Jaurès, aux origines du modèle français de parlementarisme rationalisé

Thèmes : Révision - Troisième République - Majorité - Rationalisation - Parlementarisme

Depuis 1946, le parlementarisme rationalisé est un élément majeur du régime parlementaire français. Historiquement, les premières propositions visant à  rationaliser le parlementarisme datent de la fin du XIXe siècle. Jean Jaurès est le premier à  appréhender l’ensemble des mécanismes parlementaires sous l’angle de la rationalisation, le premier également à  considérer que cette rationalisation doit être combinée avec un parlementarisme majoritaire pour garantir l’efficacité et la stabilité gouvernementales.

Jean Jaurès, at the origin of the french model of rationalized parliamentarianism

Since 1946, rationalized parlementarism has been a major element of the French parliamentary system. Historically, the first proposals to rationalize parlementarism date back to the late nineteenth century. Jean Jaurès is the first to comprehend all the parliamentary mechanisms from a perspective of rationalization and the first to also consider that this form of rationalization must be combined with a majority government to ensure its efficiency and stability.

Jean Jaurès und die Wurzeln des französischen Modells der Rationalisierung des Parlamentarismus

Nouvelle figure du parlementarisme apparue dans certaines constitutions écrites au XXème siècle, le parlementarisme rationalisé entend « traduire par des règles juridiques écrites et des mécanismes formels, les modes de fonctionnement du système parlementaire, et de les aménager dans une perspective rationnelle »[1]. La paternité de ce concept[2] appartient à  Boris Mirkine-Guetzévitch qui le forge à  partir de l’étude des constitutions des pays de l’Europe centrale et orientale de l’entre-deux-guerres. Il y discerne « la tendance à  embrasser dans le réseau du droit l'ensemble social de la vie, en tant que tentative pour remplacer le fait métajuridique du pouvoir par le droit écrit »[3].

Et le juriste d’origine ukrainienne, contraint de quitter la Russie en pleine guerre civile en 1920, de préciser le sens de cette rationalisation appliquée aux rapports entre le parlement et le pouvoir exécutif : « La plupart de ces constitutions furent rédigées par les milieux avancés, qui avaient gardé un triste souvenir de l’ancien pouvoir exécutif, et cette méfiance à  l’égard de l’exécutif aboutit à  donner la prédominance au pouvoir législatif »[4].

En passant de l’Europe nouvelle à  une France des années 1930 marquée par l’instabilité ministérielle, le parlementarisme rationalisé va évoluer dans ses objectifs, notamment sous l’influence de Joseph Barthélémy. Commentant les travaux de Mirkine-Guetzévitch, il compare ainsi le caractère « primaire, embryonnaire, inorganique »[5] de la technique de la responsabilité ministérielle dans le régime de la IIIe République et « les efforts que, principalement sous l’influence de professeurs comme Preusz, en Allemagne, et Hans Kelsen, en Autriche, les Constitutions nouvelles ont accumulés pour « rationaliser » la responsabilité politique des ministres. »[6]

Et Joseph Barthélémy de noter : « Cette accumulation de précautions (…) vient directement contre les traditions politiques françaises, contre le goût de notre peuple ou de nos élus pour les luttes et les jeux du parlementarisme. Mais peut-être pourrait-on y glaner quelques dispositions inoffensives et cependant utiles que l’on pourrait insérer non point nécessairement dans les textes additionnels, mais tout simplement dans le règlement des Chambres. »[7]

Georges Burdeau, critique, pour sa part, à  l’égard de « la rationalisation du parlementarisme », souligne lui-aussi quelques « dispositions salutaires » en relevant que par « des procédures inédites, certaines lois constitutionnelles s’efforcent de réglementer le vote de défiance, et sans attenter à  la liberté du Parlement, donnent au ministère des garanties contre un vote irréfléchi »[8].

C’est sous cet angle d’une ingénierie constitutionnelle et règlementaire destinée à  protéger le pouvoir exécutif que le parlementarisme rationalisé sera au cœur des réflexions des réformistes des années trente[9], comme des constituants de la IVe, puis de la Ve République[10].

Dès lors, n’est-il pas paradoxal d’inscrire Jaurès, assassiné en 1914, aux origines du modèle français de parlementarisme rationalisé ? D’autant qu’au-delà  de cette réserve chronologique, il convient de rappeler que le socialisme français, incarné si pleinement avant la Grande Guerre par le député du Tarn, a longtemps entretenu un rapport « pour le moins ambigu »[11] avec le régime représentatif et que l’attitude des socialistes « à  l’égard du régime parlementaire de la IIIe République a été, au départ, distante sinon hostile. »[12]

Cependant, si le concept forgé par Boris Mirkine-Guetzévitch date de 1928, l’idée en elle-même semble plus ancienne, comme le souligne Joseph Barthélémy : « Au fond, la tendance moderne à  la rationalisation est un retour aux tendances qui fleurirent dès les premiers temps de la Révolution française et qui trouvèrent leurs manifestations les plus caractéristiques dans les trois cents articles de la Constitution de l’An III. »[13]

En ce sens, il faut noter que les principaux éléments de la « rationalisation du pouvoir » dans les constitutions de l’Europe nouvelle mis en avant par Mirkine-Guetzévitch en 1928 figurent déjà  dans le débat constitutionnel français des deux dernières décennies du XIXe siècle, aussi bien l’élection du Cabinet par le Parlement, la rationalisation des mécanismes de mise en jeu de la responsabilité ministérielle, l’organisation du travail parlementaire, la question des pouvoirs de la deuxième Chambre, la reconnaissance du rôle des partis, qu'enfin la combinaison du parlementarisme et du référendum.

C’est que, dix ans à  peine après l’entrée en vigueur des lois constitutionnelles de 1875, ces novations apparaissent déjà  comme des réponses possibles aux faiblesses qui caractériseront le parlementarisme français pendant si longtemps : l’instabilité ministérielle, les gouvernements de coalition fragiles, la faiblesse du système des partis, la question de confiance posée en permanence et l’obligation pour le gouvernement de se retirer au moindre vote négatif, même ambigu.

Ainsi, dans le débat constitutionnel relancé en 1888 par la montée du boulangisme, et qui perdure jusqu’à  la fin du siècle[14], plusieurs chefs de file des radicaux, tels Charles Floquet[15], René Goblet[16], Léon Bourgeois[17] ou Jean-Louis de Lanessan[18] défendent sur la question de la responsabilité ministérielle des propositions allant dans le sens d’une présomption de confiance en faveur du gouvernement et de la nécessité d’un vote solennel et motivé pour le renverser. Des propositions qui préfigurent les solutions du parlementarisme rationalisé de la IVe et de la Ve République.

Jaurès joue un rôle intellectuel majeur dans ces débats institutionnels. Il leur consacre de nombreux éditoriaux aussi bien dans la Dépêche, le grand journal du Midi toulousain, que dans La Petite République, le quotidien qui diffuse les idées des socialistes réformistes et des radicaux les plus proches des socialistes[19].

Si Jaurès peut être considéré comme étant aux origines du modèle français de parlementarisme rationalisé, c’est parce qu’il est le seul à  appréhender, dès 1888, l’ensemble des mécanismes parlementaires sous l’angle de la rationalisation, aussi bien l’exercice de la fonction élective de la Chambre pour la désignation du président du Conseil que les conditions de la mise en œuvre de la responsabilité ministérielle ou la procédure législative elle-même.

La singularité de Jaurès[20] « constitutionnaliste » au sein d’un mouvement socialiste qui se tient à  l’écart des débats institutionnels, tient à  plusieurs traits spécifiques.

À sa première élection en 1885, Jaurès est député « républicain » sans autre étiquette. Durant toute la législature, admirateur de Ferry et de Gambetta, il se situe plutôt au centre gauche. Aussi, même après son passage au socialisme en 1893, il subsistera toujours chez lui, au moins jusqu’en 1905, un fond ferryste et la conviction partagée avec l’homme d’État vosgien que « la République doit être un gouvernement »[21].

Ensuite, au sein d’un mouvement socialiste indifférent, voire hostile à  l’égard du parlementarisme, Jaurès incarne véritablement un « socialisme républicain parlementaire »[22]. Son attachement au parlementarisme participe de la tradition de la Révolution française, comme le souligne Boris Mirkine-Guetzévitch : « Pour Jaurès, le prolétariat continuait l’œuvre des bourgeois révolutionnaires, l’œuvre de 1789. C’est pourquoi son socialisme qui dérivait des tempêtes de la Convention n’était pas étroitement économique. »[23]

« Le jauressisme est une conception politique du socialisme »[24]. À travers l’héritage de la Révolution, Jaurès s’inscrit au sein des socialistes français parmi ceux porteurs d’une culture parlementaire et soucieux de « transformer le parlementarisme »[25] classique du XIXe siècle. À l’inverse, si Jules Guesde et les « guesdistes se désintéressaient de la révision des institutions, ce n’était pas pour la seule raison que le régime parlementaire de la IIIe République était à  leurs yeux un régime bourgeois, c’était aussi, reprenant les idées saint-simoniennes, elles-mêmes reprises par Marx, parce que le pouvoir politique disparaîtrait dans la société socialiste. »[26]

Autre lien fort entre Jaurès et le parlementarisme rationalisé, l’évolution de sa réflexion institutionnelle entre 1887 et 1902, qui est similaire à  celle de Mirkine-Guetzévitch après 1928 sur les bienfaits du parlementarisme rationalisé.

En effet, très rapidement, ce dernier souligne que les procédures rationalisées ont peu d’intérêt dès lors qu’il existe un système des partis structuré et homogène : « dans un pays où le système des partis est développé, la question de la responsabilité des ministres joue un rôle secondaire »[27]. Le « facteur politique »[28] s’avère donc tout autant important que l’arsenal des procédures du parlementarisme rationalisé pour garantir la stabilité gouvernementale.

La réflexion de Jaurès a aussi évolué en ce sens. En 1902, il considère clairement que la stabilité gouvernementale sera avant tout le résultat d’une organisation de la majorité. Pour autant, il n’abandonne pas les éléments de rationalisation, notamment pour la désignation du président du Conseil et l’organisation des travaux parlementaires, même si ces éléments s’inscrivent désormais au niveau du règlement de la Chambre et des pratiques parlementaires.

En tout cela, Jaurès apparaît bien comme un précurseur du parlementarisme rationalisé. Aussi bien le Jaurès constitutionnaliste, partisan de favoriser la rationalisation du parlementaire par la révision constitutionnelle que celui qui reste soucieux de rationaliser politiquement le parlementarisme, mais cette fois principalement par l’organisation de la majorité.

I - Jean Jaurès constitutionnaliste : la rationalisation du parlementarisme par la révision constitutionnelle

Au cours de ses deux premiers mandats parlementaires, que ce soit comme député républicain entre 1885 et 1889 ou comme député socialiste entre 1893 et 1898, Jean Jaurès se préoccupe activement de réviser les lois constitutionnelles de 1875. Ce combat, celui d’un député isolé au sein de troupes républicaines d’abord, puis membre d’un groupe se situant dans une opposition déterminée, hormis la parenthèse du soutien au gouvernement de Léon Bourgeois entre novembre 1895 et avril 1896, se cantonne au niveau des idées et n’influence pas véritablement la pratique institutionnelle.

Élu député républicain en 1885, admirateur de Jules Ferry, Jaurès se situe alors au centre-gauche dans une Chambre divisée en trois blocs de taille sensiblement égale : 225 républicains de gouvernement ; 201 conservateurs ; 144 radicaux. Plusieurs ministères chutent, en fonction d’alliances contre nature entre conservateurs et radicaux, comme entre républicains de gouvernement et conservateurs.

Au moment de la crise boulangiste, alors que la question d’une révision des lois constitutionnelles de 1875 réclamée aussi bien par les Radicaux que par les Boulangistes, refait surface, Jaurès développe des propositions constitutionnelles originales dans plusieurs articles publiés par La Dépêche. Il s’inscrit dans le fil du constitutionnalisme républicain du XIXe siècle et du révisionnisme radical, mais en tirant directement des enseignements concrets des premières années du fonctionnement du régime. Alors même que, jusqu’alors, ce constitutionnalisme républicain ne pouvait s’appuyer que sur les expériences brèves de la Révolution et de la IIe République.

Jaurès est un député « révisionniste »[29], convaincu de l’importance du rôle joué par les lois constitutionnelles pour le bon fonctionnement du régime républicain.

« De même qu’une Constitution mauvaise et inférieure, faite d’impuissance, de stagnante anarchie et de compétitions vulgaires, a abaissé, usé et discrédité le personnel politique, de même une Constitution plus haute, faite d’incessante et féconde activité, de stabilité et d’autorité au service de la liberté et du droit, rendra peu à  peu à  la représentation nationale toute sa valeur, la confiance en soi et le crédit devant le pays. Ce ne sera pas l’œuvre d’un jour ; et le péril, le très grand péril, c’est que, dans l’intervalle, entre la fatigue d’aujourd’hui et la confiance d’après-demain, puisse se glisser une tentative éhontée de réaction dictatoriale. Mais il serait infiniment plus dangereux pour l’armée républicaine de s’enfermer dans la Constitution minée et croulante de 1875. »[30]

Entre 1887 et 1898, les propositions de Jaurès pour réviser les lois constitutionnelles de 1875 répondent à  deux préoccupations principales : lutter contre l’instabilité gouvernementale ; réformer le mauvais fonctionnement du régime parlementaire, en particulier en supprimant le Sénat.

