Le constitutionnalisme classique est en train de se développer au-delà de l’État. Les caractéristiques du constitutionnalisme n’existent pas dans l’arène globale, car le domaine global ne présente pas un seul système juridique, mais une grande quantité de régimes. Cependant, une société globale a commencé à se développer, il y a des documents de nature constitutionnelle, une hiérarchie des normes, une législation et des règles administratives communes, des tribunaux et un dialogue des juges. Le niveau national n’est pas exclu du niveau supranational.

Does a “global constitution” exist? Constitutionalism is developing beyond the State. The characteristics of constitutionalism do not exist in the global arena because the global space does not present a single legal system but a large number of regulatory regimes. However, a global society is developing, there are documents of a constitutional nature, a hierarchy of norms, common legislation and administrative rules, courts and a dialogue of judges. The national level is not excluded from the supranational level.

I. L’État est-il le domicile du constitutionnalisme ?*

 

« L’État moderne a été pendant longtemps le domicile incontesté du constitutionnalisme », observait Neil Walker en 2010[1]. Mais cela n’est plus vrai aujourd’hui.

Le constitutionnalisme est un « modèle […] au sein et au-delà de l’État », selon le programme du périodique « Global Constitutionalism. Human Rights, Democracy and the Rule of Law », paru en 2012.

Plus de la moitié de l’ouvrage sur la « Sociology of Constitutions[2] » dirigé par Alberto Febbrajo et Giancarlo Corsi (publié en 2016) examine la transformation du constitutionnalisme classique et les rapports (dont l’existence est contestée) entre le constitutionnalisme et la globalisation.

En février 2017, deux professeurs, l’un britannique et l’autre allemand, ont publié le « Research Handbook on Global Constitutionalism », postulant qu’« il est impossible de comprendre l’ordre international si l’on ne comprend pas la théorie constitutionnelle[3] ».

On trouve une preuve supplémentaire du développement du constitutionnalisme au-delà de l’État dans les renvois préjudiciels des cours constitutionnelles nationales aux cours supranationales, comme celui de la Cour constitutionnelle italienne à la Cour de Justice de l’Union Européenne dans l’Ordonnance no 207/2013. L’Ordonnance établit que

 

II. Le développement du constitutionnalisme global : un phénomène contesté

 

Au niveau global, un processus de constitutionnalisation est actuellement en cours, comportant l’affirmation d’une société civile internationale, la création d’une sphère publique globale, un nombre croissant de réseaux transnationaux et la prolifération de tribunaux internationaux[4].

Mais ce constat est contesté par ceux qui, tout en admettant qu’un ordre juridique global existe, affirment que ce droit supérieur est de nature purement administrative, ou que les fondements constitutionnels d’un tel système global sont à un stade élémentaire de développement. Selon un expert en la matière, « l’état de droit, la division des pouvoirs et la légitimité démocratique sont au cœur du constitutionnalisme », mais ils ne sont pas présents dans l’espace global[5]. « Le constitutionnalisme offre un objectif valable pour la gouvernance mondiale. Mais revendiquer son existence avant de pouvoir la prouver crée plus de sceptiques que de partisans du constitutionnalisme global[6] ».

Un autre point de vue sceptique est celui de Dieter Grimm. Celui-ci a observé que « [la] constitution est née comme constitution d’un État » ; a admis qu’il y a actuellement une « relativisation de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur », parce que le droit externe est superposé au droit national (de nombreux pays sont ainsi contraints de se conformer au droit global) ; a ajouté que « la véritable question est de savoir si la réalisation du constitutionnalisme peut être élevée au niveau supranational ». Toutefois, il a conclu que, « pour le moment, l’État semble rester le seul cadre dans lequel peuvent s’affirmer la conformité aux limites d’un système et l’autonomie protégée par les droits fondamentaux ». « La soumission au droit d’une puissance publique exercée au niveau international restera toujours au second plan par rapport à la réalisation du constitutionnalisme au niveau national. Il n’y a pas les conditions qui permettraient de la reproduire en dehors de l’État-nation[7] ».

