La réglementation financière de la vie politique a longtemps été lacunaire et marquée par une forme d’« icarisation » (du nom du mythe antique) : elle était d’autant moins précise que les fonctions publiques concernées étaient importantes. À partir des années 1980, deux mouvements convergents ont contribué au développement d’une réglementation spécifique : une aspiration à l’égalité, visant à aligner la condition matérielle des responsables politiques sur le droit commun et une exigence d’exemplarité, aboutissant, au contraire, à les soumettre à des règles plus strictes. Ces nouvelles règles ont rétabli des contre-pouvoirs dans un domaine (la dimension financière de la vie politique) qui en était dépourvu, aboutissant à créer une « configuration locale de la séparation des pouvoirs ».

In France, the financial regulation of political life has long been incomplete and marked by a form of "icarization" (in reference to the ancient myth): it was less precise for more important public functions. From the 1980s, two converging movements contributed to the development of specific regulations: an aspiration for equality, aiming to align the material condition of political leaders with ordinary law and a demand for exemplarity, leading, on the contrary, to subject them to more stringent rules. These new rules re-established checks and balances in an area (the financial dimension of political life) which lacked them, leading to the creation of a "local configuration of the separation of powers".

G

uy Carcassonne publiait en 1994, dans la revue Pouvoirs, un article consacré aux rapports entre l’argent et la politique et, plus précisément, à la réglementation progressive de l’argent de la politique. Il était intitulé : « Du non-droit au droit[1] ». Guy Carcassonne y soutenait la thèse selon laquelle après des dizaines d’années durant lesquelles la République avait « jeté un voile pudibond sur des pratiques qu’elle a voulu ignorer, faute de savoir les supprimer[2] », les lois intervenues à la fin des années 1980 et au début des années 1990 marquaient un tournant et que, enfin, le « droit financier [était] entré sur le chemin de la rigueur[3] ». On peut effectivement affirmer, avec Guy Carcassonne, que ces lois successives, adoptées sous la pression de l’opinion, marquent une inflexion, à l’échelle de la Ve République, quant aux relations entre l’argent et la politique : pour la première fois, les dépenses de campagne sont réglementées et encadrées, la participation financière des personnes morales est interdite, le financement public des partis politiques est créé. Si l’on devait désigner un point de bascule dans la régulation des relations entre l’argent et la politique en France au xxe siècle, cette période serait toute désignée.

De manière générale, on peut distinguer trois types de relations entre l’argent et un régime politique particulier – en l’occurrence, celui de la Cinquième République. Les deux premiers sont certainement les plus structurants, mais ils excèdent le champ de la présente contribution. Il s’agit d’abord de l’ensemble des enjeux qui concernent les finances et les comptes publics. Quand on sait le poids de la dépense publique dans le fonctionnement de l’économie française, on ne peut que constater l’importance des règles afférentes à la définition et à l’engagement de ces dépenses. Le second enjeu, tout aussi essentiel si ce n’est davantage, tient à la manière dont un régime politique régit et règlemente (ou s’en abstient) l’économie et le fonctionnement du marché, ainsi que la propriété des moyens de production. Il concerne, en quelque sorte, les relations du politique, et en particulier de la démocratie, à l’argent privé[4]. La notion de « constitution économique » a pu être utilisée pour englober ces deux dimensions essentielles des démocraties contemporaines[5].

La dernière dimension concerne le financement de la vie politique, cette dernière étant conçue sous le double aspect de la conquête et de l’exercice du pouvoir politique[6]. On peut y distinguer trois grands enjeux. Le premier se rapporte aux moyens financiers des institutions politiques, et en particulier de la présidence de la République, des ministères, du Parlement ainsi que les moyens mis à la disposition des élus dans les collectivités territoriales. Ces moyens financiers liés à l’exercice du pouvoir politique regroupent notamment la dotation budgétaire de ces institutions ou la rémunération dont bénéficient les titulaires des fonctions concernées. Un deuxième ensemble d’enjeux et de règles concerne le financement de la conquête du pouvoir, à savoir le financement des partis politiques et des campagnes électorales. Enfin, cette typologie ne serait pas complète si elle ne prenait pas en compte « l’argent caché » de la politique, pour reprendre une expression mise à l’honneur par Jean-Noël Jeanneney puis par René Dosière[7]. Il s’agit de toutes les formes de corruption, de trafic d’influence ou de favoritisme, bref, des « déviances » de la vie politique qui permettent de détourner les institutions publiques de leur finalité d’intérêt général ou de contourner les règles de financement de la vie politique.

