Jean Casimir-Perier, Notes sur la Constitution de 1875, texte établi et introduit par E. Lemaire, Paris, Dalloz, 2015

Jean Casimir-Perier, Notes sur la Constitution de 1875, texte établi et introduit par E. Lemaire, Paris, Dalloz, 2015

 

« Monsieur sait la nouvelle ? Le Président Casimir-Perier s’est enfui ! » C’est par ces mots qu’au matin du 16 janvier 1895, « la figure bouleversée[1] », le valet de chambre de Maurice Paléologue réveille ce dernier, diplomate au quai d’Orsay et ami personnel du chef de l’État. Le retrait soudain de Jean Casimir-Perier, élu chef de l’État cinq mois auparavant, déconcerte, en effet, l’opinion publique d’alors, comme les historiens d’aujourd’hui.

Le message adressé au Parlement par le chef de l’État au soir du 15 janvier 1895 ne justifiera cette décision que très sommairement :

La présidence de la République, dépourvue de moyens d’action et de contrôle, ne peut puiser que dans la confiance de la nation la force morale sans laquelle elle n’est rien. Ce n’est ni du bon sens ni de la justice de la France que je doute ; mais on a réussi à égarer l’opinion publique […] Je ne me résigne pas à comparer le poids des responsabilités morales qui pèsent sur moi et l’impuissance à laquelle je suis condamné[2].

Jean Casimir-Perier, qui se retire alors de la vie publique, ne publiera ni plaidoyer immédiat ni mémoires destinés à expliquer un geste imputé par certains de ses contemporains au caractère neurasthénique du chef de l’État ou à des raisons d’ordre privé. Jean Casimir-Perier ne devait que rarement sortir de cette réserve, notamment à travers une Lettre[3] adressée au journal Le Temps le 22 février 1905 dans laquelle il s’exprime sur la situation faite au Président de la République par la pratique institutionnelle.

La publication des Notes sur la Constitution de 1875, qui comprend beaucoup de documents inédits[4], en particulier une Étude sur la Constitution de 1875 de la main même de Casimir-Perier et ses Notes politiques, documents présentés et annotés par Elina Lemaire, Maître de Conférences à l’Université de Bourgogne, précédés d’une très dense introduction par ses soins, établit la réalité des raisons profondes de la démission de 1895. Elle est le résultat d’une crise constitutionnelle larvée entre un chef de l’État soucieux de restaurer la fonction présidentielle et la grande majorité des acteurs politiques du l’époque acquis, pour leur part, à une lecture purement moniste des institutions.

Au-delà de l’intérêt d’éclairer un épisode resté obscur de notre histoire politique, d’étudier la mise en action des doctrines constitutionnelles à travers une crise politique[5], toute l’importance de la publication de ces Notes sur la Constitution de 1875 est, aussi, de découvrir un chaînon manquant essentiel d’une autre conception de ce que doit être une présidence républicaine.

La doxa constitutionnelle de la IIIe République, contre laquelle s’élève Casimir-Perier, a fait de la présidence de la République une magistrature morale, irresponsable politiquement et écartée de l’exercice réel du pouvoir exécutif. Pourtant, du principat de Monsieur Thiers jusqu’à l’institution présidentielle voulue par le général de Gaulle en 1958, une autre conception de ce que doit être une présidence républicaine, une « présidente gouvernante[6] » et responsable, a perduré, finissant par s’imposer aux premiers temps de la VRépublique.

L’Étude sur la Constitution de 1875 de Jean Casimir-Perier trouve naturellement sa place dans un corpus qui comprend notamment le projet Thiers/Dufaure d’organisation des pouvoirs publics du 19 mai 1873[7], les velléités de renforcement de la présidence exprimées par Charles Benoist au début du XXe siècle[8], le projet de Constitution libérale de 1906 établi par l’Action libérale populaire[9]; la pratique présidentielle et le révisionnisme d’Alexandre Millerand après la Grande Guerre ou le discours du général de Gaulle à Bayeux.

L’ouvrage s’ouvre par une substantielle et très judicieuse introduction d’Elina Lemaire, indispensable pour resituer dans son contexte le parcours politique d’un homme qui a suscité de grands espoirs dans les milieux républicains libéraux et conservateurs de l’époque, mais qui est aujourd’hui largement oublié par l’historiographie.

