Entretien avec Fabian Michl à propos de : Wiltraut Rupp-von Brünneck (1912-1977), Juristin, Spitzenbeamtin, Verfassungsrichterin (2022)

Recension de F. Michl, Wiltraut Rupp-von Brünneck (1912-1977), Juristin, Spitzenbeamtin, Verfassungsrichterin, Campus Verlag, 2022.

Review of F. Michl, Wiltraut Rupp-von Brünneck (1912-1977), Juristin, Spitzenbeamtin, Verfassungsrichterin, Campus Verlag, 2022.

F

abian Michl, est professeur junior de droit public à la faculté de droit de l’Université de Leipzig. Ses recherches portent sur le droit constitutionnel allemand et européen, la théorie constitutionnelle, l’histoire constitutionnelle et juridique contemporaine ainsi que la philosophie du droit. Après une étude remarquée sur l’un des premiers « grands » arrêts de la Cour constitutionnelle fédérale allemande[1], son intérêt pour cette institution centrale de la vie politique et juridique allemande s’est traduit par une enquête portant plus spécialement sur l’une de ses juges, Wiltraut Rupp-von Brünneck[2].

La forme particulière de recension-entretien, ici proposée aux lecteurs de la Revue Jus Politicum, a été menée en allemand et traduite par Aurore Gaillet, professeure de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, auteure d’un ouvrage récent sur les premières années de la Cour de Karlsruhe[3]. Elle vise à donner accès aux lecteurs francophones à un pan de l’histoire du droit public contemporain allemand, encore largement méconnu. L’angle biographique est original, au vu de la faible personnalisation des juges dans la tradition française. Au-delà, si le parcours individuel d’une « juriste, haute fonctionnaire, juge constitutionnelle » – sous-titre de l’ouvrage – a pu donner matière à 558 pages d’un ouvrage de grande qualité scientifique, c’est aussi parce qu’il rencontre immanquablement le cours de son histoire nationale, allemande.

 

I. Une biographie croisant l’histoire de l’Allemagne du XXe siècle

 

Naissance sous l’Empire (1912), Formation sous Weimar (1919‑1933)

Aurore Gaillet : Commençons peut-être, si vous le voulez bien, par les premiers pas de la future juge constitutionnelle à Karlsruhe. Sans le changement de régime vers la République de Weimar (1919-1933), Wiltraut Rupp-von Brünneck n’aurait jamais eu accès aux professions juridiques, celles-ci étant, avant 1922, réservées aux hommes, et souvent des plus conservateurs – ce que sont certainement les premiers juristes de sa propre famille de la noblesse prussienne.

Il me semble ainsi que, dès le départ, on peut considérer que le destin de Wiltraut Rupp-von Brünneck croise en permanence celui de l’Allemagne du xxe siècle. Qu’en pensez-vous ?

Fabian Michl : Son parcours et l’histoire contemporaine allemande sont en effet étroitement liés. Ce n’est pas inhabituel pour les juristes, ne serait-ce qu’en raison de la proximité caractérisant fréquemment les relations entre les professions juridiques et l’État. Cela est cependant plus vrai encore pour les femmes juristes. Ce n’est en effet que sous la République de Weimar que les femmes ont été admises dans les professions juridiques. Et pour Wiltraut Rupp-von Brünneck, qui avait choisi d’étudier le droit très tôt, dès sa période scolaire, c’était là une grande chance. Pour autant, il faut noter que son environnement familial et social était hostile à la République, ce qui ne pouvait pas la laisser insensible à l’éducation nationaliste populaire de l’époque. Dès ici, on peut ainsi déjà constater une certaine ambivalence biographique. Et celle-ci se poursuit à chaque tournant de l’histoire allemande.

 

Être juriste sous la dictature nazie (1933-1945)

A.G. Son excellence (elle a obtenu ses deux examens d’État en droit en 1936 et 1941 avec la meilleure note) ne pouvait pas suffire à lui assurer une carrière juridique lors de la domination nationale-socialiste (1933-1945) : on attendait davantage des femmes qu’elles se réalisent dans leurs qualités de mères que d’universitaires. Vous expliquez à ce sujet comment Wiltraut Rupp-von Brünneck a su mobiliser une argumentation caractéristique de l’idéologie scientifique nazie, notamment autour du concept central de « Volksgemeinschaft » (« communauté du peuple » dans un sens nationaliste/völkisch), pour maintenir sa place de juriste. Le sujet est délicat. Avant que l’on s’intéresse plus loin à sa propre proximité avec les nazis, peut-être peut-on rester un instant sur son investissement plus scientifique, son intérêt pour les concepts du « droit nazi ». Qu’en pensez-vous ? Que pouvez-vous nous préciser à ce sujet ?

