituent des forces rivales, il les soumet tous à son emprise. D’où le glissement vers l’État totalitaire. Le parti devient la voie d’accès unique aux fonctions publiques. L’orthodoxie est requise des candidats et la police politique intervient pour la garantir. En d’autres termes, un tel régime entraîne normalement la disparition des libertés personnelles et intellectuelles et la puissance, sans limite ni contrôle, des gouvernants.

Il n’en résulte pas qu’un régime de parti unique soit voué aux formes les plus [90] sombres de la tyrannie. Il se peut qu’un tel régime, après une certaine période, soit accepté globalement par la population et que, par conséquent, l’orthodoxie minimum règne presque d’elle-même, les différentes interprétations de la doctrine officielle devenant peu à peu l’équivalent d’opinions contradictoires dans une communauté pluraliste. Il se peut que le parti unique s’ouvre assez largement pour que les promotions soient de plus en plus dictées par le mérite. Il se peut qu’une place assez large soit laissée aux sans parti pour que l’obsession de la religion séculière disparaisse. Il n’en reste pas moins qu’un certain mode de recrutement de l’élite, une certaine discipline collective, la suppression des formes anciennes de la liberté résultent inévitablement de la décision en faveur du monisme.

En contre-partie, le pluralisme, aussi longtemps du moins qu’il fonctionne convenablement, entraîne la sauvegarde des libertés. L’État étant tour à tour entre les mains de tel ou tel parti, aucun d’entre eux n’a intérêt à abuser de son autorité. La multiplicité d’équipes gouvernementales, à l’intérieur de l’élite dirigeante, est, à notre époque, la garantie des libertés. L’État ne se confond avec aucune doctrine. Les individus ne sont pas obligés, pour accéder aux fonctions supérieures, de souscrire à un credo. L’avancement politique obéit aux règles complexes de la concurrence et de la publicité, non au jeu des influences à l’intérieur d’un parti, plus ou moins confondu avec une bureaucratie.

Aux yeux de ceux qui aiment la paix et la liberté, le choix serait donc facile. Mais la problématique de la démocratie apparaît dès qu’on envisage, non plus les principes, mais le fonctionnement.

Les partis sont essentiellement de deux types que nous appellerons : conservateur et révolutionnaire. Les partis révolutionnaires, dont le premier fût, au xixe siècle, le parti socialiste, offrent aux foules une espérance. Ils expliquent le monde historique et promettent un avenir meilleur. Dans des cas extrêmes, ils donnent l’équivalent ou mieux le substitut de la foi transcendante. En théorie, le parti révolutionnaire s’en prend à la société existante, à l’ensemble ou au fondement de cette société. Par exemple, il veut supprimer l’appropriation privée des instruments de production, le capitalisme en tant que tel. Il ouvre la perspective d’un ordre radicalement neuf.

Le parti conservateur ou réformiste (car il n’y a pas de conservatisme authentique qui ne soit prêt aux réformes) se place dans le cadre de la société présente. Il propose aux citoyens telle ou telle modification. Il souhaite gouverner selon telle ou telle idée, conformément aux intérêts de tel ou tel groupe. Il est normalement moins organisé en même temps que moins doctrinaire que le parti révolutionnaire. À quoi bon enrégimenter ceux auxquels on demande de se satisfaire du réel et de se contenter d’espoirs, positifs et limités, d’améliorations concrètes ?

La distinction entre parti conservateur et parti révolutionnaire est loin d’être aussi nette en théorie qu’en fait. Les partis socialistes, tout en s’efforçant de maintenir dans leurs troupes l’élan et la vitalité révolutionnaires, ont de plus en plus incliné leur action vers le réformisme. D’autre part, selon les pays, la structure des partis varie. En Allemagne, sous la République de Weimar, tous ressemblaient à des sectes, tous se présentaient sous l’apparence rigide d’une armée de fidèles. En Angleterre, au contraire, bien que plus organisés que les partis français de la IIIe République, [91] ils n’ont rien de commun avec des blocs de fanatismes contradictoires parce qu’aucun d’eux n’est réellement révolutionnaire.

Or, le pluralisme prend un caractère paradoxal dès lors que certains de ceux qui jouent le jeu électoral et parlementaire se réservent, le moment venu, le droit d’en violer les règles. On butte immédiatement à la vieille contradiction, accorder le bénéfice de la liberté à ceux qui vous le refuseraient s’ils en avaient la force. L’alternance au pouvoir de partis conservateurs et de partis révolutionnaires a, par elle-même, quelque chose d’absurde puisque ces derniers ont la volonté de créer des faits accomplis. Bien plus, au nom de leur doctrine, ils doivent tendre à détruire les conditions indispensables à l’existence des partis conservateurs.

L’antinomie entre monisme et pluralisme, la contradiction à l’intérieur du pluralisme entre révolutionnaires et conservateurs (ou entre différents types de révolutionnaires) ont détruit les justifications anciennes de la démocratie.

On invoquait naguère la souveraineté du peuple. Mais, à supposer même que l’on retienne cette formule quasi-métaphysique, rien n’est encore résolu. Le peuple n’est inspiré ni par les dieux, ni par l’Histoire, il a la volonté qu’on lui impose ou qu’on lui suggère. Il s’agit donc de reconnaître la méthode la plus équitable de dégager sa volonté. Est-ce la méthode des élections, revenant à intervalles réguliers, qui aboutit à épuiser les prérogatives du souverain dans le choix des représentants ? Ou bien est-ce celle du parti « avant-garde organisé » qui répand peu à peu dans les masses à demi-passives la conscience de leur situation et l’impatience du renouveau ? Les élections libres sont le seul mode de délégation valable, affirment les démocrates. Pour notre compte, nous admettrions certainement cette proposition, mais encore faut-il ne pas oublier les arguments de sens contraire. Les élections, même libres, sont soumises à des servitudes multiples, argent, propagande, mensonges. Pour influencer la volonté populaire, personne ne recule devant aucun moyen. Une théorie moderne aurait à démontrer que cette mêlée des passions vaut mieux, malgré tout, que l’unité factice, suscitée par les partis totalitaires.

De même on justifiait souvent la démocratie par la vertu de la discussion. En confrontant les opinions, on découvrait la vérité ou l’intérêt général. Mais personne ne croit plus aujourd’hui à la valeur, même figurée, de telles formules. Entre révolutionnaires et conservateurs, comment le dialogue en profondeur serait-il possible ? Et chacun sait que le dialogue amène au jour des conflits irréductibles, des hiérarchies de préférences incompatibles. Des groupes animés de passions contradictoires se heurtent, chacun désireux d’exercer le pouvoir. Quel rapport entre ce déchaînement d’idéologie et la recherche raisonnable du faux et du vrai ? Il n’y a pas d’intérêt général commun à ceux qui acceptent et à ceux qui nient l’ordre existant.

Parlera-t-on du progrès intellectuel, grâce auquel les hommes accèderaient peu à peu à une vue raisonnable des choses et de leur existence ? On répondra que la cacophonie des propagandes n’est pas un maître d’école indiscutable.

La justification réelle du pluralisme démocratique nous semble d’abord négative. On défend le pluralisme parce qu’on refuse le ou les monismes qui tentent de s’imposer. Et, par l’exemple et le raisonnement, on s’efforce de prouver que les libertés ne survivraient pas à la disparition des partis multiples, candidats à l’exercice du [92] pouvoir. Les adversaires répondront, à n’en pas douter, que la liberté de critique en régime totalitaire subsiste dans l’ordre technique, que la seule liberté évanouie est la vaine liberté d’entrechoquer des visions du monde contradictoires. Mais le démocrate est là sur un terrain solide, car la sécurité personnelle, la liberté de parole et de pensée auraient toutes chances de disparaître du même coup.

La justification positive du pluralisme est qu’il est le seul, en notre temps, à être pacifique et normal. Il est normal parce qu’il constate une pluralité de fait des groupes et des intérêts, multiples et divergents, et qu’il ne prétend pas à les réduire par la violence à l’unité. Il est pacifique parce qu’il n’inflige pas aux gouvernés des rigueurs telles que l’on doive leur offrir des compensations sous forme d’aventures grandioses. Il est équitable parce qu’il traduit en action le principe de légitimité le plus largement accepté, selon lequel les gouvernants doivent être choisis par les suffrages des gouvernés.

La démocratie demeure aujourd’hui le régime psychologiquement et socialement naturel, garant des libertés, expression de la légitimité. Mais elle a une faiblesse fondamentale : elle est le présent plutôt que l’avenir. Elle ne porte en elle l’avenir que dans la mesure où elle porte en elle les partis révolutionnaires. Mais tous, pour se réaliser, sont amenés fatalement à la nier. Du xixe au xxe siècle, un renversement décisif est intervenu.

 

3. Des notables aux masses

 

[93] Jusqu’au début de ce siècle et peut-être même jusqu’en 1918, les mots d’ordre démocratiques, suffrage universel, libertés politique et intellectuelle, garantie des droits personnels, gardaient un accent d’aventure et de conquête. En fait, ils eurent une valeur positive aussi longtemps que leur fonction négative ne fut pas épuisée. Ce n’est qu’en 1918 que les trônes d’Europe Centrale furent balayés par la victoire des démocraties occidentales. Ce n’est qu’en 1918 que le suffrage universel fut introduit dans la plupart des pays d’Europe (à cette date seulement le système prussien où le corps électoral était divisé en trois états fut abrogé). Avec la victoire finale commença le déclin. Les deux adversaires : bolchevisme et fascisme, inaugurèrent leur première expérience, l’un une année avant, l’autre trois années après.

La démocratie bourgeoise portait condamnation du régime aristocrato-monarchique. Elle introduisait un nouveau principe de légitimité. Les hommes, de plus en plus clairement, n’acceptaient pour détenteurs légitimes du pouvoir que leurs élus et leurs seuls élus. Socialement, elle éliminait les distinctions fondées sur la naissance, les privilèges de rang ou d’état. Par rapport à la chose publique, en tant que [94] membres de la communauté, tous les individus sont égaux. Il n’y a plus de nobles et de non nobles : il n’y a que des citoyens. En apparence, la démocratie avait donc gagné la partie lorsqu’elle eut achevé de détruire les hiérarchies dont elle niait la justification. En fait, par ses progrès mêmes, elle sapait ses fondements ou, du moins, elle créait peu à peu les conditions d’une autre révolution.

Aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne, l’égalité civile, les libertés intellectuelles, les institutions représentatives s’étaient introduites à l’intérieur d’un ordre social dont elles atténuaient les inégalités mais ne détruisaient pas la stabilité. La hiérarchie bourgeoise, fondée sur l’argent et les fonctions sociales, se substituait à la hiérarchie ancienne ou se confondait peu à peu avec elle. En France, il s’agissait plutôt d’une substitution, en Grande-Bretagne d’une interprétation. Dans les deux cas, la nouvelle élite empruntait à l’ancienne une part de son prestige, elle tirait profit des habitudes séculaires d’obéissance que le tremblement révolutionnaire avait seulement ébranlées. Les bourgeois recueillaient inconsciemment les traditions qu’ils rejetaient.

Tant que les inégalités sociales, résidus de l’ordre aristocratique ou expression de l’ordre bourgeois, étaient reconnues par la majorité de la nation, le suffrage universel (en 1848 et en 1871) donna la majorité aux notables. En Angleterre, jusqu’au début du xxe siècle, les deux partis qui se disputaient le pouvoir représentaient deux fractions de la classe dirigeante : celle-ci exerçait donc normalement le pouvoir par l’intermédiaire d’institutions représentatives. Certes il s’en faut que l’évolution ait été analogue des deux côtés de la Manche. Ici, on ne parvint à triompher de l’absolutisme royal qu’en déracinant la monarchie elle-même. On ne parvint à supprimer les privilèges aristocratiques qu’en éliminant la plus grande partie de la noblesse. Les Chambres censitaires de la première moitié du xixe siècle furent emportées par des révolution successives et, quand la IIIe République fut établie, en vingt ans, le suffrage universel enleva le pouvoir aux ducs pour le donner à un personnel de politiciens professionnels. En Grande-Bretagne, au contraire, la rivalité de la vieille aristocratie et des représentants de la puissance moderne n’aboutit jamais à une rupture violente et s’apaisa par des transactions et dans un mélange progressif, la limitation des prérogatives royales ayant été d’autre part obtenue depuis longtemps. Progressive et non révolutionnaire, aristocratique plutôt qu’égalitaire, la démocratie britannique, objet d’étonnement pour les peuples du Continent, fut plus souvent admirée qu’imitée.