Héritier d’une dynastie politique et parlementaire d’hommes de gouvernement appartenant aux milieux orléanistes, puis au Centre-Gauche rallié derrière Thiers à l’idée d’une République conservatrice, Jean Casimir-Perier est élu député de l’Aube à 28 ans. Il occupe d’abord des fonctions ministérielles et parlementaires de second plan. À partir de 1893, faisant figure d’homme nouveau après le scandale de Panama, il sera successivement en deux ans président de la Chambre des députés, président du Conseil et président de la République. Cette carrière brillante dans la République des députés est aussi, comme le rappelle Elina Lemaire, le fait d’un homme à la personnalité sévère, raide, antipathique et autoritaire (p. 3). Un homme, dont les propres amis connaissaient bien la fragilité presque maladive.

La conviction principale, ancienne, de Jean Casimir-Perier est de restaurer l’autorité du pouvoir exécutif. Son combat va suivre deux chemins : d’abord la défense d’un « parlementarisme à leadership ministériel », un parlementarisme moniste majoritaire à l’anglaise ; puis, partir de son accession à l’Élysée, « le souhait d’un parlementarisme dualiste », davantage conforme, selon Casimir-Perier, au véritable « esprit des lois de 1875 » (p. 8).

La législature 1893-1898 est l’une des plus riches de la IIIe République sur le plan des débats institutionnels[10]. Elina Lemaire se concentre naturellement sur la période du ministère Casimir-Perier de décembre 1893 à mai 1894, pendant laquelle le président du Conseil défend, à la tribune, la conception d’un parlementarisme « à l’anglaise » dans le fil de Gambetta ou de Ferry (p. 8). Selon Casimir-Perier : la « vérité régime du parlementaire […] a sa formule concrète : c’est un ministère ayant la confiance d’une majorité, gouvernant avec cette majorité, ayant la responsabilité du pouvoir, et puisant dans la confiance même du Parlement l’autorité qui lui est nécessaire pour parler fermement au-dedans et au dehors » (p. 23). Elina Lemaire met utilement l’accent sur les deux points essentiels de cette conception : l’unité du Gouvernement et de sa majorité, « unité organique » et « unité programmatique » d’abord ; le « leadership gouvernemental » ensuite, « le cabinet, élément moteur, assumant la direction politique, ayant un rôle d’impulsion, et le Parlement le soutenant dans cette mission » (p. 23).

Usé par une succession d’interpellations – vingt-deux en six mois – qui désagrège progressivement sa majorité parlementaire, le ministère Casimir-Perier finit par tomber sous l’effet d’une coalition contre-nature entre la droite et l’extrême-gauche le 23 mai 1894. L’échec prématuré du ministère Casimir-Perier marque fortement les esprits dans la famille modérée[11]. Elle démontre, selon le publiciste libéral Th. Ferneuil, que « la présence aux affaires d’un ministère homogène ne suffisait pas à constituer un gouvernement fort et durable, ni à rétablir l’équilibre des pouvoirs […] [et] que la seule existence d’une forte majorité parlementaire ne saurait garantir la stabilité ministérielle et l’harmonie des pouvoirs constitutionnels[12] ».

Cherchant le remède à cet état de fait, la famille libérale va se scinder, à partir de la fin de la décennie 1890, en deux courants – les réformistes et les révisionnistes. Une nébuleuse libérale réformiste, réticente à réviser la Constitution, fait d’une réforme du règlement de la Chambre - destinée à organiser le travail législatif et réguler le flot des interpellations[13] - et de la rénovation des mœurs politiques les remèdes principaux à la « crise du parlementarisme ». De la fin du XIXe siècle à sa mort en 1934, Raymond Poincaré sera la figure emblématique de cette nébuleuse réformiste. Parallèlement, une nébuleuse libérale révisionniste, dont Jean Casimir-Perier apparaît ici comme l’un des précurseurs, prône, pour sa part, une révision constitutionnelle destinée, notamment, à ce que le chef de l’État puisse jouer pleinement un rôle d’appui au cabinet. Alexandre Millerand, en particulier, reprendra ce combat, comme le relève Elina Lemaire (p. 8).