Pendant longtemps, ces trois domaines sont demeurés en dehors du droit (et de l’analyse juridique), en dépit de leur caractère essentiel relativement au fonctionnement des institutions républicaines[8]. Toutefois, en écho aux analyses de Guy Carcassonne, on assiste, depuis quelques décennies, à un mouvement de juridicisation de ces matières, avec l’intervention de lois successives, mais aussi avec l’émergence d’une jurisprudence de plus en plus précise, qui donne force aux règles ainsi élaborées. Même si, avec le recul, l’optimisme de Guy Carcassonne est à relativiser quant à l’assainissement définitif des relations entre l’argent et la politique, ce mouvement du non-droit au droit constitue une tendance de fond qui se manifeste par des règles de financement de la vie politique de plus en plus précises, des contrôles de plus en plus stricts et une transparence des institutions publiques de plus en plus forte. Sous l’aspect uniforme de cette évolution, il nous semble que deux tendances distinctes se superposent. D’une part, une aspiration à l’égalité, qui incite à appliquer aux responsables politiques[9] les mêmes règles que celles qui s’appliquent aux citoyens dans leur ensemble, ce qui aboutit à atténuer ou à supprimer les règles dérogatoires, de plus en plus perçues comme des « privilèges » (I). D’autre part, une logique d’exemplarité, qui prolonge l’aspiration à l’égalité tout en l’inversant : il ne s’agit plus d’appliquer le droit commun, en matière financière, aux responsables politiques, mais de les soumettre à des règles dérogatoires, plus exigeantes, afin de s’assurer de leur probité et de leur désintéressement, ce qui n’est pas sans conséquence sur l’équilibre des pouvoirs (II).

 

I. Du non-droit au droit commun : l’aspiration à l’égalité

 

Le non-droit qui caractérisait le financement de la vie politique résultait principalement de raisons structurelles tenant notamment au caractère autorégulé de ce domaine (A). Ce n’est que sous la pression de facteurs externes, en particulier celle de l’opinion publique, qu’un droit financier de la vie politique a pu être élaboré (B).

 

A. Les raisons structurelles du non-droit

 

Force est de constater la quasi-absence, dans la Constitution de la Ve République, de dispositions portant sur le rôle de l’argent en politique (dans ses trois dimensions précédemment évoquées). On peut relever les règles relatives aux activités incompatibles avec des fonctions ministérielles (art. 23[10]) et le renvoi à la loi organique pour définir l’indemnité, les inéligibilités et les incompatibilités applicables aux parlementaires (art. 25[11]). Un silence est particulièrement notable : celui qui concerne le Président de la République. Alors qu’il concentre de nombreux pouvoirs, son statut financier et matériel est totalement absent de la Constitution. Par comparaison, la Constitution américaine prévoit que le Président reçoit une indemnité dont le montant ne peut pas varier pendant son mandat et lui interdit de percevoir toute autre rémunération publique[12]. La Loi fondamentale allemande dispose quant à elle que

Autre sujet absent de la Constitution, le financement des partis politiques, l’article 4 se contentant d’affirmer le principe de liberté de leur formation et de leur fonctionnement. Plus exigeante, la Loi fondamentale allemande prévoit que les partis « doivent rendre compte publiquement de la provenance et de l’emploi de leurs ressources ainsi que de leurs biens[14]. »

En l’absence quasi complète de règles constitutionnelles, l’autorégulation a prévalu en France. En effet, le droit de la vie politique est particulier, en tant qu’il concerne la conquête et l’exercice du pouvoir. Dans sa dimension matérielle, il porte sur des règles qui sont spécifiques aux responsables politiques, que ce soit avant l’exercice de fonctions politiques (par exemple au sein des partis politiques ou durant les campagnes électorales) ou pendant ces dernières. Il existe donc une forme d’autorégulation en matière de droit financier de la vie politique : les intéressés élaborent les règles qui les concernent eux-mêmes. Ils définissent les moyens financiers de leur propre activité. Or, en l’absence de garde-fous constitutionnels, la tentation est forte de ne pas réglementer ou de réglementer a minima[15].

Cette autorégulation n’a pas été dissuadée, au contraire, par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, ce dernier a donné une dimension autonomiste au principe de séparation des pouvoirs dans le domaine financier. Ce principe est interprété comme garantissant une autonomie totale aux pouvoirs publics constitutionnels pour organiser leur fonctionnement interne dans le domaine financier, sauf disposition contraire explicite[16]. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel a par exemple censuré la loi établissant la rémunération du Président de la République et des membres du Gouvernement comme contraire à la séparation des pouvoirs, renvoyant la détermination de ces rémunérations au pouvoir réglementaire, et renforçant ainsi le caractère autorégulé du droit financier de la vie politique[17]. De même, il a censuré, sur le fondement de la séparation des pouvoirs, la possibilité pour la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) de contrôler les déclarations d’intérêts et d’activités des membres du Parlement, renvoyant ce contrôle à chacune des deux chambres[18].

Cette quasi-absence de dispositions constitutionnelles concernant le droit financier de la vie politique, qui a induit un phénomène d’autorégulation, s’est couplé à une logique institutionnelle présidentialiste aboutissant à accentuer le non-droit à mesure que la proximité avec le pouvoir politique se faisait plus forte. Il s’agit là de ce que l’on pourrait nommer un phénomène d’« icarisation du droit » : comme le fils de Dédale avait vu la cire qui arrimait ses ailes fondre à mesure qu’il se rapprochait du soleil, de même, la proximité du pouvoir politique semblait faire disparaître toute règle en matière de financement politique. On en donnera deux exemples parmi de nombreux autres.