F.M. Wiltraut Rupp-von Brünneck a commencé ses études de droit à l’été 1932. La nomination d’Hitler à la chancellerie du Reich en 1933 est donc advenue au cours de son deuxième semestre d’études. Or, à partir de l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes, les perspectives de carrière des femmes juristes étaient sérieusement menacées ; les polémiques contre les femmes juristes ne faisaient que se renforcer. Mais cela n’a pas empêché Wiltraut Rupp-von Brünneck de tenter, avec une poignée de camarades étudiantes, d’affirmer sa place de juriste dans l’État nazi.

C’est aussi ce qui explique qu’elle ait recouru à certains arguments de l’idéologie nazie, sachant par ailleurs que la revendication de l’égalité des droits n’avait aucune chance d’être entendue après 1933. De plus, elle ne rejetait pas la pensée völkisch : le concept de Volksgemeinschaft n’était pas spécifiquement national-socialiste ; il suscitait de nombreux espoirs politiques et sociaux, surtout au regard de son potentiel pour surmonter les distorsions sociales, particulièrement fortes depuis la fin de la République de Weimar. Le concept relevait en conséquence d’un large registre utilisé par la droite politique, à laquelle appartenait également l’entourage de Wiltraut Rupp-von Brünneck. Dans ce cadre, à l’instar d’autres collègues universitaires, Wiltraut Rupp-von Brünneck avait succombé à l’« attrait social » exercé par le concept, acceptant aussi des aspects discriminatoires du national-socialisme.

Deux aspects de la pensée völkisch sont ainsi particulièrement pertinents du point de vue de l’analyse biographique de Wiltraut Rupp-von Brünneck : le « dualisme des tâches » (Aufgabendualismus) et la « proximité avec la vie [concrète] » (Lebensnähe). Comme d’autres femmes ayant une formation universitaire à cette époque, Wiltraut Rupp-von Brünneck revendiquait une répartition des tâches entre les hommes et les femmes participant à la construction de la communauté (Volksgemeinschaft), sur la base de caractéristiques prétendument naturelles des sexes. Elle considérait à ce titre que les femmes juristes étaient principalement appelées à se consacrer à certains domaines juridiques, tels le droit de la famille, le droit du travail et le droit social. Elle-même envisageait une thèse de doctorat en droit du travail, ce qui répondait parfaitement à sa conception de la répartition des disciplines entre hommes et femmes. Elle justifiait par ailleurs la participation des femmes à la science juridique par le fait que celles-ci avaient une sensibilité particulière pour les aspects pratiques de la vie, ce qui correspondait au postulat national-socialiste d’une science juridique concrète – se dissociant de l’approche « abstraite » des positivistes. Nul doute que de telles positions avaient aussi un caractère stratégique, dans le cadre du système national-socialiste ; mais il n’est guère possible de distinguer précisément la part de conviction de la part de calcul stratégique.

 

La période d’Après-guerre (Nachkriegszeit)

A.G. Avant de vous interroger plus loin sur la difficile question de la gestion du passé nazi allemand – et de son histoire et historiographie –, j’aimerais poursuivre ici notre exploration biographique en vous interrogeant sur la transition après 1945. Peut-on dire que Wiltraut Rupp-von Brünneck a joué un rôle politique dans la reconstruction d’après-guerre, à la fois aux côtés du ministre social-démocrate de la Justice de la Hesse, Georg August Zinn et d’Elisabeth Selbert, l’une des rares « mères » fondatrices de la Loi fondamentale[4] (on peut rappeler qu’il n’y avait que quatre femmes parmi les soixante-cinq membres du Conseil parlementaire (Parlamentarischer Rat, assemblée constituante de 1948/49), et aucune à la convention préconstituante d’Herrenchiemsee de 1948) ?