Malgré tout, même quand, après la République des ducs, la République des républicains se fut instaurée, même quand un personnel dirigeant composé en majorité de professionnels de la politique, avocats, médecins, journalistes, professeurs, eut pris en charge l’État, il y avait bien plutôt dissociation que conflit du pouvoir politique et de la puissance sociale. Les milieux de possédants, industriels, banquiers, commerçants, étaient liés aux milieux parlementaires, en particulier des opportunistes, par des liens multiples, par une solidarité d’intérêts, une familiarité personnelle. Même la République radicale était encore socialement conservatrice. Avant la guerre de 1914, la seule mesure révolutionnaire proposée était l’impôt sur le revenu. Les gouvernants sont déjà les représentants du grand nombre, ils ne se déclarent pas encore les adversaires de l’ordre établi.

La guerre de 1914-1918 accéléra le mouvement – peut-être nécessaire – de la [95] République radicale à la République des masses. Le signe extérieur de cette révolution est évidemment la place grandissante qu’occupent les partis ouvriers, communiste et socialiste. Les causes de cette évolution sont multiples et profondes.

La structure de la société n’est plus la même. Le mouvement de concentration urbaine s’est poursuivi. Des milliers de prolétaires travaillent dans de vastes entreprises, des dizaines de milliers sont rassemblés dans certains quartiers. La prise de conscience, par beaucoup d’employés, de leur condition prolétarienne, amène aux syndicats des millions d’ouvriers, extérieurs à l’industrie proprement dite. Des députés en nombre croissant sont les élus des masses, c’est-à-dire d’êtres accessibles aux propagandes et aux organisations en raison de la similitude de leur sort et de leur déracinement. Même la vie de millions de paysans dépend maintenant de phénomènes collectifs du mouvement, de la conjoncture. Les problèmes soumis au Parlement touchent au régime et au fonctionnement de l’économie. Inflation ou stabilisation de 1919 à 1926, déflation et dévaluation de 1933 à 1936, ces mots d’ordre n’intéressent pas seulement les spécialistes de la politique, mais tous et chacun. Ce qui est en cause, c’est le niveau de vie, c’est le travail ou le chômage, c’est le confort ou le dénuement. Le mécanisme des phénomènes est complexe, il échappe à l’intelligence du plus grand nombre, mais les slogans ou les formules électorales prennent la place des théories trop subtiles. Chaque parti lance sa doctrine où se mélangent des interprétations vraisemblables et des appels au suffrage. Tout se réfère aux masses. Les partis les encadrent, les élus les représentent, les idéologies répondent à leurs aspirations, les problèmes à leurs soucis, les solutions à leurs intérêts.

Le Parlement change de caractère. Il devient de moins en moins le rassemblement de personnalités, élues en raison de leur situation personnelle dans une circonscription, de plus en plus le champ clos à l’intérieur duquel rivalisent les délégués des partis. Au fur et à mesure qu’on va de la droite à la gauche, cette transformation devient plus visible. Un élu communiste est, pour ainsi dire, interchangeable : une circonscription élit un communiste, non tel ou tel. Le partis socialiste a aussi les moyens de faire élire un de ses leaders dans une circonscription fidèle. À partir des radicaux, la personne du candidat compte (ou comptait) davantage. Mais le Mouvement Républicain Populaire semble suivre l’exemple des partis socialistes et communistes.

Cette évolution, dont nous avons esquissé le schéma, ne se produit dans les différents pays ni à la même allure ni jusqu’au même degré. En Allemagne, elle aboutit immédiatement à son terme, le système de représentation proportionnelle supprime les relations directes entre électeurs et élus. La cohérence des partis, la discipline des troupes firent du pluralisme weimarien un conglomérat de totalités. En Angleterre, le parti conservateur garde son ascendant jusqu’en 1945. Le mode de scrutin maintient la vitalité des circonscriptions accessibles au prestige individuel, le caractère de la presse limite l’irruption de la démagogie. Le personnel politique est recruté presque exclusivement dans la classe dirigeante. La France suivit une ligne intermédiaire. Le Parlement français était un mélange de personnalités et d’hommes de parti.

Mais la démocratie de demain ne va-t-elle pas présenter, à un degré plus accentué, le caractère d’une démocratie de masses ? Les partis révolutionnaires, socialiste et [96] communiste, n’y exerceront-ils pas une influence plus grande encore ? Les électeurs, par suite des épreuves subies, des difficultés de l’existence, ne sont-ils pas plus accessibles encore aux propagandes ? Les décisions du pouvoir n’entraîneront-elles pas, pour tous et chacun, des conséquences plus graves et plus nombreuses encore ? Et les représentants de la classe ouvrière et des foules prolétarisées n’auront-ils pas la tâche de faire marcher un système dont les entreprises privées n’auront pas disparu ? Comment concevoir dans ces conditions l’équilibre politique de la IVe République ?

 

4. L’équilibre de la IVe République

 

[97] Deux problèmes dominent l’existence des démocraties de masses : comment obtenir l’accord des partis multiples sur un programme de gouvernement ? Des partis révolutionnaires, une fois au pouvoir, parviennent-ils, même s’ils y sont disposés, à faire tourner la machine économique ?

Ces deux problèmes n’ont cessé de se poser à travers la période de l’entre-deux-guerres. Le premier, en apparence, date de plus loin. L’instabilité ministérielle n’était pas moindre de 1875 à 1900, mais elle avait une autre origine et des conséquences moins graves. La République des républicains, des opportunistes, puis des radicaux, qui succéda à celle des ducs, était gérée par un personnel d’hommes politiques professionnels, sortis des professions libérales, petits plutôt que grands bourgeois, mais ils ne mettaient pas en question le régime économique. La République radicale était peu aimée, mais elle n’était pas activement combattue par les dirigeants de l’économie.

En 1924, en 1932, en 1936, il en fut autrement. Par trois fois éclatèrent au jour [98] les antinomies de la IIIe République. Les partis élus ensemble par le pays sur des professions de foi traditionnelles ne parvenaient pas à se mettre d’accord pour surmonter les difficultés actuelles. Les coalitions électorales étaient commandées par l’alternative droite-gauche, mais, en 1926, les radicaux préfèrent la technique de stabilisation recommandée par Poincaré à celle que défendait Léon Blum (impôt sur le capital). En 1938, les radicaux refusaient le contrôle des changes que proposait le deuxième ministère Léon Blum. Or chacun était intéressé puisqu’il s’agissait de la valeur de la monnaie ou de la reprise de l’activité et l’incertitude sur la compétence se mêlait aux préférences doctrinales pour rendre la situation indéchiffrable.

On se pose aujourd’hui la même interrogation. Les partis parviendront-ils à maintenir des coalitions stables lorsqu’ils assumeront les responsabilités du gouvernement ? Montreront-ils une capacité technique suffisante ?

Et d’abord, la relation des partis est-elle changée et dans quelle mesure depuis l’avant-guerre ? Trois faits paraissaient acquis avant même les élections du 21 octobre : les socialistes ont pris aux radicaux la première place en tant que parti de gouvernement, un parti catholique, qui recueille d’anciennes voix de la droite, professe des idées sociales avancées, le parti communiste a désormais une importance considérable. En résultera-t-il une solidité plus grande des alliances entre partis ? Il est pour l’instant malaisé de répondre. Le jeu des désistements, dans les premières consultations, municipales et cantonales, a suivi les habitudes anciennes. Il s’est fait presque toujours à l’intérieur du bloc des gauches, les M.R.P. exclus par le veto communiste. Les communistes proposent aux socialistes l’unité organique, mais les seconds la repoussent et les trois partis de gauche ont pris chacun une attitude différente à l’égard du referendum.

Les élections du 21 octobre ont simplifié la scène politique. Trois partis, à eux seuls, obtiennent plus de 75 % des voix. Les radicaux et les anciens partis modérés sont décimés presque sans espoir de revanche. La stabilité gouvernementale dépend donc désormais de l’entente entre les « trois grands ».

Cette entente se heurte à des obstacles que chacun connaît. En politique extérieure, les deux partis marxistes sont séparés, l’un regarde vers l’Est et l’autre vers l’Ouest. D’autre part, en dépit des doctrines sincèrement professées par les chefs et les militants du M.R.P., les électeurs de celui-ci sont socialement, psychologiquement, éloignés des électeurs socialistes. Le souvenir des querelles de la laïcité continue de peser sur les relations entre l’ancienne gauche et l’ancienne droite. Ainsi, selon la formule classique, les trois partis sont unis deux contre un, mais le groupement n’est pas le même selon qu’il s’agit de diplomatie ou de politique intérieure.

Provisoirement, il se peut que les trois partis finissent par trouver une formule pour confier au général de Gaulle le soin de former et de diriger le gouvernement. Mais une telle solution, qui pourrait être l’étape initiale de la IVe République, peut aussi annoncer de nouvelles « vacances de démocratie » : tout dépend des relations des partis entre eux et avec le gouvernement.

Car ce régime est essentiellement précaire. Les partis aspireront de plus en plus à jouer en fait le rôle auquel ils prétendent en droit. À ce moment-là se posera la question décisive pour toute démocratie de partis : la constitution et la cohérence [99] de la majorité. On n’incriminera plus désormais la dispersion des groupes : nous avons des partis organisés. Nous en avons plus de deux, il est vrai, mais gardons-nous de regretter le système britannique. L’alternance des deux partis au pouvoir est l’idéal quand il s’agit de deux partis non révolutionnaires, dont aucun ne songe à brimer l’autre, dont chacun, en cas d’échec, garde l’espoir d’une revanche. La cristallisation de deux partis, dont l’un serait communiste et l’autre anticommuniste, marquerait la fin de toute démocratie.

Il reste à espérer que les trois (et peut-être quatre si les anciens groupes de droite constituent une unité, peut-être cinq si les radicaux regagnent une partie de leurs électeurs) concluent des accords précis et parviennent à les traduire en action.

Les perspectives actuelles, à cet égard, n’incitent pas à l’optimisme, tant il est difficile pour les non communistes de s’accommoder des méthodes d’action et du fanatisme communistes, dont les oppositions de principe sont flagrantes et les compromis précaires.

En ce qui concerne le deuxième problème, de manière pour ainsi dire paradoxale, les perspectives sont moins sombres. En effet les socialistes n’inspirent plus aux classes possédantes la même crainte qu’en 1936 : le socialisme est, pour ainsi dire, entré dans les mœurs. D’autre part, la situation économique est difficile, en un certain sens, beaucoup plus difficile qu’en 1924 ou en 1936, mais la difficulté est d’autre nature. Tant qu’il subsistait en mécanisme, même à moitié faussé ou paralysé, les dirigeants avaient à en connaître les rouages. Les relations entre prix intérieurs et prix extérieurs, entre prix de gros et prix de détail, les avantages et les conditions de la dévaluation ou de la déflation, tous ces phénomènes ne pouvaient être compris exactement que par des amateurs éclairés. Il n’est pas sûr que le gouvernement du Front Populaire ait su clairement, en juin 1936, que les mesures prises en application du programme commun rendaient inévitable une dévaluation plus importante que celle qui, en tout état de cause, eût été nécessaire.