Celui de la rémunération des responsables politiques est assez éloquent : les règles ont longtemps été d’autant plus importantes qu’elles concernaient des responsables politiques exerçant des fonctions de moindre importance. Ainsi, s’agissant des élus locaux, les plafonds de rémunération sont déterminés par la loi et chaque collectivité doit adopter une délibération publique annuelle qui en récapitule publiquement l’intégralité[19]. Pour les parlementaires, le principe et les contours de l’indemnité ressortissent constitutionnellement de la loi organique, mais elle est indexée sur celle des conseillers d’État, ce qui la rend plus difficilement connaissable. Par ailleurs, des éléments indemnitaires non publics ont longtemps été prévus (sous forme d’indemnité pour frais de mandat), sans que les actes institutifs soient publiés ni ne figurent dans la loi organique[20]. S’agissant des membres du gouvernement, on sait que leur rémunération était, avant 2002, substantiellement assurée par le recours aux fonds spéciaux, en liquide et donc non soumise à l’impôt pour cette dernière part[21]. Pour ce qui est du Président de la République, aucun texte ne déterminait le montant de sa rémunération et René Dosière a narré les difficultés qu’il a eues pour avoir connaissance de ce dernier[22].

Un second exemple d’« icarisation du droit » peut être trouvé en matière de financements électoraux. On sait que l’élection présidentielle mobilise des moyens financiers importants et qu’elle a donné lieu à plusieurs reprises à des détournements de la législation sur le financement électoral, notamment en 1995 et en 2012[23]. Dans un premier temps, les entorses à cette législation n’ont pas été sanctionnées pour l’élection présidentielle, contrairement à la pratique du juge dans l’ensemble des autres élections[24]. De même, le Président de la République élu est le seul à ne pas encourir d’inéligibilité en cas de non-respect des règles de financement de sa campagne électorale. L’irresponsabilité constitutionnelle du chef de l’État motive par ailleurs qu’il soit délié de toutes les obligations de transparence, notamment celles qui concernent le registre des représentants d’intérêts, la vérification de sa situation fiscale, le contrôle de ses instruments financiers ou le contrôle de l’exhaustivité de ses déclarations de situation patrimoniale et d’intérêts, toutes obligations qui s’imposent pourtant à ses ministres. De ce point de vue, le droit financier de la vie politique s’est coulé dans l’esprit de la Cinquième République : le Président de la République est le point de fuite des institutions, vers lequel tout converge, mais sans jamais apparaître en tant que tel du point de vue de la responsabilité.

Ainsi, l’autorégulation couplée à la logique institutionnelle de la Cinquième République ont engendré une forme de non-droit, caractérisé à la fois par l’absence de règles et par l’absence de publicité des règles existantes[25] en matière de régulation financière de la vie politique. Ce non-droit a été tendanciellement d’autant plus prégnant que les fonctions politiques concernées étaient plus éminentes.

 

B. La difficile émergence du droit financier de la vie politique

 

Dans ce contexte, les incitations à réguler la dimension financière de la vie politique ont été particulièrement faibles. C’est essentiellement par le scandale que le droit financier de la vie politique a été élaboré et s’est progressivement affirmé.

 

La création du droit par le scandale

L’étude de la législation sur le financement de la vie politique montre que, « depuis le début des années 1950, [cette question] n’est guère parvenue à s’inscrire sur l’agenda des pouvoirs publics[26] ». Ainsi que l’écrivait une commission d’enquête parlementaire, dans les années 1990, les

On chercherait par ailleurs en vain, dans les manuels de droit de l’époque, des développements sur les aspects financiers de la vie politique, à l’exception de quelques considérations sur le statut matériel des principaux responsables publics. Ainsi que l’écrit Éric Phélippeau,

Avant les années 1980, les juges non plus ne s’intéressaient guère au financement des activités politiques. Une certaine culture de déférence à l’égard des autorités politiques les conduisait à anticiper les refus qui auraient été ceux de leur hiérarchie d’appuyer des interventions dans le secteur sensible du financement de la vie politique[29]. En la matière, un basculement progressif s’est produit à la fin des années 1980 et au début des années 1990, sous l’effet d’abord de l’action de quelques juges qui ont testé les limites des actes de procédure admissibles à l’égard du monde politique. L’un des déclencheurs de ce mouvement réside dans la loi d’amnistie votée en janvier 1990[30], qui a entraîné l’arrêt des poursuites contre Christian Nucci devant la Haute Cour de justice ainsi que des mouvements de protestation dans le monde judiciaire contre une loi perçue comme une entorse au principe d’égalité. Au début de l’année 1991, le juge Jean-Pierre perquisitionnait les locaux d’Urba. Dans le cadre de la même affaire, Renaud Van Ruymbeke perquisitionnera les locaux du parti socialiste en 1992. Leurs procédures, de même que des procédures analogues, étaient validées par les juridictions supérieures. En quelques années, « la frontière du faisable » se déplaçait et les juges n’hésitaient plus à enquêter sur les affaires politico-financières. Dans le même temps, les responsables politiques renonçaient à intervenir dans le déroulement de ces enquêtes, ce qui aurait désormais été contreproductif[31]. Se produisit ainsi en quelques années un basculement dans les rapports entre pouvoirs publics, au profit des magistrats et au détriment de l’autorégulation politique, qui est d’autant plus intéressant qu’il précède (et entraîne) des évolutions législatives et constitutionnelles et qu’il fait intervenir non pas un mais de multiples acteurs, sans coordination véritable, en la personne de juges d’instructions et de procureurs, sans qu’aucun d’eux n’ait pris à un moment donné une décision interprétative des textes ou décidé unilatéralement du droit applicable. En ce sens, ce moment de bascule porte la marque d’un droit collectivement politique, de réinterprétation continuée des actes admissibles pour le contrôle judiciaire des financements politiques.

