Échapper au concept Hobbesien de « représentation » en démocratie ?

La présente contribution examine d’abord la théorie de la représentation chez Hobbes. Elle examine ensuite pourquoi l’État populaire ou démocratique est, selon Hobbes, nécessairement représentatif même lorsque tous participent à la décision. Il s’agit, à partir de ces principes, de penser ce que peut et doit être une représentation démocratique.

Escaping the hobbesian concept of « representation » in democracy ?

This paper first examines Hobbes’ theory of representation. It then examines why the popular or democratic state is, according to Hobbes, necessarily representative even when all participate in the decision. The aim is to think about what a democratic representation can and should be, based on these principles.

L

a réponse à la question posée par le titre sera évidemment négative. On rappellera à très grands traits les éléments essentiels du montage hobbesien du dispositif représentatif (i). Puis, on expliquera pourquoi, selon Hobbes, la représentation est la condition de l’institution politique (ii), avant de proposer une définition de la représentation politique moderne comme structure de médiation entre l’État et la société (iii). Enfin, on montrera, retournant à Hobbes, que la démocratie, même dite « directe », suppose toujours une médiation, et donc, la représentation (iv).

 

I. Le dispositif hobbesien de la représentation

 

On sait que la représentation est la grande affaire du Léviathan, l’apport théorique majeur qui fait la différence avec le De Cive. On se concentrera donc ici sur les chapitres 16 et 17 du Léviathan qui exposent respectivement la théorie générale de la représentation, puis son application pour déterminer exactement la formulation du negotium de l’opération contractuelle institutive de l’État[1].

Toutefois, tous les développements qui précèdent ces deux chapitres les préparent et les expliquent. On ne saurait donc impunément commencer la lecture du Léviathan au chapitre 16. On se condamnerait à n’y rien comprendre vraiment. Tout à l’inverse, il faut suivre depuis son début, depuis la théorie de la sensation – qui est « à l’origine de toutes les pensées » (chap. 1, p. 11-71) –, le cheminement d’une démarche systématique qui prend son modèle dans l’axiomatique d’Euclide, dont on sait combien la découverte a impressionné Hobbes. La raison est « calcul » (chapitre 5, p. 38/111), ce qui est évident pour la raison mathématique arithmétique ou géométrique (chapitre 5, p. 37/110). Cependant, la raison ne saurait différer d’elle‑même lorsqu’on l’applique aux autres domaines du savoir, tel que celui du politique dont le Léviathan établit la science (chapitre 9, voir le tableau des sciences, p. 80/168‑169). La géométrie fait modèle en tant qu’elle exige, sur quelque objet auquel la pensée s’applique, ce more geometrico qui est la marque du Grand Siècle et la condition de la science en tant que celle-ci doit faire système. Raisonner, c’est ratiociner, faire le compte, calculer avec des universaux, calculer avec des concepts. Tout calcul présuppose de travailler avec des grandeurs. Précisément, les noms communs ont une étendue (chapitre 4, p. 30/100) qu’il s’agit de fixer par des « définitions exactes préalablement débarrassées et lavées de toute ambiguïté » (chapitre 5, p. 44/120). En termes modernes, l’intension d’un concept, fixée par sa définition, en détermine l’extension, autrement dit sa grandeur. More geometrico et nominalisme sont, chez Hobbes, les deux faces d’une même médaille intellectuelle. Le Léviathan se présente, ainsi, comme une suite de définitions ordonnées en un système d’axiomes et de théorèmes. Lire le Léviathan suppose, par conséquent, de suivre pas à pas la route de la science, pour reprendre une métaphore utilisée par Hobbes (chapitre 5, p. 44/120). Malheureusement, l’on ne peut ici que montrer quelques étapes sur ce chemin.

Toutefois, que quelque chose se joue dès le début du livre, on s’en aperçoit dès les premières lignes du chapitre 1 (p. 11/71).  Hobbes y précise qu’il considérera « les pensées de l’homme d’abord isolément et ensuite dans leur enchaînement », et que, prise isolément chacune de nos pensées « est la représentation ou apparence d’une qualité quelconque ou de quelque autre accident d’un corps hors de nous ». Or, nos pensées commencent avec la sensation dont l’explication mécanique proposée par Hobbes, qui ne connaît d’autres réalités que corps, forces en mouvements, passe par la pression de l’objet sur nos sens et la contre-pression, la résistance de nos organes sensitifs, « un effort du cœur pour se libérer, cet effort étant dirigé vers l’extérieur », de sorte que, si nous sentons le monde extérieur, notre sensation de fait reste en nous et ne constitue pour nous que « simulacre ou phantasme » (chapitre 1, p. 12/72). Notre sensation ne nous fait pas ressortir de nous‑même. La présentation de la chose ne produit donc qu’une re‑présentation du sujet, qui luimême n’est que corps agité par tous ces mouvements.

