La doctrine a attribué au Conseil constitutionnel le titre de 'gardien des libertés' et, fort de cette qualification, elle juge ensuite la jurisprudence fidèle ou non à  cette mission. Cette qualification doctrinale est réductrice, stratégique et discutable. S'il faut qualifier la place et le rôle du Conseil dans le jeu politique, l'auteur propose à  la discussion le titre d'institution 'de la mesure démocratique'
The meaning of "Conseil constitutionnel": the case of libertiesThe title of “guardian of rights and freedoms guaranteed by the Constitution” is commonly given by the legal doctrine to the French constitutional council. This name seems to be reductionist, strategic and questionable. The role and the functions of the French Constitutional Council in French political debate may be better characterised for the author as the institution of “democratic reasonableness”.
Wofür steht der Verfassungsrat ? Die Frage der GrundfreiheitenDie Staatsrechtslehre hat dem Verfassungsrat den Titel des ,,Hüters der Freiheiten" verliehen. Seine Rechtsprechung wird demzufolge in diesem Sinn evaluiert. Der Titel ,,Hüter der Freiheiten" erscheint aber reduzierend, strategisch und diskutabel. Wenn man die Stellung des Verfassungsrates im politischen System Frankreichs qualifizieren will, so könnte man ihn als ,,Institution des demokratischen Maßes" bezeichnen.

L’histoire peut se raconter ainsi : à  côté du pouvoir législatif qui traduit en lois la volonté populaire exprimée au moment des élections, à  côté du pouvoir exécutif qui prépare les projets de loi et les fait exécuter lorsqu’ils sont votés, le Conseil constitutionnel a pour fonction de protéger les droits et libertés garantis par la constitution ; or, l’étude de ses décisions relatives à  la liberté d’expression, à  la liberté individuelle, à  l’indépendance des professeurs d’université, au principe d’égalité fait apparaître, selon la formule de Jean Rivero, qu’il filtre les moustiques et laisse passer les chameaux ; donc, le Conseil ne mérite pas le beau titre de gardien des libertés et doit être déchu de son identité ici-même, à  Strasbourg, par ce colloque.

Et, pour raconter cette histoire et conclure à  la déchéance, les uns découvrent que le test de proportionnalité auquel le Conseil soumet les arbitrages législatifs entre plusieurs libertés lui permet de décider, en fonction des circonstances et de la situation, qu’une atteinte à  un droit est ou n’est pas « excessive » ; d’autres découvrent que le Conseil ne définit jamais les libertés et droits constitutionnels qu’il oppose au législateur ni l’intérêt général qui peut justifier une dérogation au principe d’égalité ; et, pour le coup final, est évidemment rappelée la composition très politique du Conseil.

L’histoire est belle, racontée avec talent… mais elle n’est pas nouvelle ! Que l’erreur manifeste d’appréciation soit pour le Conseil constitutionnel comme pour le Conseil d’État un moyen pratique pour légitimer les atteintes « raisonnables » à  une liberté, que le Conseil ait laissé passer les chameaux que sont les mesures de rétention de sûreté, l’interdiction de la burqua[1] ou les juges de proximité, que le mode de nomination des membres du Conseil soit totalement et définitivement inapproprié ne sont pas, en effet, des scoops[2]. En 1988, dans la revue Pouvoirs, le doyen Vedel explicitait le « double discours » fondateur d’un Conseil constitutionnel à  la fois « gardien du droit positif et défenseur de la transcendance des droits de l’homme »[3] ; en 1993, à  l’Académie d’Athènes, il rappelait aux juristes que les droits et libertés peuvent aussi souffrir d’une overdose de contrôles juridictionnels nationaux et européens ; en 1996, au congrès de l’Association française de droit constitutionnel, il moquait gentiment tous ceux qui font du Conseil le prophète et l’oracle des libertés ; … Parce qu’il était une institution nouvelle à  rebours de la tradition politique française, le Conseil a suscité la curiosité des juristes qui, pour comprendre et tenter d’apprivoiser « La chose », ont multiplié études, articles, colloques, thèses et revues. Au point, peut-être, de se laisser emporter et laisser « La chose » envahir la discipline constitutionnelle mais jamais au point de fusionner avec elle. Ici et là , la tentation a été forte d’un nouveau chœur à  deux voix mais, dans leur grande majorité, les constitutionalistes ont maintenu toujours la distance propre à  produire sur le Conseil constitutionnel un savoir académique[4]. Bref, que le Conseil constitutionnel soit le protecteur des libertés publiques et un protecteur intransigeant n’est jamais allé de soi ; l’affaire a toujours été discutée.