La seconde partie de l’introduction porte, en effet, sur « le souhait d’un parlementarisme dualiste » (p. 24) porté par Casimir-Perier aussi bien à l’occasion de son court passage à la tête de l’État que dans ses écrits personnels.

Jean Casimir-Perier est élu Président de la République le 27 juin 1894, après l’assassinat du Président Carnot, point d’orgue de la vague d’attentats anarchistes qui frappent la France depuis deux ans. Le sens de l’élection de Casimir-Perier diffère de celui de la plupart des présidents de la IIIe République[14]. Casimir-Perier accède à l’Élysée comme le représentant, pratiquement le leader, d’une majorité de Défense sociale qui voit en lui un homme d’ordre et d’autorité n’ayant pas failli devant les attentats anarchistes. À l’inverse, la minorité formée par les élus radicaux et socialistes[15] conteste cette élection dès sa proclamation, au nom d’une conception arbitrale de la présidence de la République.

Casimir-Perier se conçoit donc comme un président actif et non comme un simple arbitre. Le « renforcement important de l’entourage présidentiel », souligné par Elina Lemaire (p. 26), l’illustre clairement, tout comme la teneur de son message aux assemblées le 31 juillet 1894 : « Aussi longtemps que [les destinées de la France] me seront confiées, respectueux de la volonté nationale et pénétré du sentiment de ma responsabilité, j’aurais le devoir de ne laisser méconnaître ni prescrire les droits que la Constitution me confère [16] ».

Pourtant, cette conception d’une présidence active n’est partagée ni par la majorité des parlementaires, ni même par les ministres en place. Après son élection, Casimir-Perier a reconduit à la présidence du conseil Charles Dupuy, pourtant candidat contre lui à l’élection présidentielle et qui avait conçu un fort dépit de son échec, ainsi que ses ministres[17]. Ces derniers, tous partisans d’un monisme strict et affirmé, tiennent largement le Président dans l’ignorance des projets et des actions du gouvernement. (p. 27). Ces circonstances renforcent la marginalisation du chef de l’État qui résulte de l’interprétation prédominante des lois constitutionnelles depuis la fin des années 1870 (p. 31).

La démission de Casimir-Perier au moment où le cabinet Dupuy est mis en minorité à la Chambre s’explique, au-delà de son découragement personnel, par son refus de concevoir la présidence comme une fonction purement arbitrale. Casimir-Perier démissionne parce qu’il considère le délitement de la majorité gouvernementale et le retour à la politique de concentration comme irrémédiables, et qu’il se refuse, quelles que soient les logiques parlementaires immédiates, à désigner un ministère radical[18]. Son successeur, Félix Faure, n’hésitera pas à le faire afin, en quelque sorte, de « lever l’hypothèque » selon une terminologie usuelle de la République parlementaire.

En démissionnant, Casimir-Perier entendait également alerter l’opinion sur le mauvais fonctionnement du régime, comme l’indique son message aux assemblées : « Peut-être me comprendra-t-on si j’affirme que les fictions constitutionnelles ne peuvent faire taire l’exigence de la conscience politique ; peut-être, en me démettant de mes fonctions, aurai-je tracé leur devoir à ceux qui ont le souci de la dignité du pouvoir et du bon renom de la France dans le monde[19] ». En réalité, cette décision est largement incomprise, voire considérée comme un caprice personnel par l’opinion publique et par ses propres amis politiques, qui considèrent comme une défaite du camp révisionniste[20].

« Ayant échoué à réformer la présidence et le fonctionnement alors qu’il était en fonction, c’est sur le papier et dans le texte de son Étude […] que Périer coucha quelques années plus tard, ses idées de réforme » souligne Elina Lemaire (p. 32) en abordant sa dernière sous-partie, celle consacrée au texte de Casimir-Perier lui-même. Des idées de réforme qui portent principalement sur la restauration de la fonction présidentielle à travers un « retour à l’esprit dualiste des lois constitutionnelles de 1875 par quelques aménagements constitutionnels » (p. 36).