Au cours des années qui viennent, les données du problème seront simples, les complications seront pratiques et administratives. Le commerce extérieur sera contrôlé par l’État (faute de devises, il faudra bien choisir entre les importations selon l’intérêt national). Même les restrictions impérieuses de la consommation en vue des investissements, si complexes que soient les moyens employés, ne soulèvent pas de controverses théoriques. Il n’est donc pas interdit d’espérer que les futurs gouvernants, plus ou moins inspirés par les socialistes, éviteront les obstacles qu’ils baptisaient « mur d’argent » et que leurs adversaires appelaient « incompétence ».

En tout cas, la leçon à tirer est claire. La future Constitution, prévue pour une démocratie de masses, devra, dans la mesure du possible, parer aux faiblesses internes de ce type de régime, c’est-à-dire favoriser le maintien de coalitions stables et faciliter la gestion d’une économie, inévitablement orientée, sinon dirigée, par l’État.

 

II. De la IIIe à la IVe République

 

[101] Depuis 1789, une seule Constitution a passé le cap de la vingtième année : celle de 1875. Il serait donc absurde de ne pas prendre, pour point de départ de nos réflexions, la Constitution de 1875, dont l’échec final n’efface pas la réussite prolongée.

Au reste, quoiqu’ils en aient, les constituants auront l’esprit obsédé par les souvenirs des expériences d’hier. On peut bien, en décrétant l’élection d’une Assemblée Constituante, créer la fiction d’une table rase, parler comme si l’on repartait de zéro. Rien de pareil en fait. Les partisans d’une Assemblée unique sont inspirés surtout par la haine qu’ils avaient vouée et qu’ils gardent au Sénat. Et, dès le referendum, des dispositions ont été prises contre l’instabilité ministérielle, que l’on regarde, après coup, comme le vice majeur de la IIIe République.

Mieux vaut donc procéder franchement et avouer que la nouvelle Constitution sera une version modifiée de la Constitution de 1875. Peut-être même l’indifférence de l’opinion s’explique-t-elle ainsi : on connaît en gros les institutions que se donnera le pays. On a discuté avec ardeur du referendum dans la mesure où l’on y a vu une prise de position pour ou contre le général de Gaulle. Pour ou contre la deuxième Chambre, chacun a ses arguments, mais combien ont des passions ?

 

1. Les leçons de la IIIe République

 

[102] Il ne sera pas inutile de rappeler d’abord les défauts essentiels de la Constitution ou de la pratique constitutionnelle dans les vingt dernières années du régime. On peut regrouper ces défauts sous deux rubriques : instabilité ministérielle et paralysie de l’action étatique.

 

a) Instabilité ministérielle

Il est devenu à tel point banal d’incriminer l’instabilité ministérielle, de dépeindre et de dénoncer la vie inquiète et brève des Cabinets (en moyenne moins d’un an depuis 1875), rassemblés presque au hasard, incapables de grandes pensées et de longs desseins, que l’on est tenté de soumettre au moins à une analyse plus poussée ce poncif de la pensée antidémocratique.

Il ne suffit pas que le titulaire d’un ministère change pour que l’administration soit mauvaise, ni qu’il ne change pas pour qu’elle soit bonne. Il n’y a eu qu’un seul homme, rue Saint-Dominique, de 1936 à 1940, il y en a eu plusieurs rue Royale : l’instabilité n’avait pas empêché la mise au point de la marine, la stabilité n’avait pas [103] réussi à donner au chef de l’armée des doctrines justes (la continuité peut être aussi la persévérance dans l’erreur). Tout au plus serait-on tenté de dire que les changements de ministres donnent normalement aux bureaux une importance excessive et réduisent le nécessaire contrôle de l’administration par les dirigeants politiques.

L’instabilité ministérielle n’était pas sensiblement plus grande de 1875 à 1914 que [de] 1919 à 1939. La première période s’acheva dans l’apothéose de la victoire, la deuxième dans la catastrophe militaire la plus terrible de notre histoire. On dira – et nous en tomberions d’accord – que l’instabilité a eu des conséquences plus graves entre les deux guerres que dans la première partie de la IIIe République, mais encore faudrait-il savoir pourquoi. La démocratie d’avant 1914 était essentiellement politique de telle sorte que l’existence de chaque citoyen n’était pas soumise aux fluctuations jointes du Parlement et de la Bourse. Le personnel dirigeant de cette démocratie turbulente était relativement homogène[1]. Il y avait une doctrine dominante du parti républicain, grâce à laquelle les relèves d’équipes gouvernementales n’interrompaient pas la continuité de la gestion. Enfin la République eut la chance d’être servie par des hommes, tels les Cambon, qui, à des positions-clés, surent maintenir à travers les vicissitudes parlementaires la rectitude d’une action diplomatique dont la grande alliance contre l’Allemagne fut l’aboutissement.

Dans l’entre-deux-guerres, avec l’irruption des masses et des partis de masses, il n’y a plus de personnel homogène, ni de doctrine dominante. Et les querelles du Parlement, surtout dans les dix dernières années, reflètent fidèlement, trop fidèlement, les divisions du pays. Tant que la France fut en gros d’accord sur une politique étrangère, Briand resta sept ans au quai d’Orsay. Les titulaires changèrent à partir de 1929 parce qu’aucun homme ne s’imposait plus, mais aussi parce qu’aucune politique ne ralliait l’opinion tout entière. La gravité des conflits condamnait tous les gouvernements à une permanente faiblesse.

Enfin, quelles furent les périodes d’instabilité extrême, de chutes ministérielles en cascades, les périodes où l’opinion s’indignait contre le jeu de massacre parlementaire ? Celles qui suivirent le renversement du ministère sorti des élections et conforme au vote du pays. Quand les ministères Herriot, de 1924 et de 1932, quand le ministère Blum de 1936 eurent échoué, il n’y avait plus de stabilité possible : toutes les combinaisons étaient équivoques, toutes représentaient des compromis entre les tendances de la majorité parlementaire et la résistance du système économique (ou de ses dirigeants), entre les désirs de la Chambre et ceux du Sénat.

En quoi la Constitution de 1875 est-elle coupable ? Ce n’est pas elle qui a déterminé le système des partis, le mode de scrutin, les divergences entre coalitions électorales et alliances gouvernementales, les contradictions entre pouvoir politique et puissance sociale. Ce que l’on peut et doit lui reprocher, c’est qu’elle ne prévoyait rien pour réduire et qu’elle s’ingéniait même à entretenir une instabilité chronique.

En effet, on n’usa jamais au xxe siècle du droit de dissolution que la Constitution accordait au Président de la République (après avis favorable du Sénat). Dès lors, le régime cherchait constamment une issue dans la voie des compromis. Le ministère Front Populaire, à direction socialiste, avait échoué ? On ne retournait pas devant le souverain pour savoir si, oui ou non, celui-ci continuait à vouloir la politique que [104] le Sénat avait rejetée[.] On tâchait d’atténuer les heurts et de se tirer d’affaire par des demi-mesures.

Il en résultait l’instabilité ministérielle ? Certes, mais surtout la paralysie générale.

 

b) Paralysies de l’action étatique

Il y eut des moments, rares il est vrai, où le pouvoir exécutif de la IIIe République fut capable d’action rapide et efficace : en 1926 et en 1936, les ministères Poincaré et Blum, le premier parce qu’il était né d’une réaction collective de peur, le second parce qu’il était né d’une réaction collective d’espérance, eurent une marge étendue d’initiatives. Et, de fait, le gouvernement de Front Populaire fit voter en quelques jours une série de lois qui, en d’autres temps ou d’autres pays, eût exigé des semaines ou des mois d’études et de réflexions. Il n’est pas sûr que ces décisions précipitées n’aient pas été, à certains égards, plus redoutables encore que l’impuissance coutumière, mais on se plaignait plus souvent de celle-ci que de celle[s]-là.

Les causes de la paralysie étaient, en profondeur, sociales, mais elles étaient aggravées par le fonctionnement du régime qui, à tous les étages, multipliait les freins et étouffait le moteur.

L’administration est faite pour exécuter non pour concevoir, elle n’a pas de volonté propre. Prenons un seul exemple : l’État, par ses contingents, par ses licences d’importation, par ses subventions aux entrepreneurs, dirige les achats et les ventes au dehors. Les fonctionnaires peuvent, théoriquement, prendre une décision à tel ou tel niveau. Mais l’impulsion doit venir d’en-haut et se transmettre à tout le système. L’impulsion, c’est essentiellement une doctrine. Comment les gouvernements d’union nationale ou de compromis, qui succédaient régulièrement aux gouvernements victimes du Sénat ou d’une crise financière, auraient-ils été animés par une volonté commune ?

Posons donc comme premier principe que les gouvernements futurs, qui n’auront jamais l’homogénéité des gouvernements britanniques recrutés dans un seul parti, devront du moins sortir directement des élections et non plus des combinaisons parlementaires. Pour atteindre cet objectif, un seul moyen : le jeu de la dissolution. De plus, le travail parlementaire, tel qu’il était organisé, offrait aux opposants des possibilités indéfinies d’obstruction. Un projet de loi était étudié quatre fois par la Commission de la Chambre, par la Chambre elle-même, par la Commission du Sénat, par le Sénat lui-même. À chaque étape, le projet de loi était soumis à un examen détaillé, éventuellement modifié. Le Parlement dépassait largement la fonction de contrôle, il devenait législateur, voire administrateur. En revanche, le gouvernement tombait au niveau d’un simple mandataire. Origine des lois, le Parlement était en réalité la source et le centre du pouvoir.

On connaît l’organisation tout autre du travail parlementaire en Grande-Bretagne. La ou les Chambres françaises devront s’inspirer de l’exemple britannique si elles veulent rendre viable la démocratie de demain[2].

 

2. Chef de l’État et Chef de gouvernement

 

[105] Aux États-Unis, le Chef de l’État est en même temps le Chef du gouvernement. En Angleterre, le Chef de l’État est un roi, le Chef du gouvernement est choisi par le roi mais, presque toujours, le choix est imposé puisque le chef du parti qui a obtenu la majorité aux élections générales devient le Premier. Les deux systèmes, fondés sur une longue tradition, présentent certains avantages communs : autorité du chef de l’Exécutif, directement ou indirectement désigné par le peuple souverain, collaboration nécessaire et harmonieuse entre les partis et l’État (aux États-Unis, il se peut que le parti qui détient la Présidence de la République n’ait plus la majorité dans les assemblées et nous savons que c’est là un des dangers les plus visibles de la pratique américaine, mais le cas est malgré tout rare et le Président de la République demeure toujours le représentant d’un des deux partis).

Ni en Grande-Bretagne ni aux États-Unis, les rapports entre Chef de l’État et Chef du gouvernement ne soulèvent de difficultés. Les États-Unis ont un monarque transitoire, la Grande-Bretagne a pour ainsi dire divisé la fonction royale entre le [106] Roi lui-même, symbole de l’unité impériale et de la continuité nationale, et le Premier Ministre, qui exerce l’autorité, jadis royale, sous le contrôle du Parlement.

En France, la Présidence de la République avait été conçue à l’origine par une majorité parlementaire qui n’abandonnait pas l’espoir d’une restauration monarchique, mais les pouvoirs, sur le papier considérables, donnés au Président de la République avaient été pratiquement réduits à peu de chose, d’une part en raison de la nécessité du contre-seing ministériel, d’autre part à la suite de la crise de 1877. Bien qu’il fût chef des forces armées et signât les traités, le Président de la République ne dirigeait ni la politique militaire ni la diplomatie. Il ne lui restait qu’une double fonction : une fonction morale, mal définie, qui dépendait de la personnalité du titulaire, et une fonction politique, celle du choix de l’homme appelé à constituer le Cabinet. Or, ce choix était loin d’être sans portée en France, précisément à cause de la dispersion des partis. C’est précisément cette action possible du premier magistrat de la République qui inquiète Léon Blum. Aussi le leader socialiste propose-t-il d’avoir un seul chef de l’Exécutif, comme aux États-Unis, cumulant les attributions du Chef de l’État et du Chef du gouvernement.

