La Forme du gouvernement (Regeringsform) du Royaume de Suède de 1720 - complétée par le Règlement intérieur de la Diète de 1723 -, en vigueur jusqu'en 1772, doit être considérée comme la première constitution formelle moderne dans l'histoire de l'Europe continentale. Souvent méconnue par les juristes et historiens étrangers, elle servit de fondement juridique au modèle constitutionnel suédois durant l'ère de la liberté (Frihetstiden), au cours de laquelle ce pays connut une expérience très originale de parlementarisme particulièrement sophistiqué tant au plan juridique que politique. Fondé sur un principe d'unité de pouvoir au profit des états et au détriment du principe monarchique, la Constitution de 1720 permit une sorte de parlementarisme absolu, à  l'antipode du modèle britannique. Sa fin abrupte ne doit cependant pas faire oublier que cette expérience fut structurante pour les développements ultérieurs du droit constitutionnel suédois jusqu'à  nos jours.
The Swedish Constitution of 1720 as the First Written Constitution of Liberty in Continental Europe - The antitype of the Parliamentary System in Europe, An Opposite to the British ModelThe Swedish Constitution of 1720, also known as "The form of the government of Sweden" (Regeringsform), along with the “Rules of procedure of the Diet” of 1723, has to be considered as the first modern formal constitution in the history of Continental Europe. This much overlooked constitution established the legal basis of the constitutional model during the Swedish Age of Liberty (Frihetstiden), which constituted a sophisticated and original experience in parliamentarism. The Swedish Constitution of 1720 was indeed founded on the principle of the unity of power in favour of the estates to the detriment of the monarchic principle, and therefore presented a model of an absolute parliamientarism, quite to the opposite of the British model. The sudden end of this constitution should not lead us to underestimate its structural consequences on Swedish constitutional law up to the present date.
Die schwedische Verfassung von 1720, erste geschriebene Verfassung der Freiheit im kontinentalen EuropaDie Regeringsform für das schwedische Konigreich von 1720 - ergänzt durch die Geschäftsordnung des Parlaments von 1723 - muss als die erste moderne Verfassung im formellen Sinne in der Geschichte des kontinentalen Europas gelten. Sie diente als effektive Rechtsgrundlage der schwedischen Verfassungsordnung während der sog. ,,Ära der Freiheit" (Frihetstiden) bis 1772. In jener Zeit praktizierte Schweden einen eigentümlichen, in juristischer sowie politischer Hinsicht besonders raffinierten Parlamentarismus. Auf dem Prinzip der Einheit der Staatsgewalt zugunsten der Stände ruhend, bildete die Verfassung von 1720 den Rahmen für die Entwicklung eines ,,absoluten Parlamentarismus", ja als eine Art Antipode zum damaligen britischen Modell. Trotz seines brutalen Ende ist diese Verfassung von grossem Einfluss auf die spätere Entwicklung des schwedischen Verfassungsrechts gewesen.

    … « but what can Cato do/ Against a world, a degenerated world ? »

    Addison, Cato. A Tragedy, I, 1

On néglige habituellement la contribution de la Suède à  l'histoire du constitutionnalisme libéral[1]. Ce pays possède pourtant une longue tradition de gouvernement constitutionnel. La première "constitution" suédoise (Regeringsform) fut promulguée en 1634. Elle avait principalement pour objet d'organiser la régence durant la minorité de la reine Christine. Révisé et augmenté, ce texte fut remis en vigueur sous la régence (1660-1672) instaurée pendant la minorité de Charles XI. Mais sous le régime effectif de ce dernier et davantage encore sous celui de son fils Charles XII, le régime constitutionnel fit place à  la monarchie absolue.

La mort de Charles XII, en 1718, marque pour la Suède le repli de la prépondérance politique dans le Nord et celui de l'absolutisme au-dedans. Saint-Simon résume la situation : "La Mort de Charles XII avait rendu l'autorité première aux états et au Sénat, et la couronne élective, et totalement énervé l'autorité des rois, dont les deux derniers avaient fait un si funeste usage." Ulrique-Éléonore, sœur de Charles XII, consent l'aveu que les états sont en puissance de déférer la couronne et, avant d'être désignée pour reine, au détriment de la descendance d'une sœur aînée, renonce préjudiciellement à  l'exercice sans limites de la souveraineté (26 décembre 1718).

Par là  se trouve fondé en Suède le gouvernement représentatif, qui connaît, dans ce pays, des développements brillants de 1719 à  1772 : durant cette période, appelée Frihetstiden (Ère de la liberté), la Suède pratique une expérience très originale de parlementarisme.

Autre élément remarquable pour l'histoire du constitutionnalisme libéral européen : une constitution écrite, longue de 51 articles, fut rédigée et s'appliqua durant tout le Frihetstiden. Cette Constitution avait été devancée l’année précédente par une autre (en 40 articles)[2], dont elle n’est que le perfectionnement (elle constituait une prise de garanties à  l’endroit du nouveau roi). Pour écarter une perplexité, nous avons écarté dans le titre la formule « Constitution de 1719-1720 ».

Le Regeringsform[3], la « Forme de Gouvernement »[4], de Suède de 1720 est à  bien des égards un document remarquable et méritait une étude. Elle doit certainement être regardée comme la première constitution formelle de type libéral qui fut effective en Europe (du moins si l'on écarte des entités étatiques soit de petite dimension soit de faible densité, comme, par exemple, certains cantons helvétiques). Sans doute faut-il mentionner les deux Constitutions écrites du protectorat sous la République anglaise (l’Instrument of Government de 1653 et l’Humble Petition and Advice de 1657)[5]. Mais on ne saurait considérer que l’Angleterre ait été libre sous cette république de sectaires et d’enthousiastes, pandémonium soumis à  la verge d’airain[6] de « celui à  qui il fut donné de tromper les peuples et de prévaloir contre les rois »[7].

Avertissement

La conception originelle de ce travail revenait à  faire un commentaire perpétuel de la Constitution de 1720[8]. Nous avons été obligé d’y renoncer parce que la lecture aurait été par trop fastidieuse. Outre que le prescrit en lui-même relève déjà  du genre, ou du moins en partie, des constitutions motivées, d’autres écueils au texte auront découragé ce projet : La surabondance traînante, les diffusions raboteuses, les ornementations, bref tout l’attirail de l’ancienne rhétorique dont la facture est bien éloignée du caractère lapidaire des constitutions classiques.

Nous demandons au lecteur l’indulgence dans le désert des sources et la relative pauvreté de la documentation. Celle sur les institutions de l’Ère de la Liberté parue depuis un quart de siècle dans les grandes langues de culture du vieux continent offre peu d’étendue, alors que bien des études ont fleuri dans tout ce qui a trait aux belles lettres ou aux fins arts[9].

PROLÉGOMÈNES : Le Regeringsform de 1720 : Constitution ou Loi fondamentale ?

Faut-il sur le plan de la théorie juridique opposer constitution écrite et loi fondamentale ? La question demeure perplexe[10]. Le théorème qui autorise à  les distinguer tient un peu de l’arcane et s’appuie sur une démonstration délicate. Mieux vaudrait sans doute pouvoir lever le voile d’un coup et en donner l’intuition comme l’a fait l’auteur d’une thèse brillante[11], qui, sans négliger pour autant les inévitables développements théoriques, file la métaphore au départ d’éléments d’architecture du frontispice d’un ouvrage de Théodore de Bèze[12].

On peut se demander s’il n’est peut-être pas plus pertinent, plutôt que cristalliser l’opposition entre constitution et loi fondamentale, de s’en remettre à  la distinction mise en avant du temps du Frühkonstitutionalismus par Lorenz von Stein entre, d’un côté, charte « paternaliste » ou bien constitution autoritaire (dont celles napoléoniennes dans leur facticité offrent le plus bel exemple), lesquelles sont édictées « depuis le haut », par ordonnancement, et, d’autre part, constitution libérale et représentative, qui obéit à  un processus d’édification ascendant. On remarquera en passant que l’ordre est ici inverse de celui qu’induisent les métaphores sur le frontispice de la Renaissance. Encore même la distinction de Stein apparaît-elle, en certaines circonstances, assez vide[13]. Au demeurant, il n’échappe pas qu’elle n’est au fond qu’un habillage moderne de la vieille distinction (médiévale) regimen regale/regimen politicum sive commixtum qui est en débat dans l’histoire politique de la Suède moderne, et que Hjärne a revisitée en lui imprimant un souffle nouveau par la notion de dynamique (regale) et de statique (politicum), appliquée à  la manière de concevoir la Constitution de ce royaume[14]. On trouvera incidemment des développements très synthétiques sur l’ensemble de la question dans Michaël Roberts[15].

La loi fondamentale a pour mode l’indicatif là  où celui de la constitution écrite est l’impératif[16]. La première est une règle produite de l’entendement et, à  tout le moins, de la (simple) volonté ou d’une volonté implicite : on peut se plier volontairement à  une forme de gouvernement antique et vénérable, dont on perçoit les inconvénients présents et même les tares actuelles, sans que cette adhésion au mos maiorum - qui a pour ressort la piété, l’estime, le sens du respect - repose sur un acte libre, même si au demeurant c’est souvent le cas. Les constitutions immémoriales relèvent d’un ordre où l’intellectualisme est dominant (la loi de Hume est encore loin). La constitution écrite est au contraire une norme, créée par une libre décision : les constitutions qui ont ouvert l’âge contemporain manifestent le décisionisme porté à  son comble.

Dans son sens traditionnel, la loi fondamentale réalise le développement d’une constitution coutumière. C’est le plus souvent une coutume, mais non pas dérivée. Elle est la manifestation et l’accomplissement du dépôt inhérent de ce dont elle procède. Par révérence, cette coutume est dite, non sans impropriété, loi, sans trop s’arrêter ici à  justifier de cette apparente étrangeté[17]. Cette loi est fondamentale par son objet, fondamentale à  la communauté politique. Hors de ce contenu, rien ne vient distinguer formellement une loi fondamentale d’une simple coutume générale ou d’une loi ordinaire. On est donc en présence d’un critère matériel, et à  titre exclusif, selon la théorie canonique. Aussi, dans une telle configuration juridique globale, des limites matérielles infrangibles peuvent et doivent exister. Ces limites ne sont pas celles en soi de la constitution traditionnelle, immémoriale, mais les bornes matérielles mises à  l’exercice du pouvoir constituant dérivé[18]. À l’endroit d’une constitution écrite de l’âge démocratique c’est là  une hérésie – à  moins que ce ne soit la constitution formelle elle-même qui, par une disposition expresse, spécifie de telles bornes. Pour les tenants de la théorie classique de la démocratie, il y a quelque chose de déconcertant avec l’ère post-moderne — soit dans un autre univers, pour qui tradition et autorité sont des mots vides — de voir le supra-constitutionnalisme poindre à  nouveau, et chercher ses marques.

Une constitution écrite est une norme adoptée, en vertu donc d’une libre délibération, par un organe en principe distinct de celui qui exerce la puissance législative ordinaire et/ou suivant des procédures plus conditionnées que celles ordinaires. Le critère ici est formel ou organique, et de même l’est-il aussi exclusivement, toujours suivant la théorie classique. Naturellement, la plupart des dispositions d’une constitution écrite sont constitutionnelles par leur contenu – il s’en faut de loin que ce soit toujours le cas —, mais cela n’entre pas dans la définition. L’unicité du critère formel emporte cette conséquence que dans une démocratie, comme en a bien conclu Rousseau, il n’y a pas de limites, hors de celles inhérentes à  la loi[19] ; une génération ne peut assujettir à  ses lois les générations futures (Déclaration des droits de 1793, art. 28). Cependant, Rousseau a entendu distinguer du législateur l’auteur de la loi, et cet Hermocrate ou, mieux, ce baron de Volmar conserve son mystère.

Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans des réflexions sur la pertinence d’une chaîne de démonstrations qui aboutit à  ériger en un conflit de substances concrétisées ce qui n’est qu’une tension, laquelle n’est qu’une relation. Un petit exemple suffira pour instiller le doute. Le Body of Laws and Liberties du Massachusetts (1641) passe très généralement pour une loi fondamentale ; à  s’en tenir au critère matériel, il l’est sans conteste, car il déclare des droits naturels. Or cependant, il n’en a pas moins été adopté à  la suite d’une procédure plus ardue que celle ordinaire. De sorte qu’on ne voit pas bien ce qui empêche, indifféremment, d’y reconnaître aussi une loi constitutionnelle.

Après ces préliminaires un peu fastidieux, venons-en à  la Suède.

La thèse d’après laquelle la Forme de Gouvernement suédoise de 1720 et sa devancière immédiate (dont elle n’est qu’un aménagement), celle de 1719, ne sont pas des constitutions et doivent être classées parmi les lois fondamentales est demeurée longtemps la plus reçue. Elle a été défendue spécialement par un auteur classique, souvent cité, Fahlbeck, dont l’ouvrage a paru au début du siècle dernier[20].

En revanche, les historiens actuels de référence, Claude Nordmann[21], pour la langue française, et Michaël Roberts[22], pour l’anglaise, usent sans complexe à  l’endroit du Regeringsform du terme de Constitution. Henri Desfeuilles, auteur d’un ouvrage de grande valeur sur le pouvoir de contrôle des parlements nordiques, va jusqu’à  qualifier de Constitution déjà  le Regerinsform de 1634, même s’il se défend explicitement de recourir à  ce terme pour la loi d’Uppland (le haut-pays d’Upsal, centre de gravité de la Svea), et autres lois médiévales[23]. Brice, lorsqu’il évoque des célèbres fundamental orders du Connecticut de 1639, parle de « plus ancienne Constitution véritablement politique en Amérique »[24].

