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’exigence d’exemplarité semble habiter de manière croissante les démocraties contemporaines. La promesse électorale d’une « République exemplaire » par François Hollande, le choc provoqué par l’affaire Cahuzac, les lois sur la transparence de la vie publique, ainsi que le rapport Sauvé sur la prévention des conflits d’intérêts, mettent à l’ordre du jour l’idée selon laquelle pèserait sur les gouvernants une exigence d’exemplarité. En témoigne en particulier le rapport « sur l'exemplarité des responsables publics » intitulé « Renouer la confiance publique » et remis en 2015 au Président de la République par Jean-Louis Nadal, alors président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. Depuis dix ans bientôt, la vie politique et ses acteurs se voient ainsi soumis à un ensemble de règles déontologiques dont la croissance est forte et rapide. Les normes établissant des contrôles et des sanctions spécifiques ou renforcées pour les responsables publics se multiplient. Il en va ainsi de l’obligation pour certaines catégories de responsables politiques de rendre publics leur patrimoine et leurs intérêts, du contrôle fiscal systématique dont ils font l’objet ou des interdictions d’exercice de certaines activités professionnelles. Le phénomène n’est cependant pas propre à la France : il participe, à l’étranger également, de l’ambition du « bon gouvernement » décrite par Pierre Rosanvallon.

Il est vrai qu’imposer un tel devoir d’exemplarité aux gouvernants n’a rien de nouveau : les régimes démocratiques et républicains s’y sont employés dès l’Antiquité afin de prévenir la corruption des gouvernants et le détournement des institutions publiques à des fins personnelles. La vertu personnelle des gouvernants était alors considérée comme une condition de possibilité du bon gouvernement. Toutefois, le constitutionnalisme classique nous a depuis appris à compter sur l’agencement des institutions bien plus que sur la vertu individuelle des gouvernants pour préserver les libertés. Mais cette logique parait aujourd’hui s’inverser : la réforme institutionnelle se fait rare, tandis que les politiques de moralisation de la vie publique se multiplient. Mais au nom de quoi imposerait-on aux gouvernants d’être exemplaires ? Que signifie une telle exigence ? À quels types de valeurs, de fondements philosophiques, renvoie-t-elle ? Comment en définir juridiquement la notion et le contenu ? Le retour en force de la thématique de l’exemplarité, voire de la vertu, des gouvernants ne pouvait donc laisser le constitutionnaliste indifférent : elle le conduisait nécessairement à se pencher sur cette notion ambivalente de l’exemplarité des gouvernants, difficile à saisir précisément, sur sa légitimité, son histoire, ses manifestations et ses effets. Il fallait aussi tenter de comprendre l’exigence contemporaine d’exemplarité. Tels furent donc les enjeux du colloque organisé par les auteurs de cet avant-propos le 10 février 2022 au sein de l’université Paris-Panthéon-Assas, avec l’aide et le soutien de l’Institut Michel Villey.

Le premier enjeu était de définir et de comprendre la notion même d’exemplarité. Quatre cadrages sont successivement proposés. Lucien Jaume[1] resitue cette notion dans le champ de l’histoire des idées politiques en se demandant ce que peut bien signifier « être exemplaire » aujourd’hui, notamment en politique. Grace à un vaste panorama allant de l’exemplarité aristocratique de Tocqueville à celle héroïque du général de Gaulle, il s’interroge sur les conditions de possibilité contemporaine de l’exemplarité. La démocratie moderne laisse-t-elle ouverte la possibilité pour des normes de s’incarner dans des personnes et des actes qui sont alors susceptibles de susciter une l’imitation « vertueuse » ? L’individualisme forcené et la passion de l’égalité qui semblent la caractériser ne rendent-ils pas vaine une telle entreprise ?

Se situant du point de vue de la science politique, Éric Phélippeau[2] montre combien, avant même de s’incarner dans des dispositifs juridiques et des institutions, l’exemplarité des gouvernant constitue un enjeu politique. Le moment d’élaboration d’une politique publique d’exemplarité est en effet rarement neutre.  Elle constitue souvent une réaction à un scandale préexistant, quand elle ne traduit pas la volonté de discréditer un adversaire politique. Il en résulte des règlementations « réactives », souvent imprécises ou lacunaires, ce qui n’interdit pas la montée en puissance progressive d’institutions dédiées au contrôle des gouvernants.

Eric Buge[3] s’efforce quant à lui de définir juridiquement l’exemplarité comme l’ensemble des règles qui imposent des contrôles et des sanctions renforcés aux gouvernants, par rapport au droit commun, afin d’inciter ces derniers à privilégier l’intérêt général sur leurs intérêts particuliers. Ces règles d’exemplarité constituent ainsi des « institutions de la vertu », c’est-à-dire des normes incitant les gouvernants à la vertu. Leur identification permet de dépasser l’opposition classique entre institutions et vertu pour la production d’un « bon gouvernement ». Dans quelle mesure une telle définition de l’exemplarité permet-elle de comprendre, dans un cadre théorique renouvelé, l’évolution du droit positif contemporain applicable aux gouvernants ?