Une autre histoire est donc possible qui se raconte ainsi : habituée à  analyser et apprécier un champ constitutionnel structuré autour des pouvoir exécutif et législatif, la doctrine constitutionnelle française, surprise de l’entrée ambigüe et du succès inattendu du Conseil constitutionnel, a tenté de penser le nouveau venu dans le cadre de ses schémas traditionnels ; or, aucun ne permet d’en saisir la singularité et tous font souffrir la logique, tombent dans une impasse ou butent sur un dilemme ; donc, donner un nom au Conseil constitutionnel, nouvel entrant dans le champ constitutionnel, implique, d’abord peut-être, de changer le cadre de la pensée constitutionnelle. Cette histoire-là  est moins « sexy » que la première qui a le double avantage de donner un joli nom au Conseil – gardien des libertés publiques – et un joli rôle à  la doctrine qui se fait gardienne d’un « bon » gardiennage des libertés publiques par le Conseil. Au risque de désenchanter l’un et l’autre, il faut pourtant convenir que ce nom est à  la fois insoutenable (I) et impensable (II).

I. Le Conseil constitutionnel gardien des libertés publiques : un nom insoutenable.

L’image d’un Conseil gardien des libertés publiques s’est imposée. Aussi bien pour dire que la réalité de son contrôle ne répond pas à  cette image que pour dire que cette image l’oblige progressivement à  devenir réellement ce qu’elle désigne, mais cette dénomination est entrée dans le vocabulaire commun de la doctrine, de la classe politique et des journalistes. Et pourtant, elle se heurte à  deux difficultés majeures qui la disqualifient.

A. L’aporie doctrinale du nom « gardien des libertés publiques ».

1. Au fur et à  mesure que le Conseil imposait sa présence dans l’espace constitutionnel, la doctrine le présenta comme l’institution du passage de l’État légal, où tous les pouvoirs publics sauf le législateur sont soumis au droit tout entier contenu dans la loi, à  l’État de Droit, où même le Parlement est soumis au respect du droit qui ne désigne plus l’ensemble de la législation mais la Constitution. Et faire respecter la Constitution devient rapidement synonyme de faire respecter les droits et libertés. Le Conseil ayant, en effet, dans sa fameuse décision du 16 juillet 1971[5], intégré dans la constitution la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946, le contrôle de constitutionnalité est présenté comme l’acte par lequel le Conseil vérifie si la loi votée par le Parlement est conforme aux droits de l’homme. La mise en scène doctrinale – et médiatique – contribue à  ce glissement : le législateur voulait définir un régime d’autorisation préalable de création d’associations, le juge constitutionnel a sauvé la liberté d’association en censurant la loi ! Et tout naturellement, quand Robert Badinter prend ses fonctions de président du Conseil constitutionnel en mars 1986, il déclare à  ses collègues que « l’objectif du Conseil est d’assurer le respect des Droits de l’Homme, des libertés fondamentales qui sont les piliers sur lesquels repose notre démocratie ou si l’on préfère qui constituent l’âme vivante de la République ».