Cependant, le parti-pris ancien a connu il y a peu un regain de faveur grâce aux vues décapantes de Carlos Pimentel dans la thèse nous venons d’évoquer. Selon cet auteur le Regeringsform de 1720 ne saurait être une constitution. C’est une loi fondamentale qui vient s’inscrire après d’autres (1634, 1660) dans le champ de la Constitution traditionnelle de la Suède, et ce depuis la loi d’Uppland et ses comparses. À la simple lecture du texte de 1720, il est aisé d’accumuler les indices qui vont dans ce sens : les archaïsmes, le parler d’abondance[25] et le recours à  des tropes[26], la motivation du dispositif[27], le désordre relatif des articles et l’absence de classification en titres, chapitres, etc[28]. Sans s’attarder à  les réfuter point par point, aucune de ces raisons n’est dirimante. Cependant, l’argumentation Fahlbeck-Pimentel se corse à  considérer le processus d’élaboration de la Forme de Gouvernement de 1720, lequel n’a pas été différent, à  tout prendre, de celui qui tient aux lois ordinaires. Preuve encore, est-il argué, qu’elle ne saurait être une constitution au sens « moderne » et que ne l’étant pas au sens ancien, elle est donc une loi fondamentale.

En réalité, la Forme de Gouvernement de l’Ère de la Liberté est bien une constitution. N'est-ce pas là  un peuple libre qui décide pour lui-même ? La Suède réalisait de temps immémorial une royauté élective et une monarchie jusqu’à  un certain point composée – on peut toujours disputer sur le dosage –, mais néanmoins monarchie en acte. Les promoteurs du Frihetstiden en rétablissant la royauté élective n’ont pas seulement tissé un câble de marine en dévidant d’un trait les appeaux jetés par Ulrique Eléonore pour assoir son usurpation. Après le hiatus de la monarchie absolue (1680-1718), ils ont instauré une monarchie non pas même abstraite (ou fractionnée), mais nominale, laquelle ne s’est avérée autre à  l’usage qu’une république royale. Il est difficile de prétendre que les Formes de Gouvernement de 1719 et de 1720 n’auraient fait, à  leur tour, après celle de 1660, que réaliser le décalque studieux de la Constitution du pays dans l’idéal qu’on s’en faisait au tout début du Grand Siècle. Lorsqu’elle brise de façon définitive toute velléité de retour à  l’absolutisme carolin, la diète libératrice n’a pas entendu pour autant revenir à  la Constitution traditionnelle avec ses prudences anciennes, qu’illustraient des mitigations jugées dépassées. Les états de 1719-20 n’ont pas voulu réintégrer le bercail médiéval attardé des monuments vénérables, non plus qu’inventer un monstre hybride en grimpant aux cintres du regimen commixtum revisité, qui n’est du reste que l’idée platonicienne des précédents. Poussant plus avant que ces aurores boréales, par une palingénésie des antiques principes de gouvernement scandinave, bref le « régime inventé dans les bois », l’équivalent dans le Nord du « gouvernement gothique » de nos latitudes[29].

Les pères fondateurs de l’Ère de la Liberté, dans les limites inséparables de l’époque[30], ont réalisé un prototype : ils ont édifié, pur de synthèse, le parlementarisme à  l’état pur.

PRÉLIMINAIRES : PASSÉ LE TEMPS DE LA PUISSANCE, LES SPLENDEURS ÉQUIVOQUES DE LA LIBERTÉ

I. La mort de Charles XII. Anticipation sur les suites. Parallèle du roi botté et du grand roi

Il importe de faire le crayon du contexte historique, faute de quoi une constitution est un texte éthéré qui ne fait que flotter dans le vide.

La mort vint surprendre Charles XII[31] alors qu’il assiégeait Frederikshalm, en Norvège, royaume sur lequel il fondait comme sur une proie, et dont il entreprenait la conquête en tentant de réparer le désastre de son ambition. Ce roi traban, roi botté, tête-de-fer, dont Voltaire a écrit l’histoire[32], a appelé des jugements contrastés.

Montesquieu a fait le parallèle avec Alexandre[33]. Comme le marque Mme Grell, Montesquieu est un des rares [34] à  l’époque à  se garder de préjugé à  cet endroit. Au XVIIIe siècle, l’image et la réputation du Conquérant sont « la plus noire qu’on puisse imaginer »[35]. Dès lors que Montesquieu porte un jugement, malgré tout, qui n’est pas défavorable sur le vainqueur de l’Asie, celui sur l’Alexandre Hyperboréen n’en est que plus implacable[36].

On prête à  Charles XII cette apostrophe [37]: « Si Louis XIV est mort, je suis encore là  ! ». Autant comparer Phaéton à  son père. On s’arrêtera un moment à  ce parallèle du fait que la Suède, qui fut à  l’Ère de la Puissance l’alliée de la France dans son effort vers la prépondérance, avait fini par plonger, par l’effet corollaire d’une collusion domestique, dans l’absolutisme. Après que cette grande machine, par la mort de Charles XII, eut été ruinée en Suède, le système d’envahissement louis-quatorzien n’en conserva pas moins ses prestiges, en tant que porteur d’une politique étrangère agressive[38], alors que, si l’on y regarde bien, Charles XII, avant d’être saisi par ses chimères, ne fit au départ que de se défendre. Le paradoxe s’accroît si l’on considère que des deux partis qui, à  l’Ère de la Liberté, constituèrent l’oligarchie dominante celui ardemment francophile était des deux le plus engagé dans la défense du régime en place, celui d’une république aristocratique sommée d’un roi soliveau, forme de gouvernement inapte (comme l’histoire le prouvera) à  rétablir la Suède au rang de grande puissance, si tant est que la visée en ait été réaliste.

Les promoteurs de l’Ère de la Liberté trouvent leur pendant en France dans la mouvance aristocratique et libérale[39]. Avec un décalage important. Les pères fondateurs du Frihetstiden, en s’extirpant d’une expérience d’absolutisme brève, mais calamiteuse (1680-1718), instituèrent une monarchie purement abstraite, fractionnée fondée sur l’omnipotence des états qui dériva rapidement en république royale. « Sic quippe apud eos moris est ut quodcumque negotium publicum magis in populi unanimâ voluntate quam in regiâ consistat potestate »[40]. La Suède, patrie légendaire, a ainsi rappelé en plein siècle des Lumières les dissensions intestines et les vains prestiges de la royauté romano-gothique de Tolède, dans le VIIe siècle.

Le cercle rétrograde de grands seigneurs, de gentilshommes et d’antiquaires[41] qui aspiraient à  plus de liberté pour la France n’eut pas cette audace. Leur dessein, après l’oppression morale du règne de Louis XIV, était de revenir à  une monarchie bien tempérée, qui n’en est pas moins une monarchie concrète, entière – c’est cet idéal, jadis réalité, que Montesquieu a désigné sous le trompe-l’oeil de « gouvernement gothique », et qui est l’antitype dans sa classification de la catégorie, cryptique, despotisme. On prétend que le nouvel Alexandre, alors (en 1713-14) dans la Thrace[42], écrivit aux membres du konungsgråd (appelé communément sénat) qu’il leur enverrait l’une des ses bottes pour leur commander. Montesquieu a ce commentaire : « Cette botte auroit commandé comme un roi despotique »[43].

Ainsi rejoignons-nous à  petites enjambées le parallèle. Le cercle du duc de Bourgogne ne pouvait qu’être rétif à  la figure du Grand Roi son aïeul. Le courant libéral contemporain héritera de cette prévention[44]. Le règne glorieux et brillant de Louis XIV n’a pas été heureux. La lettre de Fénelon au roi (1693), qui déborde de dures vérités, eût été fort insolente si elle ne rentrait pas dans les devoirs d’avertissement, et éventuellement de blâme, dont seul le sacerdoce catholique est capable avec efficace à  l’endroit des rois. Reste que Louis n’était despotique que par l’effet d’une pathologie, tenue sévèrement en bride. Hors de cette complexion, le grand monarque ne fut pas un despote[45], sous la réserve d’avoir posé un acte insensé[46], dont il déchargea sa conscience à  l’heure de sa mort. Quoique épris de grandeur et plus encore de magnificence, le roi-soleil (nec cesso nec erro) avait un sens inné des limites, par quoi il mérita d’atteindre au période, et fut en effet le plus grand roi du monde. À l’opposé, l’astre Boréen (Charles XII), le caractère le plus réglé qui fut jamais, reculait perpétuellement les espaces de l’ambition et - très exigeant pour lui-même[47] - il abusa du courage et des capacités d’endurance dont sont capables les hommes. Il a poussé sans mesure les forces du royaume, duquel il fut continûment absent durant quatorze longues années. Par là , il était voué aux signes descendants.

Nous rapportons en note une oraison funèbre de Charles XII, courte et sévère[48].

II. Conséquences sur la balance de l’Europe et situation de la Suède au sortir de la grande guerre du Nord

La mort de ce prince eut des conséquences mondiales[49]. À bref délai, elle signifiait pour la Suède la fin de l’expérience impériale (Michael Roberts). Ainsi s’achevait le Stormaktstiede (lit. « le temps de la puissance ») et la gloire de l’empire qu’avait affermie le premier roi de la dynastie caroline, son aïeul Charles X Gustave, le héros du franchissement des Belts[50], émule et le neveu du grand Gustave Adolphe. Le décès de Charles XII emportait aussi l’effondrement soudain de la souveraineté, envalde - tel est le terme en suédois -, autrement dit la monarchie absolue, instaurée par son propre père Charles XI, le roi de la Régénération[51]. Cette mort brutale laissait le royaume exsangue, qui eut pourtant la force de soutenir trois ans encore une terrible guerre défensive. La paix fut chèrement achetée.

En 1720, par un traité conclu avec la Prusse à  des conditions honteuses[52], en février ; en juin, avec le Danemark, l’adversaire héréditaire, moyennant des clauses un peu moins arrogantes (c’était celui des coalisés le moins puissant). La part occidentale de la Poméranie citérieure occupée par les Danois fut restituée à  la Suède ; la Prusse, en revanche, se vit reconnaître la possession de l’autre, soit le delta de l’Oder[53]. Cependant la guerre s’éternisait avec l’ennemi le plus redoutable. Dans cette affliction, nombre de sénateurs et le président de la chancellerie Cronhielm étaient partisans de traiter avec la Russie. Lors de la conférence d’Alånd, les ouvertures de la part de cette puissance, il est vrai peu sincères[54], furent repoussées sur les instances du nouveau roi (sur l’accession cette année là  de Frédéric Ier[55]. Ce prince ainsi que le parti anti-carolin[56] étaient décidés à  rechercher le secours de la Grande-Bretagne. Celle-ci dépêcha dans la Baltique une flotte armée, moyennant des assurances. Or la royal navy fut tragiquement absente l’été 1720 lors du débarquement réussi par les Russes en plein cœur de la Svea, qui entraîna sur une aire très étendue des dévastations abominables. Ces horreurs précipitèrent la conclusion du traité définitif. Pour obtenir l’affermissement d’un soutien dont on venait de mesurer toute l’inefficacité, la Suède s’astreint à  l’endroit de Sa Majesté Britannique, comme électeur de Brunswick, à  des clauses dégradantes. En vertu de ce traité[57], le royaume confirme de façon définitive la cession au Hanovre opérée par la puissance d’occupation - le Danemark - de l’ancien évêché sécularisé de Brême, attenant à  la grande cité portuaire, et de celui de Verden, cession augmentée de celle de Stade et son péage, qui verrouillait Hambourg, l’autre débouché majeur de l’Allemagne sur la mer du Nord. Par quoi le royaume de Suède perdait sans rémission le contrôle de l’estuaire des principaux fleuves de l’océan germanique, Weser, Elbe, qui lui avait été reconnu à  la paix de Westphalie (traité d’Osnabrück) et étaient les gages de son empire. Hors du dernier lambeau de Poméranie qui lui avait été rendu, avec Stralsund, clé de la Baltique, la Suède ne conservait outremer que Wismar[58]. D’autre part, pour le redire, le renoncement (en faveur de la Prusse) aux bouches de l’Oder, avait emporté pour elle la perte du port de Stettin.

En 1721, le royaume, à  bout de forces, dut enfin se résoudre à  céder. De tous les traités de paix celui avec la Russie, signé à  Nystad, le 30 août 1721, fut vécu de la manière la plus tragique car il sanctionnait des arrachements qui touchaient le plus au cœur du royaume. La Suède parvenait bien à  récupérer la précieuse Finlande, part inséparable du royaume, mais celle-ci ne s’en voyait pas moins dépecée dans ses pénates : la moitié de la Vieille Finlande lui était arrachée. Le royaume ne parvenait pas à  conserver l’Estonie, nation cousine par la langue des Finnois. Il devait restituer l’Ingrie, sous domination suédoise depuis un siècle[59], et où Pierre le Grand, qui s’en était emparé, venait, en 1703, de jeter les fondements de Saint-Pétersbourg. La perte de loin la plus grave fut celle de la plantureuse Livonie (ancienne terre des Lives), qui répond aux parties contiguës de la Lettonie et de l’Estonie actuelles. La Suède en détenait la part essentielle, au nord de la Duina, qui était en possession depuis un siècle[60], terre riche en blés et en noblesse[61], avec sa capitale Riga, la ville la plus peuplée du royaume, et Dorpat (Tartu), prestigieuse par son université, fondée par Gustave Adolphe. Cette perte n’a pas dû laisser insensible le grand homme du nouveau régime, Arvid Horn, qui appartenait à  la noblesse finlandaise et dont plusieurs des ancêtres étaient Estoniens, non plus que le nouveau roi, Frédéric Ier, dont la mère était d’une maison souveraine qui tirait de la noblesse livonienne.