Si la pensée commence par la sensation, cela vient de ce que la sensation, notre représentation non pas de la chose, mais de telle ou telle qualité, de tel ou tel accident de l’objet, ne s’éteint pas en nous, mais s’y dégrade avec le temps. Nos sensations, une fois l’objet disparu de notre appréhension sensorielle, deviennent « imaginations » et l’imagination est l’objet du deuxième chapitre. Ce sont ces imaginations, qui perdurent en l’absence de l’objet senti, que Hobbes nomme aussi « pensées » (chapitre 3, p. 21/85). L’imagination procède de cette dégradation de la sensation. Mais le corps étant envahi de sensations multiples, il peut, sous l’effet de quelques forces, c’est‑à‑dire pour les humains de leurs passions, mélanger telle et telle image et se représenter des êtres chimériques, comme un centaure qui mixe l’image d’un cheval avec celle d’un homme. C’est ce que Hobbes désigne par l’expression « imagination composée » et il appelle celleci « fiction de l’esprit » (chapitre 2, p. 16/78). Celleci, est attribution, par représentation, de qualités à un objet fictif.

On ne peut ici suivre tout le chemin, mais on voit comment deux notions essentielles au montage de l’État représentatif – représentation et fiction – sont définies dès le début de l’ouvrage. Comme Hobbes procède de manière systématique et more geometrico, l’interprète ne doit pas oublier, lorsqu’il en vient aux chapitres 16 et 17, ces définitions premières.

Une dernière étape est toutefois nécessaire à la compréhension de la politique hobbesienne. Le chapitre 10 est relatif à la puissance. Hobbes y montre que, dans le commerce humain, dans l’échange et la communication entre les humains, la puissance d’un humain est « réputation de puissance » (chapitre 10, p. 82/171), qu’elle est l’effet des évaluations imaginatives que nous faisons respectivement de la puissance d’autrui et que « la valeur d’un humain, ou son mérite, est comme celle de toutes les autres choses, à savoir son prix, autrement dit autant qu’on serait prêt à payer pour utiliser sa puissance » et que c’est, ici aussi, l’acheteur qui, en définitive, fixe le prix (chapitre 10, p. 82/171). D’ailleurs, pour entrer et participer au Léviathan, Hobbes avertit : il faudra « payer le prix » (chap. 18, p. 191/304). Puisqu’il faut que la machine de l’État soit considérée comme une puissance insurmontable, à savoir « la plus grande des puissances humaines » (chapitre 10, p. 81/171), il faut qu’elle soit réputée comme telle par ceux qui s’y soumettent. C’est pourquoi, la fiction représentative qui préside à son montage assure et assume cette extraordinaire réputation de puissance.

Le chapitre 16 qui va nous occuper, intitulé « Des personnes, auteurs et choses personnifiées », conclut la première partie du livre, « De l’homme », et fait charnière entre cette anthropologie indispensable et la théorie du Commonwealth qui fait l’objet de la deuxième partie. La doctrine de la personnification du chapitre 16 est une doctrine générale, et non pas politique, de la représentation.

Il faut citer les deux premiers paragraphes du chapitre 16 (p. 161/270‑271) :

Le verbe « considérer », qui intervient au début de ces deux paragraphes, est décisif et rappelle qu’il s’agit d’une réputation de puissance. Toute « personne » est mise en scène, ce qui est cohérent avec l’étymologie du mot personne (per-sonare) dont on sait qu’il désigne, comme le rappelle Hobbes, le masque de l’acteur dans la représentation du théâtre antique. C’est le spectateur, et non l’acteur, qui évidemment « considère », autrement dit se représente l’acteur. On peut anticiper : par le contrat d’institution de l’État, le spectateur, celui qui s’assujettit à l’État, s’oblige à « considérer » certains mots ou actions, ceux du « représentant », acteur, d’une certaine manière. Autrement dit : il attribue certaines qualités ou accidents à l’acteur, conformément, au sens général du mot « représentation » précisé plus haut, et s’oblige à cette « imagination » de l’État.