A) Lutter contre l’instabilité gouvernementale

Le député républicain Jaurès est d’abord soucieux, en 1888, de l’instabilité gouvernementale. Il va proposer d’y remédier en instituant des mécanismes constitutionnels et des procédures contraignantes visant à  créer les conditions de la stabilité.

1. Les causes de l’instabilité gouvernementale selon Jaurès

a) Les causes politiques

En décembre 1887, dans un éditorial sur les partis, Jaurès attribue une large part de l’instabilité gouvernementale au mauvais fonctionnement du système des partis.

« Le plus grand mal dont nous souffrions, c’est évidemment l’instabilité gouvernementale. Quelques-uns en rendent responsables le régime parlementaire lui-même ; je ne veux point discuter, aujourd’hui, cette grave question. Peut-être ont-ils raison ; mais, en tous cas, ceux qui sont d’accord pour critiquer le régime parlementaire ne sont point d’accord pour le remplacer. D’ailleurs, la fréquence des crises paraît tenir à  une cause plus immédiate d’ordre politique. La Chambre paraît coupée en trois tronçons : le parti conservateur, le parti républicain modéré, le parti républicain radical. Le pays aussi, malheureusement, est coupé en trois. Et je me demande s’il ne faudra pas encore bien des années pour qu’une nouvelle distribution des forces s’opère. »[31]

Jaurès décrit le système de partis idéal pour un bon fonctionnement du régime : « Le vœu de tous les républicains, depuis M. Clemenceau jusqu’à  M. Amagat, en passant par MM. Goblet et Ferry, c’est qu’il s’organise dans la République deux partis : un parti de la conservation et un parti du mouvement, qui gouvernent tour à  tour, selon l’état des choses et des esprits. »[32]

Mais l’émergence au sein de la République d’un « parti de la conservation » et d’un « parti du mouvement » lui paraît encore bien hypothétique et lointaine : « Entre les républicains radicaux et les républicains modérés, la paix est impossible ; il n’y aura jamais qu’une trêve, et bien fragile ; entre les républicains les plus modérés et les conservateurs les plus libéraux, les plus constitutionnels, on ne peut prévoir une fusion que dans un avenir éloigné ; c’est-à -dire pour plusieurs années encore, nous sommes condamnés à  une très grande dispersion des forces politiques, et par suite, je le crains, à  l’impuissance. »[32]

Aussi, quelques mois plus tard, au moment où le débat sur la révision constitutionnelle est relancé par les Radicaux et par le gouvernement Floquet lui-même chargé de préparer cette révision enfin susceptible d’établir la « République républicaine », Jaurès s’attache surtout à  dégager les causes institutionnelles de l’instabilité gouvernementale et les moyens d’y remédier.

b) Les causes institutionnelles

À l’été 1888, Jaurès réduit l’importance du facteur politique précédemment mis en avant pour expliquer l’instabilité gouvernementale.

« Il est vrai que la Chambre actuelle, coupée en trois tronçons, a été particulièrement défavorable à  l’exercice du pouvoir ; mais d’abord il n’est pas permis d’espérer que la Chambre prochaine soit beaucoup plus unie (…) Remarquez, d’ailleurs, que la précédente Chambre, de 1881 à  1885, a, exactement comme celle-ci, changé cinq fois de ministère ; et, pourtant, il y avait alors, entre la petite minorité de droite et la petite minorité d’extrême-gauche, une très large majorité. Il faut donc bien reconnaître que le mal est dans la constitution actuelle du pouvoir exécutif, dans les rapports du gouvernement et de la Chambre. »[34]

S’attachant au facteur institutionnel, il pointe les causes de l’instabilité gouvernementale liées à  l’organisation même du pouvoir exécutif.

« À quelles causes essentielles, organiques, tient la fragilité des ministères ! (…) au système même. »[35] « Le président du Conseil est sur le même plan que ses collègues (…) Le président du Conseil n’a pas été désigné par la Chambre, il l’a été ou par les vues propres du président de la République ou par le hasard même de ces longues crises qui précèdent la formation des cabinets, et qui se dénouent au profit des plus ternes. »[32]

« De quoi se compose le pouvoir exécutif ? D’un président de la République qui dure, lui, à  moins de crises tout à  fait exceptionnelles, et de ministres qui, livrés à  tous les souffles, à  tous les caprices, à  toutes les mobilités, à  toutes les coalitions, à  toutes les ambitions, ne durent pas. Ainsi, dans notre Constitution, la partie du pouvoir exécutif qui est responsable et agissante, je veux dire le ministère, est précaire, et la partie qui dure ou qui peut durer, la présidence du la République, est irresponsable et relativement inerte. »[34]

Reprenant les critiques habituelles du révisionnisme radical contre l’institution présidentielle, Jaurès leur donne un nouvel angle d’attaque, à  partir d’observations sur le fonctionnement du régime, en la rendant responsable, pour partie, de l’instabilité gouvernementale.

« C’est de stabilité des ministères, de la partie active des gouvernements, que le pays a le plus besoin. Or, la présidence irresponsable, loin de communiquer aux ministères sa stabilité, les voue au contraire par la force des choses à  l’instabilité. »[38]

« Le pouvoir exécutif a une double fonction, exécuter les volontés de la Chambre et être le centre vivant qui coordonne les idées éparses et fait aboutir l’œuvre législative. Par suite, c’est de l’Assemblée que le pouvoir exécutif doit émaner. Et, pour agir sur elle, avec elle, il faut qu’il soit responsable. Dès lors, la fiction de l’irresponsabilité présidentielle disparaît. »[32]

Le Président de la République désigne le président du Conseil en fonction de la situation parlementaire. Il doit « démêler et satisfaire » les volontés présumées de la Chambre. Cet état de fait provoque une « lutte pour les portefeuilles » et « la surexcitation des ambitions personnelles »[32].

La désignation du président du Conseil par le chef de l’État n’est pourtant pas le seul facteur d’instabilité selon Jaurès. Il déplore également l’obligation pour le président du Conseil de se présenter devant la Chambre avec un ministère susceptible de recueillir la majorité des suffrages des députés et les négociations et combinaisons politiques afférentes, qui affaiblissent considérablement le président du Conseil, qui n’est souvent qu’un primus inter pares.

« Le président du Conseil qui n’est devenu président du Conseil que par ses collègues, qui doit son portefeuille à  leur acceptation, qui a dû négocier et obtenir des concours, est comme pris et enchaîné dans son ministère. Il suffira donc bien souvent pour briser le ministère tout entier et son chef de rompre ou de détacher une seule pièce. »[35]

2. Les remèdes

Pour Jaurès en 1888, faute d’une évolution improbable, on l’a vu, du système des partis, la stabilité gouvernementale ne peut donc venir, dans l’immédiat, que de l’établissement de nouveaux mécanismes institutionnels.

« Ceux-là  mêmes qui se disent des républicains de gouvernement ne paraissent pas songer qu’on ne crée pas un gouvernement durable, dans un pays où tous les partis sont déchaînés, par la seule discipline naturelle des volontés parlementaires, et qu’il faut dans la Constitution même, certaines règles protectrices de l’autorité. »[42]

Jaurès semble ainsi adhérer, dès 1888, au « concept de base » du parlementarisme rationalisé : « la croyance en la vertu des dispositions formelles en vue d’assurer le bon fonctionnement des institutions politiques. »[43] Il conçoit même dès cette date, ce que seront l’esprit et l’objectif du parlementarisme rationalisé français à  partir de la seconde partie des années 1930 : protéger le gouvernement et garantir la stabilité ministérielle.

« Beaucoup de républicains ont sur le pouvoir exécutif des préjugés funestes qu’il importe de dissiper au plus tôt par la discussion, par la contradiction précises sur des idées déterminées. Ils s’imaginent que c’est donner plus de puissance à  la démocratie que d’affaiblir le pouvoir exécutif, qui est à  la fois le ressort central et le régulateur. »[44]

Jaurès considère que « c’est de l’Assemblée que le pouvoir exécutif doit émaner. Et, pour agir sur elle, avec elle, il faut qu’il soit responsable. »[38] Il propose en ce sens un véritable programme de révision constitutionnelle[32].

a) La consécration de la fonction élective de la Chambre

À travers la suppression de la présidence de la République (ou plutôt : sa fusion avec l'institution d'un président du conseil), Jaurès entend consacrer le monopole de la Chambre dans la formation du gouvernement (ce que Bagehot avait appelé la « fonction élective »)[47].

Il propose, ainsi, d’instituer un président du Conseil, sans portefeuille, chef du pouvoir exécutif, élu au scrutin public par la Chambre sur un programme[38].

Jaurès se rattache ici à  la tradition du constitutionnalisme républicain issue de la Révolution française. Le monopole de la désignation du chef du gouvernement par la Chambre est conforme à  la doctrine constitutionnelle issue de la Convention dont se réclament les radicaux et les socialistes au début de la IIIe République. L’amendement Grévy de 1848 constituant la quintessence de cette idée : « Le chef de l’exécutif est élu par l’assemblée. Il est élu pour un temps limité. Il est toujours révocable. »

En outre, l’aile républicaine radicale a pu renouveler son discours, en reprenant les thèses développées par Bagehot dont l’ouvrage sur « La Constitution anglaise » avait été traduit en français en 1869. Quitte à  déformer et à  instrumentaliser les écrits de Bagehot au service de sa doctrine conventionnelle, comme le souligne Armel Le Divellec[49].

Ainsi Louis Blanc à  l’Assemblée nationale, le 21 juin 1875 : « Aujourd’hui, si l’Angleterre vit politiquement d’une vie tranquille, c’est précisément parce que l’idée de la prédominance nécessaire du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif y a tout à  fait prévalu : c’est parce que la toute puissance exécutive y est concentrée entre les mains du Premier ministre qui est censé être nommé par la Reine, mais qui est, en réalité, nommé par la Chambre des Communes, laquelle le renvoie dès qu’il lui déplait ; c’est enfin parce que le pouvoir exécutif dépend d’une manière absolue du pouvoir législatif qu’un publiciste distingué, M Bagehot, a pu écrire avec vérité : En Angleterre, le cabinet est une simple commission parlementaire. »[50]

Mais la désignation du chef du gouvernement par le Parlement a aussi pu trouver des défenseurs parmi les partisans d’un régime parlementaire fondé sur le principe de la séparation et l’équilibre des pouvoirs.

Ainsi, Prévost-Paradol, marqué par les souvenirs de 1830 et de 1851, voit dans la désignation du chef du gouvernement par le Parlement un « moyen de mettre (le) ministère dans la main du Parlement, sans lui ôter la force nécessaire pour la conduite des affaires du dedans et du dehors et pour la défense des intérêts nationaux. »

« Le plus souvent dans le gouvernement parlementaire, la dépendance du ministère à  l’égard de la majorité n’est pas écrite dans la loi ; on se fie pour l’établir à  la force des choses, à  la nécessité d’une bonne intelligence entre le ministère et la majorité, au malaise moral qu’éprouverait un cabinet impopulaire à  rester debout au milieu d’une Chambre hostile, enfin, comme ressource suprême, à  ces votes formels de manque de confiance qui équivalent pour un cabinet à  une mise en demeure de se retirer. On a vu cependant comment tous ces moyens indirects de mettre le ministère dans la main de la majorité pouvaient échouer à  défaut d’une loi précise, et le funeste exemple de 1830 et des derniers moments de notre seconde République est présent à  toutes les mémoires. Il y aurait donc lieu d’examiner s’il ne conviendrait pas de remettre directement à  la Chambre élective la désignation formelle du Président du conseil qui, une fois élu, choisirait librement ses collègues et qui serait investi par cette élection d’une bien haute autorité que par le passé, soit auprès d’un souverain constitutionnel, soit auprès d’un Président de la République, soit enfin ses collègues eux-mêmes. »[51]

Prévost-Paradol imagine également les mécanismes de la confiance présumée, voire de la motion de défiance constructive, comme on le verra plus loin.

Pourtant, au moment où Jaurès fait ses propositions, en 1888, la doctrine constitutionnelle dominante, attachée au modèle d’un régime parlementaire fondé sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs plutôt que sur leur « fusion »[52] ou interpénétration mutuelle, est plus que réticente sur la désignation du président du Conseil par la Chambre et souvent critique des écrits de Prévost-Paradol sur ce point.

Ainsi, Antoine de Saint-Girons qui répond directement à  Prévost-Paradol : « Oserons-nous dire que c’est précisément cette netteté qui nous paraît dangereuse ? La place n’est pas faite aux exceptions possibles, et surtout le Chef de l’État devient un roi fainéant, tandis que la réalité du pouvoir exécutif et pouvoir législatif appartient à  la Chambre populaire.