Au demeurant, cette présentation doctrinale du Conseil s’inscrit dans une longue histoire de la recherche d’un gardien de la constitution et des droits et libertés qu’elle énonce. Les hommes de 1789 et les premières constitutions – 1791, 1793 et 1795 – confiaient la garantie des droits « à  la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à  l’affection des jeunes citoyens et au courage de tous les français » ; à  la même époque et un peu plus tard, le tribunal de la constitutionnalité des lois est attendu de « la conscience des représentants » selon la formule de Carré de Malberg[6] ; d’autres, avec Benjamin Constant par exemple, cherchent dans l’organisation des pouvoirs, dans leur séparation ou mieux encore dans leur enlacement le moyen d’un pouvoir politique limité, mécaniquement conduit à  respecter la constitution. « La Nation n’est libre, écrit Constant, que lorsque les députés ont un frein ». En une phrase, il résume la problématique de la garantie de la constitution : elle est l’expression de la volonté de la Nation ; il est donc nécessaire de garantir que l’activité normative de ses représentants s’inscrive dans le cadre voulu par elle. Dès lors, le Conseil n’est pas en rupture avec cette histoire ; il est seulement la forme moderne et institutionnalisée de la fonction de gardien des libertés constitutionnelles attendue jusque-là  des consciences citoyennes et de la vertu des représentants.

A l’appui de cette présentation, la doctrine mobilise évidemment les ressources du droit naturel. Lieu des droits de l’homme, il est extérieur et indépendant du pouvoir politique ; de cette position transcendantale, il l’inspire, le guide et veille à  ce que ses actions le respectent. Ainsi, les organes de l’État, pouvoirs exécutif et législatif, ne sont pas libres de créer n’importe quel droit ; ils ne peuvent écrire que des lois conformes aux droits naturels de l’Homme et cette exigence fait objectivement du juge constitutionnel le gardien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme en ce que sa fonction est de vérifier que les lois votées par la majorité parlementaire n’y portent pas atteinte. Que les droits de l’Homme soient donnés par la Nature ou conquis par l’Histoire, « le juge constitutionnel, écrit le doyen Vedel, est gardien de ce trésor »[7].

2. Mais, le même doyen Vedel, dans le même article, rappelle opportunément que cette dénomination flatteuse n’est qu’une des représentations possible du Conseil et qu’il en est une autre, plus austère, où il prend le simple nom d’ « aiguilleur ». La question de la légitimité peut d’abord se dissoudre dans la théorie de l’aiguilleur. « L’inconstitutionnalité d’une loi, écrit par exemple Charles Eisenmann, se ramène toujours en dernière analyse à  une irrégularité de procédure »[8]. Une constitution est, ici, considérée comme une règle de répartition des compétences normatives entre les différents pouvoirs en distinguant et hiérarchisant les domaines constitutionnel, ordinaire et réglementaire. Dès lors, quand le législateur ordinaire statue sur un des objets qui relève de la matière constitutionnelle ou réglementaire, il viole les règles constitutionnelles de répartition des compétences et la sanction du juge constitutionnel est donc une condamnation de procédure. Le juge, en effet, ne porte pas un jugement sur le contenu, sur la valeur ou sur la moralité de la loi ; il se borne à  dire que, au regard des dispositions procédurales, le législateur ordinaire n’était pas compétent. La mesure, invalidée pour vice de procédure et non condamnée au fond, peut donc être reprise et insérée dans le système juridique par l’organe compétent. Quand le Conseil sanctionne une loi ordinaire qui porte atteinte à  la liberté d’association, il n’interdit pas qu’il soit porté atteinte à  cette liberté ; il dit qu’au regard des dispositions procédurales, seule une loi constitutionnelle peut y porter atteinte. Ici, le juge constitutionnel n’est jamais le gardien des libertés publiques; il est seulement un « aiguilleur » qui indique la forme, constitutionnelle, législative ou réglementaire que doit prendre l’édiction d’une norme sans se prononcer sur son bien-fondé qui relève de l’appréciation politique du souverain.

Ainsi, contrairement à  l’hypothèse sur laquelle est construit le présent colloque, gardien des libertés n’est pas le seul nom possible du Conseil. Il ne relève pas de l’essence ou de la nature du Conseil ; il est une construction doctrinale qui puise ses matériaux dans le fond commun des pensées jusnaturalistes. Sans doute, ce nom s’est-il imposé parce qu’il fait sens pour l’opinion et qu’il est, selon l’expression du doyen Vedel, plus mobilisateur qu’aiguilleur des compétences ; mais, qu’il soit devenu « naturel » ne doit pas faire oublier qu’il est et reste une construction doctrinale. Au demeurant, jamais le Conseil ne s’est lui-même dénommé « gardien des libertés » ; quand il s’est livré à  cet exercice d’auto-qualification, il s’est modestement baptisé « organe régulateur de l’activité des pouvoirs publics »[9], une dénomination plus proche de la construction doctrinale du rôle d’un juge constitutionnel issue des pensées positivistes. En conséquence, quand la doctrine s’interroge sur la volonté et la capacité du Conseil à  assurer son rôle de protecteur des libertés, elle oublie que c’est elle qui lui a prêté cette volonté et cette capacité et donc qu’elle instruit autant sinon plus son procès que celui du Conseil !