Le mécanisme prévu serait intermédiaire entre celui des États-Unis et celui de la Grande-Bretagne puisque l’unique chef de l’Exécutif serait élu par le Parlement et non par le pays. Si on y joignait la règle que le renversement du ministère entraîne automatiquement une dissolution, on aurait, sur le papier, les avantages des méthodes anglaise et américaine. Le Chef de l’Exécutif serait lié à la majorité parlementaire et, comme en Grande-Bretagne, désigné directement par le pays lui-même. Fort du vote populaire et de la confiance parlementaire, il jouirait de toute l’autorité accessible dans une démocratie.

Ce projet écarte une Constitution résidentielle de type américain, à juste titre nous semble-t-il.

Supposons l’élection du Président par le suffrage universel, de deux choses l’une : ou le Président serait le candidat d’un parti et alors, qu’il ait été élu au premier tour par une minorité ou au second tour par une majorité de coalition, il demeurerait le représentant d’une minorité. En ce cas, il n’aurait pas l’autorité nécessaire pour exercer les doubles fonctions de Chef de l’État et de chef du gouvernement. Ou bien il serait le candidat de son nom et de son prestige, et alors il serait l’élu de la Nation sans ou contre les partis. Le conflit serait amorcé entre le Président et les Assemblées. Nous reprocherions au projet de Léon Blum de revenir par une voie détournée à la Constitution présidentielle.

Si l’on suit Léon Blum, il n’y aura plus qu’un Chef de l’État précaire, à la merci d’un vote parlementaire.

Pour représenter la France au dehors, il n’y aura qu’un homme de parti, violemment combattu par une fraction du pays. Dans les périodes de crise, quand une Assemblée aura été dissoute, il ne restera rien ni personne pour maintenir la continuité. Quand il s’agira de s’élever au-dessus des préférences partisanes, de faire entendre la voix de la patrie qui dure par delà les passions qui divisent, personne n’apparaîtra dans les conseils du gouvernement.

[107] Par quel argument justifie-t-on la suppression d’un Chef de l’État ? Par un seul : le Président de la République, naguère, avait la possibilité de dissoudre les majorités et, en désignant le Premier Ministre, d’infléchir l’évolution dans un sens parfois contraire aux volontés populaires. Nous répondrons d’abord que le Président de la République n’a joué un tel rôle qu’en tirant parti des conflits entre groupes et de l’instabilité ministérielle. Quand les parlementaires font et défont les Cabinets, au gré de leurs combinaisons changeantes à l’intérieur d’une Assemblée qui n’a pas changé, le Président de la République exerce une certaine influence par ses choix. Et encore, la plupart du temps, ceux-ci répondaient exactement aux conseils des Présidents des Assemblées. Mais si l’on pose le principe : un seul gouvernement par législature ou si l’on introduit dans la Constitution la règle de dissolution après une, deux ou au maximum trois crises ministérielles, le Président de la République perdra cette capacité d’intrigue qu’on lui prête. Il acceptera sans réserve les décisions du souverain et fera entendre dans les conseils du gouvernement les conseils de la sagesse durable, face à une Assemblée et à un Ministère, investis de la confiance du pays, mais souvent aussi délégués par ses passions. Toute nation, même aussi anciennement unifiée que la France, a besoin d’avoir à sa tête un homme qui la représente tout entière. La monarchie britannique a donné assez de preuves de la bienfaisance d’une institution qui permet aux citoyens de se rassembler, aux heures de crise, autour d’un symbole vivant de la grandeur nationale. Une monarchie constitutionnelle, en France, est exclue, du simple fait que le descendant de nos rois divise au lieu de rassembler et que, du même coup, il manque à sa mission principale. Faute de monarchie, doit-on renoncer à la fonction même de Chef de l’État ? Ou bien, au contraire, conférer au Président de la République une dignité, une autorité morale, qui en fassent un authentique Chef de l’État ?

Nous pencherions vers cette seconde hypothèse. Il s’agit d’accroître le prestige du titre en élargissant le collège électoral, en prolongeant la durée de la fonction, en élevant l’homme au-dessus des luttes de partis. Jacquier-Bruère ont indiqué des réformes simples et raisonnables*. Le Président de la République serait élu pour dix ans par un collège élargi, dans lequel figureraient, à côté des parlementaires, des représentants de grands corps de l’État et des notabilités venues de tous les milieux. Les groupes sociaux participeraient à cette élection, en même temps que les délégués du suffrage universel. Enfin, il serait probablement juste d’interdire à un ancien Président de la République de rentrer dans l’arène politique. Pour qu’on puisse être assuré de son impartialité d’arbitre, il faut qu’on ne le soupçonne jamais d’arrière-pensées personnelles et d’ambitions futures.

L’essentiel est de maintenir le principe. Il faut que le Premier Ministre soit l’homme de la majorité parlementaire, il faut qu’il y ait, à la tête de l’État, l’homme de la nation et non pas l’homme d’un parti.

 

Une ou deux Assemblées

La discussion la plus passionnée surgira probablement à propos de la vieille question, qui traîne dans tous les manuels de droit constitutionnel : une ou deux Assemblées. La discussion est même si traditionnelle qu’on a quelque gêne à la reprendre, tant on a l’impression que les arguments, dans les deux sens, ont déjà été développés [108] à de multiples reprises. La deuxième Assemblée est une instance de contrôle, elle sert de contre-poids. Plus à gauche que les Chambres de droite, plus à droite que les Chambres de gauche, elle impose retenue et modération à l’assemblée directement issue du suffrage universel et, de ce fait, exposée aux entraînements d’humeur. D’un autre côté, l’argument massif est que la Chambre élue par le pays représente la volonté du souverain et doit être libre de traduire cette volonté en action. Les modérés pencheront vers le bi-caméralisme, les révolutionnaires vers l’Assemblée unique.

Il ne nous importe pas de prolonger ou d’approfondir la discussion dans l’abstrait. Pour prendre une décision raisonnable, deux sortes de considérations sont à retenir : l’expérience du Sénat et les conséquences probables des deux systèmes possibles, étant donné la structure de la IVe République.

Le Sénat, dit-on, a empêché des réformes souhaitées par la Chambre et la majorité du pays. Le suffrage des femmes n’a jamais pu traverser le barrage des « anciens ». Certes, mais le plus grave est que la Chambre des Députés n’était pas tant indignée, au fond d’elle-même, de cette résistance obstinée. Elle votait d’autant plus aisément cette extension du droit de suffrage qu’elle connaissait à l’avance l’obstruction du Sénat. Du même coup, nous avons marqué un des inconvénients essentiels du régime des deux Chambres, tel qu’il fonctionnait avant la guerre : anticipant l’attitude de la Chambre Haute, la Chambre des Députés trouvait, dans cette sorte d’irresponsabilité, une incitation à la facilité (les projets du deuxième cabinet Blum furent acceptés au Palais Bourbon avec la certitude du refus sénatorial).

Le Sénat, dit-on aussi, a empêché le développement des expériences sociales, voulues par le pays. Le gouvernement Herriot a été renversé par le Sénat en 1925, le gouvernement Blum en 1937. Cartel des gauches et Front Populaire se sont heurtés à la résistance d’hommes élus au deuxième degré par des collèges électoraux dans lesquels les représentants de campagne avaient une importance disproportionnée.

Les défenseurs du Sénat pourraient plaider qu’en 1925 et en 1937, les expériences financières et économiques d’Herriot et de Blum avaient déjà virtuellement échoué et que le Sénat s’est borné à tirer la conclusion. Même si l’on acceptait cette interprétation, l’argument ne serait pas convaincant. Car pour qu’une démocratie fonctionne, la majorité doit aller jusqu’au bout de son action. Lorsque l’échec survient, une dissolution doit renvoyer les élus devant les électeurs. À eux de tirer la leçon des événements. La seule manière d’obtenir que le souverain vote sur des questions précises, c’est de recourir à la dissolution, en cas de faillite du gouvernement issu du suffrage universel. Il est donc indispensable que le Sénat perde le droit de renverser les ministères. Cette réforme décisive, nous ne la justifions pas, comme on le fait le plus souvent, par le désir de changements révolutionnaires (ce qui risquerait de provoquer immédiatement l’opposition des modérés), mais par la nécessité d’obtenir un fonctionnement normal du système parlementaire : gouvernement de la majorité, retour devant le pays en cas de désagrégation de la majorité ou d’empêchements extérieurs.

Mais si l’on enlève au Sénat le droit de renverser les ministères, il faut bien limiter aussi son droit de veto en matière législative. En effet, la pire solution serait qu’un gouvernement, non responsable devant le Sénat, fût en même temps empêché par lui de prendre les mesures nécessaires à la vie du pays. Nous en venons donc à une [109] deuxième réforme de la Chambre Haute. Les projets de loi passeraient automatiquement, s’ils étaient votés, dans deux sessions successives, par la Chambre des Députés. Autrement dit, le veto du Sénat serait tout au plus suspensif. La règle, comparable à celle qui existe en Angleterre, permettrait à l’Assemblée élue de faire passer, en tout état de cause, le programme soumis aux électeurs, même en cas d’opposition de la Chambre Haute. Si un conflit survenait dans la dernière année d’une législature, il serait tranché par le souverain lui-même.

Mais objectera-t-on, à quoi bon une deuxième Chambre dans ces conditions ? Ne faudrait-il pas mieux aller jusqu’au bout de la République Démocratique et renoncer à tous les instruments de la République conservatrice ? Nous ne pensons pas que la décision en faveur d’une ou deux Assemblées soit aussi essentielle qu’on le dit souvent. Nous ne croyons pas que le succès ou l’échec de la IVe République dépendra de l’existence d’une deuxième Chambre. Simplement, tout compte fait, tous arguments balancés, il nous paraît qu’en un pays, plus révolutionnaire en paroles qu’en actes, une deuxième Assemblée, modifiée dans son recrutement et limitée dans ses prérogatives, serait plus utile que nuisible.

Les sénateurs seraient élus les uns par des collèges électoraux composés de conseillers municipaux et généraux (la part des villes étant accrue aux dépens de celle des campagnes), les autres par les syndicats, les grands corps de l’État, l’Université, les associations professionnelles.

Une telle Assemblée serait susceptible de rendre les services que rend, en Grande-Bretagne, la Chambre des Lords, c’est-à-dire défendre les libertés, étudier à loisir les lois importantes, offrir une tribune du haut de laquelle les principes seraient rappelés, enfin exercer sur la Chambre Basse une action non de frein mais de conseil, de critique, de modération.

Le danger est évidemment que cette deuxième Chambre n’incline à opposer, aux prétendues aventures, une résistance, voire une obstruction qui aboutisse une fois encore à la paralysie. Des règlements précis doivent l’obliger à examiner, dans un délai réduit, les lois qui lui sont transmises. Mais, finalement, les règlements ne sont rien sans la bonne volonté et la coutume. Les futurs sénateurs s’adapteront-ils à leur rôle ? Se résigneront-ils de bon cœur au rôle de sages ? Il me semble que la réponse doit être positive. Mais je concevrais sans indignation que la réponse fut négative et qu’on préférât l’expérience d’une Assemblée unique.

Cette dernière formule nous paraîtrait encore préférable à une deuxième Assemblée purement économique, selon le projet qui a été avancé ici et là. En effet, rien ne nous paraît plus funeste que de recruter une Assemblée fatalement politique selon des considérations strictement économiques.