En conséquence, à partir de la fin des années 1980, les lois n’ont cessé de s’enchaîner, à la suite des scandales politico-financiers. On peut ainsi affirmer que le droit de la vie politique, et en particulier le droit financier de la vie politique est un « droit du scandale » : c’est sous la pression de l’opinion que les lois vont se succéder, pratiquement sans discontinuer et indépendamment de la majorité politique au pouvoir[32]. De même, dans cette période, les groupes de travail se sont multipliés, à l’initiative des responsables politiques, pour répondre à la succession des « affaires[33] ». Plus récemment, il n’est pas utile de rappeler le lien direct entre l’affaire Cahuzac et les lois du 11 octobre 2013 pour la transparence de la vie publique, d’une part et, d’autre part, entre l’affaire Fillon et les lois du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique. C’est donc presque systématiquement sous la pression de la justice, des médias et de l’opinion, et dans l’urgence, que les liens entre l’argent et la politique ont été envisagés d’un point de vue normatif.

L’aspiration générale qui prévaut alors, et qui a déjà été largement étudiée, est celle de l’application du droit commun aux responsables politiques, avec l’idée que ces derniers sont des justiciables comme les autres, passibles des mêmes actes de procédure et des mêmes sanctions. Ainsi que l’exprimait un juge d’instruction des années 1990, « on applique [aux hommes politiques] la loi ordinaire, et c’est ça qui hérisse actuellement nos politiques, c’est qu’ils se voient ravalés au rang de citoyen ordinaire[34] ». La création de la Cour de justice de la République, en 1993, répondait à cette préoccupation « d’éliminer tout vestige de justice politique dans l’organisation de cette institution et au souhait de soumettre les ministres accusés au droit pénal et à la procédure pénale de droit commun[35] », préoccupation qui a également motivé, la même année, la suppression du privilège de juridiction pour les élus locaux mis en cause dans une affaire pénale. Ce rapprochement de la condition de l’homme politique de celle du citoyen ordinaire est un mouvement de fond, qui vaut aussi bien pour la justice pénale que pour la condition financière des personnalités politiques, avec, par exemple, l’alignement récent des conditions de retraite et de chômage des députés sur le droit commun[36], ou pour le statut financier des institutions politiques, l’Élysée s’étant par exemple doté, dans les années 2000, d’un budget intégrant toutes les dépenses afférentes à son fonctionnement[37], à l’image d’une administration classique.

 

Une effectivité croissante du droit financier de la vie politique

Si l’on excepte les infractions relatives à la probité publique, qui existent pour certaines depuis longtemps[38], les lois du 11 mars 1988 marquent un tournant dans l’appréhension, par le droit, du financement de la vie politique. Intitulées lois « relatives à la transparence financière de la vie politique[39] », elles posent les premières pierres de ce nouveau pan du droit. Elles comprennent en effet les premières règles relatives à la déclaration de patrimoine des plus hauts responsables politiques, le plafonnement du financement des dépenses électorales et des dons pouvant être consentis aux candidats et l’obligation de tenir un compte de campagne. Elles créent également une commission composée de hauts magistrats chargée de recueillir les déclarations de situation patrimoniale et de contrôler l’absence de variation inexpliquée du patrimoine au cours des fonctions. Par ailleurs, elles déterminent de premières règles financières applicables aux partis politiques (notamment l’obligation de certification de leurs comptes par des commissaires aux comptes et de publication de ces derniers) et créent un financement public à destination des partis. Il s’agit donc de changements très substantiels, motivés par la volonté d’assainir le financement de la vie politique.

Toutefois, bien qu’ambitieuses en apparence, ces lois n’étaient que faiblement effectives. D’une part, parce que les institutions chargées de les faire appliquer étaient elles-mêmes des institutions politiques (tels que les bureaux des assemblées parlementaires pour les comptes de campagne des candidats aux élections législatives) ou parce qu’elles étaient dépourvues de moyens d’investigation, devant se contenter d’un examen formel. D’autre part, parce que les sanctions encourues étaient faibles. En particulier, l’application du droit pénal n’était pas envisagée, ce qui interdisait aux juges de pouvoir mobiliser leurs moyens d’investigation pour enquêter sur d’éventuelles entorses à ces nouvelles règles[40]. On a ainsi pu parler de « loopholisation », terme destiné à désigner « cette aptitude politique consistant à laisser volontairement prospérer des trous, des manques ou des lacunes dans le contenu de la nouvelle législation[41] ». Certaines des lois ultérieures se sont évertuées à rendre les règles ainsi adoptées plus effectives. En particulier, des infractions pénales ont été créées, sous la pression des scandales, pour sanctionner les manquements. Elles ont, ces dernières années, donné lieu à plusieurs condamnations dont celle d’anciens membres du gouvernement[42].