B. L’aporie jurisprudentielle du nom « gardien des libertés ».

1. A priori, il n’est pas étonnant que le nom « gardien des libertés » ait pris aussi bien dans la doctrine que dans l’opinion car, même si le Conseil ne se qualifie pas ainsi, ses décisions « parlent » pour lui. La plus célèbre est, évidemment, celle du 16 juillet 1971 par laquelle il attribue rang constitutionnel à  la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946. Jusqu’à  cette date, la nature de ces textes faisait débat, les uns considérant qu’ils énonçaient simplement les principes philosophiques du bon gouvernement, les autres reconnaissant leur qualité juridique mais limitant leur force contraignante au seul gouvernement. Chacun se souvient qu’en 1958, Raymond Janot, représentant du général de Gaulle au Comité consultatif constitutionnel, affirmait que ces déclarations n’avaient et ne pouvaient avoir rang constitutionnel. En leur attribuant ce rang, le Conseil hissait d’un coup – d’un coup d’État de droit, selon la formule du professeur Olivier Cayla – les droits et libertés au sommet de la hiérarchie des normes et imposait leur respect à  tous les pouvoirs, législateur compris.

Fort de cette décision fondatrice, le Conseil s’engage rapidement dans un processus de constitutionnalisation des libertés au-delà  de celles expressément énoncées dans les Déclarations de 1789 et 1946. Il utilise d’abord la technique de la « composante nécessaire » ou de la « prolongation » pour déduire ou, comme il le dit, « faire découler » des articles de la Déclaration et du Préambule de nouveaux droits. Ainsi, de la libre communication des pensées et des opinions posée à  l’alinéa 11 de la Déclaration de 1789, il fait découler tout à  la fois le pluralisme, le droit pour le public de disposer d’un nombre suffisant de publications de tendance et de caractère différents et le libre accès à  l’Internet ; de l’article 2 de cette même Déclaration, il fait découler la liberté du mariage, la liberté d’aller et venir et le droit au respect de la vie privée ; du pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à  autrui, la liberté d’entreprendre ; de l’article 16, le droit au juge ; de la première phrase du Préambule de 1946 – « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine » – le principe du respect de la dignité de la personne humaine ; … Le Conseil recourt ensuite aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, catégorie commode dans la mesure où le Préambule de 1946 n’en cite aucun mais accorde automatiquement valeur constitutionnelle à  tous ceux que le Conseil fait entrer dans cette catégorie. Ainsi des droits de la défense, des principes propres à  la justice pénale des mineurs, de l’existence du Conseil d’État ou du principe d’indépendance des professeurs d’Université « découvert » avec une gourmandise certaine par le doyen Vedel dans la non-interdiction du cumul du mandat parlementaire et des fonctions de professeur posée dans des lois de la IIème et IIIème République. Poursuivant encore plus loin son travail créateur, le Conseil fait accéder au rang suprême certains énoncés sous les dénominations générales de « principe à  valeur constitutionnelle », « objectif de valeur constitutionnelle » ou « exigence constitutionnelle » sans autre précision et les font glisser d’une catégorie à  l’autre sans davantage d’explication.

Sans grande contestation possible[10], au regard du statut juridique des droits et libertés, le Conseil, par sa jurisprudence, peut revendiquer le titre de gardien des libertés : avant lui, elles avaient un niveau infra constitutionnel et pouvaient donc être organisées librement par le Parlement ; elles ont désormais un niveau constitutionnel et obligent le Parlement.