« Comment le Président pourrait-il, avec des ministres élus par les députés, garder son indépendance et exercer le droit de sanction, le droit de demander une nouvelle délibération, ajourner le Parlement, invoquer, en un mot, les diverses prérogatives que lui donnent des moyens sur le Parlement au profit du pays ? Les ministres ne seraient plus le trait d’union entre les pouvoirs publics, le meilleur moyen d’organiser leur collaboration : ils deviendraient les instruments de l’omnipotence parlementaire. »[53]

Saint-Girons qui présente ensuite les théories de Bagehot sur la fonction élective de la Chambre des Communes[54], veut conserver au Président de la République française un rôle actif, inspiré de celui fixé par les constituants de 1875 : « Si le Cabinet est habituellement l’élu du Parlement, il ne l’est pas nécessairement. Il suffit de se rappeler que le Chef de l’État peut former des ministères de veto ou de dissolution. Ici apparaît l’importance considérable de la liberté laissée au Chef de l’État pour le choix des ministres. Le vrai rôle du Roi ou du Président, sous le régime parlementaire, c’est de conserver toujours au gouvernement un caractère national. Si le Chef de l’État prend habituellement ses ministres dans la majorité du Parlement, c’est qu’en général cette majorité est la fidèle représentation du pays. Cela n’est pas toujours vrai, et de tels évènements peuvent se produire, qui modifient les idées et les sentiments des électeurs de manière à  mettre le Cabinet en minorité dans le pays. Cela se produit souvent et, plus d’une fois, à  l’insu et au grand étonnement des ministres. Le Chef de l’État a le droit et le devoir de pressentir et de consacrer ces mouvements de l’opinion publique. Il est donc obligé parfois de ne pas choisir les ministres dans la majorité du Parlement s’il veut qu’ils possèdent la majorité dans la nation. »[55]

Charles Lefebvre, Professeur à  la Faculté de Droit de Paris, est tout aussi critique des propositions de Prévost-Paradol, récusant à  l’avance l’idée de Jaurès liant instabilité gouvernementale et rôle donné au Président de la République. Lefebvre attribue l’instabilité gouvernementale française au « défaut d’organisation simple et puissante des partis »[56], organisation qui constitue une véritable « nécessité du gouvernement parlementaire »[57].

Quelques années après, Esmein conteste lui aussi, au nom d’un régime parlementaire fondé sur la séparation et l’équilibre des pouvoirs, l’éventuelle désignation du chef de l’exécutif par la Chambre : « Le gouvernement parlementaire consommerait la confusion des deux pouvoirs, si les ministres, comme le voudraient quelques-uns, étaient élus en la forme par la Chambre des députés. Ils cesseraient alors d’être vraiment les agents du pouvoir exécutif. »[58] Il critique Prévost-Paradol : « Comment cet esprit distingué, ne voyait-il pas que c’était là  justement l’anéantissement du gouvernement parlementaire, la création d’un ministère analogue à  ceux de la Convention ? La seule explication de ce passage, c’est qu’il écrit en France en 1868. »[59]

Au nom de la séparation des pouvoirs, Esmein conteste principalement l’idée de « fonction élective » du Parlement défendue par Bagehot, ainsi que, largement, ses conceptions sur le cabinet conçu comme le comité exécutif du législatif[60].

b) La rationalisation des mécanismes de mise en œuvre de la responsabilité ministérielle

C’est dans le domaine de la mise en cause de la responsabilité ministérielle que les réflexions rationalistes de Jaurès sont les plus innovantes. La stabilité gouvernementale ne pouvant être garantie par un système des partis, ainsi qu’il l’a déjà  souligné, Jaurès imagine de recourir pour cet objectif à  une véritable ingénierie constitutionnelle.

Il pose d’abord le principe de la responsabilité du président du Conseil devant la Chambre, son mandat n’ayant d’autre durée que la confiance des députés[61].

Pour Jaurès, il semble bien que la confiance au président du Conseil, après son élection, soit présumée, que celui-ci ne doit pas poser la question de confiance et que c’est à  la Chambre de signifier sa défiance.

Jaurès pose également le principe de la responsabilité individuelle de chaque ministre devant la Chambre pour son action propre, sans qu’il puisse prendre aux débats concernant d’autres domaines ministériels. S’il est sanctionné par la Chambre, sa démission n’entraîne pas celle du ministère. « Il faut mettre un terme à  cette absurde solidarité qui fait tomber tout un ministère à  cause d’un homme. »[32]

En définitive, admettre une responsabilité individuelle des ministres revient in fine à  protéger le gouvernement puisque le seul moyen de mettre en cause ce dernier serait de faire jouer la responsabilité du président du Conseil. Il ne semble pas y avoir d’exemple avant 1888 de gouvernement mis en minorité après qu’un ministre de lui-même, sans se concerter avec ses collègues, eut posé la question de confiance tel que cela sera le cas plusieurs fois après 1914.

Et surtout, Jaurès réclame, afin d’éviter les « votes de coalition », que la Chambre ne puisse renvoyer le président du Conseil qu’à  la condition « qu’un homme politique nouveau représentant une politique déterminée, investi par la Chambre d’un mandat défini, soit désigné par elle »[32].

Jaurès esquisse ainsi ce qui sera la motion de défiance constructive inscrite dans la Loi fondamentale allemande en 1949.

Jusqu’ici, seul Prévost-Paradol semble avoir préconisé un mécanisme similaire : « Cette élection du Président du conseil serait naturellement valable pour un temps indéterminé, c’est-à -dire jusqu’à  la démission de ce chef de cabinet ou jusqu’à  ce que la Chambre crût nécessaire, à  défaut de cette démission, de procéder à  une élection nouvelle. On pourrait décider par exemple, que, sur demande du tiers de ses membres, la Chambre serait tenue soit d’élire un successeur au Président du Conseil, soit de le confirmer dans ses fonctions par un nouveau vote qui n’aurait alors pour effet que de retremper son autorité. Notre Président du conseil deviendrait ainsi, dans toute la force du terme, un véritable leader de la Chambre, mais sa situation aurait la netteté qui convient à  l’esprit français et serait mieux déterminée qu’en Angleterre. »[64]

À cette « netteté qui convient à  l’esprit français », Jaurès ajoute la préoccupation immédiate de lutter contre une instabilité gouvernementale chronique de la législature 1885-1889 liée à  la division de la Chambre en trois blocs d’égale importance à  l’origine de la chute des gouvernements successifs provoquée des votes de « coalition ».

En décembre 1886, le ministère de l’opportuniste Freycinet est renversé par une « coalition » des votes de la droite et des radicaux. En mai 1887, le ministère du radical Goblet est renversé par la « coalition » des votes de la droite et d’une partie des opportunistes derrière Jules Ferry. En décembre 1887, le ministère de l’opportuniste Rouvier est renversé par une « coalition » des votes de la droite et des radicaux. En avril 1888, le ministère de l’opportuniste Tirard est renversé par la coalition des votes de la droite et des radicaux. De même, après la publication de l’article « Constitution républicaine » de Jaurès, le ministère du radical Floquet sera renversé en février 1889 par la « coalition des votes » de la droite et des opportunistes derrière Jules Ferry.

C’est la même situation d’instabilité du Reichstag sous la République de Weimar qui conduira Walter Jellinek et Ernst Fraenkel à  formuler les premières ébauches de la motion de défiance constructive allemande.[65] Armel Le Divellec souligne l’« incompréhension » des premiers commentateurs français, Eisenmann, Mirkine-Guetzévitch et Redslob et leur hostilité au mécanisme de la motion de défiance constructive. Il explique ces réticences par une « surévaluation du rôle théorique du chef de l’État » et par le fait que « l’idée de censure constructive constituait, à  l’origine (c’est-à -dire ici, dans le contexte weimarien), un moyen de limiter la volonté du Parlement (…) favorable à  l’exécutif, en lui permettant au moins de se maintenir si l’opposition était hétéroclite. »[66]

On retrouve donc la même « surévaluation du rôle théorique du chef de l’État » chez les professeurs critiques à  la fin du XIXe envers l’éventualité soulevée par Prévost-Paradol de faire désigner le président du Conseil par le Parlement.

Jaurès, en réclamant la suppression du chef de l’État, s’inscrit, pour sa part, dans un système moniste pur totalement différent. Le mécanisme qu’il imagine consacre le monopole de la Chambre dans sa fonction élective. En outre, Jaurès n’est pas l’adversaire d’une certaine efficacité gouvernementale.

Il est à  noter que l’introduction du mécanisme de défiance constructive dans le droit français, pour l’Assemblée de Corse par la loi du 13 mai 1991 et pour les conseils régionaux par la loi du 7 mars 1998, sera le fait de gouvernements socialistes, « héritiers » de Jaurès.

Enfin, Jaurès, rénovateur du parlementarisme, sacrifie pourtant à  un dogme ancien du constitutionnalisme français : celui de la séparation formelle des pouvoirs déclinée à  travers l’incompatibilité entre les fonctions de ministre et celle de parlementaire[67]. Jaurès préconise, en effet, que les ministres « cessent du moment où ils sont ministres, de faire partie de l’Assemblée dont ils étaient. »[68] Il est vrai que l’article 6 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics dispose que « les ministres ont leur entrée dans les deux chambres et doivent être entendus quand ils le demandent. » Pourtant, ce point tranche curieusement avec les autres propositions de Jaurès favorable à  une véritable « fusion des pouvoirs » à  l’exemple du parlementarisme britannique.

B) La question du Sénat

1. Le Sénat et le Jaurès républicain de 1885-1889

a) Critique du Sénat, avantages du bicamérisme

Sur le Sénat, Jaurès, fidèle à  la tradition monocamériste révolutionnaire et reprenant une revendication des républicains avancés depuis 1875, réclame sa suppression.

Pour lui, le Sénat n’est pas une assemblée démocratique, dès lors qu’issu « d’un suffrage non pas seulement indirect, mais restreint, puisque le chiffre des délégués n’est pas proportionnel au chiffre des électeurs »[61]. « Les hommes politiques du Sénat, quoique n’étant pas sortis du suffrage universel, exercent néanmoins sur lui tout naturellement une certaine action si bien que l’institution sénatoriale a ce double effet d’empêcher dans les assemblées la réalisation des idées du pays et de contrarier dans le pays même l’évolution de ces idées. »[32]

Mais Jaurès reconnaît du moins un mérite au Sénat, ou plutôt pointe un des inconvénients du monocamérisme : Le Sénat « rend un double service très grand. Il donne à  la Chambre le temps de la réflexion et prévient les entraînements législatifs. Il donne aussi le pays le temps de la réflexion, et une surprise d’une heure, un affolement passager, ne peuvent plus précipiter dans la servitude toute une suite de générations. »[32]

Aussi, Jaurès propose-t-il de « régle(r) » le suffrage universel « sans le mettre en tutelle ».

« Toute loi essentielle, toute loi organique serait nécessairement soumise à  une double délibération, et, dans l’intervalle des deux délibérations, tous les organes de la vie politique et sociale du pays, toutes les chambres de commerce et d’agriculture, tous les syndicats patronaux et tous les syndicats ouvriers, toutes les associations politiques fonctionnant en pleine liberté seraient consultés. De la sorte, le pays serait, autant qu’il est possible, tenu au courant de l’œuvre législative. »[32]

Alain Chatriot souligne ainsi que en 1888 pointe déjà  dans la pensée jaurésienne cette idée du complément de la représentation politique par l’avis de l’ensemble des forces sociales, idée qu’il concrétise dans les années qui suivent sous la forme d’un appel à  la création d’une « chambre du travail. »[73]

b) Créer une Chambre du Travail

À travers plusieurs articles de janvier 1889 à  octobre 1890, Jaurès propose, en effet, la création d’une deuxième Chambre, la Chambre du Travail, représentant les citoyens sur la base de leurs activités économiques et sociales. Dans chaque région, tous les membres des catégories agricole, industrielle, commerciale nommeraient un nombre de représentants proportionnel au chiffre des électeurs dans chaque catégorie.

S’il la met sur le même pied que la Chambre des députés, Jaurès ne précise pas véritablement les attributions qui pourraient être celles de cette « Chambre du Travail » : « Les deux Chambres seraient puisées à  la même source : le suffrage universel, la souveraineté nationale. Elles n’en ont pas moins une origine distincte, un caractère et un rôle différent. D’un côté, c’est le suffrage universel des citoyens, tous égaux, tous libres, tous confondus, quel que soit leur métier, quelle que soit leur spécialité d’existence, dans un même exercice, dans un même exercice de souveraineté. De l’autre côté, c’est le suffrage universel des travailleurs se rattachant à  certaines catégories distinctes de travail, d’intérêt et d’aspiration. D’un côté, c’est la nation dans l’exercice un, dans la majesté une du pouvoir souverain ; de l’autre, c’est la même nation dans l’exercice multiple du travail. »[74]

« Beaucoup d’esprit croient à  la nécessité de deux chambres, et j’arrive à  penser qu’à  condition de leur régler leurs attributions respectives et de dénouer rapidement les conflits, elles sont utiles, soit pour prévenir les violentes secousses de l’opinion, soit pour donner une base suffisante au pouvoir exécutif qui, ne reposant que sur une chambre, vacillerait tous les jours. »[32]

Jaurès ne reprendra pas ces propositions après 1890.

Cependant, la proposition de loi tendant à  établir une nouvelle Constitution de la République française déposée par les députés socialistes, le 29 novembre 1945, à  l’Assemblée nationale constituante, prévoit que : « les projets ou propositions de loi font l’objet de deux lectures, sauf lorsque l’urgence a été déclarée par l’Assemblée. Entre la première et la deuxième lecture, le Conseil supérieur de l’économie nationale est obligatoirement consulté toutes les fois que le texte pose un problème économique. »

2. Jaurès et le Sénat adversaire du socialisme

a) Le Sénat, cible du révisionnisme constitutionnel socialiste

Converti au socialisme au début des années 1890, Jaurès continue à  prôner une révision constitutionnelle, alors que beaucoup de républicains avancés sont devenus plus prudents sur le sujet depuis la campagne révisionniste du général Boulanger face à  laquelle le parti radical « a fait du Sénat, transformé en Haute Cour, la citadelle de la République »[76].