Elina Lemaire distingue dans l’Étude sur la Constitution de 1875 rédigée par Casimir-Perier entre 1899 et 1903 « deux parties, non apparentes : la première brosse un état des lieux de la pratique des institutions instaurées par les lois constitutionnelles de 1875 […] La seconde contient une série de propositions de réforme visant au rééquilibrage des différents organes constitués qui, aux yeux de Casimir-Perier, devait être atteint par le renforcement de la seconde chambre et surtout par celui de la présidence de la République » (p. 7).

La première partie de l’Étude de Casimir-Perier elle-même, revient sur le mauvais fonctionnement, communément dénoncé dans la famille libérale et modérée, des institutions de 1875.

S’il insiste de prime abord sur le rôle majeur des partis – « À l’heure actuelle, nous poursuivons une expérience téméraire, c’est de pratiquer dans un pays qui l’ignore le régime parlementaire sans partis constitués » (p. 49) –, il n’en sera plus vraiment question dans la suite de l’Étude. Or, cette dernière est rédigée au moment même où les premiers partis français se constituent : au centre et à droite, l’Alliance démocratique sous l’égide de Pierre Waldeck-Rousseau ou la Fédération républicaine sous celle de Jules Méline. La question des partis reste, ainsi, l’impensé de beaucoup de révisionnistes modérés de la IIIRépublique à l’instar de Casimir-Perier. En conséquence, le Gouvernement échouant lui-même, selon Casimir-Perier, à « grouper les volontés éparses […] concentrer les efforts individuels […] discerner les intérêts locaux et l’intérêt national […] parler et agir au nom de la France » (p. 50), la Chambre des députés est devenue « maîtresse absolue de toutes choses » (p. 52). Contre les « usurpations de la Chambre, c’est en vain que le ministère cherche un point d’appui » (p. 54). Il ne le trouve ni au Sénat, ni à l’Élysée.

Du mauvais fonctionnement des institutions, Casimir-Perier accuse autant les hommes que les institutions. Il pointe d’abord les ambiguïtés du compromis de 1875 adopté sur fond de défiance à l’égard du pouvoir exécutif, puis, dénonce la « politique de casse-cou [qui] a compromis la Présidence » lors de la crise du 16 mai 1877[21]. Mais « le mal vient aussi » des institutions (p. 61), en particulier de leurs aspects les plus contestables : le principe de l’élection du président de la République par les seules Chambres qui « leur délégu[e] le choix du dépositaire du pouvoir exécutif » (p. 62) et en fait leur mandataire ; le principe de l’irresponsabilité présidentielle « pour la première fois dans l’histoire de tous les pays, consacrée dans une Constitution républicaine » (p. 66), que Casimir-Perier dénonce vigoureusement en se réclamant des écrits de Necker, Gambetta et Thiers (p. 67).

Un des points les plus marquants de la pensée constitutionnelle de Casimir-Perier réside, en effet, dans la réflexion qu’il mène sur les effets de l’irresponsabilité présidentielle. Selon lui, la « fiction » de l’irresponsabilité du chef de l’État « le réduit en fait à l’impuissance. Supprimer la responsabilité, c’est nécessairement supprimer l’action » (p. 70). Responsabilité politique du chef de l’État et affirmation d’une volonté présidentielle sont indissociablement liées dans l’esprit de Casimir-Perier. La manière dont il conçoit la notion de responsabilité politique et ses conséquences sur l’étendue des prérogatives présidentielles renvoie à une conception extensive de ce terme mis en exergue par Denis Baranger dans sa thèse sur les conditions de formation d’un exécutif responsable dans l’Angleterre hanovrienne : « Ce terme recouvre aussi la détention du pouvoir dont il s’agit ensuite d’être le comptable. Être responsable de quelque chose signifie alors que l’on concentre le pouvoir de mener cette chose à bien. Le mot de responsabilité dépasse alors le concept éponyme, pour englober, au-delà de lui, celui de pouvoir[22] ».