2. Si, en revanche, le regard se déplace et « descend » progressivement vers l’usage pratique que le Conseil fait de cette constitutionnalisation des droits et libertés, l’image du gardien des libertés s’estompe, se brouille voire se retourne. Retrouvant d’abord la distinction de Benjamin Constant entre Libertés des Anciens et Libertés des Modernes[11], l’apparence d’homogénéité donnée par l’expression « gardien des libertés » ne peut plus être sauvée. Sous cette même expression de « libertés », se cachent, en effet, deux types de libertés différentes, l’une, celle des Anciens, qui regroupe les droits et libertés permettant aux citoyens de participer à  la vie de la Cité, l’autre, celle des Modernes, qui regroupe les droits permettant aux individus de se protéger contre les interventions des pouvoirs dans leur vie personnelle, professionnelle et sociale. Dès lors, le débat sur la qualité de la politique jurisprudentielle du Conseil ne peut plus se résumer à  la question de savoir si oui ou non il protège « les libertés » ; il faut encore préciser lesquelles, celles des Anciens ou celles des Modernes et le débat devient alors insoutenable car pour être le gardien des premières il doit l’être moins des secondes et inversement. Protéger les premières est, en effet, donner la priorité au collectif sur l’individu et restreindre le contrôle sur les lois puisqu’elles expriment la souveraineté politique des citoyens ; protéger les secondes est, au contraire, donner la priorité aux droits des individus – droit d’aller et venir, de dire son opinion, de choisir son métier, … – et vérifier en conséquence que le pouvoir politique, fût-il l’expression du peuple souverain, n’y portent pas atteinte. La question du Conseil « gardien des libertés » tourne à  vide dans la mesure où une décision laissant le législateur libre de définir le régime juridique d’une liberté peut aussi bien être analysée comme la preuve du rôle protecteur des libertés du Conseil – par les partisans de la Liberté des Anciens – que la preuve du rôle liberticide du Conseil – par les partisans de la Liberté des Modernes. Et, inversement, une décision imposant au législateur de ne pas soumettre la création d’association à  un régime d’autorisation préalable peut être applaudie par les Modernes et sifflée par les Anciens. Les choses jurisprudentielles sont, sans doute, plus nuancées et dans sa pratique contentieuse, le Conseil essaie de satisfaire les uns et les autres et prend donc le risque de ne contenter personne provoquant ainsi, chez les uns comme chez les autres, un sentiment de trahison puisqu’il n’est, finalement, le gardien ni de la Liberté des Anciens ni de la Liberté des Modernes.

Descendant encore d’un cran, au niveau de chaque décision, il apparait vite que les commentaires savants sur la capacité du Conseil à  assurer, en l’espèce, sa fonction de gardien des libertés sont parcourus d’une inévitable et douce subjectivité. Un seul exemple suffira, celui de la décision du 7 octobre 2010[12] par laquelle le Conseil a validé la loi interdisant à  quiconque de porter dans l’espace public une tenue destinée à  dissimuler son visage. Saluée par les uns comme une décision protectrice de la liberté des femmes affranchies par la loi de la marginalité et de la soumission, elle fut analysée par d’autres comme une décision privative de liberté puisqu’elle validait l’obligation faite aux femmes seulement de s’habiller d’une manière qui ne trouble pas la sécurité publique et les convenances sociales[13]. Objectivement, le Conseil se fonde sur les articles 4, 5 et 10 de la Déclaration de 1789 ; mais, objectivement, l’article 4 aurait tout aussi bien pu fonder la censure de la loi d’interdiction car le principe de liberté qu’il énonce implique de reconnaître à  chacun la liberté de s’habiller comme il l’entend et non de donner à  l’État le pouvoir de décider de la « bonne » manière de s’habiller ; de même, objectivement, l’article 5 aurait pu fonder la censure car il n’est pas démontré que le port du voile soit une action plus nuisible à  la société que le port de la mini-jupe ou des anneaux dans le nez ![14]

En d’autres termes, le jugement sur la capacité du Conseil à  être le gardien des libertés ne peut être « scientifique » ou « objectif ». Quelles que soient les précautions épistémologiques prises, il reste pris dans les philosophies de la liberté et des libertés, pris aussi dans l’incompressible subjectivité des fabricants de constructions doctrinales. En ce sens, le nom de gardien des libertés est également impensable.