Le principal objet qu’assigne Jaurès à  cette révision est la suppression du Sénat, notamment pour l’empêcher de s’opposer aux réformes sociales qu’il juge nécessaires. Car, au clivage ancien entre républicains et monarchistes des premières années de la IIIe République se substitue progressivement un nouveau clivage entre socialistes et radicaux, d’une part, et modérés et conservateurs d’autre part.

Jaurès dénonce le rôle majeur que joue le Sénat dans la « défense sociale » à  partir des années 1890. C’est pour cette raison qu’il considère que le parti socialiste en France, au nom du respect du suffrage universel et de la « souveraineté réelle de la nation »[77] ne doit pas se désintéresser de la question de la révision constitutionnelle.

« Il sera de l’intérêt supérieur du socialisme de renverser l’obstacle opposé ainsi par la Constitution aux grandes transformations fiscales et sociales. »[32] Il cite les pays voisins confrontés à  la même question comme la Belgique ou l’Angleterre. « Ainsi, partout, en Europe, c’est par une question de révision constitutionnelle que la démocratie socialiste entrera en conflit aigu avec ses adversaires. »[32]

« Voilà  pourquoi Guesde avait bien raison, il y a deux mois, dans son exposé si net au parti ouvrier, de recommander au prolétariat de ne pas laisser hors de son programme la question de la révision, mais de s’emparer de la révision politique pour préparer la révision sociale. »[80]

b) La crise constitutionnelle de 1896

La crise politique du printemps 1896 entre le gouvernement Bourgeois soutenu par une majorité des députés, dont les socialistes, d’une part, et le Sénat, d’autre part, notamment sur la question de la création d’un impôt sur le revenu, renforce Jaurès dans ses convictions anti-sénatoriales.

Plusieurs fois mis en minorité au Sénat, le gouvernement Bourgeois a, à  chaque fois, reçu le soutien de la Chambre et décidé de se maintenir. Et Jaurès de dénoncer « la passion antiministérielle qui depuis plusieurs semaines anime toutes (les) délibérations et dicte tous (les) votes (du Sénat). Il n’est plus une Chambre de réflexion et de contrôle, il est une Chambre de combat et d’attaque contre la démocratie et contre les gouvernements qui ne font pas la guerre à  la démocratie. »[81]

Jaurès ne remet toutefois pas en cause la responsabilité du ministère devant le Sénat. Mais il considère que « si les ministres sont, d’après l’article 6 de la Constitution, responsables devant les deux Chambres, en tout cas, quand il y a un conflit politique entre les deux Chambres, quand l’une veut maintenir le ministère que l’autre veut renverser, l’esprit même de toute démocratie et l’exemple de tous les pays libres veulent que le ministère reste avec la Chambre du suffrage universel. »[82]

En définitive, après que le Sénat eut refusé de voter les crédits nécessaires à  l’expédition de Madagascar, « jusqu’à  ce qu’il ait devant lui un ministère constitutionnel ayant la confiance des deux chambres », le ministère Bourgeois démissionne au grand dam de Jaurès et de ses amis. Léon Bourgeois démissionne « pour des motifs patriotiques », mais tient à  rappeler devant la Chambre qu’il considère que « c’est à  la Chambre issue du suffrage universel qu’appartiennent l’initiative et la direction générale de la politique. »

Au cours de la campagne législative de 1898, Léon Bourgeois réclamera, dans La Revue de Paris, une révision constitutionnelle pour « définir plus exactement le rôle des deux Chambres, établir entre elle des différences d’attribution, en un mot, la division du travail », pour « rétablir entre le Sénat et le suffrage universel un lien plus direct », pour « enfin et surtout prévoir les conflits entre les deux Chambres et en assurer le règlement dans le sens des volontés de la nation souveraine »[83].

Dans le même numéro de la Revue de Paris, Jaurès, lui, réclame la suppression du Sénat plutôt que de se borner à  limiter ses pouvoirs[84]. Il reste cependant méfiant à  l’égard des emportements éventuels d’une Chambre unique et propose donc, que le suffrage universel, par « le droit d’initiative et par le référendum », soit « appelé à  se prononcer sur les questions les plus graves. Ainsi, il y aura contre-poids aux volontés arbitraires des délégués sans que la souveraineté nationale soit atteinte. »[85]

C) La rationalisation de la délibération parlementaire

1. Le mauvais travail parlementaire

Au-delà  de la question de l’existence même d’une seconde Chambre, Jaurès critique les conséquences du bicamérisme dans le domaine de la procédure législative. Le Sénat « retarde l’œuvre législative, les projets de loi pouvant voyager indéfiniment d’une Chambre à  l’autre, sans que la Constitution ait marqué un point d’arrêt. »[61]

Mais Jaurès critique également le fonctionnement courant de la Chambre qui « se fractionn(e) en bureaux et se dispers(e) en commissions innombrables, travaillant souvent les unes contre les autres. »[32] La Chambre des députés ne compte à  la fin du XIXe siècle, au moment où Jaurès écrit, que quelques commissions permanentes, comme la commission du Budget créée en 1876 ou celle de l’Armée en 1882.

2. Les remèdes

a. Dans la constitution

On l’a vu, Jaurès se méfie d’une assemblée unique qui légifèrerait trop rapidement sur des questions majeures. Il pense, en particulier, à  la révision des lois constitutionnelles. Aussi, « pour préserver la Constitution, abri de liberté, d’un coup de main électoral (…) il serait établi : 1) qu’aucun changement ne pourrait être apporté par une assemblée nouvelle à  aucun article de la Constitution avant un délai de six mois ; 2) que tout changement apporté à  la Constitution serait ratifiée par la nation elle-même. De la sorte, toute surprise serait évitée, et la Constitution serait placée sous la garde la raison publique. »[32]

b. A la Chambre

Pour régler la procédure législative, Jaurès propose de constituer à  la Chambre « quelques grandes commissions permanentes correspondant aux diverses branches de l’activité nationale ; et toutes les propositions particulières sont renvoyées à  ces grandes commissions qui peuvent ainsi pour notre industrie, pour notre agriculture, pour l’organisation de notre justice, de nos finances, etc. préparer des œuvres d’ensemble coordonnées et harmoniques. »[32]

Benjamin de la Chambre et député indépendant en 1885, député socialiste en 1893, Jaurès n’a que peu de moyens pour faire aboutir une révision des lois constitutionnelles. Son intervention dans le débat institutionnel se limite donc, au cours de ces législatures au champ des propositions et du débat intellectuel. Mais, membre influent, voire « leader » de la majorité parlementaire à  partir de 1902, il cherchera à  mettre en œuvre certaines de ses propositions antérieures, tout en renonçant à  la révision constitutionnelle formelle, thématique passée à  droite depuis l’Affaire Dreyfus.

II – Jean Jaurès, leader de la majorité du Bloc des gauches : la rationalisation du parlementarisme et l’organisation des partis (1902-1905)

En 1902, quand Jaurès revient à  la Chambre après son échec électoral de 1898, le contexte politique et institutionnel est largement différent de celui de 1888 et de ses premières réflexions.

La stabilité gouvernementale paraît mieux assurée. Le gouvernement Méline avait déjà  duré deux ans d’avril 1896 à  juin 1898. Le gouvernement Waldeck-Rousseau, formé en juin 1899, a été le ministère le plus long depuis les débuts du régime. Une majorité et une minorité parlementaires homogènes ont émergé des tumultes parlementaires liés à  l’Affaire Dreyfus.

Léon Blum, proche de Jaurès et de ses amis socialistes réformistes, décrit cette nouvelle situation politique et parlementaire dans un article sur Les élections de 1902 écrit pour La Revue de Paris et finalement non publié : « Demain, dans presque tous les circonscriptions de France, on votera pour ou contre le gouvernement Waldeck-Rousseau, tout comme les députés, durant la législature, ont voté, non pour ou contre telle loi, mais pour ou contre le ministère. Voilà  le fait neuf. »[90] Et Blum, en résumant, les grands débats de la législature écoulée, de souligner : « On conçoit que, le débat s’étant ainsi établi et ce débat étant extrêmement grave, le Parlement ait acquis ce qui lui avait manqué jusque-là , à  savoir une minorité unie et une majorité disciplinée. Des groupements ont pu se constituer avec une alliance commune, une tactique lucide et cohérente. Des alliances durables se sont conclues. C’est un fait récent et nouveau dans l’histoire du Parlement républicain. Pour s’en convaincre, il suffirait d’évoquer l’état du personnel politique vers 1896. Le hasard des circonstances, des combinaisons et des intérêts poussait l’un de la gauche radicale à  la gauche démocratique, ramenait l’autre du radicalisme avancé aux confins du centre droit. Des associations fugitives se formaient et se rompaient, et les orages, soufflant selon leur caprice, déposaient tour à  tour le même ministre aux extrémités opposées de la grève parlementaire. »[91]

Dans le même temps, la question constitutionnelle est devenue un sujet tabou pour les gauches depuis la campagne révisionniste des nationalistes antidreyfusards.

En outre, un système partisan commence à  émerger, depuis l’adoption de la loi du 1er juillet 1901 sur les associations, particulièrement à  gauche et au centre. L’année 1901 a vu la naissance, dans la perspective des prochaines élections législatives, du Parti Républicain-Radical et Radical-Socialiste et de l’Alliance Républicaine Démocratique, parti des progressistes qui ont suivi Waldeck-Rousseau. Jaurès vient de créer le Parti Socialiste Français en mars 1902 pour rassembler les socialistes réformistes qui soutiennent le gouvernement de Défense Républicaine.

Jaurès est tout aussi attentif à  l’objectif de la stabilité gouvernementale et d’une meilleure rationalisation de la délibération parlementaire. Mais, cette fois, il met davantage l’accent sur le « facteur politique », sur l’organisation de la majorité et sur la réforme des méthodes parlementaires pour y parvenir.

A) Doctrines socialistes du gouvernement parlementaire par des partis organisés

Les socialistes au XIXe siècle se sont peu intéressés aux questions institutionnelles. Le socialisme est d’abord une doctrine sociale avant d’être une doctrine politique. L’action parlementaire est conçue par les élus socialistes comme un moyen de propagande destiné à  populariser les idées socialistes. Le groupe parlementaire doit être le bras armé du parti.

En 1893, les députés socialistes sont assez nombreux pour constituer un groupe parlementaire autonome à  la Chambre. Ce premier parlementarisme socialiste est d’abord un parlementarisme d’opposition. Les députés socialistes emploient tous les techniques parlementaires pour combattre les gouvernements bourgeois : enlisement des débats, demandes récurrentes de scrutin public, multiplication des interpellations.

Ainsi pour le député de l’Ardèche, Eugène-Melchior de Vogüé : « La Chambre actuelle doit les traits les plus caractéristiques de sa physionomie à  la formation d’un nouveau parti parlementaire, le parti socialiste. Du point de vue de l’art, c’est une admirable opposition. L’observateur impartial a pu croire, à  certains jours, que nos collègues socialistes menaient à  la Chambre. Leur pesée est constante, violente, on la subit en s’indignant, mais on la subit. L’activité forcenée de ce groupe, son entrain dans l’attaque, sa cohésion jusqu’à  présent parfaite, lui font dans tous nos débats une place hors de proportion avec sa force numérique. (…) Ces Messieurs ont égalé du premier coup les Irlandais dans la science de l’obstruction ; tantôt en se relayant à  la tribune pendant de longues heures ; tantôt en éternisant le débat par de fastidieux scrutins à  cette même tribune. »[92]

L’obstruction culmine au Palais-Bourbon, au moment du débat sur les « lois scélérates » anti-anarchistes en 1894. Le mouvement de la réforme parlementaire qui s’affirme sur les bancs des députés modérés s’inscrit pour une bonne part en réaction des méthodes d’obstruction du groupe socialiste.

L’explosion du groupe socialiste en 1899 entre les « ministériels », socialistes réformistes qui soutiennent le gouvernement Waldeck-Rousseau, et les « guesdistes » du groupe socialiste révolutionnaire qui refusent de soutenir un gouvernement bourgeois rebat les cartes.

Les soutiens du gouvernement de Défense républicaine, dont fait partie Jaurès qui n’est alors plus député, créent le Parti Socialiste Français (PSF) en 1902 à  quelques mois des élections législatives, tandis que les guesdistes ont créé le Parti Socialiste de France (PSDF). Le Parti Socialiste Français est d’abord un parti de parlementaires sur lesquels les militants avaient un faible contrôle. C’est parmi les chefs de file des socialistes réformistes que l’on trouve les socialistes les « plus porteurs d’une culture parlementaire au sein du socialisme français »[93] et ceux qui ont le plus réfléchi et écrit sur le fonctionnement du régime parlementaire, souvent avant leur conversion au socialisme, tels Jaurès ou Francis de Pressensé.

1. Francis de Pressensé et l’« âme » du régime parlementaire

Diplomate, puis journaliste, Francis de Pressensé (1853-1914) est le fils d’Edmond de Pressensé, député à  l’Assemblée nationale de 1871, sénateur inamovible ensuite appartenant au Centre-Gauche. Journaliste au Temps, longtemps dans la mouvance modéré, Pressensé se rapproche des socialistes au moment de l’Affaire Dreyfus. Figurant parmi les fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme en 1898, il en deviendra le président en 1903 jusqu’à  sa mort en 1914. Pressensé est un proche de Jaurès, partisan lui aussi d’un socialisme réformiste. Il est élu député socialiste du Rhône en 1902 et fait partie, dès sa création, de la Délégation des gauches.