Autre condition de l’effectivité des normes ainsi élaborées, le fait que leur mise en œuvre soit confiée à des instances extérieures au champ politique. Ainsi, plusieurs instances ont été créées, avec le statut d’autorités administratives indépendantes. Il s’agit principalement de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP)[43], compétente en matière de contrôle des comptes de campagne et de financement des partis politiques, et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)[44], qui réceptionne, contrôle et publie les déclarations de patrimoine et d’intérêts des hauts responsables publics, s’assure de l’absence de conflit d’intérêts et gère le répertoire des représentants d’intérêts. Ces deux instances sont des autorités administratives indépendantes, qui administrent donc librement leur budget et recrutent leur personnel. Elles sont principalement composées de magistrats, ce qui constitue une garantie supplémentaire d’indépendance.

L’affirmation du droit financier de la vie politique résulte donc d’une succession de scandales, qui ont conduit à soumettre progressivement le financement de la vie politique à un droit effectif.

 

II. Du droit commun au droit spécial : la logique d’exemplarité

 

À cette aspiration à l’égalité s’est combinée une logique d’exemplarité qui fait peser des contraintes et des contrôles renforcés sur les responsables politiques (A), dynamique qui n’est pas sans conséquence sur l’équilibre constitutionnel des pouvoirs (B).

 

A. La constitution progressive d’un droit dérogatoire de l’exemplarité

 

Dans la construction du droit financier de la vie politique, un second mouvement s’est combiné avec l’aspiration à l’égalité. Il s’agit de la logique d’exemplarité. Ces deux mouvements peuvent être confondus, car ils s’incarnent, en apparence, dans le même type de normes, à savoir des règles, des contrôles et des sanctions renforcés pour les responsables politiques. Toutefois, sous les apparences d’une unique tendance, les deux mouvements sont conceptuellement différents : alors que le premier – l’aspiration à l’égalité – vise à aligner les règles concernant les personnalités, les activités et les institutions politiques sur le droit commun, le second – la logique d’exemplarité – les en distingue au contraire, en les astreignant à respecter des règles renforcées et donc dérogatoires au droit commun. On peut en effet définir l’exemplarité, d’un point de vue juridique, comme le fait d’astreindre les responsables politiques, et par extension les institutions politiques, à des règles de contrôle renforcées par rapport au droit commun. D’un côté, on souhaite faire des responsables politiques des citoyens comme les autres, de l’autre, on entend les surveiller de manière toute particulière. Ainsi, l’alignement précédemment évoqué des conditions de retraite et de fin de fonction des députés sur le régime général de l’assurance retraite et sur l’assurance chômage relève de la dynamique d’égalité. À l’inverse, le doublement de la durée de la peine complémentaire d’inéligibilité pour les délits commis par les membres du gouvernement et par les élus est caractéristique de la logique d’exemplarité[45].

Les règles d’exemplarité consistent donc en des contraintes spécifiques aux responsables politiques. Elles visent à faire en sorte, autant que faire se peut, que ces derniers poursuivent l’intérêt général et non pas leur intérêt particulier. Ces règles sont susceptibles de créer des sujétions exorbitantes pour les responsables politiques, en contrepartie des prérogatives publiques qu’ils exercent. Leurs droits et libertés peuvent s’en trouver pour partie, et temporairement, amputés. En effet, les règles d’exemplarité peuvent concerner aussi bien le comportement dans les fonctions publiques (assiduité, impartialité, désintéressement, etc.) que leur comportement privé (par exemple le fait de s’acquitter régulièrement de ses impôts).

Les règles d’exemplarité étaient très largement absentes de la tradition constitutionnelle française. Un travail spécifique devrait être entrepris pour les recenser avec précision. Mais, de manière rapide, on peut affirmer que les responsables politiques bénéficiaient davantage de protections spécifiques (inviolabilité et irresponsabilité pénale pour les parlementaires ; immunité juridictionnelle totale pour le Président de la République ; privilège de juridiction et filtrage des recours pour les membres du gouvernement, etc.) que de contraintes particulières au titre de leurs fonctions. Si l’on faisait par exemple le décompte des contraintes et des protections dans la Constitution de la Cinquième République, les secondes l’emporteraient très largement sur les premières.

Or, à la suite des lois du 11 mars 1988, des règles d’exemplarité en nombre croissant ont été adoptées. Elles concernent désormais la très grande majorité des responsables politiques. Il n’est pas possible de les recenser ici de manière exhaustive[46]. Pour prendre uniquement l’exemple des membres du gouvernement, ces derniers font systématiquement l’objet d’une vérification de leur situation fiscale à leur entrée en fonction[47], ils doivent rendre publique l’intégralité de leur patrimoine et de leurs intérêts, y compris la profession de leur conjoint ou leurs anciennes activités professionnelles[48] et leurs instruments financiers sont placés sous mandat de gestion sans droit de regard pendant leurs fonctions[49]. Sur le fondement de l’article 23 de la Constitution, ils ne peuvent en outre pas exercer d’activité professionnelle pendant ces dernières. À l’issue de l’exercice de ces fonctions, leur patrimoine est à nouveau rendu public et ils doivent, pendant une durée de trois ans, demander l’avis préalable de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique avant de reprendre une activité professionnelle[50].