En regard des intérêts maritimes, la Suède, lors de cette paix léonine, dut consentir le sacrifice du golfe de la Duina ainsi que le littoral estonien[62], soit respectivement les autres ports hanséatiques de Riga et de Reval (Talinn). Cela revenait à  abandonner le plus gros de cette contrescarpe qui était la condition sine qua non de l’empire ; par là  même, ce fut pour la Suède la fin du dominium maris Baltici[63].

Comme Claude Nordmann en a opéré le constat[64], le traité de Nystad fut sans doute (et il faut entendre « sans doute » au sens du français classique) plus grave pour l’avenir de l’Europe que ceux d’Utrecht huit ans auparavant[65].

« En faisant de grandes choses sous Charles XII, les Suédois sentirent qu’ils n’étaient pas faits pour être esclaves ». Ce règne n’a pas fait qu’appeler L’Ère de la Liberté ; en un sens, il en a été la condition.

III. Protocole, préambule, exposé des motifs de la Forme de Gouvernement

Le protocole est de facture binaire et, per suite, pourrait-on croire, d’implication dualiste : le roi d’une part, le sénat et les états d’autre part. On retrouve cette duplication dans la souscription de l’acte. À première vue, il semble dénoter deux autorités, concordantes, d’édiction[66]. Si cela était vérifié, la Forme de Gouvernement aurait un caractère commutatif, elle serait un acte synallagmatique. C’est en dernière instance la question du pouvoir constituant originaire dans le Regeringsfom de 1720. On traitera de ce problème dans un chapitre à  part (v. infra seconde partie le chapitre afférent).

Dès le début, le roi Frédéric reconnaît qu’il doit son titre à  l’élection, terme qui doit être compris dans toute la force, la rigueur de l’acception (v. le paragraphe suivant), et déclare qu’il ne veut pas « étendre l’autorité royale plus que nécessaire », ce qui est une litote au regard de la situation dramatique du royaume, acculé à  se battre le dos au mur dans une guerre longue et à  laquelle il n’avait pas été mis fin (pour une part appréciable par la faute du nouveau souverain). Voyez guère après ce que les états eux-mêmes en disent : « notre gracieux roi ayant toujours témoigné une juste aversion pour l’autorité absolue, ou ce qu’on appelle la souveraineté ». Ceci est à  comprendre en Suède de la monarchie absolue[67].

On tient là  le triptyque qui sert de fondement à  la Forme de Gouvernement : - l’hétéro-céphalie ; - l’élection ; - l’hétéro-limitation. Toute la question sera de savoir comme il faut interpréter le mode de relation de cette propriété extrinsèque (v. infra le chapitre indiqué).

Le Conseil du Roi (konungsråd), ainsi désigné depuis la Régénération[68], reprit son nom traditionnel de Conseil du royaume (riksråd), appelé en Suède Sénat. Le sénat et les états rappellent que la reine, qui ne devait pas son titre à  hérédité (v. seconde partie le chapitre consacré à  la royauté), de leur consentement unanime a confié – en réalité il s’agit d’une aliénation, sous réserve de condition[69] - la royauté au roi consort, « à  présent roi régnant ». Le parallèle a été fait avec Guillaume et Marie en Angleterre, mais il y a de notables différences[70]. Il résulte de ce processus qui était déjà  dans le chef de la reine, sauf quelques ménagements d’orgueil, l’illustration éclatante du caractère redevable de son élection, le devient sans restriction aucune s’agissant cette fois du nouveau roi : le sénat et les états de Suède à  l’endroit du roi Frédéric sont constitués dans l’être d’une instance de légitimation, absolument pas dans le rôle de ce qu’il est d’usage d’appeler un organe de création[71].

Ensuite, les états rappellent qu’ils ont opéré la révision de la Forme de Gouvernement adoptée par eux l’année précédente en la perfectionnant. Ici une précision s’impose. Il est, en l’état, comme nous nous en sommes expliqué, bien difficile de nous faire une idée dans le détail de ces modifications.

Frédéric, qui de roi consort venait d’être élu roi régnant (v. ici même l’exposé des motifs) était le prince héréditaire (successeur présomptif) de Hesse-Cassel[72]. Ses titres royaux figurent dans la suscription et aussi plus loin, lorsqu’il est fait rappel de son élection. Le titre de roi des Sverige (Svear), des Goths et des Vandales (Sveriges, Götes och Vendes konung) est une ornementation. Les trois couronnes des armes - celles du type récent - de la Suède signifieraient ces trois royaumes primordiaux[73]. Le premier souverain à  avoir pris le titre de roi de Suède et des Goths semble avoir été le deuxième roi de la dynastie qui, au XIIe siècle, disputa la couronne à  celle de saint Eric, Charles Sverkersson (mort en 1168). Ce n’est pas le lieu de s’attarder à  l’histoire de ce titre, vu le dédain actuel pour ces sortes de questions[74]. Ce titre, que les rois de Danemark disputaient à  ceux de Suède[75] (ce qui valut pas mal de péripéties), a disparu de la Constitution actuelle de 1974, par l’effet du culte de la modernité pour le maussade.

L’élection de Frédéric de Hesse-Cassel réalise pour la Suède le passage de la maison de Bavière à  celle de Brabant. La branche palatine, à  travers la ligne de Deux-Ponts Clebourg puis de Deux-Ponts[76], avait au Grand Siècle (sans parler au XVe de Christophe, roi épisodique) donné à  la Suède trois souverains d’envergure (v. supra), hommes peut-être dignes d’admiration, mais à  qui le sort ôta de devenir entièrement néfastes, étant morts à  peine dans leur maturité ou sinon jeunes. Ulrique Eléonore fut la dernière de cette dynastie, et – pour autant qu’on admette ses droits – l’ultime souverain de la Suède à  avoir été monarque absolu. Seule sœur subsistante de Charles XII, femme de grand caractère, en Boréade[77], la digne sœur d’Abaris, avec cette grandeur d’âme qui est de leur race.

IV. La religion établie

D’emblée, dès l’article premier, le Regeringsform s’attache au maintien de la pure Doctrine Évangélique (comprenez la Confession d’Augsbourg). La Suède était considérée, avec la Saxe, comme l’une des deux colonnes du luthéranisme[78]. Ce même article confirme la loi ecclésiastique de 1686, l’un des monuments de l’ère caroline, lequel avait encadré le clergé dans un moule, à  la faveur du regain du courant épiscopalien.

Aussi Frédéric Ier n’a pu régner sur la Suède à  moins que de se faire luthérien, à  peu de temps de son élection. Le prince héréditaire était calviniste, comme le sont les landgraves de Hesse-Cassel depuis Maurice l’Éclairé. Le dernier prince d’origine allemande avant Frédéric à  avoir accédé au trône de Suède est Charles X Gustave, mais celui-ci était né en Suède et avait été élevé dans le luthéranisme[79] (c’est lui qui eut l’habileté consommée de pousser vers la porte de sortie sa cousine la reine régnante Christine[80]).

On s’était passé du consentement des états lors des noces d’Ulrique-Éléonore avec le prince héréditaire de Hesse-Cassel[81]. Pas plus — ce fait est d’importance — il n’avait été demandé aux états de consentir à  celles de sa sœur aînée, Hedwige Sophie. On a l’exemple d’un mariage d’une princesse étrangère, pour elle, à  la Suède, mais qui se rencontre incidemment petite-nièce du roi Frédéric et qui réalise un cas partiellement inverse, plus conforme aux règles de dévolution généralement admises[82]. La nécessité où s’est trouvé le prince de Hesse de devoir renier la foi de ses pères pour régner sur la Suède a manqué d’appeler une survenance encore plus remarquable. Le roi de Suède Frédéric, devenu dix ans après son avènement, par la mort de son auteur, landgrave de Hesse-Cassel, avait un neveu homonyme, qui sera à  son tour landgrave en 1760, après son père, Guillaume VIII (le frère puîné du roi). Ce neveu était le gendre du roi George II de Grande-Bretagne. Frédéric de Hesse-Cassel avait naguère figuré, après son père, parmi les candidats à  la succession de Suède, comme il ressort de la liste agitée lorsque la question dynastique fut débattue au cours de la diète de 1743 qui vit les états enfin y pourvoir (v. infra la seconde partie le chapitre consacré à  la royauté). Même après cela, le gouvernement britannique médita de substituer au prince successeur élu par ces derniers le neveu du roi Frédéric, car aussi les relations demeuraient très tendues avec la Suède (du fait de la francophilie des chapeaux). Or cependant en 1749, le prince de Hesse se fit catholique, à  l’instar de ses cousins de la branche de Rheinfels. Sans s’attarder aux répercussions personnelles[83], cette grave décision ouvrait l’expectative d’une crise de succession à  Cassel, difficulté qu’on parvint à  surmonter à  titre préventif sans léser gravement les droits du transfuge.

La confession d’Augsbourg fut déclarée pour la Suède à  la diète de Västerås en 1544, celle là  même qui rendit la succession héréditaire dans la descendance de Gustave Vasa. Elle fut proclamée définitivement par le synode de 1593. Le luthéranisme prit un tour accusé de religion d’État seulement avec le règne de Charles IX, qui, bien que ce prince inclinât à  titre personnel au calvinisme, s’appuya sur le luthéranisme officiel afin d’évincer son neveu le roi Sigismond, un catholique, en réprimant d’un même mouvement la part complice de l’aristocratie, éprise de l’idéal de la monarchie mixte, le regimen commixtum aristotélo-thomiste qu’avait remis à  la mode la nouvelle scolastique (celle de Salamanque et de Coimbre). Envisagé comme religion d’État, le luthéranisme revêtit en Suède une forme sévère. Le culte public des autres confessions protestantes ainsi que des sectes dissidentes, qui aussi bien fit l’objet de mesures de cantonnement en Angleterre encore sous Guillaume III, demeura prohibé en Suède, et, au sein même du luthéranisme, une ordonnance prise sous le règne de Frédéric maintint sévèrement en lisière les conventicules piétistes. Hors du protestantisme, le culte d’Amon était interdit comme celui d’Israël. L’arrêté de la diète de 1778, qui reçut la sanction royale, est encore terriblement restrictif[84]. La liberté religieuse pour les différentes églises chrétiennes fut admise, d’abord pour les étrangers, à  l’initiative de l’irénique Chydenius qui bénéficiait de la connivence de Gustave III, souverain éclairé[85], et pour le catholicisme à  la faveur du goût de ce prince pour les cérémonies et les affiquets[86]. Le premier vicaire apostolique effectif fut missionné en 1783.

Le droit constitutionnel et la théologie entretenant des rapports étroits, le luthéranisme suédois, d’une couleur si spécifique, n’a pas manqué d’avoir une influence profonde sur le développement des institutions. Le luthéranisme (confession qui est celle de la via media au sein du protestantisme) a réalisé en Suède un champ magnétique entre deux pôles, d’une part, l’épiscopalisme anglican et les caroline divines, si prégnants en Scandinavie dans le dernier tiers du XVIIe siècle, et, d’autre part, en réaction contre une religion compassée et un peu raide, le piétisme, en même temps que le ferment emprunté du dehors aux éléments centrifuges ou excentriques du calvinisme ainsi qu’aux sectes dissidentes. Avec la crise de la conscience qui se creuse au cours de la seconde moitié du Grand Siècle[87], la fascination, au moins intellectuelle, se fit plus large pour ces « électrons libres » que sont le congrégationalisme, fortement marqué par le courant théologique fédéraliste (v. infra), et la mouvance quaker, si importants dans l’histoire constitutionnelle. De même, et peut-être plus encore, pour ces novateurs qui ne se reconnaissaient pas dans le pur christianisme (nicéen), et dont la dissidence était constituée pour ces temps par ceux qu’on appelait alors les photiniens nouveaux. C’est ce désir de transgression pointant sous la chape de l’âge carolin qui explique le succès de Locke, de Newton et de Clarke, qui étaient unitariens[88] – Locke étant même guère éloigné du socinianisme. Au sortir du Stormaktstide, s’affirme une réaction à  la fois contre l’aristotélisme, auquel demeurait fidèle l’humanisme luthérien (dans la filiation de Melanchton), et contre la philosophie nouvelle, mais déjà  sur le déclin, du cartésianisme, auquel inclinait le protestantisme « libéral », le terme étant à  prendre au sens théologique[89]. Les idées de Descartes (on sait que Descartes est mort à  Stockholm) maintinrent leur emprise en Suède jusque vers 1730, époque où elles commencèrent d’être supplantées par la nouvelle philosophie, le wolffianisme - le grand Linné s’en fit l’adepte -, dont l’essor avait été protégé dans ses États par le landgrave propre père du roi de Suède Frédéric[90]. Le Dieu de Descartes, dans son omnipotence[91], entretient plus d’un rapport avec la monarchie caroline, et ce n’est pas un hasard si la place forte du cartésianisme demeura l’université de Lund, où Pufendorf, bête noire des rabats, et dont la déontique offre plus d’un rapport avec le dualisme cartésien, avait accepté, on l’a vu, de Charles XI une chaire. La Scanie, danoise durant quatre siècles, était plus perméable aux théories absolutistes en provenance du Danemark. Quand on sait que sous le Frihetstiden Locke et Newton ont été traduits aux frais des états de Suède, on n’est pas surpris de reconnaître par contamination, dans le principe de l’unité de volonté et de pouvoir (le redrofordrande) qu’établit la Forme de Gouvernement de 1720 une figure du Dieu de Locke et de Newton[92].