Hobbes précise : « Une personne est la même chose qu’un acteur. » Il ajoute (chapitre 16, p. 161/271) : « Personnifier, c’est tenir un rôle ou représenter soi-même ou un autre ». La personne est celui dont les mots et les actions sont considérés de telle ou telle manière par le spectateur, par celui qui le considère et en a une certaine représentation. C’est bien pour cela que même la personne dite « naturelle » est représentation de soi‑même, car l’on n’est pas, dans la communication humaine, un pur et simple « soi-même » – donc pas si « naturel » que cela –,mais un soi‑même personnifié par autrui, et donc toujours et nécessairement, pour autrui, en représentation de soi : c’est toujours autrui qui fait notre réputation. En effet, dans l’échange avec autrui, mes mots et mes paroles sont pour cet autrui des signes, dont Hobbes élabore, en nominaliste qu’il est, la théorie aux chapitres 3 et 4. Un signe est soit l’antécédent d’un conséquent, soit le conséquent d’un antécédent (chapitre 3, p. 24/91). Cependant, dans l’un et l’autre cas, la relation antécédent‑conséquent n’est pas, pour nous, un rapport de causalité, mais seulement une relation que notre prudence, distincte de la raison, établit par une conjecture très peu sûre (chapitre 3, p. 24/90). Ni l’antécédent d’un conséquent, ni le conséquent d’un antécédent ne sont jamais certains. C’est pourquoi, les signes ne produisent aucune certitude dans nos rapports mutuels, et notamment lorsqu’il s’agit des signes langagiers. S’il y a quatre usages avantageux de la parole, « à ces usages, correspondent aussi quatre abus », dont la possibilité que les humains « proclament avec des mots que telle est leur volonté, alors qu’il n’en est rien » (chapitre 4, p. 29/98). Et telle est la raison pour laquelle l’objet de l’opération contractuelle du chapitre 17 est d’obliger le spectateur‑citoyen, non pas à croire en la sincérité des signes de celui que la convention institue comme Souverain – on ne saurait attendre du Souverain qu’il soit un « parêsiaste » –, mais seulement, à leur validité : ils sont valides parce que nous nous sommes obligés à nous le représenter comme notre représentant à tous et à chacun.

Notre existence est, ainsi, essentiellement expérience de signes, expérience qui nourrit notre prudence, une prudence qui repose sur ce principe d’incertitude qui vaut dans le commerce humain. Cette prudence n’est pas un mode de la raison, ratiocination calculatrice sur des concepts définis, puisque « celle-ci n’est pas née avec nous, comme la sensation ou la mémoire ; elle n’est pas non plus acquise par l’expérience seulement comme la prudence ; mais on l’atteint par l’art » (chapitre 5, p. 42/118). Pourtant, si en elle‑même la raison est toujours droite, « ni la raison d’un seul, ni celle de plusieurs ne crée de certitude, pas plus qu’un compte n’est bien fait par cela seulement qu’il est approuvé par plusieurs, quel qu’en soit le nombre » : en cas de différends sur le résultat du compte, les parties n’ont d’autre moyen que de s’accorder, sinon sur le compte, du moins sur la personne de quelque arbitre ou juge, et de tenir la raison de celui-ci pour la droite raison (chap. 5, p. 38/112). On peut dire – bien que Hobbes n’utilise pas le mot dans ce passage – que cet arbitre représente les parties en lui remettent ensemble leurs droits respectifs de juger de l’affaire qui les oppose. L’accord établit la fiction selon laquelle la raison de l’arbitre sera considérée comme la droite raison. Ce passage du chapitre 5 offre déjà quelques clés de compréhension de plusieurs des éléments nécessaires à l’institution de l’État.

Si l’on revient au chapitre 16, on constate qu’il y a une sorte de discrépance entre les deux paragraphes cités plus haut.

Dans le premier, il y a trois modes de représentation par la « personne » :

On lui impute mots et actions en tant que les siens propres.

On lui impute mots et actions en tant que ceux d’un autre par une attribution vraie.

On lui impute mots et actions en tant que ceux d’un autre par une attribution fictive.

Dans le second, il semble qu’il n’y a plus que deux modes de la personne :

La personne naturelle.

La personne fictive ou artificielle.

Cependant, il apparaît que « personne fictive », désignant les cas où mots et actions « sont considérés comme représentants les mots et les actions d’un autre », s’applique tout à la fois aux modes 2 et 3 du premier paragraphe. Donc, « personne fictive » désigne toute personne à laquelle on impute les mots d’un autre, que cette imputation soit véritable ou fictive. Cela signifie que la fiction joue sur deux registres, qu’il existe deux modes de la fiction : elle qualifie soit la personne – dans le second paragraphe –, soit l’imputation des mots et des paroles – dans le premier paragraphe.