Juste avant son passage au socialisme, dans un long article intitulé La République et la crise du libéralisme publié dans la Revue des Deux Mondes en février 1897, Pressensé a développé sa vision du régime parlementaire, expliquant pourquoi, à  son sens, le régime parlementaire n’existe pas vraiment en France.

« Car (le régime parlementaire) n’est pas né : car il n’existe pas ; car il n’y a pas, à  l’heure actuelle, en France, même les conditions élémentaires du parlementarisme. Ah, sans doute, si l’on s’en tient à  sa figure extérieure, à  ces traits dont les plus apparents sont l’existence d’assemblées délibérante électives, le vote du budget et des lois, le gouvernement par un cabinet dans la législature et solidairement responsable devant elle, la République parlementaire existe, et elle crève même les yeux. Mais ce régime n’a pas seulement un corps, il a une âme ; - et c’est le gouvernement du pays par des partis organisés, en possession de la majorité et par l’intermédiaire d’un cabinet qui est leur délégué et leur chef. »[94]

Or, la France de 1897 ne connaît pas encore de « partis organisés ». Pour Pressensé, « il n’y a que des groupes ; ce qui est fort différent ou même tout le contraire. Un parti est un ensemble organique d’hommes associés par des principes communs, poursuivant la réalisation d’un programme commun, agissant de concert au grand jour et par des moyens légaux. Un groupe est la rencontre fortuite d’atomes isolés, rapprochés par des sympathies individuelles, unis pour la poursuite des fins personnelles, agissant de concert, dans l’intérêt de leur ambition, par des procédés de toute espèce. »[95]

« Y a-t-il au moins une majorité ? Pas davantage (…) Les majorités qui se forment successivement sur telle ou telle question ne sont jamais identiques à  la majorité purement artificielle et idéale qui est censée gouverner. (…) il y a bien des majorités, mais il n’y a point de majorité au sens précis, positif, milité, où il faut prendre ce mot pour faire de la chose l’une des bases du régime parlementaire effectif. »

« D’où il résulte qu’il n’y a pas davantage de cabinets. Un cabinet, ce sont les chefs de la majorité appelés aux affaires et chargés du pouvoir pour réaliser le programme du parti. Jusqu’ici nous n’avons rien vu de semblable. » Après l’échec de Gambetta, « Jules Ferry, qui seul peut-être avait l’envergure d’un homme de gouvernement, succomba également sous la coalition des médiocrités qu’il offensait. Depuis lors il n’y a point eu de ministère au sens parlementaire du mot. »

Suit un long développement sur la situation présente du parlementarisme britannique que Pressensé a observé de près.

« Le parlementarisme est en train de subir une épreuve décisive. Le développement de l’obstruction systématique a nui au bon renom et à  l’efficacité de la législature. Il a entrainé des scènes scandaleuses. Il a provoqué l’adoption d’un ensemble de règles et de clauses pénales, aussi contraire aux nobles coutumes de Westminster qu’à  l’esprit du régime délibératif. Déjà  les conditions essentielles du gouvernement parlementaire commencent à  n’exister plus. Au lieu de deux grands partis, se faisant contre-poids et se succédant l’un à  l’autre, la Chambre s’est émiettée en une poussière de groupes. Dans la majorité ministérielle, on en compte deux, peut-être trois ; l’opposition libérale en contient deux, sinon trois ; les nationalistes irlandais se subdivisent également en trois factions ennemies. »

« C’est donc bien à  une sorte de jugement de Dieu que va se trouver soumis dans presque tous les pays libres le régime parlementaire, représentatif, constitutionnel, sous toutes ses formes. Il se passe à  la fin de notre XIXe siècle, pour le constitutionnalisme moderne, quelque chose comme ce qui se passa pour la Réforme, à  la fin du XVIe Siècle. »

2. Socialisme et parlementarisme selon Jaurès

Converti au socialisme au début de la décennie 1890, Jaurès reste pourtant, à  l’inverse des guesdistes, attaché au parlementarisme, comme l’illustre la préface qu’il donne, en 1900, à  l’ouvrage du socialiste allemand Karl Kautsky Parlementarisme et socialisme, présenté comme une véritable « défense du parlementarisme au point de vue socialiste ».

Pour Jaurès, Kautsky « démontre qu’il est faux que le régime représentatif et plus précisément le régime parlementaire soient la forme naturelle de la domination bourgeoise. La vérité c’est que ce régime peut s’adapter aussi bien au gouvernement de la démocratie qu’au gouvernement de l’oligarchie bourgeoise. »[96]

Et Jaurès de souligner : « il est intéressant de noter que non seulement le grand théoricien socialiste ne reconnaît pas l’incompatibilité du parlementarisme et du socialisme, mais qu’il prévoit, en pleine victoire socialiste, le fonctionnement nécessaire du parlementarisme. »[97]

En 1899, Jaurès appuie le principe du soutien des socialistes à  un gouvernement bourgeois, voire même de la participation de l’un d’entre eux, en l’occurrence Millerand, au ministère Waldeck-Rousseau au nom de la Défense républicaine.

Le 26 novembre 1900, à  Lille, débattant avec Guesde devant les militants socialistes, Jaurès réaffirme cette position : « De ce que le Parti Socialiste est foncièrement, essentiellement, un parti d’opposition à  tout le système social, il ne résulte pas que nous n’ayons à  faire aucune différence entre les différents partis bourgeois et entre les différents gouvernements bourgeois qui se succèdent (…) c’est le devoir des socialistes, et quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de race et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c’est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière ».[98]

Ainsi, dans certaines circonstances, Jaurès admet que les députés socialistes puissent former « l’aile gauche d’une coalition républicaine s’étendant des radicaux aux socialistes »[99]. Ainsi, les députés socialistes ont vocation à  s’inscrire dans une majorité parlementaire.

Dès lors, le Jaurès socialiste du début des années 1900, renoue avec les préoccupations du Jaurès républicain de 1888 concernant le fonctionnement du régime parlementaire. Il insiste sur l’importance de la stabilité gouvernementale qui semble enfin acquise avec long gouvernement Waldeck-Rousseau : « La preuve est faite, par la durée d’un gouvernement haï des droites, que la stabilité gouvernementale peut être assurée par les partis de gauche. Et l’éducation politique de la France républicaine et prolétarienne a fait un progrès décisif. La démocratie et le socialisme reconnaissent de plus en plus qu’aux crises répétées et confuses qui ont dévoré en pure perte tant d’énergie, doit succéder un régime d’action continue, par la formation de majorités réformatrices solides évoluant vers un idéal toujours plus hardi. »[100]

Au lendemain de la victoire du Bloc des gauches aux élections législatives des 27 avril et 11 mai 1902, Jaurès insiste à  nouveau sur l’importance de la stabilité gouvernementale enfin acquise et la nécessité pour la nouvelle majorité de continuer à  réformer l’instrument parlementaire.

« Et puis il y a un autre résultat encore que nous avons conquis ; c’est que dans notre pays où, en attendant l’organisation définitive de l’ordre socialiste, le Parlement quel que contesté qu’il puisse être, est, malgré tout, la seule forme possible de la discussion nationale et, par conséquent, de la liberté républicaine, c’est que ce parlement qui avait été discrédité et abaissé par la multiplicité de crises stériles qui servaient non pas la révolution, mais le césarisme, c’est que ce parlement, pour la première fois, a donné l’exemple pendant trois années, malgré toutes les tentatives, tous les assauts et tous les pièges, d’un esprit de suite, d’une continuité, d’une stabilité gouvernementale d’autant plus remarquable que c’est pour la première fois depuis trente ans qu’un ministère a duré trois années. Il a duré trois années, non pas en s’appuyant sur l’immobilisme des partis conservateurs, mais sur les forces mouvantes des partis démocratiques. Et je dis que c’est là , non seulement pour la liberté, mais pour la justice sociale, un précédent que nous avons le droit et le devoir de retenir, et ce sera à  nous, en forgeant peu à  peu la solidité et la souplesse de cet instrument parlementaire, ce sera à  nous de le remettre puissant et souple aux mains du prolétariat pour qu’il s’en serve en vue de créer toujours plus de justice sociale. »[101]

Jaurès insiste ici sur le rôle joué par l’organisation des partis dans le bon fonctionnement du régime parlementaire et la stabilité gouvernementale. Comme il le fera à  nouveau quelques mois plus tard : « La vie parlementaire n’est forte que là  où les partis sont nettement organisés, et où les responsabilités sont bien précises. »[102]

B) Garantir la stabilité gouvernementale

1. L’objectif : un gouvernement de législature

Les élections législatives des 27 avril et 11 mai 1902 se tiennent sur fond de bipolarisation de la vie politique : Pour ou contre le gouvernement Waldeck-Rousseau de Défense républicaine, soutenu depuis 1899 par le Bloc des gauches. Ce dernier remporte la victoire avec 338 sièges contre 251 à  ses adversaires.

Jaurès cherche à  « intégrer la représentation socialiste dans une majorité démocratique »[103]. Il prend des initiatives pour structurer cette majorité. Il y a une « nouvelle majorité ». « C’est à  elle de s’affirmer sans délai » Elle a reçu un « mandat » du pays[104].

En 1888, Jaurès souhaitait que le président du Conseil puisse être désigné par un vote de la Chambre sur un programme déterminé, préalablement à  la formation du ministère, sans laisser de véritable latitude à  un Président de la République, fonction qu’il voulait par ailleurs supprimer. Dès le lendemain des élections, en mai 1902, Jaurès propose d’utiliser les procédures parlementaires existantes de manière à  permettre à  la majorité sortie des urnes de s’affirmer politiquement et de désigner directement elle-même le futur président du Conseil.

a) L’affirmation d’une majorité parlementaire

Les socialistes réformistes joueront le jeu de la participation et soutiendront un gouvernement issu de la majorité « républicaine ». Ce devra être un gouvernement de législature issu d’un accord avec la majorité. « C’est de l’intérêt de la République que la Chambre nouvelle fasse immédiatement, et pour toute la législature, un pacte de travail et de réforme avec un gouvernement capable de durée. »[105]

« C’est sur un programme de réformes politiques et sociales que se formera le gouvernement de demain ; il importe au plus haut point qu’il soit solide, homogène et durable. Il faut qu’il apporte à  la Chambre un programme de travail étendu à  la fois, et précis et d’un contrat ferme intervienne sur le minimum des réformes à  accomplir afin que la stabilité ministérielle inaugurée par le ministère Waldeck-Rousseau pour la défense républicaine et pour un commencement d’action réformatrice se continue (…) Stabilité, continuité, efficacité : voilà  quelle devrait être la devise commune de la majorité et de son gouvernement. »[106]

Dans le « parlementarisme absolu » de la IIIe République, c’est dans le cadre des débats et des votes à  la Chambre qu’une majorité peut s’affirmer.

Aussi, Jaurès souhaite donner un sens politique à  l’élection du président de la Chambre, là  ou précédemment les députés choisissaient autant, sinon davantage, un homme que le représentant d’un parti : « Avec la nomination du président, la majorité républicaine devra, par un vote précis, définir le sens de la prochaine combinaison gouvernementale. »[107]

Dès le 18 mai, au lendemain des élections législatives et avant la rentrée de la Chambre le 2 juin, Jaurès réclame une réunion plénière du « Parti Républicain » pour arbitrer entre les différents candidats au « perchoir »[32].

Il balaie les arguments de ceux des radicaux, comme Ranc, qui sont réticents à  cette méthode : « Il ne faut pas que la candidature à  la présidence soit déterminée par la volonté individuelle ou par la convenance de tel ou tel homme. Il faut qu’elle soit l’expression commune du parti républicain, ayant examiné à  la fois les services et les chances des uns et des autres (…) Le choix du président aura d’ailleurs une grande signification politique. Il suffira à  marquer la pensée de la gauche, à  dissiper des malentendus ; à  prévenir ou à  neutraliser des intrigues. Et presque aussi nettement qu’un grand débat public, il décidera de l’orientation du gouvernement du lendemain. (…) C’est à  propos de son premier acte politique, qui est l’élection du président [de la Chambre], que la majorité de gauche doit affirmer sa cohésion. »[109]

Au-delà  de l’élection du président de la Chambre, alors que le choix des députés de la majorité se porte très largement vers Léon Bourgeois qui a refusé, pour des raisons personnelles, la présidence du Conseil, se pose aussi la question de l’élection des vice-présidents de la Chambre.

Pour désigner leurs candidats, les groupes de la majorité décident de constituer une délégation des gauches, organe qui avait déjà  existé sous une forme plus informelle sous le ministère Waldeck-Rousseau, aux fins d’arbitrer entre les postulants. Cette délégation se réunit pour la première fois le 31 mai 1902. Elle comprend alors sept délégués de l’Union démocratique, formation du centre, six délégués de la Gauche radicale, six délégués du groupe radical-socialiste et cinq délégués du groupe socialiste parlementaire dont Jaurès, Pressensé et Aristide Briand.

Le 2 juin, Léon Bourgeois est élu au perchoir, ainsi que les autres candidats de la Délégation des gauches aux postes de vice-présidents.

b) La question de la désignation du président du Conseil par la Chambre

Dans le fil de ses propositions passées, Jaurès imagine également une méthode originale pour que la Chambre puisse désigner, au préalable, celui à  qui le Président de la République confiera la responsabilité de former le ministère.