V. Les droits fondamentaux et la Forme de Gouvernement

Il s’agissait bien en Suède, pays de vieilles libertés, d’entrer en 1720, époque où les lumières venaient seulement d’éclore, de faire la déclaration à  la face du monde d’un fatras de droits métaphysiques. À ceux qui s’étonneraient que la Constitution n’ait pas été précédée ne serait-ce que d’un bill of rights, on rappellera qu’en 1719-20 la Suède était en état de guerre, confrontée à  une situation désespérée. Mais il y a une réponse qui tient à  la nature même du régime mis en place aux années libératrices, fondé sur l’omnipotence du parlement. Nous illustrerons l’argument en recourant à  une maxime de Noah Webster : « A bill of rights against the acroachments of kings and barons, or against any power independant of the people, is perfectly intelligible ; but a bill of rights against the acroachments of an elective Legislature e that is, against our ower encroachments on ourselves, is a curiosity in government ».

Même si bien des droits acquis avaient été lésés de façon grave et parfois à  outrance lors de la réduction[93], ces mesures allaient dans le sens des libertés modernes[94]. Dans leur volonté de briser l’aristocratie elles n’ont ont pas moins abouti à  ce résultat, qui n’est paradoxal qu’en apparence, de compromettre les avancées du gouvernement représentatif, car l’existence d’une aristocratie puissante a été la condition historique du régime parlementaire. En dehors des hématomes de la réduction et des cicatrices de la grande guerre, le corps des libertés de la Suède n’avait pas souffert à  l’excès. Il ne faisait d’ailleurs pas débat. L’article 2 de la Forme de Gouvernement consacré aux devoirs de la majesté royale est en miniature un précis des principaux droits fondamentaux. La Constitution de 1809, dans son article 16, est visiblement un décalque insipide de cet article, simplifié et dont on a biffé la haute moralité d’ancien style, allusive de la vertu entière de la justice, qu’avait conservée en partie la forme de Gouvernement de 1772[95].

Signalons qu’en 1734, fut menée à  bien une grande codification[96], de plus d’étendue que celle qu’en France, depuis quelques années à  peine, avait entamée le Chancelier d’Aguesseau et que (dans une monarchie absolue), en partie à  cause de son perfectionnisme, il ne put achever.

Le règlement des états en usage sous le frihetstiden (règlement du 17 octobre 1723), article 13, organisait le droit de pétition devant la diète, suivant un mode exclusivement garantiste et qui s’avère très restrictif. Les pétitions ne pouvaient être reçues que dans le cas non seulement où les particuliers ne pouvaient trouver ailleurs le redressement de leurs griefs, mais au risque d’être punis s’ils ne pouvaient prouver qu’il leur ait été fait injustice, contre le sens clair et formel d’une loi ou ordonnance. Ces dispositions et de même d’autres qui relevaient des protections d’ancien style (d’où leur aménagement restrictif) furent palliées par la création à  la fin du frihetstiden d’une institution appelée à  un avenir brillant dans le droit constitutionnel comparé.

Une des grandes conquêtes héritées de l’Ère de la Liberté est, en effet, l’établissement à  l’état prototype d’une institution appelée à  un succès mondial, celle de l’ombudsman.

Laissons parler Henri Desfeuilles, qui offre ici un morceau de bravoure, un peu hermétique pour le profane : « C’est Charles XII qui, par une ordonnance de chancellerie (kansliordiningen), prise le 26 octobre 1713 au château de Timurtash en Démotique, où l’avait installé le sultan après la Kalabalique de Bender, créa l’ancêtre de l’institution actuelle et inventa, en l’honorant du titre de commissaire suprême du roi » (Konungens högste ombudsmannen), une appellation destinée à  connaître, deux siècles et demi plus tard, une fortune internationale »[97]. Charles XII, caractère d’une rare élévation, était fier des libertés du commun peuple de la Suède. Plusieurs anecdotes ou sentences en témoignent. C’est ce sentiment que ses soldats avaient d’appartenir à  une nation libre qui leur faisait enfoncer les masses compactes des troupes russes, menées à  la trique, lors même que celles-ci ne manquaient pas de pouvoir trouver en elles et pour elles-mêmes cet héroïsme qui fait accepter la mort et abolit la servitude (le roi de Suède, battu, disait toujours : « mais des Moscovites pourraient devenir des hommes »).

Par une autre ordonnance de chancellerie, ce commissaire de la création de Charles XII reçut à  l’orée de l’Ère de la Liberté, en 1719, le nom de chancelier de justice (justituekanslern). L’institution est mentionnée incidemment à  l’article 23 de la Constitution de 1720, où sont évoqués au passage les pouvoirs de surveillance du chancelier de justice à  l’endroit des magistrats. Durant la plus grande partie du frihetstiden le chancelier de justice demeura sur le papier dans un lien de subordination au monarque, à  qui il revenait de le nommer suivant la tradition. Cependant, « comme la réalité du pouvoir appartenait aux états, très vite, c’est à  eux qu’il choisit d’obéir » (André Legrand). À la fin de l’Ere, au cours d’une période qui s’avéra brève, parce que le régime sombra, il fut décidé par la diète de 1765-66, tenue d’états célèbre, dite « jeune bonnet », que le rapport d’obéissance opérerait désormais sans ambages, et ce en vertu de la loi du 12 novembre 1766. Le chancelier de justice était désormais élu par les états. L’élection s’en faisait par une commission mixte paritaire. Ses fonctions se poursuivaient jusqu’à  la tenue des états suivants. Il était rééligible. Ce mode de désignation parlementaire revenait à  mettre l’accent sur le contrôle externe et à  renforcer son rôle de garant des libertés individuelles face à  l’administration. Le risque, dans un système fondé sur l’omnipotence du parlement, était de déboucher soit sur la politisation des fonctions soit sur leur mise en veilleuse. Il ne fut pas donné d’en faire l’expérience. Les institutions issues du coup d’État royal, nommément la Constitution de 1772, ramenèrent le chancelier de justice dans le giron du monarque. Ce travail du négatif devait appeler un développement dialectique du plus grand intérêt dont le point d’achèvement, opéré par la Constitution de 1809, fut l’institution de l’ombudsman telle que celle-ci, pour l’essentiel, s’est perpétuée jusqu’à  nos jours. Pareille institution était superflue dans la France des droits de l’homme. Par une concession à  l’air du temps, elle y a été implantée à  la fin de l’ère gaulliste, en 1973, sous le nom de médiateur, sur un mode timide, et comme d’une autorité voulue à  l’époque sans prestige. En Suède, l’ombudsman peut et doit être envisagé dans le champ d’un point de fuite depuis le système de l’Ère de la Liberté, dont la dimension « éphorale » était inséparable et qui, par-dessus l’impasse du régime, finit par déboucher sur une perspective achevée.

L’article du regeringsform de 1720 afférent aux cours souveraines (art. 23), en tant qu’il décrit les devoirs de ces hauts magistrats, développe des garanties qui peuvent être arguées par les justiciables et se double d’une manière de bill d’habeas corpus en modèle réduit. Une autre avancée concrète signale une première dans l’histoire des libertés publiques, que la Suède partage avec la Grande Bretagne, mais réalisa en Suède une novation unique au monde puisque cette liberté y fut constitutionnalisée. On rendra compte de cette avancée au chapitre de la vie parlementaire, dont la liberté de la presse est un corollaire.

Bien sûr, tout aussi bien que dans les Iles Britanniques de l’époque, il y a plusieurs ombres au tableau. Par trois fois, si l’on s’arrête aux cas d’incrimination les plus graves, en 1727 (procès de Welling), 1739 (procès de Gyllenstjerna), 1756 (procès des meneurs de la conjuration après l’échec du coup d’État royal), les états s’érigèrent en juridiction extraordinaire, un comité parlementaire prononçant, aux trois fois, des peines du sang. Or cependant ils n’entrèrent dans ces débordements qu’en vertu d’un acte de souveraineté (v. infra, première partie). C’est spécialement vrai en 1756.

Le champ ténébreux fut celui des peines cruelles et de la torture. La chambre ardente de 1756 a recouru à  la question préalable, par un arrêt d’autant plus inadmissible qu’elle n’était rien d’autre qu’une commission du parlement[98]. Gustave III, comme un peu plus tard Louis XVI (en 1781, pour la question préalable), eut à  gloire de l’abolir.

PREMIÈRE PARTIE : LA FIGURE DU CONTRADICTOIRE : CONSTITUTION D’ORDRES ET PARLEMENT GOUVERNANT

I. Différence des états et du parlement dans leur acception originelle. Parallèle entre le parlement et états d’Angleterre, le parlement et les états de France. Situation, en regard, des états de Suède

Les états ou estates, sous quel que nom qu’on les dénomme, sont composés d’ordres (Stände). À ce titre, ils caractérisent la Constitution d’ordres (François Saint-Bonnet) dont ils sont une pièce[99]. Généraux ou pas, ce sont des organes de représentation particulière face au prince en tant que représentant l’État et le titulaire (puisqu’il n’a en face de lui que des états) de la maiestas realis[100]. À plus forte raison en est il quand il n’y a au départ qu’un seigneur et maître indépendamment de considération de puissance publique, quoique celle-ci puisse venir interférer : celui-ci ne représente que lui même, son titre à  la domination étant patrimonial, ou le demeurant partiellement. Dans le cas où les états, en revanche, ont en face d’eux un organe de représentation générale il arrive - fait extrêmement rare sous ce rapport dans l’ancien droit - que ce soit un corps civique, lequel donc détient seul par définition l’autorité politique, autrement la forme de gouvernement serait mixte, et les états entreraient en composition avec lui. Ce corps civique ne peut manquer d’être en ces temps de type oligarchique[101], non du tout parce que des gouvernements populaires pour lors n’auraient pas existé, comme il y en a des exemples[102], mais parce qu’une représentation particulière institutionnalisée (celle des ordres ou bien des corps de métiers) n’y avait pas lieu d’être, compte tenu du peu d’étendue et de la rusticité relative qu’ils offraient.

Le parlement suffisamment garni de pairs[103] est le conseil large des rois et la plus auguste des cours, de justice s’entend, ce qui revient à  dire parmi les cours souveraines[104] celle dont la compétence est générale[105]. Il n’en allait pas autrement dans les républiques d’ancien style[106]. La curia in parlamento (« assise, grand jour ou diète où l’on juge ») n’a fait que proclamer une vérité quand elle rappelait qu’elle était constitutivement le parlement. Ainsi en fut-il de l’ancienne France. Que les grands robins aient muni cette confession de foi de toute une batterie de références, dont des officines d’antiquaires furent prodigues. Cela dit, plus personne ne met en doute aujourd’hui que Le Paige, dans les limites de l’époque, n’ait été fort savant. Et si naguère une école (d’inspiration maurassienne) a pu en moquer le fatras d’érudition, le préjugé n’autorise pas contre une telle évidence.

Ceci vaut soit que l’on rapporte les cours de parlement à  leur génération et à  son principe[107] ou qu’on admette la théorie, discutée, dite des classes[108].

Comprenons bien. Nous ne soutenons pas que les cours de parlements seraient la continuation des assemblées tenues sous les deux premières races[109]. Non plus que l’on prétendrait que l’idéal de gouvernement d’un Adalard ou d’Hincmar s’écoule dans l’idéologie de la magistrature ancienne (Jacques Krynen[110]) et jusqu’aux lubies mêmes de la Grande Robe. Toujours est-il que les parlements de l’ancienne France étaient tenus pour leur être subrogés et incarnaient, à  l’endroit de la Constitution de la monarchie, une fonction inamissible de rappel du « temps mythique » (Denis Baranger[111]). Ou aurait-on l’audace d’entrevoir une partielle résurgence ? Si étrange cela paraisse, bien des choses en histoire sont encore à  découvrir.

Sur le plan historique, tous les parlements au sens moderne ont été dans l’origine la plus haute cour de justice[112]. Le Parlement britannique le resta encore jusqu'au début du XXIe siècle (jusqu'au Constitutional Reform Act de 2005).

Ces deux institutions du parlement et des états primitivement n’ont rien de commun, si ce n’est qu’on y délibérait – et c’est ce qui fait que les états en ces temps sont aussi parfois appelés parlements. Les uns et les autres, n’ayant ni la même fonction ni la même origine, ont connu avec le temps des ordres de développement contrastés qu’on ramènera aux deux grands types historiques, étant bien conscient du caractère réducteur d’une telle compression.

Suivant l’un, estates et parliament se sont rejoints « effort après effort », comme les deux élancements d’un arc ogive, leurs tensions venant s’équilibrer en une clé, laquelle est le souverain - la clé de voûte n’est pas les voûtains. Tel est le modèle anglais et écossais jusqu’à  la Glorious Revolution, qui ôta la clé. Après 1688, le parlement avoue le monarque pour être, seulement, l’un de ses propres piliers. Ce dernier est le représentant de la couronne en parlement. Le roi ne demeure la tête du parlement que par figuration et dans un sens métaphorique, n’en étant plus désormais, par métonymie, qu’un pilier donc, un bras ou une branche. Il était résulté de cette miraculeuse conjonction (entre les estates et le parlement), à  laquelle aida le “surarbitre”[113], que le caractère de représentation particulière qui s’attache par nature à  des états, fût-ce généraux, s’est avec la raréfaction des ordres limité à  sa plus simple expression. Il n’est plus resté que la Chambre des communes, composée de députés élus habilités à  représenter le commun peuple, comprenez l’ensemble de la nation, à  l’exception des seuls pairs, et la Chambre des lords, qui est identiquement la pairie, institution qui a été l’aristocratie des temps modernes et est à  ce titre d’une autre essence que la noblesse. Au regard de la dévolution des statuts, la pairie britannique est une nobiliarité[114], pas une noblesse : les fils d’un lord ne sont pas gentilshommes. Ceci est de grande conséquence. “Comme il n’y a proprement que les pairs qui soient nobles en Angleterre dans la rigueur de la loi ”[115], leurs fils, y ce compris l’aîné (sauf à  être pairs pour eux mêmes en vertu d’un titre propre), sont compris dans le commun peuple, et naturellement électeurs et éligibles aux Communes[116]. Qui plus est, des pairs qui ne le sont pas du Royaume-Uni peuvent être élus aux Communes, tout au moins ceux d’Irlande[117]. Autre conséquence, dont il est aisé de saisir la considérable implication. Ainsi que l’auteur de l’Ancien régime et la Révolution n’a pas manqué d’en faire l’observation, le principe outre Manche est - par contraste criant avec l’ancienne France - que les anciens ordres privilégiés sont soumis à  l’impôt[118].