Pour Casimir-Perier, en transférant de fait, au prétexte de l’irresponsabilité du chef de l’État, les attributions présidentielles aux ministres, responsables devant les chambres, on a fait du Président « un spectateur dans le Gouvernement », « un croquemitaine constitutionnel » (p. 72), le privant de toute influence sur la marche des affaires publiques. « En 1875, l’Assemblée, qui avait en vain tenté de faire la monarchie, créa pour se venger de la République, le Président qui règne et ne gouverne pas » (p. 77). Selon Casimir-Perier, suivant une conception mécaniste des institutions, « de l’impuissance présidentielle découle l’impuissance ministérielle[.] [C]e qui reste du pouvoir exécutif est livré au pouvoir législatif. La responsabilité parlementaire des ministres sans le contrepoids d’une autorité indépendante condamne un pays à n’avoir que des gouvernements précaires ou n’en avoir pas » (p. 78).

Dans la deuxième partie de son Étude, Casimir-Perier appelle donc à une révision des lois constitutionnelles, « instrument pacifique et légal d’une rénovation républicaine » pour que « le pouvoir exécutif ne [soit] pas une délégation du pouvoir législatif », et pour que le chef de l’État soit « rééligible » et « responsable » afin d’« assurer la séparation des pouvoirs » (p. 82).

D’abord, le Président de la République devrait être élu par « un corps électoral large et accepté de l’opinion publique » (p. 82). Casimir-Perier propose donc qu’il soit désigné par l’ensemble des conseillers généraux. Ainsi, l’opinion publique pourrait peser directement sur l’élection à travers ses élus locaux. « Le Président sera l’expression de la France qui a souvent plus de sagesse et de bon sens que ses mandataires » (p. 86). L’élection populaire indirecte du chef de l’État doit légitimer sa capacité d’agir, son droit de nommer et de révoquer les ministres sans contreseing, comme l’usage éventuel du droit de dissolution.

Casimir-Perier insiste, ensuite, sur la responsabilité présidentielle qui aurait « pour juge le Parlement ou, en cas de dissolution, le peuple souverain » (p. 82), et sur la nécessité de la distinguer clairement de la responsabilité ministérielle. « Pour qu’elle arme le pouvoir sans devenir une menace contre le Parlement, il ne faut pas qu[e la responsabilité présidentielle] se substitue à celle des ministres ni qu’elle la supprime. La responsabilité du Président ne sera en jeu que lorsqu’il aura jugé nécessaire, dans une question essentielle de politique étrangère ou intérieure, soit de fortifier ses ministres par un message contresigné, soit de faire connaître à l’encontre des ministres sa conviction personnelle, par un message non contresigné » (p. 84).

Pas plus que le projet Thiers-Dufaure auquel il se réfère sur ce point (p. 67), Casimir-Perier ne précise clairement dans son Étude les modalités concrètes de la mise en œuvre de cette responsabilité présidentielle. Probablement, comme le propose le député thieriste Ernest Duvergier de Hauranne[23], la responsabilité présidentielle pourrait être mise en cause par un vote conjoint des deux Chambres. En cas de conflit avec la seule Chambre des représentants, mais soutenu par le Sénat, le Président pourrait se maintenir, voire, si le conflit devait s’aggraver, pouvoir prononcer, sous réserve de l’accord du Sénat, la dissolution de la Chambre.

Casimir-Perier considère lui aussi, dans le fil du projet Thiers/Dufaure, que la seconde Chambre doit constituer un « point d’appui » au Gouvernement et arbitrer une éventuelle mise en œuvre de la dissolution. Pour que le Sénat puisse jouer ce rôle de « contrepoids à la Chambre » (p. 87), Casimir-Perier n’entend pas modifier ses attributions constitutionnelles, mais lui donner la « force » de les mettre en jeu (p. 84). À cette fin, il propose de faire élire directement les sénateurs « tout en dirigeant les choix du suffrage universel par la détermination des éligibles » (p. 85). Ceux seraient choisis, « comme le voulait Thiers » (p. 85), parmi « une élite intellectuelle » comprenant, notamment, ministres, anciens ministres, militaires de haut rang, conseillers d’État, magistrats, membres de l’Institut, élus locaux ou représentants des Chambres de commerce. Ainsi, la Chambre des députés « demeurerait […] l’expression la plus large de la volonté nationale, mais se trouverait limitée par l’autorité relevée du pouvoir exécutif, et par un Sénat mandataire du suffrage universel » (p. 85).