F.M. Oui, elle a joué un rôle, même si celui-ci s’est exercé plutôt « en coulisses ». Depuis 1947, elle travaillait au ministère de la Justice du Land de Hesse et elle y a rapidement gagné la confiance du ministre Georg August Zinn. C’est à ses côtés, en tant qu’assistante, qu’elle a pu participer au Conseil parlementaire en 1948. Cette participation était d’autant plus importante que Zinn y était, entre autres, membre de l’influent comité de rédaction. Nul doute que Wiltraut Rupp-von Brünneck a pu contribuer à certaines formulations et propositions – sans qu’il soit cependant possible de déterminer l’influence précise qu’elle a pu exercer.

Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’elle a aidé Elisabeth Selbert – que vous citez très justement – à formuler les termes de l’article 117 al. 1 de la Loi fondamentale (LF) : celui-ci instaure un délai de mise en œuvre pour l’article 3 al. 2 LF, lequel prévoit l’égalité des droits entre hommes et femmes. Or, cette disposition transitoire s’avérera importante pour la mise en œuvre de l’égalité des droits, pour l’acquisition de sa force juridique. En effet, dès la promulgation de la Loi fondamentale en 1949, il était clair qu’à l'expiration dudit délai, fixé au 31 mars 1953, tout droit contraire à l’égalité deviendrait automatiquement inconstitutionnel. Si Wiltraut Rupp-von Brünneck est aujourd’hui connue pour s’être engagée sans relâche pour la mise en œuvre de l’égalité des droits, on voit ainsi qu’elle en avait posé les bases juridiques dès 1948/49, avec Elisabeth Selbert.

 

II. Une juge de conviction

 

Venons-en à la période de ce riche parcours certainement la plus connue, soit celle de son mandat de juge constitutionnelle à la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe.

 

La deuxième femme à la Cour constitutionnelle fédérale allemande (1963-1977)

A.G. Wiltraut Rupp-von Brünneck est élue à la Cour en 1963, succédant ce faisant à Erna Scheffler (1893-1983), première femme juge constitutionnelle (1951-1963)[5]. Dans mon livre sur les premières années de la Cour constitutionnelle fédérale allemande, l’itinéraire de cette dernière m’a passionnée : directement touchée par les lois anti-raciales pendant la période nazie, elle a été une figure importante des premières années de la Cour, s’attelant, infatigablement, jusqu’à la fin de son mandat, à la concrétisation du principe d’égalité entre les femmes et les hommes (art. 3 al. 2 LF)[6] – si bien qu’elle a pu être comparée à l’icône de la Cour suprême des États-Unis, Ruth Bader Ginsburg (1933-2020).

Wiltraut Rupp-von Brünneck s’est elle-même engagée en faveur de la question sociale et de l’égalité des droits. Peut-on dès lors considérer que son mandat de juge s’inscrit dans cette continuité[7] ? Sa qualité de femme a-t-elle joué un rôle : à ses yeux ? Pour l’influence qu’elle a pu avoir au sein de la Cour et/ou pour la jurisprudence rendue lors de son mandat ?

F.M. Wiltraut Rupp-von Brünneck a succédé à Erna Scheffler à deux titres au moins : d’une part, elle reprend directement sa position à la première chambre de la Cour, ce qui l’amène à être responsable des mêmes matières (outre quelques autres, qui se sont ajoutées par la suite). D’autre part, à l’instar d’Erna Scheffler, elle était la seule femme parmi les juges constitutionnels fédéraux de l’époque – et était pleinement consciente de la signification de cette position, lui permettant aussi de relayer la voix des femmes. Elle s'inscrivait ainsi pleinement dans la tradition établie par Scheffler.