Ce sont ainsi le droit au respect de la vie privée, la liberté d’entreprendre, voire la liberté du commerce et de l’industrie de certains responsables politiques qui sont restreints. Pour juger de la proportionnalité de ces restrictions, le Conseil constitutionnel[51], dans son raisonnement, prend en compte l’importance des fonctions des personnes auxquelles ces contraintes sont appliquées. Ainsi, une règle sera considérée comme proportionnée pour les ministres quand elle pourra ne pas l’être pour les élus municipaux. La publicité de déclarations de patrimoine et d’intérêts en constitue un exemple typique. Pour les ministres, elle est justifiée du fait de « la situation particulière des membres du Gouvernement et […] [de] leur pouvoir, notamment dans l’exercice du pouvoir réglementaire et dans la détermination et la conduite de la politique de la Nation[52] ». Tel n’est pas le cas en revanche pour les élus locaux. Si la publicité de leurs déclarations d’intérêts est justifiée par le fait que ce sont des « personnes élues », celle de leurs déclarations de situation patrimoniale est disproportionnée[53]. Pour les membres de cabinets et les directeurs d’administration centrale, toute publicité est disproportionnée, s’agissant de « personnes qui n’exercent pas de fonctions électives ou ministérielles mais des responsabilités de nature administrative[54] ». Le législateur comme le Conseil constitutionnel ont donc créé une réelle logique d’exemplarité, en proportionnant les obligations spécifiques (et les restrictions de liberté corrélatives) à l’importance des fonctions exercées : plus ces dernières sont importantes, plus leurs détenteurs sont surveillés et plus les règles qui s’appliquent à eux sont susceptibles de restreindre leurs libertés[55].

Des règles d’exemplarité ont ainsi été progressivement élaborées, depuis une trentaine d’années, qui astreignent les responsables publics à des contraintes particulières. Beaucoup visent à prévenir un détournement de leurs fonctions dans leur intérêt personnel. Ces règles d’exemplarité sont souvent différenciées en fonction des responsabilités publiques exercées. Beaucoup, notamment en matière de droit financier de la vie politique, concernent toutefois, de manière transversale et relativement uniforme tous les plus importants responsables politiques (membres du gouvernement, parlementaires, principaux élus locaux et même collaborateurs politiques de ces derniers). Si des spécificités subsistent, il n’en existe pas moins un corps de principes applicable à l’ensemble des plus importants responsables politiques, qui contribue à en unifier une partie du statut juridique. La déclaration des intérêts et du patrimoine, en début et en fin de fonctions pour ce dernier, le contrôle de l’absence d’enrichissement inexpliqué pendant le mandat ou les fonctions publiques, la prévention des conflits d’intérêts ou la publication des interactions avec les représentants d’intérêts constituent des exemples de cette ossature commune de l’exemplarité[56].

S’est ainsi créé un droit commun de l’exemplarité publique, c’est-à-dire un ensemble de règles transversales, applicables aux titulaires de différentes fonctions politiques, ce qui n’est pas sans conséquence sur les règles constitutionnelles de répartition des pouvoirs.

 

B. L’exemplarité et la séparation des pouvoirs

 

Si l’on prend un peu de recul sur le droit spécial ainsi créé en matière de financement de la vie politique, deux caractéristiques apparaissent : non seulement ce droit interfère avec les règles constitutionnelles de séparation des pouvoirs, mais il contribue surtout à en accroître la portée, en créant une configuration locale de la séparation des pouvoirs.

 

Les interférences entre le droit financier de la vie politique et les règles constitutionnelles de répartition des pouvoirs

La régulation juridique de la vie politique n’est pas uniquement un droit sectoriel : elle a également un impact sur l’équilibre des pouvoirs. Un exemple classique de cette interférence réside dans l’émergence de la « jurisprudence Bérégovoy-Balladur », consistant, pour le Président de la République et le Premier ministre, à ne pas conserver au Gouvernement un ministre mis en examen[57]. Cette doctrine, qui est consécutive à l’entrée des juges judiciaires dans le contrôle du financement de la vie politique à l’occasion des affaires dites « politico-financières », limite de facto la prérogative constitutionnelle du Président de la République et du Premier ministre dans la désignation des membres du gouvernement. D’autres exemples peuvent être donnés de ce type d’interférences, dont celui de la vérification de la situation fiscale des membres du gouvernement.

En effet, les ministres faisaient traditionnellement l’objet d’une vérification dite « républicaine » de leur situation fiscale à leur entrée au gouvernement. Cette dernière était conduite par l’administration fiscale, qui en rendait compte au ministre du Budget[58]. Cette solution était conforme à l’art. 20, al. 2 de la Constitution qui prévoit que « [le Gouvernement] dispose de l’administration ». Or, il est évident que la matière en cause – le contrôle de la situation fiscale des membres du gouvernement – plaçait le ministre du Budget dans la position d’être à la fois le contrôleur et le contrôlé. Telle était précisément la question soulevée par l’affaire Cahuzac. En effet, en tant que ministre du Budget, ce dernier avait autorité sur les services chargés d’enquêter sur la régularité de sa propre situation fiscale. En conséquence, quand il a eu connaissance de cette situation, le Directeur général des finances publiques a dû prendre l’initiative de proposer à l’intéressé de se déporter de ce dossier, « afin de pouvoir travailler dans des conditions incontestables. Une administration est au service de l’État et non de personnalités politiques[59]. » Plus largement, la situation d’un ministre ayant la direction du contrôle fiscal de ses collègues ministres n’était guère plus satisfaisante.