« C’est le parti radical et radical-socialiste qui a reçu manifestement du suffrage universel le mandat de gouverner. C’est donc à  un chef radical de proposer l’ordre du jour félicitant le ministère de la lutte menée par lui contre la réaction factieuse et traçant les grandes lignes de la politique sociale et laïque voulue par le pays. »[110]

Et Jaurès de poursuivre : « Que le parti radical qui a été désigné par le suffrage universel se tienne prêt à  prendre, par ses chefs parlementaires, possession du pouvoir, et que cette sorte de transmission du pouvoir républicain soit rendue possible par un débat public et par un vote formel de la Chambre. »[32]

Ce « vote formel de la Chambre » équivaut clairement, pour Jaurès, à  la désignation souhaitée en 1888 du président du Conseil par la Chambre au scrutin public sur un programme.

Le résultat de ce vote s’imposerait au président de la République, neutralisant au passage une des dernières prérogatives des présidents de la IIIe République. Jaurès en est pleinement conscient. Il s’en défend mollement au nom de sa conception du régime parlementaire, qui assimile en l’espèce le rôle du président de la République à  celui d’un monarque britannique.

« Il n’y a là  aucun empiètement sur la « prérogative » constitutionnelle du président de la République ; c’est au contraire la pratique tout à  fait correcte du régime parlementaire. »[32]

La solution préconisée par Jaurès ne pourra être mise en œuvre en pratique puisqu’en l’espèce les chefs radicaux à  la Chambre, Léon Bourgeois et Henri Brisson, refusèrent de former le ministère. Dès lors que le choix du président de la République, choix fortement suggéré aussi bien par les chefs de la majorité que par Waldeck-Rousseau[113], se porte sur un sénateur, Émile Combes, il faudra que ce dernier soit nommé par le président de la République avant de pouvoir présenter et soumettre au vote des députés sa déclaration ministérielle.

2. La méthode : La Délégation des gauches

1. L’institutionnalisation de la Délégation des gauches

Dès l’élection de Léon Bourgeois au perchoir et la désignation de Combes par le président de la République à  la présidence du Conseil acquises, Jaurès propose et obtient de généraliser cette méthode de concertation et de décision préalables entre les groupes de la majorité pour garantir la stabilité gouvernementale.

Le gouvernement « ne pourra vivre et agir que si la majorité républicaine adopte d’emblée une méthode de travail vigoureuse et rationnelle. Les problèmes à  résoudre surabondent. Ils sont vastes et difficiles. (…) Comment une majorité de soixante-dix ou quatre-vingts voix, constamment harcelée par une minorité violente ou sournoise, sollicitée par des forces subtiles de désagrégation, pourrait-elle aboutir si elle n’avait une règle d’action, si elle était livrée à  tout le désordre et à  tout le fatras des initiatives individuelles et des vanités. Sans doute, c’est la tâche du gouvernement de tracer un plan général d’action de le maintenir, mais il pliera sous la surcharge des besognes et des combats, si la majorité républicaine et démocratique ne se prête pas, par une libre et volontaire discipline, aux lois de l’action collective. »[114]

Jaurès se réclame même du parlementarisme anglais alors que Combes met en œuvre la méthode de travail prônée par le député du Tarn : « Le président du Conseil réunit aujourd’hui les délégués des quatre groupes de gauche pour dialoguer avec eux au sujet des questions qui, à  la rentrée, seront à  l’ordre du jour de la Chambre (…) C’est une méthode excellente, imitée de la pratique parlementaire anglaise. Elle laisse absolument intacte l’initiative et la responsabilité du gouvernement puisque, après cette consultation, il cherche et propose les dispositions législatives qui lui paraissent répondre le mieux à  la pensée commune de la majorité et à  l’intérêt général du pays républicain. Elle laisse intacte aussi l’initiative et la responsabilité des différents groupes, qui ne renoncent nullement à  faire prévaloir leurs solutions propres. »[115]

Pour Jaurès, la Délégation est un organe de concertation et de coordination de la majorité, destiné à  garantir la stabilité gouvernementale.

« Il est bon qu’il y ait contact entre le gouvernement et la majorité. Il est bon que ni les projets du gouvernement ne soient une surprise pour la majorité, ni les idées de la majorité une surprise pour le gouvernement. Ainsi, les propositions de loi formulées par le gouvernement peuvent coïncider les plus exactement possible avec l’axe de la majorité, avec la ligne de ses tendances et de ses idées directrices. Et d’autre part, les amendements ou contre-projets que les différents groupes se réservent de défendre peuvent ou atténuer, ou accentuer les projets du gouvernement ; ils n’en contrarient jamais l’économie générale, et tout le danger d’aboutir à  la confusion ou au néant est écarté. »

« Mais pour cela, deux conditions sont nécessaires. La première, c’est que le gouvernement soit résolu à  s’inspirer largement, sans réticence et sans arrière-pensées, de la volonté ferme, claire et concordante des groupes républicains dont la confiance le fait vivre. La seconde, c’est que les groupes républicains ainsi appelés à  formuler leurs vœux, apportent des idées nettes, des projets précis. »[32]

b) La stabilité gouvernementale acquise

Le ministère Combes est un des plus longs de la IIIe République, puisqu’il s’étend du 7 juin 1902 au 24 janvier 1905, après les ministères Waldeck-Rousseau (1899-1902) et Clemenceau (1906-1909).

Émile Combes s’appuie pleinement sur la majorité forgée par les élections législatives et sur la Délégation des gauches. Il y reviendra dans ses Mémoires : « La délégation des gauches était un des rouages essentiels, ce n’est pas assez dire, elle était le rouage essentiel de mon système politique. Elle m’assurait le concours de tous les groupes de gauche, dont l’union m’était indispensable pour vaincre les résistances des autres groupes et réaliser le programme de réformes que je m’étais tracé en prenant le pouvoir. J’avais eu bien des fois l’occasion de déclarer du haut de la tribune et ailleurs que je ne conserverais pas mes fonctions, si ce concours venait à  me faire défaut, parce que je ne pouvais pas me déguiser que la défection d’un seul des groupes composant ma majorité la constituerait aussitôt à  l’état de minorité. Le télégramme qui me fit connaître la décision votée au Congrès d’Amsterdam[117] tinta à  mes oreilles comme un glas funèbre. »[118]

La Délégation des gauches, en effet, a « été un ferment de stabilité en perpétuant au sein du Parlement l’état d’esprit qui avait donné naissance à  la majorité elle-même lors des élections législatives. »[119]

Cette première esquisse du « fait majoritaire »[120] en France, même s’il ne dure pas jusqu’à  la fin de la législature, permet au gouvernement Combes de résister aux attaques qui fissurent sa majorité dès le printemps 1903. La majorité de Combes, si elle n’est pas toujours large, est soudée et fortifiée par le système de la Délégation des gauches et tout particulièrement le rôle qu’y jouent les socialistes. Car, Jaurès s’attache à  conforter le ministère Combes, contre vents et marées, tant que la réduction du service militaire à  2 ans et la loi de séparation des églises et de l’État n’ont pas été adoptées.

« L’importance de cette délégation qui était la première alliance permanente ainsi érigée en institution de la République fut accrue par la présence des socialistes, qui avaient une personnalité et un talent bien supérieurs à  ceux des autres chefs de la majorité, en particulier chez les radicaux. De Pressensé, Briand et surtout Jaurès jouèrent un rôle énorme au sein de la délégation et Le Temps peut dire de Jaurès qu’il était le « véritable leader de la majorité »[121].

Jaurès semble effectivement à  l’origine la plupart du temps des solutions de compromis élaborées au sein de la Délégation[122].

Le retrait de fait des socialistes parlementaires de la Délégation au moment où l’unité socialiste est proche[123] et après le « pacte d’union » passé entre le groupe socialiste parlementaire et le groupe socialiste révolutionnaire le 13 janvier 1905, constituera une des principales causes de la démission du ministère Combes le 18 janvier 1905.

Quoiqu’il en soit, la Délégation des gauches va jouer un rôle majeur pendant près de trois ans pour organiser et coordonner les travaux de la Chambre.

C) Rationaliser la délibération parlementaire

Pour Jaurès, la Délégation des gauches doit organiser rationnellement les travaux parlementaires : « Il ne s’agit pas de contraindre ou de resserrer l’autonomie politique des groupes (…) Mais ce ne sont pas les initiatives réglées et collectives des partis qui gaspillent le temps de la Chambre. Ce sont les initiatives désordonnées des individus. » Jaurès donne l’exemple de la discussion du budget. « Ceux qui arracheraient le parlementarisme français à  ce triste et stérile chaos où toute force se perd, où toute espérance se dissout, où toute grande lumière se disperse en d’innombrables lueurs décevantes et courtes, rendraient à  la République et à  la démocratie, au prolétariat, un service immense (…) Que chaque parti fasse un effort pour s’organiser et se discipliner lui-même, que les groupes de gauche concentrent leur action parlementaire, dans la mesure où cet accord n’abolit l’autonomie nécessaire des conceptions et des programmes. Écarter ce qui est vain, désenclaver les séances des motions individuelles, tapageuses et improvisées, savoir ce qu’on veut, arrêter pour toute la législature un vase programme de travail bien net et s’y tenir le plus possible, c’est la méthode de salut, la méthode de vie. »[124]

1. Des travaux parlementaires dirigés par la Délégation des gauches

À une époque où il n’existe pas encore d’organe de coordination des travaux de la Chambre des députés (la conférence des présidents n’y sera créée qu’en 1911), il apparaît que la Délégation des gauches joue clairement ce rôle.

D’abord dans le domaine de la fixation de l’ordre du jour.

Ainsi, le 15 octobre 1902, la Délégation a décidé de demander la discussion immédiate de l’interpellation sur l’application de la loi sur les associations, puis, immédiatement après de celle sur la grève des mineurs[125].

Le 6 décembre 1902, Combes a dû convaincre la Délégation réticente qu’il était temps de clôturer la session[126].

Le 13 janvier 1903, la Délégation fixe le calendrier et les conditions de la discussion des textes à  venir, ainsi que le rapporte Jaurès : « Les délégués des groupes de gauche ont reconnu la nécessité de faire marcher de front le budget et les congrégations. Ils ont décidé qu’il y aura à  cet effet séance le matin et séance le soir. Je ne sais pas si la Chambre pourra soutenir pendant 2 ou 3 mois cet effort ; qui pour ceux qui veulent vraiment travailler, étudier les questions, suivre les débats et y participer, est un surmenage écrasant. Peut-être s’apercevra-t-on à  l’épreuve qu’on ne gagne pas beaucoup de temps à  abuser ainsi des forces d’attention et d’assiduité d’une assemblée. »[127]

Parallèlement, la Délégation continue, également, à  jouer son rôle dans la répartition des postes et des fonctions au sein de la Chambre. Ainsi, le 17 octobre 1902, la Délégation désigne ses candidats dont Jaurès pour les élections de janvier 1903 aux postes de vice-présidents de la Chambre. Ainsi, le chef des socialistes parlementaires sera élu à  cette prestigieuse fonction le 13 janvier 1903, mais battu l’année suivante à  cause de la défection d’une partie des progressistes et des radicaux[128].

La Délégation intervient aussi pour fixer la répartition des postes entre les groupes de la majorité au sein d’autres instances parlementaires. Ainsi, en novembre 1902, le groupe socialiste parlementaire a obtenu de la Délégation de pouvoir disposer d’un représentant supplémentaire au sein de la commission d’enquête sur la cause du conflit et les conditions du domaine minier français[129].

Mais, la Délégation est aussi le lieu où les représentants des quatre groupes de la majorité préparent les listes communes pour les élections au sein des bureaux et des commissions permanentes de la Chambre.

2. La réforme des commissions permanentes

L’instauration définitive de commissions permanentes au sein de la Chambre des députés est en débat depuis plusieurs années déjà . Quelques commissions ont été créées au fur et à  mesure : la commission du Budget en 1876, la commission de l’Armée en 1882, au total, onze commissions ont été instituées avant 1902. Leurs membres étaient désignés par des bureaux de la Chambre, dont l’institution remontait à  1789, au sein desquels les députés étaient répartis par tirage au sort tous les mois.

Déjà  évoquées par Jaurès en 1888, l’organisation de commissions permanentes et l’élection de leurs membres par la Chambre en réunion plénière s’inscrivent parmi les revendications fortes du groupe socialiste parlementaire, qui va s’attacher à  la faire aboutir, au moins partiellement.

a) La réforme du 17 novembre 1902

Le 5 juillet 1902, Pressensé fait un exposé devant le groupe « sur les règlements des divers Parlements européens, dans lesquels les commissions sont nommées par les Chambres, et non par les bureaux. Ces commissions admettent toujours la représentation des minorités. Le citoyen de Pressensé a été chargé d’élaborer un projet de modification du règlement de la Chambre qui sera présenté au groupe dès la rentrée. »[130]

À la rentrée parlementaire d’octobre, la Délégation des gauches donne son accord pour engager une réforme du règlement visant à  nommer directement par la Chambre au scrutin de liste les commissions permanentes[131]. Cette réforme a deux objectifs dans l’esprit de ses promoteurs : rationaliser la délibération parlementaire ; donner à  la majorité les moyens de faire adopter ses textes.

La réforme apparaît aux yeux des socialistes réformistes comme le moyen indispensable pour organiser le travail parlementaire et, en particulier, favoriser la mise en œuvre du programme défendu par la majorité parlementaire.