 

III. La globalisation lance un défi au constitutionnalisme

 

Examinons la question plus en détail, en analysant les deux faces de la médaille[8].

Les caractéristiques du constitutionnalisme sont : (1) un ordre juridique unitaire et une autorité centralisée ; (2) une communauté politique et un dialogue entre la société civile et ses gouvernants ; (3) un « pouvoir constituant » ; (4) un organe doté du pouvoir de légiférer ; (5) une hiérarchie claire de normes ; et (6) des mécanismes pour assurer leur application.

Ces caractéristiques n’existent pas dans l’arène globale. Le domaine global ne présente pas un seul système juridique, mais plutôt une grande quantité de régimes indépendants ; par conséquent, il n’y a pas de « centre ».

Il y a un espace global, mais il n’y a ni communauté globale[9] ni dialogue entre les gouvernés et les gouvernants.

Il n’y a pas d’auteur global d’une constitution globale comparable à une autorité dotée d’un pouvoir constituant[10]. Il y a de nombreux « forums » ou assemblées, mais non pas un parlement cosmopolite doté du pouvoir législatif.

Et il n’y a pas de pouvoir de contrainte (qui puisse garantir le respect des règles en faisant recours à la force).

Examinons maintenant l’autre côté du problème. Plus de 3 % de la population mondiale vit dans un pays autre que son pays natal. En 2016, on a compté presque un milliard et demi de passagers sur les vols internationaux. Dans le monde entier, la plupart des hommes et des femmes s’habillent de la même façon. Le réchauffement et le terrorisme globaux font l’objet d’une attention globale, non seulement de la part des gouvernements, mais aussi des populations. Entre les ordres juridiques nationaux existent de nombreuses interférences et des procédures de coopération et d’« accountability » horizontale. Peut-on en conclure qu’une société globale et une opinion publique globale ont commencé à se développer ?

De nombreuses chartes, conventions ou traités globaux ou supranationaux proclament et protègent un ensemble de droits humains, y compris le « droit d’avoir des droits ». Ces normes sont organisées selon une stricte hiérarchie. L’article 103 de la Charte des Nations Unies dispose que, « en cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». Ces documents peuvent-ils être interprétés comme étant de nature constitutionnelle ?

Certaines des organisations internationales les plus anciennes considèrent leurs instruments statutaires comme des constitutions. Par exemple, dès sa création, l’Organisation Internationale du Travail a été régie par un document réglementaire de base appelé « Constitution ». Le Comité International Olympique, établi en 1908, a reconnu depuis 1921 que sa Charte est approuvée sur la base de ses propres « droits constitutionnels[11] ». Aujourd’hui, l’Introduction à la Charte établit qu’elle est « un document de base de nature constitutionnelle ». La volonté des fondateurs de ces organisations devrait-elle ne pas être prise en considération, et ces documents ne devraient-ils pas être classés au rang de constitutions ?

Presque tous les régimes globaux ont un corps de règles de base qui gouvernent leur structure, leurs procédures et leur activité administrative. Pourquoi, par conséquent, ne devrait-on pas reconnaître qu’il y a deux droits, l’un supérieur et l’autre inférieur, le premier jouant le rôle que jouent les constitutions dans les contextes nationaux ?

De nombreuses institutions globales de réglementation produisent une vaste législation dans tous les domaines, adoptant des règles auxquelles doivent se conformer les États et les personnes dans les États-nations. Ces institutions ont des pouvoirs législatifs bien développés, des procédures et des organismes de résolution des conflits, et des exécutifs moins développés. Malgré la fragmentation des institutions de réglementation, il y a des liens qui s’établissent entre eux, et un ensemble croissant de règles administratives communes. Peut-on reconnaître un ordre juridique en formation ?