Il revient enfin à Mathilde Laporte[4] de proposer une approche de droit comparé. Elle s’intéresse en effet à l’influence du monde anglo-saxon sur le développement en France de la notion d’exemplarité, en montrant que les États-Unis ont été précurseurs en matière de création de règles spécifiquement applicables aux gouvernants. Comment expliquer que les règles tendant à la garantir soient sensiblement les mêmes en France, aux États-Unis et au Royaume Uni, alors que l’intérêt public et ses rapports aux intérêts particuliers y sont conçus de manière sensiblement différente ? Dans quelles mesure les enjeux sont-ils communs ? Y a-t-il en la matière un particularisme français ?

La seconde ambition du colloque était d’analyser les formes que prennent aujourd’hui les règles d’exemplarité et les institutions qui sont chargées de les mettre en œuvre. Cinq contributions se penchent sur cette question. Cécile Bargues[5] s’est employée à déterminer, aussi précisément que possible, le contenu de l’exigence d’exemplarité à partir d’une analyse des jugements des juridictions pénales portant sur des gouvernants. Elle montre, dans une perspective critique, combien le juge pénal tend à utiliser la notion d’exemplarité des gouvernants pour son utilité argumentative et rhétorique afin d’attraire autant que possible les manquements incriminés dans le champ répressif, quitte à passer outre les dispositions constitutionnelles ou législatives qui le lui interdiraient.

Déontologue de la ville de Strasbourg et de la métropole, Patrick Wachsmann est aux premières loges pour observer les prolongements au niveau des collectivités territoriales de la recherche d’exemplarité des élus. L’expérience qu’il relate[6] met en évidence la difficulté à se prononcer notamment en matière de conflits d’intérêts, la délicate articulation entre le juridictionnel et le déontologique, ainsi que le risque toujours patent d’une instrumentalisation politique des inévitables arbitrages effectués par le déontologue.

Charles-Édouard Sénac souligne à son tour combien l’exigence d’exemplarité ne saurait se limiter aux seules frontières de la vie politique[7]. Alors que le libéralisme politique a institutionnalisé la dissociation entre espace privé et espace public, il montre combien l’exigence contemporaine d’exemplarité qui pèse sur les gouvernants tend à brouiller les frontières entre vie publique et vie privée. D’abord, elle conduit à exposer des aspects de leur vie privée à la vue de tous, soit par l’intermédiaire des pouvoirs publics au titre du droit de la transparence de la vie publique, soit par celui de la presse qui jouit d’une liberté d’expression étendue en ce domaine. Ensuite, l’exigence d’exemplarité tend à conditionner l’exercice des fonctions politiques à un comportement privé « vertueux ». Cette moralisation de la vie privée des gouvernants s’opère, d’une part, avec le pouvoir reconnu aux juridictions répressives de punir d’inéligibilité une personne pour des infractions commises dans un cadre privé et, d’autre part, avec l’exigence déontologique de probité fiscale imposée depuis 2013 à certains gouvernants.

Pour sa part, Christian Bidégaray émet une opinion relativement dissidente dans la mesure où il considère l’exemplarité des gouvernants comme une « aporie ». Il montre que l’origine des « affaires » et « scandales » politiques récents remonte à l’édiction de règles de plus en plus sévères sur le financement de la vie politique qui ont été allègrement violées par plusieurs responsables. Il soulève par ailleurs un intéressant problème en relevant, d’une part, que les juges sont de plus en moralisateurs et accusateurs dans leurs motifs de leurs jugements condamnant les hommes politiques qui ont manqué à la probité, et d’autre part, que l’effectivité des peines laisse à désirer.  Il y a là une inconséquence à méditer.

Enfin, cette analyse des règles contemporaines d’exemplarité se conclut par la réflexion de Jean-Francois Kerléo[8] sur la manière dont les règles déontologiques déclinent l’impératif d’exemplarité des gouvernants. La déontologie s’efforce en effet de façonner un modèle idéal, auquel doit se conformer le responsable politique qui entend être exemplaire. Est-ce à dire que l’exemplarité se réduit au respect du corpus déontologique ? Quelle image du bon gouvernant nous propose-t-elle ? En quoi ces règles nouvelles sont-elles susceptibles de se heurter à notre cadre constitutionnel ?

L’ensemble de ces contributions prouve que l’exemplarité des gouvernants est devenue un élément incontournable du statut des gouvernants, en droit positif, même si la notion a pour particularité de se situer, dans le langage courant, à l’intersection du droit et de la morale. Ses gardiens seraient divers, allant des juges et des autorités administratives indépendantes jusqu’aux déontologues de toutes sortes. Tout le monde n’est pas convaincu que la promotion de cette « valeur », apparemment si nécessaire, soit forcément une bonne nouvelle pour la démocratie. Une raison incite à en douter : faire du contrôle de la vertu des gouvernants l’alpha et l’oméga de la démocratie contemporaine revient à oublier que le plus important devrait rester le contrôle de l’action des gouvernants pour tenter de remédier aux dysfonctionnements de l’État. D’où le soupçon que le contrôle de la vertu des gouvernants (de l’exemplarité) serve, au moins en partie, à masquer la faillite du contrôle de leur action. Sauf à penser que l’exemplarité des gouvernants peut servir de nouvelle planche de salut à un gouvernement représentatif malade de la crise de confiance des gouvernés dans ses gouvernants. La promotion de l’exemplarité pourrait ainsi s’avérer complémentaire du contrôle de l’action publique et de l’idée de responsabilité qui la nourrit.

 

Cécile Bargues, Olivier Beaud, Éric Buge, Charles-Édouard Senac