Pourtant, la Chambre refuse de suivre la Délégation sur la désignation des membres des commissions au scrutin de liste par la Chambre au grand dépit de Jaurès : « Il importe, si l’effort législatif échoue ou ne produit qu’un résultat médiocre, que le pays sache à  qui s’en prendre. Or si la majorité de la Chambre est maîtresse des commissions, sa responsabilité est entière, et elle apparaît à  découvert. Avec le hasard des votes dans les bureaux, où tous les partis se mêlent, où tous les éléments se confondent, où toutes les intrigues se nouent, la responsabilité se disperse et s’obscurcit. Il est étrange qu’on ait osé protester au nom du régime parlementaire contre la nomination des grandes commissions au scrutin de liste ; car la vie parlementaire n’est forte que là  où les partis sont nettement organisés, et où les responsabilités sont bien précises. »[132]

Jaurès le souligne à  nouveau un mois plus tard : « Nommer les grandes commissions au scrutin de liste, c’est prévenir toutes les surprises et conjurer tous les hasards, c’est assurer à  la majorité qu’elle sera la majorité, et à  la minorité qu’elle sera représentée équitablement. »[133]

La réforme vise, également, en elle-même à  mieux organiser la délibération parlementaire.

Jules-Louis Breton[134], député socialiste parlementaire du Cher et rapporteur des propositions de réformes du Règlement de la Chambre dénonce ainsi le système de désignation des membres des commissions par les bureaux comme « absurde, défectueux et dangereux »[135].

Selon le journaliste de La Petite République, chargé de suivre les travaux parlementaires, Edmond Claris : « Dans son rapport, Breton souligne les multiples inconvénients de la nomination des grandes commissions sans plan d’ensemble au hasard des propositions de séance. Il montre l’incohérence de leur constitution, d’où résulte fatalement un manque de résultats. Il insiste ensuite avec raison sur l’avantage de former des commissions à  l’image réduite, mais réelle de la Chambre dans laquelle tous les partis sont représentés proportionnellement à  leur force. De plus, s’il arrive souvent que les minorités se trouvent totalement évincées d’une commission, il arrive parfois, en revanche, que c’est la minorité qui l’emporte dans une autre commission. Dans l’un et l’autre cas, il en résulte forcément une mauvaise organisation du travail parlementaire. Si la minorité ne peut exprimer son opinion au sein de la commission, c’est à  la tribune que les objections s’accumuleront et prolongeront inutilement les débats ; si d’autre part, les rapports soumis à  la Chambre représentent l’opinion de la minorité, c’est leur rejet pur et simple en séance publique où la majorité reprend toujours ses droits. D’où il résulte des discussions prolongées et stériles. »[32]

Après le vote de principe sur la création de 16 commissions permanentes, le 17 novembre 1902 et l’obligation de leur soumettre tous les projets et propositions de loi, les groupes de la majorité des gauches prennent leur revanche sur les adversaires de la désignation des commissaires par la Chambre en réunion plénière, en raflant presque tous les postes de commissaires.

Une fois encore, Jaurès y voit d’abord et avant tout un moyen pour la majorité d’agir efficacement[137] pour mettre en œuvre son programme : « Non seulement, (le parti républicain) à  la majorité, mais depuis les votes d’hier, il est le maître des commissions. Il dispose des organes d’action, des moyens du travail législatif. Le voilà  en état de proposer aux Chambres pour toutes les grandes questions qui intéressent le pays (…) les solutions qui lui conviennent. S’il échoue, s’il n’aboutit qu’à  des conclusions incertaines, médiocres et trainantes, il aura devant la démocratie une responsabilité égale au pouvoir qu’il a reçu d’elle. Jamais une heure plus décisive n’a sonné pour un grand parti. »[133]

b. L’aboutissement définitif de la réforme en 1910

La résolution votée par la Chambre le 1er juillet 1910 modifie le système de nomination des commissions dans le sens souhaité par les socialistes. Les membres des commissions ne seront plus désignés par les bureaux, mais choisis sur des listes préparatoires de candidature établies par les groupes parlementaires.

Cette résolution est rapportée par Jules-Louis Breton qui a préféré rester socialiste indépendant et refusé de rallier la SFIO. Elle est largement soutenue par Jaurès et par les députés de la SFIO en séance.

Jaurès intervient toujours au nom de la rationalisation du travail parlementaire. La désignation par les bureaux « peut amener une représentation des divers partis, des diverses opinions sur un sujet donné, si disproportionnée avec l’opinion véritable de la Chambre, et avec la distribution de ses forces qu’il n’y a plus aucune harmonie entre le travail que font ces commissions aux origines fortuites et la pensée de la Chambre elle-même »[139].

Il met également en avant le bon fonctionnement du régime parlementaire : « Il y a un autre vice, c’est que les partis sont exposés, non seulement à  n’être pas représentés selon leurs forces respectives, c’est-à -dire selon leur droit, mais à  n’être pas représentés du tout »[140].

La réforme de 1910 marque aussi la reconnaissance officielle des groupes parlementaires à  la Chambre. Jusque-là , si des groupes parlementaires existaient en fait, le règlement de la Chambre n’en disait mot.

« Pour être membre d’une commission, il faut désormais appartenir à  un groupe (sans double appartenance), ce qui oblige au passage les élus indépendants à  constituer le groupe des non-inscrits. C’est la fin de l’indépendance parlementaire, la fin d’un modèle traditionnel de l’élu autonome et omniscient. »[141]

Une reconnaissance du rôle des partis dans le fonctionnement du régime parlementaire dont Jaurès défend une nouvelle fois le principe en séance : « On vous a dit : « ce sera la tyrannie des partis ». Je dis, moi, que les démocraties sont de plus en plus libres à  mesure que les partis sont plus organisés et plus responsables. Mais, encore une fois, ce n’est pas ce problème qui est posé : les partis existent, les partis sont un fait, leur action se fait sentir. Il s’agit simplement de savoir si cette action sera occulte, oblique, intermittente, incertaine, ou si elle sera garantie selon des règles de justice que nous vous proposons. »[142]

D) Le ministère Combes : gouvernement « par délégation parlementaire » ?

1. Les acteurs

a) Au sein de la majorité

On trouve à  plusieurs reprises sous la plume du député socialiste parlementaire, Alfred Gérault-Richard, directeur de La Petite République, une défense en termes clairs du gouvernement « par délégation parlementaire »[143] fondée sur la méfiance traditionnelle de la gauche à  l’égard du pouvoir exécutif.

« Prenons note que (le président du Conseil) ne se donne point comme le chef infaillible de la majorité républicaine, mais comme son auxiliaire le plus zélé et son agent d’exécution le plus fidèle. Il n’a d’autre ambition que de l’aider à  donner enfin satisfaction à  la démocratie. »[144]

Un an plus tard, au moment où Combes échoue à  mettre en place une délégation des groupes de la majorité au Sénat face à  l’opposition de Waldeck-Rousseau et des progressistes, Gérault-Richard réaffirme : « Ceux des modérés qui blâment un tel système et font grief au chef du gouvernement de s’y rallier méconnaissent le principe même et la pratique du régime parlementaire. Ils voudraient que M. Combes au lieu de solliciter, pour les suivre, les conseils de la majorité, lui dictat au contraire ses propres commandements. Le pouvoir exécutif absorberait de la sorte le législatif et le Parlement ne serait plus qu’un office d’enregistrement. »[145]

Publiquement, Émile Combes ne manque jamais d’adhérer à  cette doctrine du pouvoir exécutif « agent d’exécution » de la majorité. Ainsi, dans son discours prononcé à  Clermont-Ferrand le 19 octobre 1903 : « Je ne me dissimule pas que, par ces appels réitérés à  l’union des républicains, j’ai l’air de justifier le reproche, qui m’est journellement adressée par l’opposition, de suivre la majorité au lieu de la conduire. Il se peut que j’ai du rôle d’un chef de gouvernement une conception peu flatteuse pour certains amours-propres. Mais je me fais difficilement à  l’idée d’un président du Conseil républicain qui mène la majorité où bon lui semble sans lui fournir aucune indication préalable de ses volontés et de ses vues (…) Un ministère républicain n’a et ne peut avoir d’autorité que celle qu’il tient du libre consentement des Chambres et le consentement des Chambres implique un accord absolu de pensées, une communauté parfaite de sentiments entre elles et le gouvernement. Il n’y a pas de gouvernement possible sans cet accord, sans cette entente préalable entre le ministère et sa majorité. L’entente se fait sur un programme accepté de part et d’autres. Quant à  moi, je m’inquiète peu de savoir si c’est le ministère qui mène ou qui est mené, quand il applique le programme arrêté. »[146]

Le 4 novembre 1903, à  la Chambre, Combes précise : « Dans un véritable régime républicain, ce n’est pas le gouvernement qui doit entraîner la majorité ? C’est la majorité représentant le pays qui doit guider le gouvernement. » Pierre Avril voit dans cette proclamation « un codicille à  la Constitution Grévy »[147].

Le 11 janvier 1904, au banquet du Comité républicain du Commerce et de l’Industrie, le président du Conseil indique : « Elle (la majorité) a inauguré sous le ministère de M. Waldeck-Rousseau, elle a continué de pratiquer sous le ministère actuel un système d’action parlementaire que l’opposition s’évertue à  discréditer parce qu’il ruine de fond en comble ses espérances. Vous le connaissez, il consiste dans l’union des groupes de gauches, dans leur entente concertée, en vue des délibérations à  engager et des résolutions à  prendre. Ce système garantit la majorité contre les entraînements irréfléchis. Il déroute ses adversaires, par qu’il ne donne rien au hasard. C’est pour le gouvernement un motif déterminant de s’y associer, dût son action propre n’apparaître que comme l’action de la majorité. »[148]

Le 14 janvier 1905, à  la Chambre, quelques jours avant la démission de son gouvernement, Combes souligne : « La méthode fondamentale que je pratique est fondée sur la collaboration entière des groupes. Elle suppose une entente préalable entre le gouvernement qui propose et les groupes qui acceptent ; elle suppose une entente de sentiments de vues qui rend après fort indifférente la question de savoir si l’idée vient du gouvernement ou de la majorité. »[149]

En réalité, dans la coulisse, le président du Conseil paraît, cependant, tirer les ficelles de ce système politique à  en croire l’analyse développée dans ses notes journalières, en août 1902, par le Secrétaire général de l’Élysée, Abel Combarieu, à  propos de Combes : « Son habileté consiste à  ne pas proposer spontanément des décisions de violence, mais à  les faire demander par les groupes républicains, qu’il a soin de travailler dans le tête à  tête de son cabinet ou des couloirs, et à  s’y ranger ensuite pour déférer aux volontés de sa majorité. »[150]

b) La nuance jaurésienne

Jaurès est le principal promoteur du système de la Délégation des gauches qu’il avait quasiment imposé en 1902. Pour autant, il n’est pas certain que le député de Carmaux considère la Délégation comme le principal centre politique décisionnel du pays, dans un esprit conforme au « parlementarisme absolu » du régime.

En 1888, nous l'avons vu plus haut, Jaurès défendait le pouvoir exécutif : « Beaucoup de républicains ont sur le pouvoir exécutif des préjugés funestes qu’il importe de dissiper au plus tôt par la discussion, par la contradiction précise sur des idées déterminées. Ils s’imaginent que c’est donner plus de puissance à  la démocratie que d’affaiblir le pouvoir exécutif, qui est à  la fois le ressort central et régulateur (…). Tous les grands problèmes de politique étrangère, de défense nationale, de solidité financière, d’économie administrative, d’améliorations sociales, ne peuvent être résolus par des demi-pensées et des demi-volontés. Il faut, pour les résoudre, un pouvoir républicain qui puise par sa force et sa durée, en même temps que par son caractère absolument démocratique, tenter les grandes ambitions et supporter les grands desseins. »[42]

Quinze ans plus tard, il insiste tout autant sur le fait que la majorité est un instrument et que la direction politique générale doit venir du gouvernement : « Mais si ces délibérations et réunions de la majorité peuvent aider le gouvernement, organe de l'action commune, elles ne le dispensent pas, elles ne peuvent le dispenser de sa fonction propre. C’est lui qui est, entre les diverses tendances des groupes d’une majorité qui n’est point pleinement homogène, l’arbitre nécessaire et responsable de l’action commune. C’est à  lui qui regardant l’ensemble du pays républicain, comprenant les conditions de l’œuvre qu’il a mission d’accomplir, doit arrêter un plan et le proposer sous sa responsabilité aux groupes de la majorité. S’il ne le faisait pas, la majorité perdrait toute force d’impulsion et d’action : elle ne serait plus bientôt qu’un marais stagnant. »[152]

On voit par là  que l'opposition que l'on aime généralement à  faire entre deux conceptions du système de gouvernement, l'une « pleinement parlementaire » (à  la Ferry), l'autre, « conventionnelle » (ou d'assemblée) (à  la Combes) est peut-être moins tranchée qu'il n'y paraît. Jaurès, resté en cela imprégné des conceptions de Jules Ferry et des républicains de gouvernement[153], ne voyait pas de contradiction à  soutenir la méthode de la Délégation des gauches, et justifier un rôle véritable du cabinet. Le leader socialiste, comme Léon Blum[154] après lui, ne doivent donc pas être considérés comme des partisans du régime d’assemblée.