Selon l’autre grand type de développement, états et parlement(s) sont demeurés l’un à  part de l’autre, et ils demeurèrent dans la suite des temps entièrement séparés.

C’est le modèle de la monarchie française, tel qu’il demeura jusqu’à  la Grande Révolution, qui consomma le rejet de la pierre d’angle. En France comme en Angleterre, par une relique du réalisme propre à  la doctrine du corps mystique, le roi et son parlement étaient le chef et les membres (ce qui n’est donc pas à  comprendre comme un trope). À l’âge de la scolastique on ne manqua pas de raffiner la chose[119]. À l’ère moderne le parlement demeure constitutivement le représentant de la majesté royale, de ce roi qui ne meurt pas plus en Angleterre qu’en France. Il en est la représentation vivante (le cérémonial des obsèques des rois, lors du convoi, en offre l’expression saisissante). En regard de cette puissante conception unitive, dans ces deux royaumes, il n’en allait pas de même du lien respectif qu’entretenait dans les deux pays le monarque avec les états ou estates. En Angleterre, en vertu de la « communication des idiomes », les états étant aussi le parlement pouvaient être dénommés tels, et réciproquement. Ceci donna matière à  équivoque à  l’étranger. Dans le recueil des Maupoueana[120], l’un des libelles, attribué à  Voltaire - il est permis d’en douter -, et qui porte justement ce titre, l’Équivoque, Code des Français, assimile le parlement britannique aux états généraux[121]. Le libelle dénie aux grands robins, après leur avoir consenti une politesse, de pouvoir prétendre être subrogés aux états, réduisant leurs fonctions à  la judicature : “Voyez qui vous êtes”. C’est vouloir ignorer que le parlement en Grande-Bretagne est la plus haute juridiction du royaume et que les cours de parlement en France étaient le parlement. Quant à  la représentativité, qu’on ne vienne pas objecter la vénalité qui s’attachait au matériel des offices en France. C’était un gage d’indépendance, et le plus puissant qu’on ait jamais trouvé (si ce n’est les substitutions perpétuelles). Tout au contraire, les députés aux Communes britanniques étaient élus selon un système traversé par l’Influence, gagé sur la corruption et dont l’iniquité, à  ce point, s’agissant de la représentation, est sans autre exemple.

Au contraire des parlements, les états généraux de France n’ont jamais eu de fonctions de conseil et de justice[122]. « Oncques ne furent » une cour seigneuriale[123]. Parlements et états ne sont pas conjoints en France, en dépit de plusieurs tentatives en vue de rapprocher les institutions ou d’aménager des praticables[124]. Le suzerain justicier, figure annonciatrice du souverain législateur, ne pouvait par nature entrer seulement que dans un lien extrinsèque aux états - comme il en est du pilote et du navire.

Bien que les états généraux et les parlements en France soient demeurés séparés, on constate dans l’ordre de la délibération, autrement dit l’expression des opinions, des similitudes importantes qui tiennent, selon le mode archaïque, à  l’absence de véritable débat. Etant admis bien sûr que l’on compare ce qui est comparable et qu’on s’attache, pour le parlement, non à  ses fonctions juridictionnelles (aussi bien les états n’ont jamais été des juges), mais à  celles judiciaires et qui emportent son intervention dans le processus d’édiction des lois[125]. La bizarrerie dans cet ordre précis, est qu’en France le parlement, le « lieu où l’on parle » - bridé qu’il est avec l’essor de la monarchie absolue - est réduit en ces matières à  peine à  entrouvrir la bouche, sans parler de la liberté de suffrages (qui ne relève pas de la délibération au sens propre) laquelle lui était interdite. De l’un comme de l’autre il a fait les plaintes les plus officielles. D’où le paradoxe. Car en Grande Bretagne alors même que les deux institutions parliament et estates se sont rejointes et ont fini par se conjoindre, on a le spectacle de modes de délibération originaux visant à  favoriser l’émergence d’un débat et à  en garantir la tenue. Or ces procédures n’ont pas de rapport et ne peuvent avoir été empruntées à  celles qui relèvent non pas (certes) d’une décision de justice, puisqu’à  l’origine la loi c’était « mettre justices », mais, et c’est l’évidence, ne doivent rien à  celles qui caractérisent le cours d’un jugement contentieux. La première réponse, comme la plus simple, qui vienne à  l’esprit est naturellement que l’originalité et les notes si spécifiques du régime délibératif ont été appelées en Angleterre par la conjonction éminemment rare, et qui tient de l’hapax, de ces deux institutions à  l’origine distinctes, fût-ce déjà  dans un clair obscur. Le paradoxe étant, pour le redire, qu’en France où états et parlements demeurèrent séparés les conditions du débat au sein des uns et des autres s’avéraient analogues. Probablement faut-il en attribuer la cause à  l’effet d’accumulation du mode de délibération de l’ordre vétuste et des procédés de coercition monarchique.

Au regard de ces types, qu’en est-il de la Suède ?

La question ne saurait s’y être posée de conjoindre les états au parlement par la bonne raison qu’il n’y avait pas de cour de parlement. Dans la traduction française de la Constitution de 1720 (qui demeure la seule existante), il ne faut pas se méprendre sur le terme de « parlement » qu’utilise Paul Henry Mallet pour traduire hovråd. C’est en vertu d’une erreur pédagogique, et comme traduisant en langue française, où le mot entretenait, dans l’ancienne France, une relation d’insistance (non exclusive) avec son sens judiciaire, là  où en Angleterre la dimension judiciaire, pour s’être perpétuée, n’était plus qu’accessoire encore que de première grandeur. Les hautes cours du royaume de Suède n’étaient à  aucun titre dans la grande position des parlements de France. C’est qu’en Suède le pouvoir judiciaire demeurait tout entier dans la paume du roi. Au plan de la nomination et de l’institution des juges, l’emprise de la part du monarque n’était d’ailleurs guère différente en Grande Bretagne[126]. La Forme de Gouvernement de Suède de 1772, sauf une amorce timide, ne changera rien à  cet égard. La Constitution même de 1809, la première à  être fondée sur la séparation des pouvoirs, évitera encore de mettre en œuvre ce principe dans tout ce qui a trait au pouvoir judiciaire, à  une réserve près[127]. La délégation de la justice à  ces hautes cours n’avait nullement l’ampleur et la sécurité juridique de celles consenties en faveur des cours souveraines en France. D’ailleurs ces hautes cours n’étaient pas souveraines : On pouvait appeler en certains cas de leurs arrêts – il ne s’agit donc pas de cassation - devant une section, ou comité judiciaire, du riksråd ou Sénat (sur cette section, v. infra le chapitre relatif au Sénat). Et elles figuraient parmi les collèges placés sous l’autorité de ce Sénat même (v. le chapitre sur la polysynodie).

Ce fut la grande conquête du frihetstiden : Les états de Suède se proclamèrent Assemblée nationale. Cependant alors même qu’ils s’étaient érigés, en conséquence, dans un caractère de représentation générale, leur composition persista d’être non d’un parlement véritable, mais celle d’une assemblée de caractère statiste - ils devaient demeurer composés de quatre ordres jusqu’en 1866. Rien ne fut changé en substance du mode de représentation[128]. La seule innovation de taille en cet endroit à  l’avènement du régime de la Liberté fut la suppression du vote par curies dans la chambre de la noblesse. Cette mesure revint à  instaurer au sein de la chambre ce qu’on a pu appeler la « démocratie des nobles »[129].

À cette contradiction qui tient à  une forme obsolète et, plus encore, incongrue pour un parlement s’en ajoutait une autre : les états n’avaient pas été ni ne furent la cour de justice du royaume. On ne saurait objecter qu’il leur arriva d’exercer, par l’instrument de commissions parlementaires, des fonctions juridictionnelles, de juger au criminel et d'aller jusqu’à  prononcer des peines du sang (ainsi en 1727, 1739, 1756). Il s’agit de l’exercice d’une juridiction extraordinaire qui repose de la part du riksdag sur un acte de souveraineté. Sous ce regard il aurait été beaucoup plus logique de procéder par l’équivalent d’un bill d’attainder (une condamnation sans jugement par un acte de souveraineté).

Le danger tenait non tant à  l’omnipotence des états - il en va de même du parlement britannique[130] - qu’au fait que rien, suivant l’interprétation officielle donnée à  la Constitution, ne venait balancer leur pouvoir, contrairement au modèle de Westminster, où le monarque est une branche à  part entière du parlement, et à  l’ancienne France, où si la puissance législative appartenait au roi toute entière elle était néanmoins tempérée par les parlements - ce n’était pas une balance, car la balance induit un concours[131]. Cette réunion dans un même organe, sans autre balance qu’interne (car du moins en Suède ce n’était pas une chambre unique), de la puissance législative et du pouvoir judiciaire est typique des aristocraties. Evoquant le Grand Conseil à  Venise, le parlement souverain de cette république, auquel les hautes juridictions qui en émanaient (appelées Quaranties) étaient inhérentes, Montesquieu écrit : « Il peut ravager l’État par ses volontés générales, et comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières »[132].

Si donc depuis 1718 les états de Suède se sont arrogés la souveraineté, comme le parlement anglais trente ans plus tôt[133], ils n’étaient pas un parlement, ni au sens médiéval ni au sens contemporain. Or cette donnée paradoxale à  deux titres ne pouvait que receler, à  bien voir, une contradiction avec le dogme, proclamé alors, sur l’exemple britannique, de leur toute puissance. D’où l’hapax constitué par le système de l’Ère de la Liberté mais aussi au regard des canons du gouvernement représentatif sa note passablement aberrante, celle qui tient à  la puissance absolue des ordres (ständervalde).

II. La périodicité conquise des états de Suède (article 45 du Regeringsform et règlement de 1723, article 1er)

La revendication première de toutes les assemblées d’états a été dans l’histoire celle de la périodicité[134]. Du fait que les assemblées d’ordres n’avaient aucun titre de représentation générale, leur convocation était à  la discrétion du souverain. À l’origine, les états demeuraient en fonctions, en principe, la durée du règne. Lorsqu’il arrivait qu’ils soient prorogés (qu’ils ne tiennent pas séance) pour une période excédant douze mois, la question s’est posée de savoir s’ils ne devaient pas être à  nouveau l’objet d’une élection, du moins pour ceux de leurs membres qui ne siégeaient pas nativement. Même en Angleterre, s’agissant d’un organe complexe qui avait échappé, en plus d’une façon, au schéma de la représentation particulière et qui depuis la Glorious Revolution reconnaissait dans le souverain l’un de ses bras, la question avait été loin d’être définitivement réglée à  la Restauration, comme le prouve la convocation de 1677, au cours de laquelle ceux qu’on peut déjà  appeler les Whigs réclamèrent haut et clair que le Parlement soit en cette occasion renouvelé par des élections avant que la session s’ouvre.

En Suède, les états ont atteint à  la périodicité lors - fait exprès - de la réaction aristocratique pendant la minorité de Charles XI, par l’adoption, le 11 novembre 1660, de l’additamentum ad formam regiminis, acte additionnel au regeringsform de 1634. La tenue de la diète était désormais obligatoire tous les trois ans[135]. Cette règle de périodicité est le corollaire de celle en vertu de laquelle les états étaient fondés désormais, en vertu de ce même additamentet, à  désigner les membres du riksråd, du Sénat (v. infra ce chapitre) – vieille revendication inséparable qui conduisit tous les états du monde, comme il y en a des exemples innombrables, à  tenter de s’immiscer dans le processus de désignation du conseil étroit du monarque. Cependant, sous le règne personnel de Charles XI, les diètes ne furent plus convoquées régulièrement, et même si les états furent réunis neuf fois, la durée des sessions s’étiola. Ce monarque éluda la diète par la tenue de diétines (dans les provinces), afin de voter les subsides durant les trois dernières années de son règne. Aussi bien sous ce règne, on l’a vu, les états eux-mêmes avaient officiellement reconnu la monarchie pour absolue, par une délibération de 1680, solennellement confirmée en 1693. Sous le règne de Charles XII, les états ne furent jamais convoqués personnellement par ce prince, si ce n’est deux fois en son nom par le konungsråd (tel est le nom que le sénat en 1682 s’était vu imposer).

À l’Ère de la Liberté, sur les bases du regeringsform de 1719 et de celui de 1720, le gouvernement représentatif est instauré, et l’on revient, de plus fort, tout naturellement à  la périodicité. Le terme de trois ans est rétabli (Forme de Gouvernement de 1720, article 45). Telle était récemment encore la règle en Angleterre, en vertu du trienal act de 1694[136]. Ce n’est pas un hasard si on la trouve suggérée en France dans les célèbres Tables de Chaulnes[137]. En Grande Bretagne il y avait été dérogé en 1716 (Septenial act) en vertu d’un acte de souveraineté du Parlement. Ce dernier en effet en portant la durée de la législature à  sept ans en fit l’application à  lui-même. Le but était d’évincer les élections prévues pour 1718 dont tout laisser présager qu’elles emporteraient le succès de l’opposition jacobite.

