Guy Carcassonne

Oscar Wilde disait qu’il avait mis son génie dans sa vie et seulement son talent dans ses œuvres : ne pourrait-on transposer la formule pour Guy Carcassonne ? Son talent, il l’avait brillamment déployé dans les domaines si divers de ses interventions qui allèrent des cabinets de Michel Rocard à  l’Agriculture puis à  Matignon, à  ses cours de Nanterre passionnément suivis, en passant par les articles pédagogiques aux lecteurs des magazines et par la pratique assidue du contentieux constitutionnel. Son génie résidait dans l’aisance souveraine avec laquelle il maîtrisait tout l’espace couvert par ces domaines ; il passait tout naturellement de la pratique à  son explication, puis de l’explication de cette pratique à  la réflexion sur la règle qui l’encadre : « la règle n’a aucun intérêt, en revanche, le pourquoi de la règle en a énormément » (entretien à  Jus Politicum[1]). Loin de l’éclectisme, ces interventions exprimaient l’unité d’un homme et s’inscrivaient dans une vocation unique, qui était celle de l’universitaire : c’est « 100 % de mon identité », assurait-il dans l’entretien précité. Et il ne s’agissait pas d’une simple profession de foi, car il avait décliné obstinément les nombreuses sollicitations qu’il avait reçues. Aux membres du Conseil d’État, il affirmait, avec le goût discret de la provocation qui lui était familier, qu’il tenait sa situation pour bien préférable à  la leur, et on sait que le souci de son indépendance comme la volonté de préserver la liberté de son expression lui avaient fait écarter l’éventualité de siéger au Conseil constitutionnel où tout le désignait cependant.

Professeur, il l’était d’autant plus pleinement qu’il manifestait le même intérêt et la même maîtrise là  où les constitutionnalistes se séparent d’ordinaire, les uns en se rangeant sous la bannière du normativisme dominant, les autres en maintenant la tradition institutionnelle et politique de leur discipline ; lui tenait les deux bouts de la chaîne. D’une part (on n’oubliera pas qu’il appartenait au conseil scientifique de Jus Politicum), il joua un rôle éminent dans le débat sur les institutions de la Ve République et je ne trahirai pas un secret en révélant qu’il inspira (avec Daniel Soulez-Larivière) à  la commission sur le statut pénal du président de la République la formule de la destitution que devait consacrer l’article 68 de la Constitution. D’autre part, il rédigeait dans le même temps des saisines pour le Conseil constitutionnel auquel il présenta, en tant qu’amicus curiae, une trentaine de mémoires qui marquèrent les esprits. Respectueux de l’institution, mais toujours libre dans ses appréciations, il ne manquait pas d’en discuter les décisions et je me souviens de l’article magistral, « À propos du droit d’amendement : les errements du Conseil constitutionnel »[2], qu’en 1987 une jurisprudence contestable lui inspira. Il finit par être entendu... onze ans plus tard.

Le temps me manque pour revenir sur sa démarche – au demeurant, l’exposé le plus vivant et le plus autorisé en a été présenté par lui-même dans l’entretien à  Jus Politicum cité plus haut – et je voudrais plutôt évoquer notre dernière conversation, par e-mail, en novembre dernier. J’exprimais notamment, à  propos du rapport de la commission Jospin, mon scepticisme sur le non-cumul des mandats et, plus généralement, je lui faisais part de ma perplexité concernant l’avenir de nos institutions. « Celles que nous avons ne sont pas mauvaises », répondait-il. « Mais le problème, je le crains, est ailleurs et ne relève pas de nos compétences ». Il poursuivait : « La question que je me pose, sans y trouver de réponse, est celle du lien, s’il existe, ce dont je ne suis pas sûr du tout, entre les caractéristiques des institutions et la sélection des personnes. Deux constats : premièrement, les gens les plus intéressants que je rencontre, et j’ai la chance d’en rencontrer souvent, sont tous hors de la politique et ne songeraient pas à  s’y investir. Je ne suis pas sûr, aujourd’hui, qu’un Pompidou ou même un Mendès choisiraient de s’engager de la sorte et pense qu’ils chercheraient leur épanouissement ailleurs, sans pour autant renoncer à  se rendre utiles. Les meilleurs cerveaux et les caractères les plus trempés fuient les affaires publiques ; second constat : le cursus a changé, qui voit désormais de jeunes gens, au sortir de leurs études, devenir assistants parlementaires en même temps que militants de partis, pour ensuite se faire élire députés et, pour les plus doués, être nommés ministres, sans n’avoir jamais exercé une activité « normale », n’avoir jamais eu un client ou un fournisseur, n’avoir jamais été confronté à  un compte d’exploitation, etc. (...) Les mauvais réflexes, les partis pris idéologiques ou politiciens ne s’expliquent-ils pas plus par ça que par bipolarisation versus concentration ? Au moins les institutions sont-elles fortes si les hommes ne le sont pas ».

Il répondait ainsi à  l’observation que je lui soumettais concernant les effets pervers d’une bipolarisation trop rigide sur les comportements du personnel politique. Tout en déclarant ne pas croire à  l’homme providentiel, il imaginait que surgisse quelqu’un « qui sache incarner ce à  quoi les Français aspirent » et pensait qu’il « faudra sans doute que ce soit un outsider extérieur aux jeux politiques habituels ». Autrement dit qui ne soit pas intégré au « système », comme le qualifiait de Gaulle. (Notre histoire politique ne serait donc qu’un éternel recommencement ?) Ces ultimes réflexions d’un pragmatique résolu sont aussi celles d’un moraliste qui ne séparait pas les règles des hommes qui leur sont soumis mais qui, surtout, les appliquent et les font vivre.

Pierre AVRIL

Pour citer cet article :
Pierre Avril «Guy Carcassonne », Jus Politicum, n° 10 [https://juspoliticum.com/article/Guy-Carcassonne-714.html]