Mais cela ne l’a pas empêchée de se distinguer de celle-ci, par de nombreux aspects. Tandis qu’Erna Scheffler avait toujours été juge, Wiltraut Rupp-von Brünneck avait endossé d’autres fonctions, notamment, ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, de haut fonctionnaire dans la Hesse, Land gouverné par le SPD. Or cela n'a pas facilité son intégration au sein de la Cour, dès lors qu’elle a pu être soupçonnée d’adopter une attitude partisane. Elle était par ailleurs habituée à devoir s’imposer dans des environnements dominés par les hommes : alors qu’Erna Scheffler s’efforçait surtout d’entretenir de bonnes relations personnelles avec ses collègues, Wiltraut Rupp-von Brünneck n’a pas hésité à formuler des exigences plus affirmées, dont certains de ses collègues ont eu du mal à s’accommoder. Les tensions se sont aggravées à l’époque sociale-libérale, à partir de 1969, lorsque la Cour constitutionnelle fédérale est entrée dans une phase de conflit croissant avec le gouvernement fédéral et la majorité parlementaire. Wiltraut Rupp-von Brünneck soutenait en effet les projets de réforme de la coalition, tandis que ses collègues juges, majoritairement conservateurs, tendaient davantage à y opposer des obstacles constitutionnels. Ces conflits internes à la cour se sont traduits par la rédaction d’opinions séparées/individuelles (Sondervoten), instrument procédural auquel Erna Scheffler n'avait pas recouru – tant parce qu’il n’était pas encore expressément reconnu par la loi sur la Cour que parce qu’elle n’en avait pas eu besoin, dans le cadre d’un contexte radicalement différent.

 

Des convictions qui ont marqué la jurisprudence constitutionnelle allemande

 

a. L’opinion individuelle sous la décision Interruption volontaire de grossesse I (1975)

A.G. Je rebondis immédiatement sur votre dernière réponse. Notre premier tour d’horizon, à mi-chemin entre la biographie et l’histoire politique et juridique allemande ne serait pas complet si nous ne nous arrêtions pas sur l’opinion séparée que Wiltraut Rupp-von Brünneck a rédigée sous l’arrêt IVG I du 25 février 1975[8] – question de l’avortement dont la densité constitutionnelle ne se dément pas, aujourd’hui encore.

Rappelons que la loi contestée, adoptée par la majorité sociale-libérale au Bundestag, visait à introduire un certain assouplissement au droit pénal de l’avortement (« solution des délais », § 218 du Code pénal), extrêmement sévère en République fédérale d’Allemagne. Or, la majorité conservatrice des juges de Karlsruhe, saisis de la question, s’y étaient opposée. La possibilité de rédiger une opinion séparée, reconnue depuis peu aux juges constitutionnels fédéraux allemands[9], a permis à Wiltraut Rupp-von Brünneck d’exprimer son désaccord. En indiquant expressément, aux côtés du juge Helmut Simon, qu’elle considérait qu’il s’agissait là d’une question à trancher par le législateur et non par les juges, elle s’était certes attirée de vives critiques des juges conservateurs, mais elle avait aussi gagné une reconnaissance dans l’opinion publique. Ceux qui sont favorables à l’introduction des opinions séparées, y identifient souvent un moyen donné aux juges minoritaires d’exprimer une position critique, ou même, le cas échéant, de préparer une future inflexion jurisprudentielle. Cette idée s’applique-t-elle, selon vous à ce Sondervotum de Wiltraut Rupp-von Brünneck et à la question spécifique de l’avortement en Allemagne ?

F.M. Avec son opinion séparée sur l’arrêt IVG de 1975, Wiltraut Rupp-von Brünneck poursuivait plusieurs objectifs. D’une part, il s’agissait bien sûr d’exprimer son point de vue sur le sujet et de donner ainsi une voix à ceux qui saluaient la réforme du droit à l’avortement. Cette position n'avait été défendue que par une minorité au tribunal, ce qui ne reflétait pas l’opinion de la majorité de la population. D’autre part, un autre objectif, sans doute plus important à ses yeux, était de pointer les limites de la compétence de contrôle de la Cour sur le législateur. Dans une autre opinion individuelle, sur l’arrêt de 1973 relatif à la réforme de l’université en Basse-Saxe (Hochschulreform), elle avait déjà déploré que la Cour constitutionnelle fédérale se soit substituée au Parlement. L’arrêt IVG lui a donné l’occasion de reprendre et d’appuyer cette critique. Outre la réforme du droit à l'avortement, sur laquelle elle espérait peser, elle avait par ailleurs à l’esprit d’autres projets de réforme de la coalition sociale-libérale, qu’elle espérait contribuer à préserver du verdict d’inconstitutionnalité. Tel était notamment le cas de l’extension de la cogestion au sein des entreprises, qui n’a effectivement pas été remis en cause par la Cour en 1979. Dans ce sens, sans considérer que ses opinions individuelles visaient directement un changement futur de jurisprudence, on peut dire que Wiltraut Rupp-von Brünneck s’est efforcée d’engager la Cour constitutionnelle fédérale à une certaine retenue dans les questions sociétales, questions supposant de délicats arbitrages, et pour lesquelles elle considérait que la réponse revenait au législateur (notamment parce que celui-ci est aussi plus à même de corriger rapidement d’éventuelles erreurs).