Pour faire face à cette difficulté structurelle, la loi no 2013-907 du 11 octobre 2013 prévoit que « cette procédure [de vérification fiscale] est placée sous le contrôle de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique[60] », qui est une autorité administrative indépendante. Le décret d’application dispose expressément que « le directeur général des finances publiques rend compte à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique des constats réalisés et, le cas échéant, de la nécessité de poursuivre les investigations ou de l’engagement des procédures[61] ». S’il est dans la nature de ces autorités de ne pas être à la disposition du gouvernement[62], la soustraction d’une administration centrale, pour certaines de ses missions, à l’autorité du Gouvernement est à notre connaissance inédite[63]. Elle constitue incontestablement une entorse à l’article 20 de la Constitution. En effet, l’administration fiscale n’est, dans ce cas précis, plus à la disposition du gouvernement, mais à celle d’une autorité administrative indépendante.

Les mesures visant à renforcer la transparence et la probité publiques sont donc susceptibles de perturber la mise en œuvre des règles constitutionnelles de répartition des pouvoirs. Surtout, elles contribuent à la création de nouvelles formes de séparation des pouvoirs.

 

Une configuration locale de la séparation des pouvoirs

Nous avons vu précédemment les raisons pour lesquelles la dimension financière de la vie politique[64] avait longtemps et structurellement été dépourvue d’encadrement. Dans ce domaine, le contrôle du Parlement sur le Gouvernement se révèle en effet peu efficace du fait de la solidarité majoritaire, de même que celui des oppositions sur la majorité, des intérêts communs pouvant entraîner la formation d’un « cartel du silence des partis établis[65] ». Par ailleurs, l’interprétation de la portée du principe de séparation des pouvoirs par le Conseil constitutionnel a accentué l’autorégulation financière de ces institutions politiques.

Dès lors, les anomalies et les novations constitutionnelles précédemment décrites induites par l’émergence du droit financier de la vie politique peuvent être interprétées comme une forme de configuration locale de la séparation des pouvoirs. Cette notion vise à désigner les mécanismes de pouvoirs et de contre-pouvoirs instaurés dans un domaine particulier, d’où ils seraient sinon absents ou dans lequel ils seraient en tout état de cause moins efficaces. Il ne s’agit pas de redéfinir globalement la répartition des compétences entre organes constitutionnels, mais d’introduire de nouvelles régulations, spécifiques à un domaine, afin de mettre fin à l’autorégulation en instaurant des contre-pouvoirs. Parfois, ces configurations locales, qui visent à instaurer des formes de contrôle, supposent de déroger partiellement et localement aux règles plus générales de répartition des compétences. Un exemple de ce cas de figure peut être perçu dans la demande adressée à la Cour des comptes, par la Présidence de la République, de contrôler sa gestion[66]. Cette pratique pourrait être considérée comme contraire à la Constitution, telle qu’interprétée par le Conseil constitutionnel, en tant qu’elle comporte une entorse à l’autonomie budgétaire de la Présidence. Elle n’en constitue pas moins une forme de contrôle nouveau. La même analyse pourrait être faite s’agissant de la vérification de la situation fiscale des membres du gouvernement. Certainement contraire à la lettre de la Constitution dans la mesure où elle place une administration sous la direction d’une autorité administrative indépendante, elle n’en est pas moins légitimée par la nécessité de rétablir des contrôles efficaces et impartiaux. L’intérêt de la notion de configuration locale de la séparation des pouvoirs est de montrer que la séparation des pouvoirs doit être vue non comme un dogme aboutissant à l’autonomie complète de chaque pouvoir constitutionnel, et donc à l’absence de contrôles, mais comme un objectif général de l’organisation des institutions publiques pour que, dans chaque domaine, le pouvoir arrête le pouvoir, ce qui peut impliquer des dérogations ponctuelles à des principes plus généraux.

Plus précisément, la configuration locale en matière de financement de la vie politique repose, outre sur les responsables politiques (qui sont à la fois les édicteurs de règles et les contrôlés), d’une part sur des institutions indépendantes et, d’autre part, sur des mesures de transparence, à destination des citoyens.

Les instances de contrôle des normes financières encadrant la vie politique ont pour caractéristiques communes l’indépendance et l’impartialité. Elles sont indépendantes, en ce qu’elles ne peuvent pas recevoir d’instructions et dans la mesure où leurs membres ne sont généralement pas révocables. Elles sont impartiales car leurs membres sont choisis, à dessein, à l’extérieur du champ politique, souvent parmi les magistrats. Pour l’essentiel, l’autorité judiciaire répond à ces caractéristiques, de même que les autorités administratives indépendantes précitées, ou la Cour des comptes. Il en va de même pour les fonctions de déontologue de l’Assemblée nationale par exemple. Dès les propositions de loi des années 1970 qui entendaient commencer à réglementer le rôle de l’argent en politique, ces qualités d’indépendance et d’impartialité étaient recherchées dans les autorités qui étaient envisagées pour appliquer les normes proposées[67].