La personne « fictive » l’est parce que l’acteur prononce des paroles et accomplit des actions qui sont considérées comme n’étant pas les siennes propres. Mais la fiction, pour ainsi dire, se redouble, lorsque l’attribution, l’imputation à autrui de ces actions et paroles est elle‑même fictive. Il y a donc deux fictionnalisations possibles de la personne, qui touchent, pour la première, la personne-même, pour la seconde la question de l’imputation.

Pour conclure, il faut rappeler un point bien connu mais essentiel. Filant la métaphore théâtrale qui ouvre ce chapitre 16, Hobbes précise le mécanisme de la représentation par une personne artificielle. Si le représentant, c’est-à-dire l’« acteur », représente un homme ou un groupe, il prononce les paroles et accomplit les actions qui doivent être tenues pour celles de cet homme ou de ce groupe, qui en seront donc considérés comme les « auteurs ». Or cette fiction doit être admise non seulement vis‑à‑vis de l’extérieur, mais aussi par les auteurs fictifs. Cela ne se peut, et n’est donc légitime, que si, et seulement si, les auteurs ont autorisé l’acteur, et lui ont ainsi conféré l’autorité de prononcer des paroles ou accomplir des actes, en leur nom et pour leur compte (chapitre 16, p. 163/272-273)[2].

 

II. La représentation, condition de l’institution politique

 

Si l’interprétation proposée est correcte, elle permet de comprendre pleinement le dispositif contractuel que présuppose logiquement l’institution étatique. On peut déjà souligner que le souverain est bien une personne doublement fictive : on lui impute mots et actions en tant que ceux d’un autre mais par une attribution fictive. Il lui faut donc avoir reçu l’autorité qu’il ne peut tenir que d’un titre juridique qui lui donne autorisation. Il convient de montrer comment cela se fait.

Il faut rappeler que Hobbes appelle « fiction de l’esprit » l’« imagination composée ». On a évoqué plus haut l’exemple, donné par Hobbes, de la fiction d’un centaure. Il en ajoute un autre qui n’est pas sans intérêt pour le présent propos : « lorsque quelqu’un compose l’image de sa propre personne avec celle des actions d’un autre » (chapitre 2, p. 16/78). Or, c’est bien ce à quoi l’opération conventionnelle institutrice de l’État nous force : à composer l’image de nos propres personnes avec celle des actions du représentant, du Souverain.

Lorsque nous imputons les mots réellement prononcés ou les actions réellement effectuées par l’un à un autre, nous composons par imagination. Il s’agit donc d’une opération de l’imagination composée, d’une fiction. On comprend alors que l’on appelle « personne fictive », le dispositif par lequel la personne (l’acteur) parle ou agit, tandis que nous imputons ses paroles ou ses actions à un autre (l’auteur).

Dans l’état naturel, nous considérons l’acteur et pouvons lui imputer les actes et paroles d’un auteur que nous désignons. Nous sommes les maîtres de la fiction. Nous établissons, chacun pour nous, la fiction. Ce faisant, nous ne l’avons pas déjà instituée. Instituer cela suppose – c’est le premier principe, formel et évident par lui-même, nécessaire mais pas encore suffisant, de toute institution en tant que commune – l’unification de nos volontés sur un même objet.

D’où la nécessité que la fiction politique de l’État soit établie par une multitude de contrats que tous passent avec tous, ce qui est la condition pour que « tous » deviennent un « nous ». D’où aussi la nécessité que celui qui portera notre personne, notre représentant, soit extérieure à ce « nous », car, à défaut, « nous » ne pourrions le reconnaître ni le considérer comme un acteur face à nous. Parce qu’il ne peut être qu’artificiel et fictionnel, il ne saurait être parmi nous. Il doit être l’objet (extérieur) de notre imagination composée et partagée. C’est pourquoi, celui qui porte politiquement notre personne, le « Souverain », ne saurait être partie au contrat passé « entre nous » car, à défaut, il ne serait alors qu’un singulier, parmi nous. Il n’instituerait pas le commun.

La forme d’un tel contrat correspond parfaitement à ce que nous connaissons en droit français, à savoir la stipulation pour autrui : les parties au contrat instituent en commun un tiers comme bénéficiaire d’une opération conventionnelle à laquelle, par définition, il n’est pas lui-même partie. Nous désignons ce dernier, juridiquement, pour être le « tiers bénéficiaire ». Au chapitre 14 Hobbes distingue l’abandon d’un droit sous la forme d’une pure et simple renonciation à ce droit, « quand on ne s’intéresse pas de savoir qui en tirera un bénéfice », et l’abandon‑transfert, « quand l’intention est qu’une ou des personnes déterminées en tireront un bénéfice » (p. 130/233). L’abandon‑transfert stipule pour autrui.