Le Conseil national économique joue un rôle utile dans la mesure où il examine les problèmes à la demande du gouvernement. Mais, composé par les représentants des intéressés eux-mêmes, il ne saurait prendre de décision alors qu’il est tout à la fois juge et partie. Les Assemblées économiques ont été inventées par le régime fasciste, elles correspondent effectivement aux régimes où les grands industriels prennent en charge, plus ou moins directement, la direction de l’économie. Le corporatisme n’est [110] pas compatible avec la démocratie. Les délégués de l’industrie et de l’agriculture, dans une Assemblée, parviendraient peut-être à se mettra d’accord, à force de compromis et de marchandages. On sait trop quel serait le prix que la nation paierait pour ces accords précaires. Il ne suffit pas que les entrepreneurs fassent des profits pour que la production soit portée au maximum et que le progrès technique s’accélère. En régime démocratique, les représentants du peuple gouvernent, les associations professionnelles sont consultées. L’État lui-même imprime à l’ensemble de la vie nationale une impulsion conforme aux indications du suffrage universel et aux intérêts permanents du pays.

 

3. Gouvernement et parlement

 

[111] Le gouvernement est l’expression de la majorité parlementaire. Il a pour Président, en général, le chef du parti le plus nombreux, il dure aussi longtemps que l’Assemblée. On s’accorde aisément sur ces formules abstraites, empruntées à la pratique anglaise. On serait plutôt tenté aujourd’hui de mettre en garde contre une transposition pure et simple de règles qui jouent harmonieusement dans un milieu tout autre que le milieu français. Par exemple, la dissolution automatique, en cas de chute ministérielle, risquerait d’aggraver les conséquences des divisions politiques. De plus, l’essentiel n’est pas de savoir dans quelles conditions l’Assemblée sera en droit de renverser les ministères mais comment se répartira le pouvoir législatif entre Parlement et Gouvernement, comment s’établira entre eux une collaboration quotidienne et confiante.

 

a) Choix ou élection

Vaut-il mieux que le Président du Conseil soit choisi par le Président de la République ou élu par l’Assemblée ? Si nous supposons un bon fonctionnement du régime, dans la majorité des cas, le choix du Président de la République se portera sur l’homme [112] même qui aurait été élu par l’Assemblée. En cas de désaccords irrémédiables entre les partis, le Président de la République garderait une certaine autonomie, qui lui permettrait éventuellement de trouver une issue. Qu’on se souvienne des événements de 1931 en Grande-Bretagne ; si le nouveau Premier avait dû être élu par la Chambre des Communes, la crise prolongée, aggravée, serait peut-être devenue inextricable. En bref, que l’on suppose un Président de la République, tel qu’il devrait être, le choix présentera les mêmes avantages que l’élection, avec plus de souplesse, plus de jeu possible dans les conjonctures graves.

 

b) Responsabilité ministérielle

Un ministère en exercice, qui a fait approuver par l’Assemblée sa composition et son programme, ne doit pas être renversé à la légère. La majorité lui a fait confiance, une confiance certes toujours révocable, mais dont on doit présumer le maintien aussi longtemps qu’elle n’a pas été explicitement révoquée. La décision de retirer la confiance doit donc être prise dans des formes telles qu’il ne reste plus de place pour le doute.

L’organisation provisoire des pouvoirs publics, soumise au referendum et approuvée par les électeurs le 21 octobre, comporte une série de dispositions dont on pourrait s’inspirer : motion de censure, déposée au moins quarante-huit heures à l’avance, scrutin public à la tribune, majorité absolue des effectifs de l’Assemblée.

Cependant l’expérience a montré le danger de ces innovations. La question de la confiance permettrait, malgré tout, au gouvernement d’imposer ou d’interdire au Parlement telle ou telle meure. La suppression de la question de confiance, impliquée par la Constitution provisoire du 2 octobre, conduisait, dans l’interprétation d’André Philip*, à un pur gouvernement d’assemblée. Le gouvernement devait exécuter les décisions de l’Assemblée, du moment que celle-ci, en désaccord avec lui sur une question particulière, lui maintenait en général sa confiance. La stabilité ministérielle serait assurée par l’interdiction faite au cabinet de démissionner à moins d’une motion de censure explicite. Conception évidemment absurde : une telle stabilité entraîne l’impuissance, un gouvernement qui se respecte n’hésitera pas à se retirer, avec ou sans motion de censure, si le Parlement s’oppose à lui en une matière de quelque importance.

 

c) Dissolution obligatoire ou facultative

Sur un point, pas de doute : le Président de la République sur l’avis du Président du Conseil ou, dans le cas où les deux fonctions seraient jointes, ce dernier seul, doit avoir le droit de dissoudre l’Assemblée. La réforme minimum par rapport à la Constitution de 1875 serait donc la suppression de « l’avis conforme au Sénat ». Ma seule question est donc de savoir s’il convient d’aller plus loin. Faut-il inclure, dans la Constitution, l’obligation de dissoudre la Chambre dès que celle-ci renverse le ministère sorti des élections ?

On voit bien les arguments en faveur d’une telle mesure. La dissolution n’a été pratiquée qu’une seule fois depuis 1875, elle est tombée ensuite en désuétude. Pour [113] la faire entrer dans les mœurs, ne faut-il pas, au moins dans la période initiale, l’imposer constitutionnellement ? D’autre part, si l’on s’accorde sur le principe, un gouvernement par législature, la conclusion logique n’est-elle pas : dissolution dès que surgit un conflit entre le Gouvernement et l’Assemblée, c’est-à-dire dès que celle-ci paraît s’écarter du programme sur lequel elle a été élue ?

Mais les objections contre une telle règle constitutionnelle sont, à mon sens, plus fortes encore. Il est bon qu’on veuille réduire l’instabilité ministérielle, il serait funeste de communiquer aux Assemblées l’instabilité qui fut, sous la IIIe République, la malédiction de l’Exécutif. Or, rien ne prouve que la crainte de la dissolution soit le dernier mot de la sagesse.

Le véritable objectif, c’est de donner aux coalitions parlementaires une solidité suffisante pour que les gouvernements soient capables de se maintenir d’un bout à l’autre d’une législature. La menace de dissolution est un élément indispensable de cette réforme. S’il s’agit d’un conflit secondaire, le Président du Conseil doit être en mesure de dire qu’un vote de défiance entraînerait le retour devant les électeurs. Mais l’obligation de dissoudre la Chambre serait une formule trop stricte et, par suite, infiniment dangereuse. Tout au plus pourrait-on fixer une limite (trois par exemple) au nombre des ministères autorisés au cours d’une seule législature.

Il se peut, d’abord, que le ministère se montre insuffisant, non par infidélité à son programme, mais par incapacité technique. Il se peut qu’un ministre ou un député, appartenant à la majorité, paraisse plus qualifié pour assumer les fonctions de Premier Ministre que l’homme en fonction. Il serait déplorable de passer d’un extrême à l’autre et d’empêcher tous changements sous prétexte que naguère on tolérait des changements indéfinis.

D’autre part, tout gouvernement sera un gouvernement de coalition. Dans l’hypothèse probable de la proportionnelle, chaque parti se présentera sous son drapeau. Les alliances de partis seront nouées à la Chambre. Encore une fois, il faut souhaiter que ces alliances durent aussi longtemps que les législatures. Mais la dissolution ne suffira pas à garantir cette permanence. La Constitution de Weimar nous le rappellerait s’il en était besoin. Chaque fois ou presque qu’une alliance entre partis se dénouait, on en appelait au suffrage universel (au moins dans les dernières années du régime). La dissolution automatique pourrait mener la IVe République au tombeau plus rapidement que l’instabilité ministérielle ne précipita la chute de la IIIe.

Cet ensemble de mesures tendra à réduire la liberté de l’Assemblée. Il semble donc opportun d’introduire, en contre-partie de la stabilité des combinaisons ministérielles, une certaine instabilité des ministres. Sans doute n’est-il pas question de renoncer au principe de la solidarité ministérielle. Un ministère est engagé tout entier par la politique d’un de ses membres. Il y a pourtant une hiérarchie des problèmes. On imagine qu’un ministre prenne personnellement la responsabilité d’une réforme et se retire s’il échoue. En tous cas, il y aura des circonstances, fréquentes, où des ministres, bien que fidèles à la politique du Cabinet, ne réussiront pas techniquement. La coutume devrait s’introduire de remaniements plus ou moins fréquents du Cabinet, qui permettraient tout à la fois au chef de l’Exécutif de renouveler ses collaborateurs d’après l’expérience et à la Chambre d’exprimer ses désirs sans porter atteinte à la continuité gouvernementale.

 

d) Partage de la fonction législative

Avant la guerre, le Parlement était devenu incapable de voter lui-même les lois et il recourait, de plus en plus, à la pratique des décrets-lois, dénoncés avec indignation par les juristes puisque le fondement de notre droit était l’identité entre une décision du Parlement et la notion même de loi. Et pourtant, il n’est pas exclu de voir dans cette pratique, en elle-même fâcheuse[3], puisqu’elle consacrait une monstruosité juridique, l’amorce d’un régime nouveau.

Parlement et Gouvernement n’ont jamais représenté, l’un le pouvoir législatif, l’autre le pouvoir exécutif, pour la simple raison que ces deux pouvoirs ne sont pas réellement séparables. Celui qui détiendrait la totalité du pouvoir législatif réduirait en fait l’exécutif au rôle d’un organe de transmission et d’exécution. Et celui qui détiendrait la totalité du pouvoir exécutif mettrait l’Assemblée, à chaque instant, en face de faits accomplis. Quant aux fonctions législatives et exécutives, elles sont toujours, en régime démocratique, partagées entre le Cabinet et la Chambre : les modalités du partage varient. Elles ont varié sous la IIIe République entre le début du siècle et l’entre-deux-guerres. Il s’agit aujourd’hui de tenir compte de l’expérience et de régulariser un partage conforme aux nécessités actuelles.

Dans l’ordre diplomatique, le gouvernement a toujours pris l’initiative et les responsabilités : les Chambres n’ont jamais eu d’autre ressource que de dire oui ou non, en général après coup, et elles ont presque toujours dit oui. Tout ce que le Parlement est en droit de revendiquer, c’est que le titulaire du poste, au quai d’Orsay, traduise les vœux de la majorité. Si celle-ci n’approuve pas la conduite de la diplomatie – directives ou applications – elle n’a qu’à renverser le ministère.

De même, en fait de politique économique, qu’il s’agisse de la monnaie, de traités de commerce ou des salaires et des prix, l’initiative appartient nécessairement aux ministres. Le rôle du Parlement est triple : il exprime ses préférences et oblige le gouvernement à en tenir compte, il contrôle l’exécution du programme qu’il a approuvé, il dit oui ou non, après coup, c’est-à-dire il maintient ou retire sa confiance. Il est hors d’état de légiférer au jour le jour sur les problèmes que suscite en foule une économie dirigée même partiellement.

Dès lors, ou bien il délègue ses pouvoirs législatifs au gouvernement, ou bien, ce qui serait de beaucoup préférable, il se borne à voter des lois de principe et il laisse une marge étendue aux décrets d’application.

Tel serait donc, dans ses grandes lignes, le fonctionnement normal du système. Le gouvernement se constitue au lendemain des élections, conformément aux résultats de la consultation populaire. Il obtient un vote de confiance sur un programme. Il fait voter par la Chambre un budget, éventuellement même un plan étalé sur plusieurs années. À partir de là, il gouverne, soumis au contrôle des questions ou interpellations et, pour les mesures décisives, à la nécessité d’une discussion au Parlement.

[115] Les députés ont, au même titre que les ministres, le droit d’initiative en fait de lois (sauf peut-être l’initiative des dépenses). Quand il s’agit de libertés publiques ou de réformes de structure, on aurait avantage à réserver explicitement les prérogatives parlementaires. Pour le reste, le gouvernement gouverne. Les Chambres ne sont plus libres de faire et défaire les ministères, elles restent libres de les renverser et de provoquer de nouvelles élections.