Durée des sessions

Le règlement des états de 1723 (article 24) prévoit une durée de trois mois pour les sessions. On pourrait vouloir comprendre que la session devait se réduire à  trois. Ainsi pour la diète de 1650, qui avait duré quatre mois, on avait eu du mal à  trouver dans les annales une tenue des états qui eût été aussi longue. À la faveur du nouveau régime, le sens que prit cet article est d’au moins trois mois. Les sessions ont été sous le Frihetstiden parfois démesurées : à  titre d’exemple, la diète de 1751-52 dura dix mois. La diète de 1765-66 (la plus longue de l’histoire de Suède) a atteint des proportions excessives : vingt et un mois.

Convocation

Le règlement de 1723 (article 4) obvie minutieusement à  un éventuel manquement de la part du Sénat de convoquer les états à  la date périodique : la réunion des états advient en ce cas de plein droit, dans un délai rigoureux que le règlement fixe (même article). Avec pour sanction à  la clé : « tout ce que le Roi et le Sénat auront fait pendant cet intervalle sera nul et de nul effet » (ibidem). Au surplus, les états avant de se séparer pouvaient, semble-t-il bien, ordonner d’eux mêmes la tenue d’une diète à  une date antérieure au terme de trois ans, encore que la disposition (Regeringsform, article 45) soient des plus laconiques. La règle triennale était une garantie qui ne jouait en définitive, si nous comprenons bien, qu’en l’absence d’une décision des états. Il y avait encore obligation de convoquer de la part du Sénat en cas d’absence, de maladie ou de décès du roi (article 45, et règlement de 1723, article 3). En cas de vacance les états se réunissaient de plein droit (respectivement article 45 et article 5). Hors de là , le Sénat avait la discrétion, mais non pas le roi à  lui seul, de convoquer de nouveaux états. Ce fut le ressort majeur de la crise constitutionnelle de 1768 (v. infra, 3e partie, § II sur la royauté élective). Chaque convocation et de même chaque tenue de plein droit appelaient la tenue de nouvelles élections.

III. Les états, détenteurs de la puissance législative (Regeringsform, article 4 al. 1er)

S’évadant du principe de la représentation particulière qui était pourtant, au plan organique, la note des états, le Frihetstiden avait posé en axiome dans l’ordre des fonctions la maxime du discours de Bristol (de Burke). Aussi chaque Suédois dans le sein des états était-il réputé siéger en personne[138].

Le consentement à  l’impôt, lequel à  l’origine regardait seulement la création d’un impôt nouveau, en relation le plus souvent, avec les nécessités de la guerre, était avec les doléances et le redressement des griefs la fonction essentielle (et non du tout celle de faire la loi) de toutes les assemblées d’états. La Forme de Gouvernement conserve une trace de cet archaïsme en n’envisageant explicitement la participation et le libre consentement des états que dans ce contexte de l’effort de défense (article 5). Le principe général du consentement à  l’impôt était garanti par les assurances royales (les capitulations souscrites par les rois à  leur avènement), comme il ressort du même article. La Constitution de 1809 ne fera que confirmer cette tradition nationale - en vérité tradition commune à  l’Europe - lorsqu’elle proclame : « Le droit immémorial du peuple suédois de s’imposer lui-même est exercé par la diète seule »[139].

S’agissant du pouvoir législatif, on réservera à  un autre chapitre le point de reconnaître si le système dans son rapport au pouvoir royal obéit à  une balance des pouvoirs ou bien à  la spécialisation. Certains des acteurs politiques ont eu à  cœur, et trouvé intérêt, de maintenir l’équivoque, mais pour les publicistes, du moins étrangers, la question ne faisait guère de doute. Quoi qu’il en soit, la balance au sein même des états, existait puisque le quadricaméralisme y était égalitaire. Néanmoins, le consentement de trois chambres sur les quatre suffisait pour former la loi, ou pour décider de proroger ou d’interrompre la session de la diète ; l’unanimité des ordres n’était requise que pour les modifications à  apporter à  la Forme de Gouvernement ainsi que pour tout ce qui mettait en cause les privilèges de chaque ordre (article 17 du règlement de 1723). C’est une question de savoir si un tel dispositif réalise une innovation de l’Ère de la Liberté ou s’il ne fait que reprendre la constitution coutumière. Le fait que la Forme de Gouvernement soit muette là  dessus et que la précision ait été renvoyée au règlement des états accrédite la seconde hypothèse.

Quel qu’effort qu’ait tenté l’ordre de la noblesse pour imposer que son suffrage doive toujours être compris dans le votum decisivum, les autres ordres n’ont jamais admis cette prétention.

Point capital : Depuis 1650, les ordres non privilégiés étaient en possession de l’initiative des lois.

La puissance législative reconnue aux états est un acquis essentiel et définitif de l’Ère de la Liberté. Elle est le corollaire obligé de leur caractère plénier - et selon l’interprétation dominante, exclusif - de représentation générale qu’ils conquirent alors.

Il faut bien voir en effet que le regain de la prérogative voulu par la Forme de Gouvernement « réparatrice » de 1772 ne s’est traduit nullement par l’éviction du pouvoir constitutif qu’ont les états de Suède de discuter et d’adopter librement la loi. La différence à  cet égard entre le Regeringsform de 1720 et celui de 1772 en cet endroit porte uniquement sur la qualité de branche du pouvoir législatif, qualité qui a minima est recouvrée sans conteste par le monarque dans le texte gustavien, mais qui sous le régime du Frihetstiden a été l’objet de débat.

Dans l’intervalle des diètes, le roi de l’avis du Sénat se voyait bien reconnu (article 4 al. 2) le pouvoir de prendre des ordonnances, édits ou règlements, mais ceux-ci – outre que ces actes devaient intervenir en conformité des instructions laissées par la députation secrète des états[140] - devaient être aussitôt examinés par la diète suivante, et adoptés suivant l’ordre et les formes usitées « au cas qu’il y en ait à  qui l’on doive donner force et effet de loi générale et constante ».

On ne s’arrêtera pas à  l’autorisation de ratifier les traités (voy. article 7), réservant seulement de dire un mot du pouvoir de guerre, dont il importe surtout de préciser que la guerre offensive nécessitait le consentement préalable des états (regeringsform, article 6). Cette condition posée avec le Frihetstiden est inséparable, nous y reviendrons, de la note de ce régime. Ce pouvoir de guerre reconnu à  la diète renvoyait au légendaire allhärsjarting[141]. Ainsi en advint-il en 1741, lors de la guerre déclarée à  la Russie, où une diète extraordinaire fut convoquée exprès pour cela. Lors de la pomerska krieget, pendant la Guerre de Sept Ans, les instances de la France visant à  ce que la Suède se range par les armes contre la Grande-Bretagne sont demeurées vaines. À supposer qu’il se fût prêté à  une telle folie, le gouvernement suédois était parfaitement conscient que jamais la diète n’accepterait de voter la déclaration de guerre.

La Constitution de 1772 s’empressa de restituer ce pouvoir au monarque, à  la réserve d’un veto de l’unanimité du Sénat, réserve d’autant plus illusoire que la nomination des sénateurs dépendait désormais entièrement du roi. En 1788, lorsque Gustave III joua les capitans contre la Russie, l’absence de déclaration de guerre par les états fut invoquée, devant le roi médusé, par les colonels de la conjuration d’Anjala, qui refusèrent de faire marcher leurs régiments. Le dessein des conjurés était de rappeler l’Ère de la Liberté et pour nombre déjà  (au retour de la guerre d’indépendance américaine, où quelques uns avaient servi) ils étaient épris de l’idéal républicain.

C’est délibérément en effet que la Suède du Frihetstiden a déposé le pouvoir de guerre dans le sein des états. L’idée était qu’une assemblée s’avère par nature moins portée à  la guerre qu’un monarque. Le même préjugé (déjà  pourtant suffisamment démenti à  lire Thucydide) a inspiré le constituant de Philadelphie en 1787, lorsqu’il fait du pouvoir de guerre offensive une compétence exclusive du Congrès, dispositions qui sont toujours en vigueur (si tant est que le droit international reconnaisse encore le droit à  la guerre). Il a trouvé encore à  s’exprimer en France à  l’Assemblée constituante, lors des débats célèbres de 1790-91, et qui aboutirent au système amphibie que l’on sait.

Terminons sur un pouvoir attribué aux états et symptomatique encore de la suspicion entretenue à  l’endroit du monarque. À moins que les états n’y consentent et ne l’agréent (regeringsform, art. 10), le roi ne pouvait sortir du royaume ou passer les frontières (redondance apparente par quoi l’interdiction semble avoir été étendue aux possessions continentales de la Suède). Il fallut une autorisation préalable des états pour que le roi Frédéric aille visiter ses terres ancestrales, en 1731, lorsqu’il fut devenu landgrave, par la mort de son père.

IV. Les états. Leur mode d’élection. Composition. Les quatre ordres (art. 45 à  49)

Les états généraux (ståndesriksdagen) en Suède étaient composés de quatre ordres ou bras : la noblesse, le clergé - rangé en deuxième rang depuis la Réforme -, la bourgeoisie, l’ordre terrien, dit communément des paysans. Il en allait autrement dans nombre d’États de l’Europe occidentale (par exemple en Brabant, pays mi roman mi germanique), dont les états étaient tripartites[142]. L’Attique du Nord partageait cette quadripartition avec plusieurs pays germaniques – le Danemark cependant était tripartite. La tétrade la plus célèbre était celle du Mecklembourg, pays jadis mi germanique et mi slave[143], limitrophe du royaume de Suède, du fait de l’exclave de Wismar[144]. Les états y perdurèrent dans l’ancienne forme jusqu’en 1918[145].

En Suède, les fondements de la représentation furent consacrés par la loi fondamentale du 24 janvier 1617, laquelle établit définitivement les ordres au nombre de quatre[146]. Le système, conservé par le regeringsform de 1772, sauf les retouches, fut encore maintenu pour l’essentiel dans la Constitution de 1809. Il présentait de graves inconvénients en termes de représentation, qu’on peut résumer à  grands traits. N’avaient pas le droit de suffrage : la très grande majorité des gentilshommes, les bas clercs et clercs non bénéficiers, tout ce qui dans les campagnes n’était pas possédant et, au delà , les propriétaires fonciers, mais qui n’étaient pas de condition paysanne, les maîtres de forge et quantité de manufacturiers, le petit artisanat et les ouvriers spécialisés, si ce n’est en lisière. Il va sans dire que les journaliers des campagnes et les défricheurs étaient exclus du vote. À plus forte raison le prolétariat industriel, alors à  peine naissant.

Cependant, même si la structure des états durant l’Ère de la liberté s’est avérée une anomalie et une nuisance, il y avait de puissantes raisons historiques pour conserver ceux-ci dans leur forme traditionnelle (M. Roberts). Aussi les états de Suède n’ont-ils fait place à  un parlement d’essence moderne que fort tard[147], seulement en 1866[148]. Et c’est seulement à  cette date, et en relation avec cette réforme, que le droit de dissoudre la diète fut reconnu au monarque.

Lorsque les états siégeaient en commun, lors de la séance royale d’ouverture et de clôture, ils disposaient d’une salle, la salle dite du royaume (règlement de 1723, article 12), qui leur était propre dans le palais de Stockholm. La riksalen existe toujours. Agréable et lumineuse, elle doit sa majesté sereine au baroque sévère qu’est venue ornementer le Louis XV de statues allégoriques[149].

V. L’ordre prééminent. L’étage noble

Le premier ordre en dignité en Suède était la noblesse. La place du clergé en deuxième rang s’explique, on l’a dit, par le protestantisme[150]. C’est Gustave Vasa qui opéra ce changement. Hors du fait que la noblesse avait supplanté le clergé pour la préséance, le rang entre les quatre ordres demeura celui traditionnel, ce que confirme incidemment le règlement des états de 1723, article 12.

En vertu d’un privilège confirmé en 1579, le maréchal de la diète était tiré de l’ordre de la noblesse et, depuis 1719, élu par lui (Forme de Gouvernement, article 47). Le maréchal était le président des quatre ordres réunis, lantsmarskalk, « maréchal du pays » - qu’on ne doit pas confondre avec le grand maréchal, l’un des dignitaires du royaume. Il pouvait arriver que les élections soient très serrées, ainsi lors de la diète de 1731, mais il n’était pas rare aussi que la majorité au riddarhus soit forte, comme en 1765, ou écrasante, comme en 1769. Avant le Frihetstiden, le maréchal de la diète de même que chacun des trois orateurs (talman) – désignation qu’a conservée présentement le président du Riksdag - des autres ordres étaient nommés par le roi. La Constitution de 1772 reviendra à  l’ancien usage.

On aura peut-être remarqué que le Regeringsform de 1720 écrit la plupart du temps (ainsi dans le préambule et encore à  l’article 12) « ordre équestre [chevaliers] et noblesse ». Désormais comprise comme un hendiadyn, cette désignation n’en est pas moins un témoin des temps où la chevalerie et la noblesse étaient par nature distinguées[151].

La représentation de la noblesse aux états était immédiate. Chaque chef de maison et d’armes, ce qui revient à  dire de l’ensemble du lignage, avait le droit natif de siéger. Ceci revenait à  exclure de tout suffrage (à  moins qu’ils n’aient un titre propre à  siéger) les fils non moins que les frères puîné et cadets et leur descendance, soit le plus grand nombre. Aussi, au début du régime, un projet récurrent tendit à  faire élire la chambre de la noblesse par l’universalité des gentilshommes. Il ne parvint pas à  s’imposer. La dernière tentative qui s’en fit eut lieu à  la diète de 1734.