La forme conventionnelle de la stipulation pour autrui explique que le Souverain n’est lié par rien envers les cocontractants, en raison de ce que nous appelons l’« effet relatif » du contrat :

Donc « rien de ce que le représentant souverain peut faire à un sujet ne peut, à quelque titre que ce soit, être proprement nommé injustice ou tort » (chapitre 21, p. 225/340‑341). « Injustice et tort[3] », se dit de l’empêchement que je ferai à autrui de bénéficier du droit que j’ai abandonné ou que je lui ai transféré (chapitre 14, p. 130/233), et qu’il convient de distinguer du simple « dommage », qui est l’atteinte faite au bien, au corps ou à la vie d’autrui, distinction que ne savent pas faire les « créatures dénuées de raison » (chapitre 17, p. 176/287). L’injustice suppose la parole donnée et donc un titre juridique qui n’est pas respecté ; le simple dommage est un pur état de fait qui s’accomplit soit hors du droit, soit en vertu d’un titre juridique légitime. Dans les deux cas, il ne peut être dit « injustice ».

Mais il s’agit bien sûr de savoir quel bénéfice nous devons concéder au Souverain, ce que nous lui autorisons. Or, puisque l’institution de l’État a pour but de nous transporter de l’état de nature à l’état civil, c’est notre droit naturel qu’il convient de lui abandonner. Le droit naturel est, chez Hobbes – la définition est célèbre – celui de « faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il [l’individu] concevra être le meilleur moyen » pour la préservation de sa vie, donc de déterminer ce qu’il en est du bien pour moi (chap. 14, p. 229/128). Il s’agit donc d’un abandon par tous et mutuellement de ce droit, d’une renonciation au profit du tiers bénéficiaire que nous autorisons à exercer notre droit naturel, et qui, de ce fait, devient notre représentant politique car le transfert de notre droit naturel nous fait véritablement sortir de notre état de nature, en même temps qu’il fait de la multitude initiale un « nous », unifié par la mutualité des conventions et l’institution d’un unique représentant. De la sorte, nous avons institué une « unité réelle », c’est‑à‑dire quelque chose qui « va plus loin que le consensus, ou concorde » (chap. 17, p. 177/288). C’est précisément le manque de cette notion de représentation‑autorisation, c’est‑à‑dire la condition même de l’unité politique réelle, qui empêchait que le De Cive soit, aux yeux de Hobbes, pleinement satisfaisant : comment un tel abandon‑transfert de notre droit naturel au profit d’un tiers bénéficiaire est‑il susceptible de fonder la communauté politique, c’est‑à‑dire l’être en commun des cocontractants. Si nous ne mettons en commun qu’un abandon de droits sans un transfert, notion capitale de la représentation, ce seul abandon ne saurait par lui-même nous obliger à « considérer » de surcroît quoi que ce soit qui puisse être notre bien commun.

On peut maintenant comprendre la formule contractuelle énoncée à la fin du chapitre 17 :

L’autorisation est le concept nouveau qui boucle la réflexion politique de Hobbes sur les causes et génération des États, et qui n’était pas dans le De Cive (chapitre 5 du De Cive)[4]. Comme on l’a dit, il s’agit du concept central du dispositif de la représentation : l’auteur autorise l’acteur, en l’espèce le Souverain.

Le Souverain, homme ou assemblée, est, parce qu’il est autorisé par nous, le représentant de l’unité politique, parce que, par cette formule nouvelle du contrat, nous nous obligeons, non pas seulement à accepter ses paroles et ses actions, mais encore à considérer que ses paroles et ses actions sont les nôtres : sont les miennes en tant que citoyen individuel et les nôtres collectivement en tant que membres de l’État. C’est bien cela qui nous unit en une « unité réelle », bien que fondé sur un redoublement fictionnel, car nous, ensemble, nous nous engageons non pas seulement à nous soumettre individuellement, mais à considérer qu’il dit et fait le bien commun. Nous l’habilitons, tous ensemble, à dire et faire ce qu’il en est de notre commun.