 

4. Équipe gouvernementale et travail parlementaire

 

[116] L’organisation du gouvernement (dont il n’est pas sûr qu’elle doive ou puisse être inscrite dans la Constitution) sera un aspect aussi important de la rénovation démocratique que l’organisation du travail parlementaire.

L’expérience a déjà imposé certaines innovations dont l’urgence avait été reconnue depuis longtemps. Le Président du Conseil ne sera plus titulaire d’aucun portefeuille : la direction de la politique générale lui impose déjà une tâche assez lourde. L’objection que l’on opposait naguère (difficultés de gouverner pour qui ne dispose pas de services) est en train de disparaître du fait qu’une bureaucratie particulière, la plus importante de toutes, est en train de se constituer.

Le vrai problème est de constituer les services de la Présidence du Conseil de telle façon que le Président puisse effectivement remplir ses fonctions. Prenons un seul exemple. L’essentiel, en temps de paix, est l’orientation (ou la direction) de l’économie, comme l’essentiel, en tant de guerre, est la conduite de la stratégie. À longue échéance, il se peut que, même en temps de paix, la conduite de la diplomatie ait plus de portée encore que la direction de l’économie. Mais, pour l’existence du pays, [117] pour celle de millions de simples citoyens, c’est la détermination des salaires et des prix, le volume de la production qui importent premièrement.

Or, l’économie ne saurait être prise en charge par un ministère unique. La conception même d’un super-ministère, celui de l’Économie Nationale, est erronée.

Si nous supposons un régime de type soviétique, le service du plan représentera le super-ministère, puisqu’il répartira les ressources entre les branches de l’économie et fixera les directives, en fait de salaires et de prix. Le service du plan français reste très différent de celui du plan soviétique. Il se borne ou se bornera à coordonner les travaux et à établir un ordre de priorité. Mais il ne mènera sa tâche à bien qu’à la condition d’être élevé au-dessus des ministères particuliers. Le ministère de l’Économie Nationale, accablé de travaux particuliers (commerce extérieur, prix, répartition) est hors d’état d’assumer simultanément cette mission décisive de coordination. Il faut donc que celle-ci soit transférée à un service particulier, probablement à un secrétariat économique de la Présidence du Conseil.

Dès maintenant, pour la Défense Nationale, un organisme particulier (Conseil supérieur de la Défense Nationale) semble l’équivalent de ce que devrait être ce secrétariat dans l’ordre économique. Peut-être l’occasion serait-elle favorable, dans la rédaction de la Constitution, de poser au moins des principes.

D’autre part, au fur et à mesure que la fonction législative du gouvernement s’amplifie, le besoin se fait sentir de Comités qui assisteraient le ministère dans la rédaction des lois. On a envisagé un Conseil d’État rénové. On pourrait envisager aussi des Comités de Juristes ou bien choisis en chaque circonstance ou bien permanents. Il ne serait pas impossible non plus de faire appel à des Comités parlementaires qui participeraient à la rédaction ou révision des lois (en particulier dans l’intervalle des sessions parlementaires).

Un effort parallèle de discipline doit être accompli par le Parlement lui-même. On se demande d’abord s’il convient ou non de rétablir les Commissions permanentes. Nous pencherions, comme Léon Blum l’a clairement montré, à les croire plus dangereuses qu’utiles, à l’exception des Commissions comme celles des affaires étrangères ou des finances. Les Commissions avaient pris une autorité telle qu’elles s’interposaient entre l’Assemblée et les ministres et agissaient comme un frein supplémentaire. Si, ce qui est à craindre, elles revenaient spontanément à la vie, il conviendrait de limiter strictement leurs prérogatives. Un temps limite devrait leur être imparti pour l’examen des projets.

Plus important encore serait l’établissement de l’ordre du jour (quelle sera la méthode employée ? Quelle sera l’autorité du Président de l’Assemblée ?). La répartition des séances entre interpellations et activités législatives serait modifiée dans le sens des coutumes anglaises. L’habitude des questions écrites et orales permettrait de gagner du temps. Pour éviter les manœuvres d’obstruction, le gouvernement aurait le droit, en cas d’urgence, de demander une accélération, voire une clôture, des débats. L’intention de ces réformes ne serait pas de réduire les droits du Parlement : il s’agit seulement de mettre en garde les Assemblées contre les mauvaises habitudes d’où résulte leur propre impuissance.

 

5. Mode de scrutin

 

[118] La IIIe République connut trois modes de scrutin : le scrutin uninominal à deux tours, qui a existé la plus grande partie du temps, le scrutin de liste majoritaire dans le cadre départemental, qui a été tenté de 1885 à 1889, et le scrutin semi-proportionnel dans le cadre départemental, qui dura de 1919 à 1927. L’expérience de 1885 mit, dit-on, la République en danger, du fait que les conservateurs unis l’emportèrent au premier tour sur les gauches divisés et que Boulanger utilisa ensuite le droit de candidatures multiples pour se faire élire de tous côtés. La proportionnelle de 1919 assura d’abord la victoire du Bloc National puis celle du Front Populaire. Mais la liberté de panachage multipliait les intrigues entre co-listiers. La prime donnée aux plus fortes moyennes obligeait les partis à des alliances qui se maintinrent avec peine au gouvernement. On en revint donc, faute de mieux, au scrutin d’arrondissement à deux tours.

La tendance actuelle semble être de faire l’essai de la proportionnelle intégrale, avec report des restes à une liste nationale. On justifie le plus souvent ce mode de scrutin par la nécessité de grands partis, solides et organisés. L’objection essentielle est tirée d’expériences étrangères et du raisonnement. La proportionnelle a tendance [119] à dissoudre les majorités plutôt qu’à les accentuer. Or, la fonction essentielle des élections est de dégager une majorité susceptible de soutenir un gouvernement homogène.

Il n’importe guère de discuter la question sur le plan des principes. Il n’y a pas de mode de scrutin bon ou mauvais en soi. Le meilleur est celui qui répond le mieux aux circonstances. Un mode de scrutin doit tout à la fois refléter les opinions du pays, faire surgir une majorité, favoriser la qualité du personnel parlementaire. S’il faut choisir, mieux vaut sacrifier l’équité de la représentation à la création d’une majorité. La Grande-Bretagne conserve le scrutin majoritaire à un tour pour cette raison décisive.

La proportionnelle intégrale, avec restes utilisés par une liste nationale, présente un inconvénient majeur : elle substitue les partis aux électeurs dans la désignation des élus. Le nombre des députés élus au quotient dans le cadre départemental ne représentera qu’une fraction du nombre total des députés. Que l’on suppose un tiers des députés élus sur les listes nationales : il en résulterait qu’un tiers des députés serait pour ainsi dire indifférent aux électeurs. Est-ce une bonne manière d’entretenir le goût de la démocratie ?

Deux autres objections se présentent encore : la qualité des parlementaires s’améliorera-t-elle si la désignation des partis se substitue à celle du pays ? Il est difficile de répondre, encore que les premières expériences n’inclinent pas à l’optimisme. Les méthodes nouvelles réduisent inévitablement le rôle des personnalités « en marge ». On peut le regretter mais il s’agit là probablement d’une évolution irréversible contre laquelle il serait vain de s’insurger.

Reste enfin une dernière question : une majorité a-t-elle chance de sortir du scrutin proportionnel ? Il ne suffit pas d’invoquer les expériences étrangères. Étant donné la constellation politique actuelle, quelles sont les conséquences probables de ce scrutin ? Si nous nous reportons aux résultats du 21 octobre, on dira que la proportionnelle intégrale aurait quelque peu atténué la victoire des trois grands partis. Les partis de droite, le parti radical auraient eu, dans l’ensemble, un plus grand nombre de représentants. La dispersion des partis aurait donc été plutôt aggravée mais la carte parlementaire n’aurait pas été fondamentalement modifiée.

Quel que soit le système électoral, une majorité gouvernementale exige une coalition de deux des grands partis. La meilleure solution serait donc, en théorie, celle qui faciliterait cette alliance.

Or, le scrutin de liste majoritaire à un tour, dans le cadre départemental, suggéré ici ou là, offre-t-il, à cet égard, de meilleures garanties ? Il ne le semble pas. Les partis seront contraints de s’unir et ces coalitions, dictées par des soucis électoraux, risquent de ramener les méfaits que l’on imputait au scrutin uninominal à deux tours. De plus, dans la situation présente, mieux vaut trois partis que deux. Car deux partis dont l’un serait communiste ou dominé par les communistes, créerait proprement une situation de guerre civile. Tout mode de scrutin qui obligerait à des désistements ou à des listes uniques favoriserait la cristallisation des blocs hostiles.

Autrement dit, le scrutin majoritaire est effectivement préférable quand la relation des partis permet d’espérer qu’une majorité homogène sortira des urnes. Quand [120] le scrutin majoritaire à un tour oblige à des coalitions fragiles et opportunistes, rien de pareil. On se retrouve au Parlement avec des équivoques aggravées.

Reste, il est vrai, l’éventualité d’un retour pur et simple au scrutin uninominal. Ce retour paraît exclu dans la situation politique présente. Et pourtant il aurait des avantages certains : améliorer la qualité du personnel parlementaire, rétablir une communication vivante entre électeurs et élus. Certes, on retomberait dans les querelles de clocher : sont-elles pires que les luttes d’idées tronquées auxquelles nous sommes livrés aujourd’hui ?

On fera encore l’expérience de la proportionnelle. Souhaitons seulement qu’elle soit faite honnêtement et que les grands partis n’abusent pas des avantages qu’ils possèdent en tout état de cause.

 

III. La Constitution et la rénovation sociale

 

[121] Une Constitution plus ou moins analogue à celle que nous venons d’esquisser risque de décevoir l’impatience de nouveauté qui anime aujourd’hui la plupart des Français. Des réformes sages et prudentes ne sont jamais au niveau que suscite une époque de bouleversement.

Aussi bien, de tous côtés, on lance des propositions susceptibles d’ajouter à l’éclat de la Constitution de demain. Parmi les innovations susceptibles d’être introduites dans les lois fondamentales, nous en retiendrons quatre qui nous paraissent les plus importantes, les plus souvent envisagées : déclaration des droits, contrôle de la constitutionnalité des lois, statut des partis, réformes de structure de l’économie.

 

1. D’une nouvelle déclaration des droits

 

[122] On serait mal venu de rejeter en principe l’idée d’une nouvelle déclaration des droits. Au lendemain d’une épreuve où les droits élémentaires des personnes ont été tragiquement bafoués, au moment même où, à travers le continent, des milliers d’êtres humains, chassés de leur foyer, continuent à errer, rien ne paraît plus nécessaire que de consacrer solennellement les revendications des personnes qui ne consentent à être traitées ni en objets, ni en instruments, ni en matières premières.

Si donc l’Assemblée rédige ou vote une déclaration des droits, est-il besoin de dire que personne n’y verra d’inconvénients ? Nous voudrions cependant montrer pourquoi une telle déclaration, répétition historique, n’est pas promise à la même carrière que son illustre devancière. Ce qui se passe dans la France de 1945 importe infiniment moins au monde que ce qui se passait dans celle de 1789. La France n’est plus une nation dirigeante. L’universalité virtuelle, indispensable à un tel document, risque donc de manquer.

En second lieu, une déclaration des droits vaut, dans la mesure où elle exprime, [123] tire au clair des convictions répandues dans la nation. Elle doit être pour ainsi dire la conscience d’une époque. Notre époque a-t-elle une conscience ?

Nous avons sous les yeux deux projets de déclaration, la première rédigée par une Commission d’étude de la France Combattante, la deuxième par la revue Esprit. L’une et l’autre, jointes, nous donnent une idée de ce que pourrait être une telle déclaration.