Au XVIIIe siècle, il y avait un petit millier de maisons nobles. Pour un pays d’un million et demi d’habitants, c’était beaucoup. Et ceci explique (« comme il y a déjà  plus de noblesse que la Suède n’en peut supporter ») que la Forme de Gouvernement de 1720 – élaborée à  l’évidence pour servir les intérêts de l’aristocratie – ait limité les anoblissements à  l’avènement du roi, encore devaient-ils se faire en petit nombre, et souhaité élever la barre d’accès à  la noblesse titrée (art. 44). Cette mesure devait trouver son point d’aboutissement en 1762 lorsque la noblesse, qui se referma alors toute entière en aristocratie, parvint à  obtenir la serrata[152] : dorénavant, il ne serait plus fait de nobles tant que le nombre des familles ne serait pas tombé en dessous de huit cents.

La salle et la tenue des séances au Riddhardus ont été décrits de manière très vivante, en 1829, par Montalembert, alors un tout jeune homme (et dont le père était ministre de France à  Stockholm). Les blasons des familles étaient appendus dans la grande salle, et on les y maintenait une fois les familles même éteintes (aussi, en 1829, y en avait-il 2350). Montalembert donne force détails sur l’ordre et la tenue des séances. Il nous apprend par exemple que les orateurs (comme dans la salle des Menus Plaisirs au début) parlaient depuis leur place en montant sur la banquette.

Le Frihetstiden a introduit une révolution dans le mode de délibération dans la chambre de la noblesse, dont un auteur suédois naguère a justement pointé l’importance[153]. L’ordre ancien était que les votes devaient avoir lieu par classes (riddarhusordning de 1626). Il y avait trois curies : la noblesse titrée ; les sénateurs et leur descendance ; noblesse. Le Frihetstiden bouleversa cet état de choses en instaurant ce que Michaël Roberts a appelé la « riddarhus democracy ». Le vote viritim était institué dans toute l’étendue (règlement de 1723, art. 16) : autrement dit, la règle des trois suffrages curiates était abrogée. La disposition en trois classes ne fut conservée que pour prendre rang et séance[154]. L’institution de cette voix virile revenait à  livrer les délibérations de l’ordre à  la tourbe des hobereaux ainsi qu’à  la masse des ennoblis depuis un peu plus d’un siècle, laquelle composait la majorité monstrueuse de l’ordre[155]. À quoi, l’ère du frihetstiden, à  son début, ajouta encore[156]. Cette assemblée aussi énorme, à  qui il n’était pas rare d’atteindre les neuf cents membres[157], était inévitablement composée d’éléments dont l’indépendance était nulle. Ainsi en allait-il des Bernabotes à  Venise à  la même époque. Au rapport de l’ambassadeur Gooderich, en 1765, la chambre comptait deux cents gentilshommes réduits à  la besace - soit pas loin du quart de ses membres. Cet état de fait est confirmé par le secrétaire d’ambassade Barthélemy (le futur membre du Directoire), en 1772. Barthélémy n’hésite pas à  parler d’indigence. Cela ne pouvait qu’entacher de veulerie bien des délibérations du riddarhus, ces gentilshommes à  la misère se repaissant du moindre os comme autant de chiens courants.

Chaque homme de condition en droit de siéger personnellement pouvait mandater un procureur choisi dans la noblesse. Cette institution a été l’un des ressorts, parmi d’autres, de la corruption qui s’attachait à  la vie parlementaire (v. le chapitre afférent).

Hors de là , les délégations de vote étaient interdites. Un membre de la diète siégeant par droit propre pouvait être chargé de pouvoirs, il ne pouvait pas disposer d’autre voix que de la sienne propre. Cette prohibition valait pour les quatre ordres des états (article 16 du règlement de 1723).

Les privilèges de la noblesse furent confirmés par un acte du 10 octobre 1723[158]. Outre les fonctions de commandement aux armées, la noblesse avait le privilège exclusif d’occuper les plus grandes charges de l’État - ces deux vocations qui dès l’origine la définirent. Ce monopole, sans entrer ici dans les emplois militaires, s’appliquait aux fonctions de membre du riksråd, c’est-à -dire sénateur, la première dignité du royaume, de président des départements ministériels de la polysynodie, les collèges, de premier président de cour souveraine (les quatre hautes cours), de gouverneur des vingt-deux provinces. Toutefois, ce privilège cessait ou était circonscrit dès la strate suivante : ainsi les offices de conseillers de cour souveraine étaient ouverts à  la roture, et la noblesse n’avait droit qu’à  la moitié de ceux de chefs de centaine (härad), l’équivalent de nos bailliages, sinon à  la majorité des sièges des juridictions de province (lägsman).

L’ordre tenait ses séances dans le Riddarhus. Ce bâtiment, en appareil de briques et pierre avec un toit de cuivre en forme de nave, est un des plus beaux de Stockholm[159].

VI. Les deux ordres de l’entresol

L’ordre du clergé

À l’origine, seuls les évêques et les abbés siégeaient aux états. Le bas clergé y était représenté depuis le temps des Sture (régents sous le régime de l’union de Calmar), à  la fin du XVe siècle. Depuis la Réforme, la chambre se composait des évêques[160] et surintendants[161], les premiers sinon les seconds siégeant par droit propre, ainsi que de députés des consistoires et des recteurs de paroisse, à  raison d’un ou d’eux par archidiaconé. Un clivage a toujours existé à  cet égard, qui parfois a pu aller jusqu’à  la fracture[162]. L’ordre était représenté par environ cent cinquante députés. Pour avoir droit de vote, il fallait non seulement être clerc, mais titulaire de bénéfice. Le choix se portait la plupart du temps sur les archidiacres et les détenteurs de cures. L’ordre du clergé maintint toujours que seuls les pasteurs élus par leurs pairs étaient fondés à  représenter l’ordre avec les évêques. D’autre part, à  la diète de 1769, la chambre décida d’exclure tous ceux de ses membres qui avaient été anoblis (si tant est qu’on puisse être anobli jamais pour soi-même) ou dont les fils l’avaient été, sans donc que la noblesse afflue depuis leur auteur. Le suffrage était assez large puisqu’il a pu s’étendre à  certains maîtres d’école. Les trois universités (pépinière du clergé) devaient députer aux états, étant en ce cas vraisemblable que ç’ait été pour cette chambre. Le suffrage était direct. Une particularité du mode de scrutin qui s’attache au clergé, dépendante des modes de procédure ecclésiastiques, est celle du scrutin secret, qu’à  son exemple l’ordre de la bourgeoisie pratiquait aussi, mais plus partiellement.

L’ordre tenait ses séances dans la cathédrale de Stockholm, à  moins d’une convocation en une autre ville (comme pour la diète de Norrköping, en 1769).

L’ordre de la bourgeoisie

Les Bourgeois participent déjà  à  l’élection du roi Magnus Eriksson, dernier des Folkungar, en 1319. Cette chambre représentait les bonnes villes et bien au-delà  puisque quatre vingt dix sept cités et bourgs étaient en droit d’envoyer un député. Upsal et Stockholm en avaient chacune huit (Londres à  l’époque, avec un million et demi d’habitants, a deux députés !). Certains bourgmestres de petites villes siégeaient ex officio. Lors de la diète « jeune bonnet », en 1766, par une rétorsion qui annonce celle, parallèle, que prononcera l’ordre du clergé à  la diète suivante (v. supra), la chambre de la bourgeoisie posa en règle l’inégibilité de qui que ce soit qui détenait ou acceptait une place à  la disposition de la couronne[163].

La Suède du Frihetstiden n’a pas connu en cet endroit les criantes inégalités et les turpitudes qui s’attachaient à  l’oligarchie homologue - non moins corrompue - de la Grande Bretagne, ces bourgs pourris et ces bourgs de poche (les exemples d’Old Sarum et Dunwich sont fameux), objet de scandale, mais l’un des ressorts du système.

Le nombre des députés à  la chambre de la bourgeoisie était variable du fait que les villes (afin d’économiser les frais de représentation) étaient en droit de s’associer pour envoyer un député commun, ou soit que leurs députés siègent par rotation. Ainsi le nombre total des membres de la Chambre oscillait-il entre pas loin de quatre-vingt dix membres et environ cent vingt. Il ne suffisait pas de résider, d’être possédant et contribuable dans une ville ou un bourg pour voter, il était requis d’être de condition bourgeoise. Néanmoins dans les petites agglomérations plus de la moitié des habitants se rencontraient avoir le droit de vote, ce qui réalisait autant de parcelles de ce qu’on appelle l’État populaire. Dans les villes importantes, c’était le contraire. Ainsi dans la capitale, le pourcentage des électeurs tombait à  20% environ de la population adulte masculine. Le mode de scrutin était moins ouvert que celui du clergé. Le suffrage était direct ou indirect. En outre, dans nombre de villes le vote était plural, à  proportion de la fortune ou des affaires. Une rare particularité de cet Ordre est que les femmes n’y étaient pas complètement exclues du suffrage. Le cas se rencontre de certaines qui jouèrent un rôle non négligeable dans la vie politique comme bosses d’une certaine envergure au sein des partis.

L’ordre de la bourgeoisie tenait ses séances dans l’hôtel de ville de Stockholm.

VII. L’état terrien (Bondesständ), communément appelé des paysans

Il est difficile de traduire bonde. Ce mot dans le moyen âge désignait une condition fort élevée, ceux dont l’héritage avait la qualité d’alleu. Il renvoyait aux odalbonder de la Scandinavie légendaire. Ceci est confirmé par une réflexion d’Erik Segersäll, parlant d’un bonde qui avant son élévation à  la royauté lui donnait du fil à  retordre. Or ce roi (mort en 993) fut sans contredit l’un des plus puissants qu’ait connus la Suède. Aussi bien, konr désignait à  l’origine un homme bien né, d’où konungr, « fils », qui a pris le sens de roi. Ce dernier terme a fini par supplanter thiudan, désignation propre du roi en gothique[164]. Ceci s’explique d’autant plus aisément que jusque vers l’an mil, les rois dans la Svea et la Gothie étaient en nombre, un grand roi (l’öfverkonung) et des petits (folkyskonungar), sur deux étages et sinon trois, comme il y en a d’autres exemples[165]. À cet égard la distinction qui s’attachait au nom de bonde entre dans un certain rapport d’analogie. Voyez le nom de la famille de Bonde, parmi les plus nobles de Suède, et qui a donné un roi[166]. Preuve de ce caractère distingué, les sénéchaux des provinces, qui avaient remplacé les anciens rois des peuples étaient choisis dans et par les odalbonder. Encore à  la fin du moyen âge, les sénéchaux avaient la préséance lors de l’élection des rois, et ils accompagnaient respectivement le nouvel élu au cours de sa chevauchée inaugurale dans chaque province.

« En Suède, il y a peu de villes. Les paysans assistent aux états : car ils sont plutôt le corps de la nation que la bourgeoisie »[167]. À l’Ère de la Liberté, les députés du Bondesständ, au nombre d’environ cent cinquante, étaient très loin de représenter l’ensemble de la condition paysanne. Les tenanciers des seigneurs (frälsebönder), étant censés représentés par ceux-ci, n’avaient pas droit de suffrage[168]. De même étaient privés de droit de vote les anciens paysans indépendants (les alleutiers) devenus censiers et redevables de leur tenure aux seigneurs. Cette exclusion s’étendait naturellement à  tout ce qui se situait en dessous de la condition de censier[169]. Il ne semble pas qu’en Suède l’électorat ait compris comme en Angleterre ces tenanciers (il n’est pas besoin de préciser libres puisque le servage y avait disparu) tenanciers soit héréditaires et indéracinables soit viagers ou à  temps, mais à  l’abri d’une grande sécurité juridique[170], ceux-là  même qui constituaient, en Angleterre donc, le fond de l’électorat des campagnes[171].

En Suède, étaient seuls en droit d’élire les tenanciers de la couronne et les paysans pleins propriétaires, pour autant qu’ils cultivent eux-mêmes leurs terres - pas seulement qu’ils en aient conservé le domaine direct – et soient de condition terrienne[172]. Cette précision s’impose parce qu’un propriétaire foncier gentilhomme ou clerc ou de bourgeoisie résidant à  la campagne, et encore bien, à  l’exemple de la landed gentry britannique, y vivrait-il noblement, ce propriétaire terrien indépendant n’avait pas le droit de vote. Ce fait paraît de la dernière étrangeté au Révérend William Coxe, un voyageur anglais, qui a composé un récit de voyage dans le Nord et dont la traduction française, par Paul-Henri Mallet, a paru en 1786[173]. Coxe ne manque pas d’observer que par là  se trouve exclue du suffrage précisément la classe d’électeurs dont l’assiette sociale est la plus solide, dotée d’instruction et d’esprit le plus modéré, celle là  même qui, pour ces temps, était la plus apte à  servir de base au gouvernement représentatif.

Un exemple criant tenait aux maîtres de forge – si importants en Suède – qui ne jouissaient pas du droit de suffrage. Sidérurgie et métallurgie étaient à  l’époque immédiatement dépendantes des cours d’eau (dont le flot actionnait les marteaux pilons) ainsi que de la proximité des forêts (le bois pour les hauts-fourneaux) et des mines (la Suède était riche en métaux), lesquelles se trouvaient par nature au fin fond du pays. Ne pouvant être citadins ou bourgeois, à  cause de la condition de résidence, et d’autre part n’étant pas de condition terrienne, les maîtres de forge se voyaient exclus du droit de vote. Cette exclusion ne pouvait manquer de s’étendre à  nombre d’industriels, dès lors qu’au XVIIIe siècle les fabriques (par les raisons qu’on vient de dire) étaient à  l’écart des villes dont elles ne faisaient alors que se rapprocher. Selon Coxe, des protestations avaient été élevées au début du Frihetstiden, mais il n’y fut pas porté remède.