Par ailleurs, on ne saurait oublier le rôle qui a été accordé au public, et donc aux citoyens, dans la régulation financière de la vie politique. Dès ses prémisses, l’accent a été mis sur la nécessité de transparence. Aujourd’hui, de tels mécanismes existent, avec une intensité croissante, pour les comptes des campagnes électorales, pour ceux des partis politiques, pour le patrimoine des responsables politiques et pour les intérêts de ces derniers. Dernièrement, ce sont également les interventions des représentants d’intérêts auprès des responsables politiques qui doivent être rendues publiques[68]. On a par ailleurs rappelé le rôle de la presse, et donc de l’opinion publique, dans l’élaboration du droit financier de la vie politique.

En matière de financement de la vie politique, la configuration locale de la séparation des pouvoirs repose ainsi sur divers mécanismes juridiques alliant instances indépendantes et impartiales et transparence à destination des citoyens, afin de créer des contrôles nouveaux restreignant l’autorégulation financière de la vie politique. Cette dynamique n’est pas propre à la France. À titre d’exemples, on peut renvoyer à d’autres cas de configuration locale de la séparation des pouvoirs instaurés récemment au Royaume-Uni.

Ainsi, depuis 2015, les MPs peuvent, dans certaines conditions, être révoqués par leurs électeurs (ce qui constitue une évolution importante par rapport à la conception classique du mandat représentatif)[69]. Contrairement aux procédures de recall existant à l’étranger, cette révocation ne peut être déclenchée que dans les cas où un MP a fait l’objet d’une condamnation pénale, a été suspendu par la Chambre pour avoir enfreint les règles éthiques ou n’a pas respecté les règles afférentes au remboursement des frais de mandat. Dans ces cas, une pétition est ouverte à signature des électeurs de la circonscription concernée et provoque la révocation du MP en cause et une nouvelle élection si la pétition recueille la signature de 10 % des inscrits. Ainsi, alors que le mandat représentatif est traditionnellement vu comme étant dépourvu de mécanisme d’engagement de la responsabilité de l’élu en cours de mandat, ce qui peut engendrer des abus, un mécanisme de régulation a été créé, qui nécessite la réunion d’au moins deux des acteurs précédemment évoqués (le juge et les citoyens ou le Parlement et les citoyens)[70]. Des contre-pouvoirs ont donc été instaurés pour sanctionner politiquement les manquements à l’éthique et à la probité des députés britanniques.

Autre exemple de configuration locale, le cas de l’indemnité parlementaire au Royaume-Uni, dont la détermination et le versement ont été confiés à une instance indépendante, l’Independent Parliamentary Standards Authority (IPSA), avec une publication complète des notes de frais des parlementaires. L’impuissance du Parlement à réguler efficacement cette question et le scandale des notes de frais subséquent ont motivé l’externalisation de cette compétence auprès d’une instance impartiale et indépendante alors qu’elle appartenait traditionnellement au Parlement, et la création de mécanismes de transparence à destination du public[71]. Dans les deux cas, ce sont donc des entorses fortes qui ont été consenties aux prérogatives constitutionnelles du Parlement (l’irrévocabilité de ses membres et leur pouvoir de déterminer leur rémunération), afin d’établir des contrôles plus efficaces, grâce à une configuration locale de la séparation des pouvoirs.

 

 

Ainsi, l’analyse des relations entre l’argent et la Ve République a mis en lumière le laconisme constitutionnel en matière de financement de la vie politique et, en conséquence, la faiblesse des incitations à instaurer des règles et à les rendre publiques pour réguler ce domaine. Pourtant, face à la multiplication des affaires, c’est tout un ensemble de normes et d’institutions qui a été créé pour réintroduire des formes de contrôle dans des domaines qui en étaient dépourvus. Pour l’heure, en dehors de la reconnaissance de certains principes à valeur constitutionnelle, ces dispositions n’ont pas fait leur entrée dans la constitution écrite, alors qu’elles participent à la déclinaison du principe de séparation des pouvoirs dans un domaine où il est à défaut impuissant à assurer la primauté de l’intérêt général. Il nous semble que compte tenu de leur importance, de leur caractère sensible pour l’opinion et de leurs caractéristiques (lutter contre l’autorégulation), elles y auraient toute leur place. C’est d’ailleurs le conseil que Bruce Ackerman donnait en 2000 : « la création crédible d’un “pouvoir chargé de l’intégrité” séparé devrait être l’une des principales priorités des rédacteurs contemporains de constitutions[72] ». Si elle était traduite dans les faits, cette proposition reviendrait à intégrer dans le texte constitutionnel des configurations locales de la séparation des pouvoirs qui, pour certaines, existent déjà dans les faits et, ainsi, à réduire l’écart entre la constitution écrite et la séparation des pouvoirs telle qu’elle est d’ores et déjà pratiquée.

 

Éric Buge
Éric Buge est secrétaire général du Groupe d’études sur la vie et les institutions parlementaires (GEVIPAR). Il est l’auteur de Droit de la vie politique (Paris, PUF, 2018).

Pour citer cet article :
Éric Buge «Argent et Ve République. Du non-droit au droit ? », Jus Politicum, n° 24 [https://juspoliticum.com/article/Argent-et-Ve-Republique-Du-non-droit-au-droit-1332.html]