Le Sénat élu au suffrage universel exercerait bien un rôle majeur dans la mise en œuvre de ce mécanisme d’équilibre des pouvoirs qu’est la dissolution[24]. « Le pays se reconnaîtra dans les élus des deux Chambres et le jour où la dissolution deviendrait nécessaire, elle ne lui apparaîtrait plus comme un acte d’hostilité ou de défiance contre le suffrage universel, mais comme un désaccord entre ses mandataires et un appel fait à sa raison » (p. 87).

Pour Casimir-Perier, « c’est aux républicains de veiller et d’agir : pour qu’elle ne se donne pas un maître, il faut que la République donne [au pays] un Gouvernement » (p. 88). Pourtant, dans son Étude, il ne tranche pas clairement sur une question essentielle : quelle serait la véritable fonction du Président de la République dans le régime parlementaire rénové qu’il appelle de ces vœux ? Qui serait le chef effectif du gouvernement ?

À plusieurs reprises, Casimir-Perier considère le rôle du chef de l’État comme un « soutien », un « point d’appui » pour le ministère. L’extension du rôle et des pouvoirs du Président n’irait donc pas jusqu’à ce que ce dernier exerce la réalité du pouvoir exécutif qui resterait entre les mains du président du Conseil, chef du gouvernement. Mais, dans d’autres passages de son Étude, Casimir-Perier fait du Président de la République le véritable chef de l’exécutif : « Si au président élu par ce collège national, on donne le droit formel de révoquer les ministres, si on ne lui dénie plus la responsabilité constitutionnelle, on en fait ce qu’il doit être : un chef de Gouvernement mais un chef qui ne peut ni résister à la volonté de la nation, ni s’élever au-dessus de la loi ni lui faire obstacle » (p. 84). « Le Président sera réellement le chef du pouvoir exécutif ; il fera un faisceau de ces volontés ministérielles souvent divergentes ; il assurera cette unité d’action qui est la condition absolue du salut public » (p. 86).

Finalement, on trouve en germe dans l’Étude de Casimir-Perier la contradiction des débuts de la VRépublique entre une présidence arbitrale, imaginée par le révisionnisme modéré pour soutenir le gouvernement, et une « présidence gouvernante[25] », fondée sur une responsabilité présidentielle efficiente propre à la pratique gaullienne, même si cette dernière s’appuie sur des mécanismes : élection présidentielle au suffrage universel direct et référendum, que Casimir-Perier en son temps ne pouvait concevoir ou mettre en avant, quelques décennies à peine après le coup d’État du 2 décembre 1851. Cette question de la responsabilité politique du Président reste pendante[26] dans la VRépublique actuelle, notamment après la révision constitutionnelle du 23 février 2007 et « l’apparition d’une responsabilité politique exceptionnelle du président de la République » (O. Beaud) au travers du nouvel article 68 de la Constitution. C’est là toute l’actualité de la réflexion de Casimir-Perier résumée par sa formule : « Supprimer la responsabilité, c’est nécessairement supprimer l’action » (p. 75).

Jean Casimir-Perier, qui mourra en 1907, n’a pas publié son Étude sur la Constitution de 1875. Ses Notes politiques en établissent les raisons. Alexandre Ribot lui avait conseillé d’« attendre une occasion, le moment où il serait question de la Constitution, ou un fait qui fasse comprendre [son] intervention » (p. 109). En réalité, dans la France de la décennie 1900, où les institutions fonctionnent bien, dans leur lecture moniste, et où la stabilité gouvernementale paraît enfin atteinte[27], cette occasion ne vint pas véritablement, faisant de Casimir-Perier un des fondateurs, resté méconnu jusqu’à cette publication et les travaux d’Elina Lemaire, du révisionnisme modéré qui devait se concrétiser avec l’élaboration de la Constitution de 1958.

 

Jean-Félix de Bujadoux est doctorant à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)

Pour citer cet article :
Jean-Félix (de) Bujadoux «J. Casimir-Perier, Notes sur la Constitution de 1875, Paris, Dalloz, 2015 », Jus Politicum, n° 16 [https://juspoliticum.com/article/J-Casimir-Perier-Notes-sur-la-Constitution-de-1875-Paris-Dalloz-2015-1097.html]