 

b. Autres opinions séparées et jurisprudences

A.G. Ces considérations peuvent-elles être étendues à d’autres décisions auxquelles elle a pris part ou d’opinions individuelles qu’elle a rédigées ? Je pense à la décision Mephisto de 1971, déterminante pour la liberté artistique et la qualification du régime national-socialiste ; mais vous avez sans doute vous-mêmes des exemples qui vous tiennent à cœur et/ou illustrent sa méthode, que vous présentez comme « pragmatique » et de « conviction » ?

F.M. Au total, Wiltraut Rupp-von Brünneck a rédigé sept opinions séparées. Trois d’entre elles viennent d’être évoquées. Les quatre autres sont aujourd’hui moins connues, car elles se rapportent à des questions juridiques plus ancrées dans leur époque. Elles n’en sont pas moins intéressantes, dès lors qu’elles rendent bien compte de la manière dont la juge a utilisé l'instrument de l’opinion séparée pour œuvrer en faveur d’un développement du droit favorable à la liberté et à l’approfondissement de l’État social. C’est ainsi que ses opinions sur les décisions Österreich (1971) et Nachentrichtung (1973) – relative aux pensions de retraite des femmes – portent sur des questions de droit social. Les opinions sur les décisions Filmeinfuhr (1972) – règlementation de l’importation de films – et Hetzblatt – ou Deutschland-Magazin – (1976) se rapportent, quant à elles, aux libertés de l’information, tout comme celle, plus célèbre, rédigée dans l’affaire Mephisto (1971) que vous venez de citer.

Pour résumer, on peut dire que la juge Wiltraut Rupp-von Brünneck a développé, dans ses différentes opinions séparées, des interprétations de la Loi fondamentale permettant un degré de liberté et d'État social plus important que celui résultant des décisions soutenues par les juges majoritaires. Au-delà, on peut relever qu’elle a souvent délaissé le champ des déductions dogmatiques, telles qu’elles sont souvent affectionnées par les juristes allemands, et davantage tendu à argumenter de manière concrète, « proche de la vie », en ayant constamment à l’esprit les conséquences de la décision.

Pareil pragmatisme se manifeste par ailleurs dans de nombreuses décisions qu'elle a préparées en tant que rapporteur. Au total, cinquante-quatre décisions de chambre lui sont imputables, dont certaines ont posé de nouveaux jalons en matière de droits fondamentaux et d’État social. Peuvent ainsi être cités la décision sur l’égalité de traitement des enfants nés hors mariage (1969 – Gleichstellung nicht ehelicher Kinder), l’arrêt Lebach de 1973, qui a consacré un droit à la « resocialisation » / réinsertion sociale des détenus, ou encore la décision dite Araber-Beschluss (1973) qui a permis d’améliorer la protection juridique des étrangers expulsés.

 

III. Des orientations méthodologiques riches de perspectives pour l’histoire de la justice et du droit

 

A.G. Deux orientations de votre ouvrage me semblent par ailleurs passionnantes pour l’approfondissement de la connaissance de la justice constitutionnelle en général d’une part, en Allemagne spécialement d’autre part.

 

La « personnalisation » des juges et leur mise en récit

Si cette orientation demeure bien moindre que celles caractérisant nombre d’études de la Cour suprême des États-Unis, la personnalité des juges fait l’objet d’un intérêt croissant en Allemagne[10], davantage en tout cas qu’en France. C’est bien sûr une question de culture juridique. D’un côté, en France comme en Allemagne, on considère que le caractère collégial du fonctionnement de la Cour prime et doit inciter à se garder de la « tentation […] d’attirer l’attention » en misant sur une trop rapide « personnalisation », introduisant une human touch spéculative[11]. D’un autre côté, « contextualis[er] historiquement et institutionnellement […] dans l’espace et dans le temps[12] » commande de ne pas occulter le rôle historique des personnalités.