II. Le Conseil constitutionnel gardien des libertés : un nom impensable

Le doyen Vedel aimait souvent taquiner son auditoire, surtout lorsqu’il était composé de constitutionnalistes, en lui demandant de lui expliquer comment des juges non élus, désignés par des détenteurs d’une partie du pouvoir politique, pouvaient s’opposer à  ce qui est, dans la personne de ses représentants, la nation souveraine[15]. Évidemment, dans le cadre conceptuel ainsi posé, le Conseil ne peut être pensé comme gardien des libertés mais comme une anomalie démocratique (A). Mais, changer le cadre conceptuel pour penser le Conseil ne permet pas davantage de lui (re)donner le nom de gardien des libertés, seulement celui, plus modeste, d’institution de la mesure démocratique (B).

A. Le Conseil constitutionnel, nom d’une anomalie démocratique.

Si le principe démocratique se définit par la souveraineté du peuple et si, pour des raisons de temps, d’instruction, de philosophie ou de géographie, le peuple ne peut échapper à  sa représentation, la seule véritable nécessité démocratique est qu’il désigne, par son vote, ceux qui agiront en son nom. Et donc, l’idéal démocratique est atteint en son cœur quand les lois votées par des élus du peuple peuvent être défaites par une institution dépourvue de ce qui donne à  un pouvoir sa légitimité, le suffrage universel. En admettant même qu’une délégation de pouvoir soit à  l’œuvre dans l’institution juridictionnelle comme elle l’est dans les institutions parlementaire et exécutive, en admettant que le juge constitutionnel soit un représentant, la différence reste que cette représentation-là  ne peut jamais mériter le qualificatif « démocratique » car il lui manque ce qui la constituerait telle : l’élection.

En elle-même, l’existence d’un contrôle de constitutionnalité est la manifestation d’une méfiance voire d’une hostilité à  l’égard du suffrage universel et des élus du peuple. En effet, dans ce registre d’intelligibilité de la démocratie où le principe de légitimité est le suffrage universel, les droits et libertés sont des obstacles possibles à  la libre expression du souverain et celui qui garde ces droits et peut les lui opposer une anomalie. Ainsi, Jean-Marie Denquin doute qu’il soit possible d’appeler « démocratie » un système dans lequel un juge non élu et irresponsable décide arbitrairement à  la place des élus[16] ; Stéphane Rials dénonce un retour du théologico-politique avec le droit comme religion et les juges comme grands prêtres[17] ; Pierre Brunet stigmatise une conception libérale et aristocratique du pouvoir mettant le peuple hors du jeu politique[18] ; et Bastien François décèle dans cette République des juges une volonté de pouvoir des professeurs de droit au service d’un mécanisme sophistiqué de dépossession du pouvoir des citoyens au profit des juges[19].

La charge est forte et pour en réduire la portée certains auteurs construisent des théories destinées à  rendre compatible le contrôle de constitutionnalité des lois avec la démocratie représentative. Les uns, avec Charles Eisenmann par exemple, soutiennent que le juge constitutionnel n’est jamais le censeur de la volonté générale exprimée par les représentants élus de la Nation mais seulement « l’aiguilleur » qui indique la forme constitutionnelle, législative ou réglementaire que doit prendre l’édiction d’une norme sans se prononcer sur son contenu ou son opportunité qui relève de l’appréciation politique du souverain[20]. D’autres, avec Michel Troper par exemple, considèrent que la qualité de représentant n’est pas donnée par le suffrage universel mais par la participation d’une institution à  l’expression de la volonté générale et qu’en conséquence le juge constitutionnel, par sa contribution à  cette expression, est un représentant. Ces théories sont séduisantes ou, plus exactement, tranquillisantes dans la mesure où elles racontent une histoire qui intègre voire dissout le juge constitutionnel dans la démocratie représentative qui devient ainsi la forme indépassable du Politique.