 

III. La représentation moderne comme médiation entre État et société civile

 

Il convient de souligner que l’État, chez Hobbes, ne peut être que représentatif. L’« État représentatif » n’est pas une certaine « forme de gouvernement » ni un certain type d’État parmi d’autres. Elle est la condition de toute institution politique. La démonstration de Hobbes vise à établir que, quelle que soit la forme de gouvernement, l’État, en tant qu’État, ne peut être que représentatif. On le voit au chapitre 19 (p. 192/305) :

Donc même la République populaire ou démocratique est, selon Hobbes, nécessairement représentative puisque l’assemblée de tous est dite, elle aussi et au même titre que le monarque ou l’assemblée aristocratique, « souverain ou personne représentative ». On verra un peu plus bas pourquoi, même dans les procédures de ce que nous appelons trop vite démocratie « directe », l’État est nécessairement « représentatif ».

Mais il est clair que le concept hobbesien de représentation ne permet pas de penser ce qu’une représentation démocratique veut dire. Son concept est proprement juridique et formel – il repose sur une autorisation formelle – autant qu’institutionnel, en tant que condition de pensabilité de l’institution étatique ou, plus généralement, politique (on peut penser aujourd’hui à l’Union européenne, entre autres). On qualifiera donc ce concept de représentation de formel et institutionnel.

Mais le concept de démocratie, sans qu’il soit besoin ici de le développer, contient en lui-même une dimension substantielle que l’on ne saurait évidemment trouver chez Hobbes. D’un point de vue très minimal, la démocratie impose la participation active des citoyens qui s’assujettissent à la décision politique. Si l’on veut penser quelque chose comme une démocratie représentative, il faut donc ajouter au concept formel et institutionnel, une notion substantielle d’une représentation qui malgré un inévitable transfert de notre droit naturel permette cette participation des citoyens à la décision politique.

La question de la représentation fut reprise, comme l’on sait, par la philosophie politique et la doctrine juridique – pour autant qu’on puisse les distinguer – du xixsiècle. Bernard Manin a écrit un grand livre à ce sujet, concernant la France[5]. On ajoutera quelques remarques trop rapides tirées de l’histoire constitutionnelle allemande[6]. Le résultat général est le même : le concept de représentation ne présuppose pas celui de démocratie. La question inverse, trop délaissée, pose les problèmes véritables : la démocratie présuppose‑t‑elle la représentation ? Si oui, à quelles conditions ?

L’histoire allemande montre, au‑delà de ses frontières, un effort pour penser substantiellement la représentation qui, si elle restait marquée par ses présupposés libéraux‑bourgeois, portait en elle une tendance démocratique.

La représentation politique ne s’épuise pas dans l’existence d’assemblées « représentatives » qui, de toute façon, étaient à l’époque, pour la « chambre basse », élue sur une base censitaire, et pour la « chambre haute », parfaitement aristocratique.

La question est : quel est le sens de ces assemblées « représentatives » ? Cette question soulève des problèmes éminemment complexes, et l’on se borne ici à quelques remarques simples. Il est évident que cette représentation, qui doit mettre en communication l’État et la société civile, n’a de sens que si et seulement s’il existe, au sein de cette dernière, la libre circulation du discours sur les affaires de la cité. Le kantien Karl von Rotteck (1775‑1840) pose ce principe en 1834, dans l’introduction qu’il donne à cette bible du libéralisme allemand que fut le Staats‑Lexikon, dont la première édition fut publiée entre 1834 et 1847[7] : l’État de droit, qui signifie dans la doctrine libérale l’État rationnel représentatif, est celui dans lequel tous les citoyens actifs, capables d’avoir une opinion raisonnable sur les affaires communes, sont libres de faire un usage public de leur raison[8]. D’où le combat pour ce qu’on appelait à l’époque la « liberté d’imprimer ».

Autrement dit, il y a dans ces doctrines libérales et non démocratiques, à tout le moins le principe d’une scission entre d’une part, ceux qui, membres d’une chambre, peuvent faire entendre leur voix directement auprès de l’État à travers la participation des chambres à la législation, et d’autre part, ceux qui doivent être libres de participer indirectement à celle‑ci au sein de l’« espace public », qui n’est pas l’espace de l’État mais l’espace de la libre discussion politique au sein de la société civile.

Il est clair que ce concept libéral de représentation ne s’épuisait pas en l’existence d’assemblées représentatives : le principe de libre et égale discussion publique lui était consubstantiel, que ce soit au sein des chambres comme dans l’espace public. Ce concept libéral ne promouvait pas l’État démocratique, mais il pouvait contenir une tendance théorique vers la démocratie. Toujours est‑il que ce concept substantiel de la représentation suppose une conception d’ensemble de celle‑ci qui ne la cantonne pas dans la sphère de l’État et dans les assemblées, mais la pense comme la condition indispensable de la médiation possible et nécessaire entre l’État et la société civile.