La première ressemble à celle de 1789 et se borne à ajouter quelques droits nouveaux : droit de la nationalité (tout homme a le droit d’obtenir son intégration dans un État déterminé, l’État ne peut retirer la nationalité à un citoyen), droit au travail, au minimum vital, aux loisirs, aux libertés de l’association et du culte, etc. Elle esquisse, sur un point décisif, une philosophie différente : à propos du droit de propriété, elle écrit : « La propriété est un droit dans la mesure où elle ne nuit pas au bien commun. Les ressources de la société sont destinées à garantir à tous la sécurité matérielle et à développer la prospérité commune. »

La déclaration, rédigée par Mounier* et modifiée après enquête, va plus loin dans l’innovation, en ce sens qu’elle cherche à éviter l’individualisme et le rationalisme qu’elle reproche à la déclaration de 1789. Elle ajoute aux droits des personnes ceux de la communauté et de l’État. Il se peut, du moins nous n’en discuterons pas, que philosophiquement ce soit un progrès de proclamer : « les droits attachés à l’existence de la communauté humaine ne dérivent ni de l’individu ni de l’État ».

Mais les formules synthétiques qui résultent de la double négation manquent de force simple et brutale, indispensable à l’action publicitaire d’un tel document.

De plus, les droits de la communauté se prêtent difficilement à une déclaration universelle. En effet, les diverses sociétés se distinguent précisément par les relations différentes qu’elles établissent entre les communautés naturelles. Dès lors, ou les formules sont assez générales pour s’appliquer à tous les types de société, et alors elles n’ont pas grande signification, ou elles sont précises, et elles traduisent inconsciemment une structure déterminée.

L’article 32 pose que « la hiérarchie des fonctions doit être assurée de telle sorte qu’elle ne donne pas lieu à une séparation de classe. » Comment définir une classe ? Y a-t-il classe dès lors que les moyens de production appartiennent à des particuliers ? En ce cas, l’article exige la nationalisation de toutes les entreprises. Si les directeurs d’entreprises sont nommés par l’État, forment-ils une classe ? Ces sortes de propositions générales ont l’inconvénient de ne convaincre ni l’intellectuel ni l’homme de la rue. Celui-là multiplie les points d’interrogation, celui-ci se demande à quoi aboutissent pratiquement de tels principes. Ni l’un ni l’autre ne sont saisis ou empoignés par ces propositions, en elles-mêmes raisonnables.

Prenons un autre exemple. L’article 6 énonce : « L’intégrité spirituelle de la personne ne peut être compromise par des méthodes de suggestion et de propagande émanant soit de l’État, soit des puissances privées, quand les méthodes sont susceptibles d’exercer une pression inadmissible sur les volontés individuelles et quand les individus sont privés devant elles des moyens efficaces de défense. » On a voulu condamner les « stupéfiants fascistes », les méthodes par lesquelles les nazis ont « violé » les consciences : soit ! Mais tout le monde sait que la technique hitlérienne, en tant [124] que telle, a été empruntée, pour l’essentiel, aux partis révolutionnaires. Tout le monde sait que ceux-ci continuent à employer des méthodes de cette sorte et personne n’aura l’idée d’appliquer l’article 6 au parti communiste (heureusement !). En ce cas, la déclaration des droits se borne à exprimer des souhaits pieux.

Ce dernier exemple peut être élargi et prendre une valeur générale. En fait, les esprits hésitent aujourd’hui entre deux visions de la société démocratique, entre deux systèmes de préférence. Dans la société libérale du siècle dernier, les droits de l’homme avaient une signification, limitée certes par les inégalités de puissance et de richesses, mais réelle. Dans la société collectiviste d’aujourd’hui, les libertés élémentaires que la déclaration d’Esprit énumère : « La vie privée et le domicile sont inviolables. Tout homme a le droit d’aller, de rester, de partir, sans pouvoir être arrêté ni détenu, que selon les formes fixées par la loi. Nul ne peut être poursuivi en justice, accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formules qu’elle a prescrites… » ne sont pas respectées. En revanche, la classe des capitalistes, détenteurs des instruments de production, a été liquidée. Certaines inégalités ont été supprimées et le droit du travail est devenu effectif.

Toutes les déclarations de droits que l’on proposerait aujourd’hui seraient suggérées et orientées par la doctrine synthétique, si facile à concevoir, si difficile à réaliser, qui concilierait les formes d’économie collective avec les libertés personnelles, intellectuelles, religieuses. Mais la juxtaposition de ces deux sortes de droits enlève à la déclaration l’allant, la force percutante qui viendrait de l’affirmation brutale, soit des libertés personnelles, soit des rigueurs de la vie collective. Et elle condamne à l’insincérité, car ceux qui y souscriraient malgré tout n’hésiteraient pas à sacrifier, les uns les libertés personnelles, les autres la direction et la répartition par en haut de richesses collectives. Nous avons besoin d’un supplément de foi, non d’un supplément d’hypocrisie.

Les déclarations naissent et vivent d’espoirs unanimes. Nous ne sommes pas à une époque d’espoirs unanimes. On ne les recrée pas sur commande.

 

2. Constitutionnalité des lois

 

[125] Le principe que les lois peuvent être soumises au contrôle d’un tribunal, spécialement recruté à cet effet, ne prête plus à aucune objection juridique. S’il existe des lois fondamentales, supérieures aux lois ordinaires votées par les Assemblées, ces dernières, à peine de nullité, doivent être en accord avec les premières. Et rien n’interdit de créer un organe chargé de s’assurer de cette conformité. Au surplus, le système fonctionne aux États-Unis.

Les objections ne sont pas d’ordre légal, mais d’ordre politique. Pour que ce contrôle ait une signification, pour qu’il intéresse le public, pour qu’il s’impose aux Assemblées, deux conditions essentielles sont nécessaires : que la Constitution soit revêtue d’un prestige autant que possible indiscuté, que la Cour Suprême – pour employer l’expression américaine – ait une autorité reconnue par tous. Or, à l’heure présente, en France, nous n’avons pas de Constitution et celle qui sera rédigée d’ici quelques mois manquera, en tout état de cause, de la force qui s’attache aux traditions depuis longtemps respectées. Quant au pouvoir judiciaire, on sait à quel point il a été discrédité par la docilité, dont il a fait preuve à travers ces années d’épreuve. [126] Autrement dit, il est à craindre qu’une magistrature discutée ait la charge de maintenir une Constitution non encore entrée dans les mœurs.

Est-il possible de surmonter ces obstacles ? On conçoit dès l’abord un moyen d’accroître l’ascendant de la Constitution, et il a déjà été prévu : c’est l’approbation du texte, œuvre de la Constituante, par le peuple tout entier. Le referendum, organisé avec une certaine solennité, consacrerait l’acceptation, par la nation souveraine, des lois fondamentales selon lesquelles elle entend régler son existence politique.

Quant à la restauration morale de la magistrature, elle est évidemment souhaitable, mais elle exige des réformes – meilleures conditions de vie, autre mode de recrutement, coutumes politiques renouvelées – plus faciles à énumérer qu’à réaliser.

En tout cas, le fait est là : on voit mal comment on composerait une Cour Suprême si on fait appel à des fonctionnaires. Et si l’on fait appel à des hommes politiques, on voit mal comment les décisions de la Cour emporteraient ou forceraient l’assentiment des partis ou des Assemblées.

Le seul procédé susceptible d’application immédiate, celui que propose M. [Maurice] Blondel dans Politique (cahier du 15 août-15 septembre 1945) : « Le contrôle exercé, par voie d’exception, par les tribunaux ordinaires. »

De plus, les décrets et règlements sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État (attribution qui prendra une valeur plus grande encore au fur et à mesure que le champ de ces décrets et règlements s’élargira). On sera donc tenté de conclure que le contrôle des lois ne fera pas défaut. Bien au contraire, plus on introduira de novations économiques et sociales dans la Constitution, plus rapidement on s’apercevra que les lois fondamentales ne peuvent être soustraites aux changements qu’à condition d’être réduites en nombre et élevées au-dessus des controverses particulières.

À une époque où deux sur trois des grands partis font profession d’idées révolutionnaires, il serait paradoxal de prétendre attacher une importance décisive aux formules légales et aux garanties abstraites de stabilité.

 

3. Statuts des partis

 

[127] De divers côtés, on a proposé que le statut des partis fasse partie intégrante des textes constitutionnels. Par exemple, M. de Menthon écrivait récemment : « La démocratie doit exiger pour sa défense et son développement qu’un statut constitutionnel soit donné aux partis politiques ; il est élémentaire de les obliger tant à une forme démocratique qu’à une publicité et à un contrôle de leur budget, ainsi que de fixer et de faire préciser leur responsabilité propre en cas notamment de diffusion de fausses nouvelles, d’outrages ou d’agitation anti-républicaine. Pour ne rappeler qu’un exemple, il est inadmissible qu’un parti politique puisse se faire l’instrument camouflé et rétribué de compagnies d’assurances, de compagnies de chemins de fer ou de trusts étrangers du pétrole. »

On ne saurait souhaiter, plus que nous le faisons, que les partis s’organisent et se disciplinent. Mais introduire dans la Constitution les statuts des partis pose une question que nous résumerons dans les termes suivants : va-t-on « normaliser » les partis ou leur donner une leçon supplémentaire d’hypocrisie ? Un tel statut devrait consacrer l’état des choses existant. Ce n’est pas à coup de lois que l’on suscite des [128] mœurs politiques. Or les mœurs nécessaires n’existent pas et les textes, même constitutionnels, n’y changeront rien.

En effet, les indications que donne M. de Menthon vont toutes dans le même sens. Il s’agit de partis démocratiques ou, pour reprendre l’expression que nous employions plus haut, de partis conservateurs, réformistes, progressistes, socialistes, peu importe. Or, nous avons au moins un parti révolutionnaire. Celui-ci se soumettra sans difficultés à la règle de la publicité du budget (mais il conservera un budget secret), il dénoncera les partis qui se font l’instrument des compagnies d’assurances (mais lui-même est lié par une fidélité plus forte que tous les liens matériels à un gouvernement étranger). On obligera tous les partis à une forme démocratique (mais le parti communiste – et il aura parfaitement raison de son point de vue révolutionnaire – restera capable à chaque instant de passer à l’action clandestine). Parti de masses et société secrète, il ne renoncera ni à ceci ni à cela. Alors, à quoi bon légiférer dans l’abstrait ?

Il en va du statut des partis comme de la déclaration des droits. M. André Philip proclame : « Nul ne doit pouvoir être fonctionnaire, nul journal ne doit être autorisé à paraître, nul parti politique à fonctionner, s’ils ne font une déclaration d’adhésion à la déclaration des droits de l’homme ; en cas de violation, les fonctionnaires doivent pouvoir être révoqués, les journaux interdits, les partis dissous par l’organisme compétent. Les citoyens doivent avoir la liberté de tout dire, sauf qu’il faut supprimer la liberté de parole, de tout écrire, sauf qu’il faut supprimer la liberté de la presse ; les partis doivent avoir la liberté de soutenir n’importe quelle doctrine, sauf qu’il faut supprimer les partis. » Résumons d’un mot : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Mais tous les révolutionnaires sont des ennemis au moins transitoires des libertés formelles. Ou ces formulent ne signifient rien ou elles signifient la mise hors la loi de tous les révolutionnaires. Du coup les démocrates deviendraient révolutionnaires à leur tour et, contre ceux qui les menacent, ils emploieraient, eux aussi, tous les moyens, même de violence. Le raisonnement s’applique aux groupes comme aux individus. Prétendre couler tous les partis dans un moule uniforme, c’est supposer qu’ils sont tous du même type ou qu’on les réduira tous au même type. La réalité ne se plie pas à cet optimisme de commande.

La reconnaissance officielle des partis dans la Constitution aurait pour conséquence de favoriser les formations existantes, de leur donner une sorte de privilège. On invoque la nécessité de stabiliser les partis. Soit ! Mais dès maintenant ils existent et ils existent fortement. On doit se soucier de sauvegarder le droit de nouveaux groupements à naître tout autant que de renforcer la tendance des groupements anciens à persévérer dans leur être.