Plus d’un dixième de ces régimes réglementaires ont établi des procédures et des organes de contrôle du respect des règles, et la plupart de ces organes peuvent être considérés comme des tribunaux. En effet, ils examinent les décisions adoptées aux niveaux global et national pour vérifier qu’elles respectent les règles supranationales et, dans certains cas, ils agissent sur saisine émanant de tribunaux nationaux[12]. Les juridictions nationales acceptent que ces tribunaux supérieurs aient le dernier mot. Ce « dialogue des juges » peut-il être vu comme le premier pas vers un État de droit global ?

S’il est vrai qu’un parlement cosmopolite n’existe pas, la société civile est représentée au niveau global (pensons à la représentation tripartite – des États, des travailleurs et des employeurs – au sein de l’Organisation Internationale du Travail) ou, pour le moins, elle est entendue par les autorités internationales dans des procédures de démocratie délibérative. Peut-on conclure qu’une dialectique entre pouvoirs publics globaux et société est en voie de s’établir ?

Enfin, les organisations globales défendent, protègent et favorisent la démocratie nationale. Peut-on en conclure que la démocratie n’est pas inconnue des institutions globales ?

Ainsi, on peut conclure qu’une société globale a commencé à se développer, qu’il y a des textes de nature constitutionnelle, une hiérarchie de normes, une législation et des règles administratives communes, des tribunaux et un dialogue des juges, qu’une attention pour la démocratie au niveau global est en train de se développer.

 

IV. Constitutionnalisme national et constitutionnalisme global présentent des différences

 

Voyons la dernière question : le constitutionnalisme global en développement est-il comparable au constitutionnalisme national ?

En premier lieu, l’histoire du constitutionnalisme global est très différente de celle du constitutionnalisme national. Ce dernier s’est développé comme un instrument de contrôle des pouvoirs exécutifs, tandis que dans l’espace global, l’exécutif est encore au stade d’embryon. La nécessité d’une autorité de contrôle n’est pas nécessaire en présence d’institutions dépourvus du pouvoir d’exécuter.

Deuxièmement, le constitutionnalisme global n’est pas le droit international qui se transformerait lentement en droit constitutionnel. Il est bien plus riche, car il découle des interactions entre les traditions constitutionnelles nationales et des interactions entre les systèmes juridiques globaux et nationaux. La coopération, les emprunts et les transferts sont la règle dans ce réseau extrêmement complexe d’interactions mutuelles. Le meilleur exemple en est le dialogue des juges, l’interaction des tribunaux internationaux et nationaux.

Le niveau national n’est pas exclu du niveau supranational pour deux raisons principales. L’une est l’ouverture vers le haut proclamée par les constitutions nationales, que les Allemands ont appelée « Völkerrechtsfreundlichkeit » (engagement envers le droit international), parce que les articles 24 et 25 de la Loi Fondamentale Allemande contiennent une clause qui rend les frontières de l’État perméables aux normes globales[13]. Des clauses semblables sont comprises dans de nombreuses constitutions nationales, de celle de l’Afrique du Sud à celle de l’Italie.

Une autre forme d’ouverture agit dans la direction opposée, les institutions constitutionnelles globales exerçant leur influence sur les ordres juridiques nationaux : un exemple en est donné par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui s’est prononcé sur les dispositions constitutionnelles britanniques concernant les droits de vote des prisonniers. Il convient donc de redéfinir le constitutionnalisme global comme un « trans-constitutionnalisme ».

Ma conclusion est que si le constitutionnalisme signifie l’établissement de limites pour restreindre le pouvoir et protéger les libertés, une progression vers le constitutionnalisme est en cours dans l’espace global.

 

Sabino Cassese

Professeur à la School of Government de l’Université Luiss de Rome. Il a été professeur de l’Université d’Urbino, de Naples, de Rome La Sapienza. Il a été Ministre pour la fonction publique du 50Gouvernement de La République italienne présidé par Carlo Azeglio Ciampi. Il est professeur émérite à l’École Normale Supérieure de Pise et Juge émérite de la Cour Constitutionnelle italienne.

Pour citer cet article :
Sabino Cassese «Existe-t-il une « constitution globale » ? », Jus Politicum, n° 19 [https://juspoliticum.com/article/Existe-t-il-une-constitution-globale-1210.html]