Cette médiation entre l’État et la société civile est le problème politique et constitutionnel de la modernité par excellence. Elle l’est dès lors qu’on admet, avec Hegel, que « la scission est comprise par [lui] comme la forme du monde moderne et de sa conscience[9] ». La scission (Entzweiung) détermine donc aussi la forme et la conscience politiques modernes[10]. Elle passe par la distinction et la séparation de l’État et de la société, qui est un thème très profond des doctrines politiques allemandes du xixe siècle dans son ensemble. Mais cette séparation ne peut être que relative si l’État doit porter la personne, au sens hobbesien, de cette société. La scission vient compliquer nécessairement le schéma formel et institutionnel de la représentation : il faut introduire une dimension substantielle qui attache l’auteur à la législation et à l’action de l’acteur, une médiation.

La représentation au sens substantiel est l’instrument nécessaire de cette médiation. La représentation sépare formellement représentants et représentés, mais cette séparation doit être relativisée, médiatisée ce qui ne peut se faire que par la circulation du discours, de bas en haut – par l’exercice public de la raison des citoyens qui remonte jusqu’aux assemblées –, et de haut en bas – par la délibération publique de la loi au sein des chambres. Publicité et libre discussion sont donc les deux principes fondamentaux de la représentation moderne[11].

On soutiendra, en conséquence, que c’est une réduction profondément critiquable que de limiter l’idée moderne de représentation à la seule institution constitutionnelle d’assemblées délibératives. Celle-ci, en effet, ne prend sens que dans le système général de médiation organisant un feed‑back entre l’État et la société[12].

La démocratie suppose alors que cette médiation soit assurée par la participation effective de tous les citoyens, et non plus seulement d’une élite. Il ne peut uniquement s’agir de l’élection des assemblées, ce qui est sa condition évidente, mais aussi de la participation à la discussion publique, ce qui suppose la reconnaissance et la garantie de l’ensemble des droits politiques, qui ne comprennent pas seulement le droit de suffrage, mais aussi les libertés d’expression, d’information, d’association, de formation de partis politiques et de syndicats, de manifestation, ainsi que l’égal accès aux emplois publics. Cette reconnaissance et garantie des droits doivent être comprises comme l’élément substantiel et constitutif, non pas seulement de l’« État de droit » mais, tout autant, de la représentation démocratique.

 

IV. Que la démocratie ne peut être que représentative

 

C’est une opinion commune que cette médiation représentative pourrait être surmontée et abolie par le recours à ce que l’on appelle des procédés « directs » de la démocratie, au nombre desquels on compte le référendum législatif, l’initiative citoyenne ou encore le référendum révocatoire :(recall), et qui traduiraient immédiatement la volonté générale du peuple démocratique. On a déjà exprimé des doutes quant au caractère véritablement immédiat de ces procédés[13] sur la base d’une importante contribution d’Ernst‑Wolfgang Böckenförde[14]. Il s’agit ici de montrer, que même par le moyen de ces procédures dites « directes », la démocratie moderne ne peut échapper au système formel et institutionnel de la représentation tel que pensé par Hobbes.

Ce qui est en jeu n’est pas la pertinence, ni l’intérêt possible de ces procédés. On n’entend pas les rejeter par principe. L’appréciation de leur valeur suppose l’analyse de leurs conditions et effets concrets, ce qui relève d’une science politique empirique et non de la théorie constitutionnelle. Cette appréciation est donc, pour le présent propos, mise strictement entre parenthèses. Il est simplement évident qu’une votation populaire n’est pas la même chose qu’une délibération parlementaire.

Ce qui, en revanche, relève de la théorie constitutionnelle, qui pour partie à tout le moins, doit être « critique de l’idéologie », c’est précisément de montrer comment le discours ordinaire de la « démocratie directe », qui lui oppose purement et simplement la « démocratie représentative », un discours que l’on retrouve le plus souvent dans les doctrines constitutionnelles et politistes, masque la « structure représentative » (Böckenförde) de ces procédures. Ce faisant, on construit une idéologie démocratique, même sans le savoir et de façon innocente. Cependant, le recours des régimes autoritaires ou totalitaires à ces procédés n’est en rien « innocent ». Ils comprennent cette structure profonde, en jouent et se donnent ainsi une légitimité plébiscitaire. Pour cette raison, il n’est peut-être pas inutile de démasquer théoriquement cette idéologie.