Quant aux lois destinées à garantir la moralité et la pureté des partis, on les approuvera sans naïveté. Qu’on se rassure : on ne trouvera trace dans les comptabilités officielles ni des subventions des compagnies d’assurances, ni des faveurs des services secrets d’ici ou d’ailleurs, ni de la générosité de tel individu ou de tel gouvernement.

 

4. Réformes de structure

 

[129] Nous n’avons pas l’intention de discuter ici de l’opportunité des réformes de structure ni même de définir ce terme ambigu. Nous nous demandons seulement s’il y a lieu d’introduire dans la Constitution telle ou telle formule relative aux réformes de structure.

Trois sortes de réformes peuvent être baptisées de structure : ou bien le transfert à l’État de la propriété et de la direction des entreprises, ou la modification de la structure interne de ces entreprises, ou enfin l’organisation d’une économie dirigée. À propos de chacune de ces réformes, on peut poser trois questions :

1o Faut-il en introduire le principe dans la Constitution ?

2o Comment définir les fonctions ou organes nouveaux de l’Exécutif que ces réformes de structure appellent logiquement ?

3o Comment réserver les droits du Parlement ?

On ne voit pas l’avantage qu’il y aurait à ériger en loi fondamentale les lois portant nationalisation de telle ou telle industrie. Tout au plus pourrait-on noter, parmi [130] les lois fondamentales, le principe qui tout à la fois justifierait et légaliserait les transferts à la nation de telle ou telle branche de l’économie. Le mise en forme serait facile. Un accord presque unanime existe sur la doctrine. Les pouvoirs publics sont responsables de la prospérité commune, le droit de propriété sur les instruments de production n’est plus absolu et sacré, il a pour condition et pour limite l’intérêt de la communauté. En théorie, on abandonne les entreprises à l’initiative privée dans les cas où l’on y voit une méthode, techniquement plus efficace, de gérer et d’accroître la richesse commune.

À partir de ces idées générales, la reprise par les pouvoirs publics de telle ou telle branche de l’industrie n’aurait besoin que d’une loi ordinaire, votée par la ou les Chambres (on pourrait même, si on le désire, ajouter une règle selon laquelle certaines nationalisations devraient être ratifiées par un referendum). En revanche, il devrait être précisé que toute nationalisation sauf au cas où les propriétaires expropriés auraient été coupables de collaboration, implique une équitable compensation. Il serait, en effet, impossible de compter sur un fonctionnement normal du secteur économique resté libre si les entrepreneurs qui se risquent à des investissements étaient menacés à chaque instant d’expropriation sans indemnité.

En revanche, il nous paraît difficile de fixer, dans une loi fondamentale, le mode d’organisation qu’il convient d’appliquer à l’industrie nationalisée. On aperçoit trois modes fondamentaux. Le premier serait celui qui est en vigueur aujourd’hui pour le service des Postes : devenu service public, un secteur industriel serait géré directement par une administration d’État sous la direction d’un ministre. Le second serait celui des offices publics ou semi-publics : le secteur ou l’entreprise nationalisée constituerait une corporation autonome, sous le contrôle de l’État, qui garderait droit de regard permanent et droit de nomination des directeurs. Le troisième, qui figure dans les programmes mais n’a encore jamais été appliqué entièrement, reviendrait à confier la gestion à des comités élus, représentant les travailleurs, les consommateurs et l’État.

Il nous paraîtrait dangereux que la Constitution voulu aller au delà des généralités. En effet, deux sortes de considérations se croisent. Pour des raisons morales, on tendra à préférer la troisième solution. Pour des raisons d’efficacité, la seconde. Les méthodes électives sont, par principe, dangereuses quand il s’agit du recrutement de chefs techniques. Une entreprise, quelle qu’elle soit et quel que soit le régime, doit avoir un directeur responsable. Les procédés démocratiques assureront-ils la promotion des plus compétents ? Les conseils auront-ils la résolution, la rigueur, faute de quoi le rendement économique, aussi indispensable en régime socialiste qu’en régime capitaliste, serait condamné à décliner ?

Nous ne songeons pas à répondre en quelques mots à de telles interrogations aussi lourdes de sens que d’incertitude. Mais le seul rappel de ces points d’interrogation devrait suffire à faire écarter les solutions idéologiques. Posons que les intéressés, producteurs et consommateurs, doivent, d’une manière ou d’une autre, avoir voix au chapitre, soit ! Mais qu’on ne prétende pas imposer une formule unique par l’intermédiaire des lois fondamentales. En chaque cas, on s’efforcera d’adapter la structure de l’entreprise nationalisée aux nécessités techniques et administratives.

[131] En revanche, il serait à la fois possible et sage de réserver, dans les lois fondamentales, les droits du Parlement. Il n’est certes pas concevable que l’Assemblées suive de jour en jour l’exploitation d’entreprises nationalisées, il serait dangereux que des interventions parlementaires pussent s’insinuer dans les rouages d’une administration qui doit garder exactitude et rigueur. Mais il serait, dans l’autre sens, tout aussi fâcheux que la fonction presque essentielle de l’État à notre époque, celle de contrôle ou de gestion économique, échappât entièrement à l’examen des représentants élus du pays.

Dès lors, il semble que la solution consisterait moins à organiser des débats publics sur la gestion des entreprises nationalisées qu’à reconnaître à des commissions, soit permanentes, soit nommées à cet effet, le droit d’enquêter sur la gestion et de faire des rapports à l’Assemblée.

Par un autre biais, d’ailleurs, le contrôle parlementaire s’exercera nécessairement. En effet, dans la mesure où l’État assumera la direction directe ou indirecte, totale ou partielle, de l’économie, il sera amené à soumettre aux Chambres, soit à l’occasion du budget, soit au début de la législature, les grandes lignes de son plan économique. Ne disons pas dogmatiquement, comme M. André Philip que le gouvernement fera connaître à l’Assemblée son plan de cinq ans dont les budgets successifs seraient l’application. Nous n’en sommes pas encore là. Nous ne disposons ni de l’appareil statistique ni des services techniques nécessaires pour diriger l’économie à la manière soviétique. Tout ce qui est actuellement en question, c’est un schéma des travaux à entreprendre au cours des prochaines années. En ce sens limité, on concevrait que chaque déclaration ministérielle, au début d’une législature, comportât une esquisse de plan sur laquelle la Chambre se prononcerait. On peut même, si l’on y tient, consacrer à l’avance cette pratique en l’inscrivant dans la Constitution.

Est-il possible d’aller plus loin et d’insérer dans la Constitution, soit les modalités essentielles de la direction économique, soit les modalités essentielles du contrôle parlementaire ? Sur la nécessité d’une réforme profonde de l’administration économique, l’accord est général. Mais la Constitution que l’on devra rédiger en quelques mois se prête-t-elle à l’étude approfondie de ces réformes ? Nous en doutons.

Quant à la sauvegarde des droits du Parlement, en régime d’économie dirigée, elle ne dépend pas du seul rappel de principes. On inscrira probablement l’obligation pour le gouvernement de faire approuver par les Assemblées le plan économique et aussi les modifications de structure ; on proclamera que le Parlement a le droit, par l’intermédiaire de commissions d’enquête, de contrôler la gestion du secteur nationalisé, de convoquer devant des commissions les directeurs des entreprises ou les fonctionnaires responsables d’une branche économique. Nul ne sait ce qu’il adviendra de ces droits, car il appartient au Parlement lui-même de les transformer en réalité. Rien n’est donné à l’avance, même par une Constitution. Le rôle du Parlement, dans une démocratie socialisante, sera à la mesure des capacités dont il fera preuve.

La vitalité des institutions n’est pas déterminée par les textes constitutionnels ; finalement, ce sont les hommes qui décident.

Le Parlement tenait la première place dans la IIIe République. Selon la théorie, était loi tout ce que, par l’intermédiaire des Assemblées élues, le souverain décidait, [132] fût-ce sur un sujet strictement particulier. À partir de ce principe, le Parlement s’était peu à peu arrogé, plus encore que la quasi-exclusivité de la fonction législative, une autorité de fait sur les gouvernements. La crise de 1877, la démission de Mac-Mahon et la présidence de Jules Ferry avaient abouti à enlever au Président de la République tout moyen d’action efficace. On ne fit plus usage du droit de dissolution, le droit d’adresser un message aux Chambres tomba en désuétude. L’obligation du contre-seing ministériel soumettait indirectement l’hôte de l’Élysée au contrôle parlementaire. Le titulaire de la première charge de l’État conservait une influence morale, variable selon la personnalité du titulaire. Enfin la désignation du Président du Conseil offrait une possibilité d’influence qu’un politicien subtil et patient comme M. Doumergue sut exploiter à plein.

D’autre part, à partir du septennat de Jules Grévy, s’établit la coutume que le Parlement fait et défait les ministères. Le chef du gouvernement n’est pas nécessairement le chef du parti ou du groupe le plus nombreux. Les Cabinets sont vraiment des combinaisons ministérielles, c’est-à-dire moins des coalitions entre partis que des alliances temporaires entre des personnalités dont aucune n’est assurée du nombre de voix qu’elle représente. Par leur composition même, de tels ministères sont fragiles, souvent minés par des oppositions internes, toujours inquiets d’une majorité toujours mal assurée. Comment imposeraient-ils leur ascendant à des Assemblées où les successeurs guettent leur heure ? Quant au pays, consulté tous les quatre ans, il exprime ses préférences idéologiques et coutumières plutôt que son opinion sur les problèmes actuels.

Il y eut au début du siècle une période de relative stabilité. Entre 1900 et 1910, les ministères durèrent en moyenne plus de deux ans, grâce à l’apparition de partis mieux organisés, à l’alliance quasi permanente entre les gauches et au rôle de quelques hommes de premier plan. Le système était intermédiaire entre la démocratie de personnalités et celle de partis : elle cumulait plutôt les avantages que les inconvénients des deux systèmes.

Entre les deux guerres, l’évolution allait manifestement dans le sens du deuxième système. À chaque élection, on assistait à la victoire, soit du Bloc National (ou union des modérés), soit du cartel des gauches ou Front Populaire. Mais l’inefficacité gouvernementale ou administrative et les contradictions politiques et économiques entrainaient l’échec des uns et des autres. En 1924, en 1932, en 1936, on se rapprochait en apparence de la pratique britannique : le chef du parti vainqueur aux élections prenait le pouvoir. Mais il en résultait une instabilité accrue du fait que la majorité électorale se révélait chaque fois incapable de prolonger en majorité gouvernementale. Enfin, au cours des dernières années, incapable de s’accorder, incapable de mener à bien son travail, le Parlement recourait régulièrement à la pratique honnie des décrets-lois.

Nos réflexions sur la Constitution future sont suggérées par cette récente expérience et cette déjà longue évolution. Elles tendent au fond à normaliser la pratique qui s’était imposée d’elle-même. Le gouvernement gouverne, il légifère en collaboration avec le Parlement, qui renonce à diriger et à administrer et se contente de contrôler, comme l’a toujours fait le Parlement britannique, initiateur et modèle de tous [133] les Parlements. Nous avons tâché d’esquisser les règles constitutionnelles qui donneraient, nous semble-t-il, les meilleures chances à une démocratie de partis, sans oublier que, dans un régime de cet ordre, les institutions importent moins que les hommes, les lois que les partis, les principes que les états d’esprit.

La Constitution la plus savante et la plus sage ne donnera pas la vie à la IVe République si les Français approfondissent leurs différences et méconnaissent les impératifs inexorables de la reconstruction.

 

http://juspoliticum.com/article/A-propos-de-la-Constitution-de-la-IVe-Republique-1305.html

Pour citer cet article :
Raymond Aron «À propos de la Constitution de la IVe République », Jus Politicum, n° 23 [https://juspoliticum.com/article/A-propos-de-la-Constitution-de-la-IVe-Republique-1305.html]