Cette orientation a été importante pour ma propre compréhension de la Cour constitutionnelle fédérale, mais elle y reste secondaire. Vous y consacrez au contraire une véritable somme et vous êtes désormais parfois présenté comme le « biographe » de Wiltraut Rupp-von Brünneck, un biographe juriste, attaché à la découverte d’une personnalité au cœur de l’histoire du droit et de la justice. Comment et pourquoi avez-vous choisi cette orientation, qui a supposé pour vous de lire des dossiers personnels et d’accéder à des archives souvent méconnues ?

F.M. Ce qui m’intéresse en premier lieu, c’est la diversité des perspectives. Alors que l’analyse et la systématisation de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale ont une longue tradition en Allemagne, les personnalités qui sont « derrière » cette jurisprudence attirent plus rarement l’attention, et les écrits à leur sujet demeurent souvent anecdotiques ou idéalisés. Or, il me semble que la première jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale est un objet historique, qui gagne à être abordée avec des méthodes historiques – ce que vous avez du reste fait vous-même dans votre ouvrage sur les premières années de la Cour. Et, vous l’avez vous-même également constaté, une telle perspective ne doit pas faire l’abstraction des aspects personnels, qui sont bien un aspect historique important : il est évident que les décisions ne tombent pas du ciel, mais sont bien le fait d’hommes et de femmes, marqués par des expériences de vie différentes.

Or, si l’on veut s'approcher de ces influences et imprégnations personnelles, il faut emprunter le chemin laborieux des archives : d’un côté, ces sources primaires confirment une grande partie de ce qui est déjà connu ; d’un autre côté, elles révèlent de nombreux éléments sous un autre jour. Et c’est ce qui est passionnant : sur cette base, la jurisprudence peut en effet être revisitée, réinterprétée, de sorte que la méthode de contextualisation personnelle complète les interprétations analytiques et systématiques existantes – dont je ne veux évidemment pas nier le bien-fondé. Il me semble en définitive qu’une image complète de la jurisprudence ne peut être obtenue que si l’on réunit les approches personnalisées, analytiques et systématiques.

A.G. Peut-on dire que, au-delà de la personnalité et du parcours de Wiltraut Rupp-von Brünneck, votre ouvrage ouvre sur de multiples biographies croisant son destin, du président conservateur de la Cour, Gebhard Müller (de 1959 à 1971), à Hans Rupp, qui était juge à la deuxième chambre (de 1951 à 1975) et avec lequel elle s’est mariée en 1965, au cours de leurs mandats respectifs donc ?

F.M. Vous citez ici deux personnes qui ont été particulièrement importantes pour la biographie de Wiltraut Rupp-von Brünneck, mais aussi pour la conception qu’elle avait de sa propre fonction – et je leur réserve dès lors une certaine place dans mon livre. Si j’ai par ailleurs étudié le parcours de dizaines d’autres juristes avec lesquels elle était étroitement liée, peu d’entre eux ont finalement été intégrés dans l’ouvrage final. En effet, lors de mes recherches, il m’est rapidement apparu que la biographie d’une juriste aussi importante et exceptionnelle que « ma » protagoniste présentait tant de liens avec d’autres personnalités, qu’en rendre compte aurait conduit à un autre ouvrage, qui serait devenu une forme de biographie collective des juristes allemands. L’approche personnalisée commande, comme souvent, de faire des choix – qui ouvre aussi des perspectives pour d’autres approches personnalisées !

A.G. Quel bilan en tirez-vous aujourd’hui pour l’intérêt d’une telle démarche personnalisée pour la connaissance des institutions ?