Plutôt que de traficoter les concepts, il convient de reconnaître qu’il n’est rien possible de répondre aux critiques présentant le Conseil comme une anomalie démocratique. Dans le cadre de légitimité qui est le leur, où le mot « démocratie » est lié au mot « suffrage universel », le juge constitutionnel est un intrus. Et il conviendrait de nommer autrement un régime qui accueille un contrôle de constitutionnalité : libéral ou mixte mais pas démocratique. Mais cette injonction oublie que la dénomination « démocratie » donnée au régime contemporain fondé sur la représentation ne s’est imposée que par … l’oubli de sa dénomination originelle « régime représentatif » dont Siéyès disait qu’il ne pouvait s’appeler… « démocratie » ! Qui revendique une pureté de langage, qui en appelle à  une cohérence interne du langage ne peut donc appeler « démocratie » un régime représentatif. Ou, s’il le fait, il doit admettre qu’il a disposé arbitrairement du mot « démocratie » et qu’il ne peut ériger cet arbitraire en mesure objective de la qualité démocratique d’une institution, en l’occurrence, le Conseil constitutionnel.

Une autre voie est donc possible, celle explorée depuis plusieurs années avec l’idée de « démocratie continue »[21], qui ne cherche pas à  confronter la justice constitutionnelle à  une idée de démocratie préalablement déterminée pour les besoins de la démonstration mais à  découvrir quelle forme de « démocratie » produit l’introduction dans un système politique d’un contrôle de constitutionnalité des lois. Si une démocratie sans justice constitutionnelle s’appelle « démocratie électorale » ou « démocratie représentative », une démocratie avec justice constitutionnelle pourrait s’appeler « démocratie continue ».

B. Le Conseil constitutionnel, nom de la mesure démocratique.

La question, ici, est celle du cadre conceptuel à  l’intérieur duquel et par lequel les juristes, et en particulier les constitutionnalistes, pensent la chose constitutionnelle. Il a plusieurs fois changé : au XVIIIème siècle, quand les principes de séparation des pouvoirs, de souveraineté nationale, de représentation, de citoyenneté, … ont renouvelé le mode de pensée du pouvoir politique ; au XXème siècle, quand l’introduction du suffrage universel, la création des partis politiques, l’irruption des masses et de l’opinion publique ont obligé à  redéfinir les schémas de compréhension du jeu constitutionnel. Aujourd’hui, à  nouveau, l’émergence d’un espace post-national, le développement des autorités publiques indépendantes, la montée en puissance de la figure des juges, la transformation des moyens de communication par l’Internet imposent de reconstruire les cadres conceptuels de la pensée constitutionnelle. Or, la doctrine contemporaine continue encore de penser à  partir de ses schémas anciens et, naturellement, elle n’y trouve pas les instruments, les catégories, les outils pour se représenter le Conseil constitutionnel puisque ces schémas ont été construits avant son introduction dans le champ constitutionnel. Refusant ce conservatisme doctrinal, la « thèse » de la « démocratie continue » a pour ambition avouée de fournir des éléments pour un nouveau cadre conceptuel capable de penser un champ constitutionnel qui ne se limite plus à  l’espace de l’État-Nation et aux rapports Exécutif/Législatif. Ainsi, dans ce cadre, le Conseil constitutionnel peut se comprendre comme l’institution de la mesure démocratique par les trois dérangements-réaménagements qu’il provoque.

D’abord, en produisant un espace de droits fondamentaux distinct et opposable à  l’espace de la loi, le juge constitutionnel créé un écart entre le corps des représentés et le corps des représentants et cet écart peut être considéré constitutif d’une relation démocratique. Son contraire, c’est-à -dire, la fusion des corps renvoie historiquement à  une relation monarchique ou monocratique : « les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, déclare Louis XV dans un discours au Parlement de Paris le 3 mars 1766, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’entre mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ». A l’unité du corps de la Nation et du corps du Roi a succédé l’unité du corps du peuple et du corps de ses représentants, la fusion du peuple dans le corps politique de la représentation nationale. Or, c’est précisément cette fusion que le juge constitutionnel casse en introduisant « un corps imaginaire » entre celui du peuple et celui des représentants. Et cet écart produit un espace où peut se déployer le langage, la communication, l’argumentation ; la volonté générale n’est pas « révélée » par le corps des représentants à  celui des représentés auquel elle s’impose naturellement ; elle est construite par un dialogue entre deux corps autonomes pour déterminer le sens des mots du droit.