2. La doctrine

a) La charge de Benoist contre les « deux ministères »

Député de Paris, publiciste en charge de l’enseignement de l’Histoire constitutionnelle de l’Europe occidentale à  l’École libre des sciences-politiques, Charles Benoist est l’un des premiers à  contester -- quasiment sur le registre d'un pamphlet -- la méthode du ministère Combes. Aussi bien à  travers plusieurs interventions à  la tribune de la Chambre que dans deux articles publiés anonymement dans la Revue des Deux Mondes en novembre 1903 et en octobre 1904, Charles Benoist dénonce vigoureusement la Délégation des gauches comme contraire à  l’esprit du régime parlementaire.

Benoist pose la question crûment « Y a-t-il un gouvernement ? Où est, en France, le gouvernement ? »[155] Pour lui, la réponse est claire : « Le gouvernement n’est évidemment pas dans le gouvernement. »[156] Il recherche donc où « est le gouvernement du gouvernement »[157], passant en revue successivement Parlement, partis politiques et loges maçonniques.

Benoist dénonce la pratique ministérielle de Combes qu’il qualifie de « théorie du gouvernement de suite »[158]. Considérant : « Le gouvernement n’est plus dans le gouvernement : il est ailleurs, on ne sait où, il est partout, excepté où il devrait être. Le ministère n’est un ministère qu’au sens étymologique, nullement au sens parlementaire : il ne dirige pas, il sert. »[159]

« Derrière le ministère que la fiction constitutionnelle présente comme responsable, qui l’est en droit, sinon en fait, il y en a un autre, extra-constitutionnel, inconstitutionnel, anti-constitutionnel, qui n’est responsable ni droit, ni en fait. Derrière M. Combes, qui n’est pas le maître, il y a la Délégation des gauches, qui n’est pas la maîtresse ; il y a la rue Tiquetonne[160] ; il y a la rue Cadet[161] ; il y a les forts ténors du collectivisme égalitaire ou révolutionnaire. »[162]

« Derrière le cabinet que réunit certains jours M. le Président de la République dans un des salons de l’Élysée, il y a ce qu’en Angleterre ou aux États-Unis on nomme un Kitchen Cabinet, un « cabinet de cuisine, » qui se réunit à  toute heure en un lieu ignoré du vulgaire. »[159]

Benoist reprend ses critiques un an plus tard.

« D’après les textes et les faits, [on constate] que le gouvernement n’est pas du tout où il paraît être, où il devrait être, qu’il est ailleurs ; que nous avions en réalité deux ministères, l’un légal, constitutionnel, théoriquement responsable, mais qui n’est qu’une façade ; l’autre parfaitement irresponsable, illégal, inconstitutionnel, mais qui est tout l’édifice, et le fondement et la voûte ; que les ordres venaient bien de la place Beauvau, mais que le mot d’ordre venait de la rue Tiquetonne ou de la rue Cadet. »[164]

« Ils disent : la Constitution ; mais il n’y a plus de Constitution, il y a trois morceaux de papier déchirés, sur lesquels achèvent de jaunir quelques lignes toutes raturées. Ils disent : le Parlement ; mais il n’y a plus de Parlement que pour la forme, deux Chambres d’enregistrement qui reçoivent leurs délibérations et jusqu’à  leurs ordres du jour tout faits et toutes faites du couvent maçonnique, du Congrès radical, ou de quelques fédérations socialistes. Ils disent : le Gouvernement ; mais il n’y a plus de gouvernement : la Délégation permanente des gauches, des hommes masqués, des anonymes, X, Y et Z, trois ou quatre dictateurs occultes l’ont accaparé. Ils disent : le Suffrage universel ; mais le suffrage universel est faussé, bridé, capté. Ils disent : le Peuple ; mais ils ne reconnaissent que leur parti, leur groupe, eux et les leurs. (…) De tout cet ensemble, ils disent : le « Régime parlementaire, » et là -dessus, à  tort ou à  travers, on loue, on blâme, on vitupère et on « panégyrise ; » mais ce n’est ni le régime parlementaire, ni un régime, c’est une mystification ; l’italien est plus expressif : une turlupinature. »[165]

Et Benoist de conclure son article de 1902 par un vibrant plaidoyer en faveur du gouvernement de cabinet à  l’anglaise et du régime parlementaire classique, tout en mesurant bien que, outre-Manche aussi, l’on passe, du fait du développement des partis modernes, à  un autre type de parlementarisme.

« Que le gouvernement en soit là , qu’il ne soit plus dans le gouvernement, qu’il ne soit plus un gouvernement, - là  est le mal, et il est plus étendu, il est plus grave encore qu’on ne l’a dit. Que le gouvernement ne gouverne plus et qu’il soit gouverné, c’est toute une déformation, toute une révolution des systèmes jusqu’ici connus et pratiqués. Dans le régime parlementaire, lorsque le régime parlementaire existait, le gouvernement gouvernait, le chef du gouvernement était le chef de la majorité : il n’y avait pas de chefs : il n’y avait pas d’autres chefs que lui : il parlait, il agissait, il décidait, il dirigeait : il ne suivait pas, on le suivait ; c’était le leader. Ainsi, en fut-il des partis anglais jusqu’au leadership de Disraëli et de Gladstone, jusqu’à  ce que M. Chamberlain commençât de tout brouiller avec la Fédération ou le caucus de Birmingham. Peut-être faudrait-il dire : ainsi fut le régime parlementaire avant l’introduction du suffrage universel et l’invasion de l’État par le nombre. Maintenant nous nous mouvons encore, nous nous agitons dans les décors et dans les cadres du parlementarisme britannique ; mais nous l’avons américanisé par le mauvais côté. Ce n’est plus le leader qui gouverne, c’est le boss ; et ce n’est plus le gouvernement, c’est la « Machine. »[166]

« Tout part des comités, et tout y retourne. Indirectement, par intermédiaire, ce sont les comités qui font le gouvernement ; ils sont le gouvernement ; le gouvernement n’est que le chargé d’affaires, le fondé de pouvoirs, le commissionnaire des comités. Chez nous aussi, le vrai gouvernement, c’est la Machine, et le vrai chef du gouvernement, c’est le boss. (...)

De tels ministères seront « irrenversables ». Si, pendant longtemps, on s’est plaint de la trop grande instabilité des ministères, on se plaindra bientôt de leur trop grande stabilité. De plus en plus, en effet, nous allons vers des conditions de parlementarisme dévié où les Cabinets dureront autant que les législatures, non point parce qu’ils représenteront fidèlement l’opinion, la volonté de la majorité, - ce qui serait, au contraire, rentrer dans la loyauté du jeu parlementaire, - mais uniquement ou principalement, parce qu’il sera intervenu entre eux et cette majorité une espèce de contrat tacite, en vertu duquel ils gouverneront pour elle, c’est à  dire ils tourneront à  son profit et au profit de sa clientèle électorale toutes les ressources qu’ils peuvent réunir et distribuer en pluie de fonctions, de distinctions et de bénéfices. Alors, on s’apercevra que c’était un excès du régime parlementaire de pouvoir se débarrasser trop facilement d’un ministère, mais que c’en est un autre, et non moins regrettable, de ne pouvoir s’en débarrasser. »[167]

b) Les réserves d’Esmein

Plus sobrement, mais avec une certaine insistance, Esmein décrit dans ses Éléments de droit constitutionnel français et comparé la naissance et le fonctionnement de la Délégation des gauches. Après avoir présenté les arguments des partisans et des adversaires de la Délégation, il défend lui-même une position nuancée.

« Ce n’est pas là  un trait normal du gouvernement parlementaire. On ne saurait soutenir cependant qu’il soit constitutionnellement incorrect, pourvu qu’il respecte certaines conditions : 1° Il ne faut point que ces pratiques aient pour effet de supprimer ou d’écarter la discussion dans la Chambre, car c’est l’honneur du gouvernement parlementaire d’être un régime de libre discussion et, bien que rarement les débats décident des votes et fassent changer les opinions arrêtées d’avance, il importe essentiellement qu’ils soient amples et complet. Chaque parti parle alors surtout pour le pays tout entier, pour l’opinion publique à  qui restera le dernier mot. 2° Il faut que les membres de chaque groupe conservent l’entière liberté de leurs opinions et de leurs votes. 3° Il ne faut point qu’il y ait entre le ministère et l’union des groupes un véritable contrat qui puisse enchaîner la liberté d’action soit de chaque groupe, soit du ministère. Quant aux commissions des Chambres, c’est à  elle de défendre leurs prérogatives et leur autorité. »[168]

Après la Première Guerre Mondiale, Barthélémy et Duez dénoncent encore : « de 1902 à  1905, la Délégation des gauches, comprenant les chefs des groupes de la majorité, s’était attribuée, avec la complicité et la faiblesse du Gouvernement, le rôle d’initiative et de direction qui doit appartenir au ministère »[169]. Mais, au reste, la plupart des auteurs de la doctrine n’évoquent pas directement l’épisode du gouvernement Combes, même si, à  l’instar de Carré de Malberg, ils s’élèvent contre la conception d’un cabinet considéré comme un « comité du Parlement appelé à  gouverner au nom de celui-ci »[170], ou, à  l’instar de Hauriou, contre l’interprétation d’un « comité délégué au gouvernement par les deux Chambres »[171] ou, enfin, comme Burdeau, décrivent, un comité chargé par l’Assemblée du soin de gouverner, mais qui en réalité « gouverne pour elle, n’est que son agent »[172].

L’année 1905 et l’unité socialiste marquent une véritable césure dans la réflexion constitutionnelle de Jaurès. Après cette date, « il n’écrira pratiquement plus rien sur les institutions, se tournant alors vers l’horizon révolutionnaire qui était celui de la SFIO marxiste qu’il contribué à  créer. »[173]

Pour rendre possible l’unification des socialistes, Jaurès a dû sacrifier énormément aux guesdistes quant au contenu du programme du parti largement imprégné de marxisme orthodoxe, affichant l’objectif de construire une « société collectiviste ou communiste » par la socialisation des moyens de production et d’échange.

Sur la question des institutions, c’est aussi l’idéologie guesdiste qui s’est imposée. « Le leadership croissant de Jaurès sur la SFIO ne signifiait pas que ce parti avait clairement adopté les principes de la démocratie représentative et qu’il considérait le parlementarisme comme une institution précise et durable, même s’il était devenu en réalité un parti parlementaire. Ainsi, à  la veille de la guerre, les socialistes ne disposaient pas d’un corpus doctrinal en matière institutionnel même si certains d’entre eux demeuraient attachés à  la suppression de la présidence de la République et du Sénat. »[174] Dès lors, Jaurès va surtout se consacrer au combat en faveur de la représentation proportionnelle, qui permettrait de renforcer le rôle des partis dans la vie politique et aux socialistes de se passer aux élections des voix des autres partis de gauche.

En 1907, Jaurès participe à  une campagne de réunions publiques en faveur de l’adoption de la « RP » avec des élus appartenant à  tous les partis, en particulier avec Charles Benoist, l’ancien contempteur de la Délégation des gauches. Charles Benoist qui considérait, en 1902, qu’avec les innovations défendues par Jaurès et Pressensé, « on se rapprocherait du système conventionnel, et l’on s’écarterait d’autant du régime parlementaire. Les socialistes ne le disent pas, mais ce qu’ils disent nous autorise à  le dire : les nécessités parlementaires et politiques d’une démocratie, entendues comme ils entendent, c’est la démocratie absolue, c’est le parlementarisme illimité. »[175]

Charles Benoist proposait d’ailleurs, lui-aussi, de réformer les institutions pour « changer en parlementarisme limité et régulier le parlementarisme illimité et arbitraire dont les excès discréditeraient à  la fois le régime parlementaire et la République elle-même. »[176] Son programme aux élections législatives de 1902 entendait réformer simultanément la constitution, les lois et le règlement de la Chambre pour élargir le collège d’élection du président de la République, créer une Cour suprême pour limiter le parlementarisme, déclarer incompatibles les fonctions de ministre et de parlementaire, rendre obligatoire l’avis du Conseil d’État sur tous les projets législatif discutés par les Chambres et restreindre l’initiative parlementaire en matière financière.

Autant de propositions (préfigurant d'ailleurs en partie la Ve République) que Benoist ne parviendra pas à  faire adopter par les Chambres, mais qui complètent celles de Jaurès pour former le corpus originel du parlementarisme rationalisé des républiques françaises à  venir.

Ce que l’on pourrait qualifier de « moment parlementaire jaurésien », un moment assez court allant de 1887 à  1905, et qui n’épuise pas, loin s’en faut, la place tenue par Jaurès dans la vie politique entre 1885 et 1914, constitue un épisode important dans l’histoire du parlementarisme français.

« Révisionniste » contrarié, mais visionnaire dans le débat des années 1888-89 sur les lois constitutionnelles, Jaurès sera, à  la fois, le théoricien et l’un des principaux leaders à  la Chambre du Combisme parlementaire. Jaurès élabore et défend une conception du régime parlementaire qui combine esprit du parlementarisme majoritaire et éléments naissants du parlementarisme rationalisé. Cette conception inspirera « l’expérience Blum »[177] et anticipe, en partie, la « normalité » et la « modernité » du parlementarisme de la Ve République[178]. Telle est bien toute l’importance de l’apport de Jaurès à  l’institution du gouvernement parlementaire.

Jean-Félix de Bujadoux est doctorant à  l’Université Paris II (Panthéon-Assas)

Pour citer cet article :
Jean-Félix (de) Bujadoux «Jaurès, aux origines du modèle français de parlementarisme rationalisé », Jus Politicum, n° 11 [https://juspoliticum.com/article/Jaures-aux-origines-du-modele-francais-de-parlementarisme-rationalise-811.html]