F.M. L’approche personnalisée est une perspective possible, parmi d'autres, que l’on peut adopter pour étudier une cour ou une autre institution. Elle ne peut pas remplacer d’autres approches, mais peut très bien les compléter. On sait aussi que, si une telle approche n'a pas véritablement de tradition particulière parmi les juristes d’Europe continentale, c'est avant tout en raison du style de décision anonyme de nos tribunaux – ce que vous indiquiez déjà tout à l’heure : à l’inverse du style caractérisant la Cour Suprême des États-Unis, les décisions sont présentées comme des interprétations impersonnelles du droit. Mais, il convient de distinguer cette présentation classique et la réalité de la production/fabrication des décisions : celui qui veut connaître au mieux la manière de « faire » le droit ne peut tout simplement pas ignorer les personnes impliquées.

 

Actualités de la recherche sur les parcours des juristes allemands sous le nazisme

A.G. J’aimerais ensuite revenir avec vous sur l’apport de votre recherche pour l’appréciation des positions et positionnements des Allemandes et des Allemands sous le nazisme. C’est surtout sur l’intérêt maintenu et l’actualité de ces questions, aujourd’hui encore, en 2023, que j’aimerais vous interroger ici.

Peut-être faut-il rappeler au préalable à ce sujet que la Cour constitutionnelle a en partie construit sa légitimité sur une distinction la démarquant des juridictions ordinaires. Sans être encore pleinement documenté, il fut rapidement acquis que le constat de « l’intégration massive d’anciens nazis dans la vie publique de la jeune République fédérale[13] » trouvait à s’appliquer aux juristes (par exemple Theodor Maunz) et au personnel judiciaire (jusqu’au président de la Cour fédérale de justice, Hermann Weinkauff)[14] : c’était là aussi l’illustration de la difficulté du processus de « dénazification », décidé par les Alliés dès avant la fin de la Seconde Guerre mondiale et finalement rapidement dépassé, tant la continuité de l’appareil d’État supposait de s’appuyer sur un personnel suffisant et compétent[15]. À l’inverse, au niveau de la nouvelle Cour constitutionnelle fédérale, installée en 1951 à Karlsruhe, le cas de Willi Geiger – « juriste aux multiples facettes[16] », intégrant un rôle actif de juriste nazi avant de siéger à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe de 1951 à 1977[17] – a longtemps été présenté comme une exception. Sa biographie et son rôle sous le nazisme contrastent ce faisant avec la plupart des juges constitutionnels « de la première génération », lesquels se caractérisent par leur distance à l’égard du nazisme, dont nombre d’entre eux furent directement victimes.

Ce constat reste assurément vérifié. Pour autant, à la faveur d’un intérêt historique renouvelé à ce sujet, le passé des juges allemands fait actuellement l’objet d’études approfondies, parfois à la demande des hautes juridictions allemandes[18] et incluant des recherches biographiques minutieuses. Pour la Cour constitutionnelle fédérale, le projet mené par les historiens Eva Balz et Frieder Günther depuis janvier 2021[19] est particulièrement intéressant.

Comment situez-vous votre propre travail à cet égard ? Votre article publié par la Frankfurter Allgemeine Zeitung en 2020[20] en a-t-il été l’une des portes d’entrée ?

F.M. Lorsque j'ai commencé mes recherches en 2019, le passé nazi des juges de la Cour constitutionnelle fédérale n'était pas un sujet majeur. Ainsi que vous le présentez très justement, on supposait que la « première génération » de juges constitutionnels fédéraux était en grande partie composée de victimes et d’opposants au national-socialisme, et le cas de Willi Geiger était en effet présenté comme une illustre exception.

Mon étude des dossiers personnels de Wiltraut Rupp-von Brünneck m’a permis de constater que les choses n'étaient clairement pas aussi simples. D’autres juges qui m'intéressaient n’étaient du reste pas non plus parfaitement irréprochables : on peut notamment penser à Hans Kutscher, juge constitutionnel fédéral à Karlsruhe de 1956 à 1970, avant d’être juge à la CJCE, et qui avait été membre du parti national-socialiste dès 1933 et avait rédigé une thèse de doctorat en 1937, fermement marquée par l’idéologie nazie.