Ensuite, le juge constitutionnel introduit une temporalité longue dans la construction de la loi. En rappelant les principes de fond que la constitution énonce – la présomption d’innocence, le principe de non rétroactivité des lois pénales, les droits de la défense, la liberté d’expression, le droit à  la santé, … – il oblige à  une réflexion sur le sens, la valeur, la portée que peut représenter pour le « bien commun » l’adoption de telle ou telle loi ; il crée une distance avec l’immédiateté, avec la rapidité, avec l’émotion. Et il n’est pas contraire à  l’idée démocratique que le temps de réflexion l’emporte sur le temps de l’émotion. Car la volonté générale ne se produit pas spontanément ni dans l’insouciance de l’instant ; elle se « fabrique » avec mesure, avec prudence et le Conseil constitutionnel est cette instance qui permet au temps court, léger et parfois étourdi d’une initiative législative de se confronter au temps long des principes que la constitution énonce. Le législateur rédige la règle à  la vitesse des évènements ; les juges en reprennent l’écriture au rythme plus lent de la réflexion et au contact d’affaires chaque fois particulières.

Enfin, le juge constitutionnel met au jour une représentation du régime d’énonciation des normes qui fait travailler plusieurs acteurs, le gouvernement, qui est à  l’origine de la quasi totalité des lois, le parlement, qui amende et vote, et le juge constitutionnel, qui interroge la constitutionnalité de la loi. Le premier « travaille » la volonté générale sur la base de la confiance de sa majorité, le second sur la base de la confiance des électeurs, le troisième sur la base de l’attachement proclamé solennellement par le peuple aux droits de l’homme tels qu’ils ont été dits dans la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946, chacun apportant sa propre contribution à  la formation de la volonté générale. Et, là  encore, l’élargissement du cercle délibératif n’est pas, a priori, contraire à  l’idée démocratique d’élaboration de la norme. Le principe de la délibération était au départ des régimes représentatifs mais il s’est progressivement épuisé sous le joug de la discipline majoritaire, de l’autorité présidentielle ou primo-ministérielle et des évolutions technologiques : les règles ne sont plus délibérées au Parlement, elles y sont seulement votées, comme le dit au demeurant l’article 34 de la constitution. La délibération se déroule ailleurs, dans les fameux « Grenelle », dans les états-généraux de toute sorte, dans les réseaux sociaux mais aussi dans l’enceinte judiciaire où se décident après avoir entendu tous les arguments librement défendus au cours de débats contradictoires souvent vifs la « portée effective » des dispositions constitutionnelles, législatives, réglementaires ou contractuelles. Deux caractères distinguent ainsi le mode concurrentiel du mode parlementaire d’énonciation des règles : alors que dans le second la règle s’élabore de manière abstraite et générale, elle se construit dans le premier au contact direct de situations humaines et sociales particulières ; alors que dans le second la règle est dans le corps de la Nation et en découle naturellement, elle se construit dans le premier par un échange argumentatif entre plusieurs acteurs. La règle ne se construit donc pas par le geste unilatéral, volontaire et discrétionnaire du juge ; elle est le produit d’un travail herméneutique mené en amont au sein des assemblées parlementaires, des syndicats et associations, des sociétés savantes, des juridictions, des débats sociaux que le juge vient sanctionner à  un moment donné. Et, que la délibération soit au principe de la fabrication des normes est une meilleure garantie de leur mesure que l’acclamation ou la révélation.

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Sous le bénéfice de ces quelques réflexions qui engagent un renouvellement de la compréhension habituelle de la légitimité démocratique, le juge constitutionnel n’est pas un intrus dans le jeu politique. Il n’est pas davantage le gardien des libertés que l’opinion – et, semble-t-il, la doctrine – souhaiterait. Il est peut-être seulement l’institution de la mesure démocratique.

Dominique Rousseau est Professeur à  l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Pour citer cet article :
Dominique Rousseau «De quoi le Conseil constitutionnel est-il le nom? », Jus Politicum, n° 7 [https://juspoliticum.com/article/De-quoi-le-Conseil-constitutionnel-est-il-le-nom-446.html]