Le concept hobbesien de représentation nous y aide. Parce qu’il est présenté dans le Léviathan comme étant inhérent à l’institution étatique de l’unité politique, aucune forme d’État ni de système politique – et l’on pense évidemment à l’Union européenne – ne peut y échapper. Cette représentation formelle et institutionnelle est la condition absolument nécessaire pour assurer, à partir de la multitude des volontés individuelles, l’unité de la décision politique. Ce n’est pas être schmittien ni « décisionniste » que de le rappeler.

Il faut donc se demander pourquoi, comme le dit Hobbes dans le passage du chapitre 19 cité plus haut, la « république populaire », à l’assemblée souveraine de laquelle participent tous les citoyens, est, elle aussi et nécessairement, représentative ? La réponse est extrêmement simple, trop peut-être même pour qu’on la voie.

La décision, même populaire, suppose un procédé d’unification des volontés pour lequel on n’a pas trouvé mieux que le principe majoritaire. Ce principe vaut donc aussi pour toute votation populaire et en assure, à nos yeux, la légitimité démocratique. On peut estimer que dans la république populaire, nous nous soumettons certes à la décision du peuple souverain que nous devons considérer comme nôtre (représentation formelle), à la condition toutefois que nous y ayons effectivement participé (représentation substantielle). Pourtant, cette condition est elle‑même conditionnée par le principe majoritaire, ce qui signifie : nous participons tous, mais nous ne décidons pas tous.

De la sorte une majorité référendaire, et même si le référendum est d’initiative citoyenne, représente institutionnellement et formellement tout le peuple. La décision de la majorité est adoptée au nom et pour le compte du peuple tout entier. La majorité est, ainsi, autorisée, sur la base d’un titre juridique contenu dans la constitution, à agir et prononcer les paroles de la communauté politique dans son ensemble. La seule majorité, unifiée par la procédure référendaire, est habilitée à vouloir pour nous tous. Elle représente donc l’ensemble de la communauté politique. Elle n’échappe donc pas au principe représentatif hobbesien, elle présuppose une autorisation juridique (constitutionnelle).

Même la démocratie la plus « directe » – ou la moins « indirecte » – reste une forme de gouvernement : elle n’est jamais « identité des gouvernants et des gouvernés ». Cette formule de Carl Schmitt[15], qui n’a pas compris grand‑chose à Hobbes, et qui provient non pas d’une lecture attentive de Rousseau mais d’un simple affect rousseauiste – Schmitt n’a pas davantage compris grand-chose à Rousseau – contient en elle-même un mythe politique à partir duquel se développe la narration idéologique de l’État démocratique.

C’est la raison pour laquelle cette critique d’une certaine idéologie démocratique est aussi et directement une critique de Carl Schmitt, doctrinaire en chef de tous les populismes contemporains.

Pour conclure, on se bornera à une simple remarque qui peut ouvrir à un autre horizon critique. Mais il s’agirait alors d’une toute autre critique qui viserait des propositions et des expériences qui, dans leurs principes, sont bien éloignés de ce démocratisme autoritaire « à la Schmitt ». Depuis plusieurs décennies, désormais, sont proposées des solutions présentées généralement comme des alternatives à la démocratie « représentative » : démocratie participative ou délibérative. Sans pouvoir développer davantage, il peut sembler approprié de leur adresser le même genre de critiques : elles thématisent insuffisamment le caractère insurmontable, dans l’État moderne, de la représentation que j’ai qualifiée de « formelle et institutionnelle » et qui est liée au moment de la décision politique ; elles réduisent par trop la notion substantielle de la représentation, la renvoyant – plus ou moins explicitement d’ailleurs – aux dispositifs parlementaires, alors que dans la conception défendue ici, on y verrait davantage des modalités, non pas alternatives à la représentation, mais plutôt complémentaires, permettant d’approfondir le système complexe de la médiation démocratique. Là non plus, il ne s’agit donc pas de rejeter ces mécanismes qui apportent beaucoup à la réflexion politique[16], mais seulement de les soumettre à la critique, limitée et modérée, que doit développer une théorie constitutionnelle.

 

Olivier Jouanjan

Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas, Institut Michel Villey.

 

Pour citer cet article :
Olivier Jouanjan «Échapper au concept Hobbesien de « représentation » en démocratie ? », Jus Politicum, n° 29 [https://juspoliticum.com/article/Echapper-au-concept-Hobbesien-de-representation-en-democratie-1493.html]