C’est à peu près à la même époque – il y a finalement très peu de temps donc – que la Cour constitutionnelle fédérale semble avoir ressenti elle-même le besoin de revisiter le passé politique de ses anciens juges. Donc, ce que vous dites est très juste : en Allemagne, de telles études s’intéressant au passé « chargé » des personnalités d’après-guerre sont devenues assez classiques. La Cour Karlsruhe elle-même a annoncé, début 2020, son intention de commander une telle étude. J’ai alors publié les résultats intermédiaires de ma recherche dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, notamment pour souligner combien l’étude des biographies politiques des juges pouvait nous apprendre sur l’institution elle-même. J’attends désormais avec impatience les résultats de l’étude d’Eva Balz et de Frieder Günther que vous avez citée. Leur analyse complète nous montrera certainement plus clairement encore la diversité des parcours et biographies qui se sont croisés au sein de la Cour constitutionnelle fédérale.

A.G. En définitive, si je termine cet entretien en reprenant certains éléments déjà évoqués plus haut, peut-on considérer que Wiltraut Rupp von Brünneck a eu un passé nazi ? Les révélations sur certaines étapes de son parcours ne manifestent-elles pas surtout la difficulté à juger des attitudes humaines sous des dictatures – Wiltraut Rupp von Brünneck restant avant tout une démocrate convaincue, attachée à la reconstruction d’un système libéral, pluraliste et social après 1945 ?

F.M. Oui, le national-socialisme a de toute évidence joué un rôle dans sa biographie politique. Mais, comme je le disais, il n'est pas possible de reconstituer avec précision et en toute fiabilité la part de son idéologie qu’elle a défendue par conviction. Ce qui est certain, c'est qu’elle n'a pas rejeté le régime en bloc, mais qu'elle a essayé de poursuivre ses activités de juriste, même dans ce cadre – et j’ajouterais qu’elle a même été conseillère au ministère de la Justice du Reich.

Après 1945, elle affirme en tout cas son adhésion rapide et franche en faveur de la démocratie libérale et sociale et de l’État de droit, dans le cadre de son Land de Hesse d’abord, dans le cadre de la République fédérale ensuite. Et c’est dans le milieu social-démocrate de la Hesse, marqué par des personnalités comme le ministre Zinn précité, mais aussi par de grands juristes comme Adolf Arndt et Martin Drath – que l’on retrouve du reste dans votre propre livre –, que Wiltraut Rupp-von Brünneck a reçu et nourri sa deuxième identité politique. De manière générale, on peut affirmer que, si cette intégration dans le nouvel ordre politique a été facilitée par son pragmatisme, celui-ci s’est rapidement mû en conviction : avant même d’être élue juge constitutionnelle fédérale, Wiltraut Rupp-von Brünneck était déjà fermement attachée à la Loi fondamentale, nouvelle constitution qu’elle souhaitait défendre contre les tendances autoritaires et illibérales et qu'elle espérait pouvoir voir se concrétiser dans un sens social et progressiste.

Si l’on veut, son parcours est alors aussi la preuve que la dénazification au sens matériel du terme pouvait tout à fait réussir.

 

Aurore Gaillet

Aurore Gaillet est professeure de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre Junior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Elle est notamment l’auteure de L’individu contre l’État. Essai sur les recours de droit public dans l’Allemagne du xixe siècle (Dalloz, 2012) et de La Cour constitutionnelle fédérale allemande. Reconstruire une démocratie par le droit (1945-1961) (La Mémoire du Droit, 2021).

Fabian Michl

Fabian Michl est professeur junior (Tenure Track W3) de droit public à la faculté de droit de l’Université de Leipzig, depuis 2021. Ses recherches portent sur le droit constitutionnel allemand et européen, la théorie et l’histoire constitutionnelles ainsi que la philosophie du droit. Son projet d’habilitation, en cours, l'oriente vers des réflexions de théorie constitutionnelle (titre provisoire : Das Statusparadox. Personale Differenzierung im demokratischen Verfassungsstaat, « Le paradoxe du statut. La différenciation personnelle dans l’État constitutionnel démocratique »).

 

Pour citer cet article :
Aurore Gaillet «Entretien avec Fabian Michl à propos de : Wiltraut Rupp-von Brünneck (1912-1977), Juristin, Spitzenbeamtin, Verfassungsrichterin (2022) », Jus Politicum, n° 29 [https://juspoliticum.com/article/Entretien-avec-Fabian-Michl-a-propos-de-Wiltraut-Rupp-von-Bruenneck-1912-1977-Juristin-Spitzenbeamtin-Verfassungsrichterin-2022-1507.html]