En cet endroit, et cette fois à  son désavantage, le système représentatif de la Suède pâtissait grandement de la comparaison avec celui britannique, où non seulement les fils des pairs (lords ou lairds et nobles c’est tout un) appartenaient, ainsi qu’on a eu occasion de dire, au commun peuple et par conséquent étaient électeurs et éligibles aux Communes, mais où il en allait de même, à  plus forte raison, des gentlemen (qu’on se gardera bien de rendre, comme dans nombre de traductions françaises de romans, par « gentilshommes »). En Suède, pour le redire, non seulement les différents membres du ramage d’un chef de maison noble, mais encore de son lignage, et ce tout entier, encore remontât-il aux temps de Ragnar Lodbrok, n’avaient pas droit de suffrage dans la chambre de la noblesse, à  moins d’avoir un titre propre. Au contraire, les chefs des familles ennoblies depuis un siècle, lesquels constituaient, nous l’avons dit, la majorité très immense de la chambre, avaient un droit immédiat d’y voter, alors qu’au moins les plus récents satisfaisaient piètrement aux conditions d’indépendance parce qu’ils devaient leur subsistance au pouvoir, soit aux armées soit dans la bureaucratie des collèges. Cette noblesse d’accession n’était pas pour autant composée de propriétaires quand il lui arrivait d’être établie à  la campagne : ainsi des officiers de la milice, simplement chasés dans de petites exploitations du domaine de la couronne (les boställen).

Une représentation aux états de Suède des propriétaires fonciers qui n’étaient pas in personam de condition terrienne aurait été souhaitable, avec admission au droit de vote pour autant qu’ils soient résidents à  la campagne, condition longtemps maintenue en Grande-Bretagne - elle n’y fut abrogée qu’en 1884 -, sans parler du cens d’éligibilité, fondé donc sur la propriété foncière, caractère qui y demeura exclusif jusqu’en 1838. Cette exclusion revenait en Suède à  décourager la seule manière qu’avait un bourgeois d’échapper au monde de la marchandise, de la fabrique ou du capitalisme. En 1765 et encore en 1770, l’anglophile Anders Nordencrantz proposa encore en vain que les propriétaires terriens non-paysans se voient accorder le droit de vote.

Une telle accession aurait permis de surcroît d’introduire un tutorat destiné à  pallier la série d’incapacités dont l’ordre des paysans pâtissait dans l’ordre constitutionnel (v. ici infra). Mais il y a une objection à  cela. Accorder le droit de suffrage à  ce middling landed rank aurait induit un sérieux filtre dans la représentation puisque ces « gens de manoir » pratiquaient un mode de vie qui, en dépit de la bienveillance qu’on leur suppose pour les paysans, et de connivences campagnardes, ne les situait pas moins sur un autre plan que celui des valeurs propres à  la culture populaire traditionnelle.

Diverses incapacités en effet frappaient les paysans en tant qu’ordre. Leur secrétaire (l’équivalent du clerc de la Chambre en Angleterre) était élu non par eux mêmes mais par les orateurs (talman), comprenez les présidents, des trois autres ordres. Cependant, la Forme de Gouvernement (article 47) et à  sa suite le règlement des états de 1723 (article 11), prennent soin de préciser qu’on ne doit point forcer les paysans à  recevoir un secrétaire que l’ordre entier refuserait d’admettre. Cette présomption légale d’illettrisme avait une autre conséquence, de bien plus d’importance. L’ordre n’était pas représenté dans le collège électoral chargé de concourir à  la désignation des sénateurs (Forme de Gouvernement, article 12). Par la même raison, les paysans, réputés ignorants des langues savantes, n’avaient pas le droit de figurer dans le comité secret des états, sekreta utskottet (règlement, article 14). Il fut dérogé à  cette incapacité dans des circonstances exceptionnelles (v. le chapitre sur le comité secret).

La chambre des paysans siégeait en une autre salle de l’hôtel de ville de Stockholm.

VIII. Statut des parlementaires. Garanties et immunités

On s’attachera simplement à  un travers que le parlementarisme suédois partageait avec le britannique, celui du droit pour la Chambre d’exclure l’un de ses membres, pratique qui fut dénoncée par Blackstone dans la première édition de son grand ouvrage. Les exemples sont nombreux. Ainsi Walpole, au début de sa carrière (1711), fut-il exclu de la Chambre des Communes pour corruption — déjà , oserait-on dire. De même en Suède, où l’on vit cet excellent Chydenius se faire jeter hors de la chambre du clergé. Il est des cas où l’exclusion a vraiment passé les limites. Ainsi Pechlin[174], en 1761, après six jours de débats acides, fut exclu du riddarhus à  la majorité d’une voix, et interdit de diète pour celle-ci comme pour la suivante. L’un de ses supporters avait exprimé deux votes, mais la fraude avait été découverte.

On notera, par ailleurs, et sans développer plus avant, que le Règlement de la Diète traite, en des termes fort modernes, de l'irresponsabilité des députés (article 22, pour ce qui tient aux discours), ainsi que de leur inviolabilité (article 23).

Durant l’assemblée des états aucun mouvement de troupes ne pouvait avoir lieu sans leur consentement (règlement de 1723, article 21). Disposition typique de régimes venant de s’évader de la tyrannie ou du despotisme, qu’on retrouvera en France sous le Directoire, dont le régime, comme celui du Frihetstiden, était fondé sur la spécialisation des pouvoirs. Les oligarques afin de se maintenir au pouvoir finirent, après avoir tâtonné un temps, par en violer les dispositions[175]. En Suède celles équivalentes furent habilement éludées lors du coup d’État royal de 1772.

IX. Les états en action. La vie parlementaire

En dehors des travers qu’elle présenta, nous sommes très mal informés sur la vie parlementaire dans ce qu’elle eut de positif. Quel était, en Suède, l’équivalent des records pour les états ou des journaux pour les chambres ? Le compte-rendu des débats proprement dits n’était certainement pas in extenso, mais quelle était son étendue ? Il faudrait pouvoir consulter les relations qui n’ont pas manqué d’être faites dans la presse, dont l’extension était encore limitée, mais l’activité, trépidante (v. ici à  la suite). Tout au plus connaît-on de précieux petits détails. Ainsi, avons-nous dit, dans la chambre de la noblesse, au riddarhus, les orateurs montaient-ils sur les banquettes (comme dans la salle des Menus en juin 1789). Il est très probable que dans les autres chambres aussi ils parlaient depuis leur place, comme dans la Chambre des communes, sans pouvoir dire s’il était de règle de s’adresser seulement au talman comme à  l’endroit du speaker.

Il est notoire que, quand il était donné au parlementarisme suédois d’opérer dans l’apaisement qui appelle la sérénité des travaux - et le fait en dehors des pics de crise était tout sauf rare - il n’était pas moindre en qualité que le modèle de Westminster. Le mode de délibération dans les quatre chambres est relativement détaillé, mais sans plus, par le règlement des états (règlement du 17 octobre 1723). Il suffit de poser les yeux sur son article 16 pour que les rapprochements avec la procédure britannique sautent aux yeux, s’agissant de la nécessité pour les propositions de figurer au préalable sur une table de manière à  pouvoir être conférées par les parlementaires et qu’ils y fassent leurs observations, et aussi sur le nombre de lectures par exemple[176].

On dira incidemment un mot de la liberté de la presse, qui est naturellement inséparable de la délibération parlementaire, sinon toujours forcément de la publicité des débats.

La presse connut un grand développement. Le fleuron en a été L’Argus Suédois, un hebdomadaire satirique, imité du Spectator d’Addison, du Tatler et du Guardian de Steele. Les états de 1726-27 et de 1731 décernèrent un prix à  son rédacteur, l’acerbe et judicieux Dalin. L’une des conditions du gouvernement parlementaire, la liberté de la presse devait être consacrée définitivement par la Tryckfrihetsförorelning du 2 décembre 1766, qui est une loi fondamentale ou organique. Le dispositif doit naturellement être apprécié dans les limites de l’époque. Cette garantie de la liberté de la presse est à  mettre en relation avec, trois ans auparavant en Angleterre, l’affaire North Briton (nom d’un autre journal satirique), provoquée par une perquisition et la saisie de papiers personnels de l’auteur, du directeur de la revue et de l’imprimeur, sur ordre du secrétaire d’État, et qui a donné lieu à  l’arrêt Hucckle v. Money (95, Engl. Rep. 768C. P. 1763). En 1765, Chydenius – sinomane, comme Carl Fredric Scheffer – produisit un tract où il présentait la Chine comme modèle de la liberté de la presse[177]. La Chine en effet pouvait bien l’être alors. La loi fondamentale suédoise sur la presse de 1766 fut saluée par tout ce que la France comptait de libéraux véritables – faune qui y a toujours été rare. Nommément, Dupont de Nemours emboucha les louanges. La France devait soupirer plus d’un siècle après une liberté dont la Suède avait déjà  jeté les bases concrètement dès 1766.

X. L’oligarchie régnante. Hattar et Mössor. Chapeaux et Bonnets. Le système des partis

La Suède a été le premier gouvernement représentatif avec l’Angleterre à  faire l’expérience d’un système de partis à  bien des égards déjà  très avancé, dont ceux du début du moins de l’ère contemporaine dans les autres grands pays étaient encore assez éloignés. Pour autant, on l’a dit, la comparaison des bonnets avec les whigs et des chapeaux avec les tories est trompeuse.

Ces dénominations à  elles quatre relèvent d’un lexique pittoresque dont il y a une foule d’autres exemples, sans parler de l’habitude, encore plus répandue, et qui remonte à  l’Antiquité, consistant à  désigner les partis par un nom de couleur – ce qui n’exclut pas de les affubler par surcroît.

Bonnet se dit en suédois keps ou mössa ; chapeau, hatt ou hue. Mösspartiet/hattpartiet. Il y a d’autres équivalents historiques de désignations partisanes qui tiennent à  des couvre-chefs[178]. À l’endroit de keps il faut prendre garde en français au risque de confusion dû à  l’assonance : keps, pris dans le sens politique, n’a pas le sens de « chapeau »[179]. Lorsqu’on parle au singulier de « bonnet » l’usage est d’utiliser au singulier le terme keps et au pluriel, plutôt celui de mössor. L’adjectif est mössorna (ou kapliga) ; pour « chapeau », hattarna.

Tout comme tory et whig[180], hatt et keps ont une histoire. La mode de ces deux sobriquets affrontés, « chapeau » v. « bonnet », a été lancée lors de la diète orageuse de 1734. De sorte que ce n’est que par anachronisme qu’on peut parler de chapeaux et de bonnets avant cette date. Le choix qu’on fit de ces emblèmes est plus incertain encore que la cause, du moins occasionnelle, de cette opposition symbolique. Au rapport de Geffroy, la correspondance du ministre de France en Suède (qui était donc Castéja) est elle-même embarrassée à  en donner une claire interprétation[181]. Les deux factions se jettent ces noms d’oiseau à  la tête lors de la diète de 1738-39, au cours de laquelle ils s’affrontent avec acharnement. Les années 1738-39 marquent donc la cristallisation tant des dénominations que du système des partis.

Au sortir de la grande guerre du Nord, dont la fin avait marqué pour la Suède une humiliation profonde, les hattar ou chapeaux ont désigné le parti de la « revanche », qui avait la volonté de ramener sans tarder la Suède au premier plan. Cette pose ambitieuse appelait sur eux le soupçon (qui ne fut que trop vérifié) du bellicisme. Hatt faisait allusion au tricorne porté par les militaires tant que dura le style Louis XV[182], qui dès avant la fin de ce règne, avec la fin de ce style, commença d’être supplanté par le bicorne. À l’origine, ce couvre-chef triadique avait des cornes assez démesurées (comme on peut le voir sur les toiles de Gainsborough par exemple). En Suède, les jeunes gens « comme il faut » qui se posaient en patriot boys affectaient de le porter. Par un clin d’œil, le tricorne, pour qui sait voir, apparaît dans cinq des dix gravures sur des dessins de Boucher pour le conte de Faunillane (1741), écrit par Tessin[183], grande figure du parti chapeau. D’où le contraste appelé par mössorna, qualificatif qui désignait les « bonnets », comprenez les bonnets de nuit, autrement dit ceux qui aiment la paix et la tranquillité. Au cours de la diète de 1734, ne prêtait-on pas au ministre de France à  Stockholm, M. de Castéja, homme à  l’antique, d’avoir dit que le ministère bonnet était composé de personnes pour la plupart dénuées de courage et de vigueur. Comme le pointe Michael Roberts, ceci ne veut nullement dire que les bonnets auraient manqué de fierté nationale. Eux aussi voulaient rétablir la grandeur de la Suède. Mais ils différaient sur le temps et le point de possibilité.

Les différences programmatiques

Les chapeaux sont des fidèles de l’alliance française, qui avait garanti la prépondérance de la Suède au Grand Siècle, et rendu inséparable le modèle louis-quatorzien de la grandeur caroline. La figure emblématique de cet attachement a été Sparre (1665-1726)[184]. (Aussi n’est-il pas surprenant qu’il ait pris Tessin pour gendre[185].)

Les chapeaux se défiaient de l’Angleterre : l’alliance de 1719 avec la Grande-Bretagne, peu probante, s’était avérée, selon eux, néfaste[186]. Or cependant, les éléments précurseurs des chapeaux n’avaient pas été hostiles à  la Russie. Une part importante des hattar, en effet, provenait à  l’origine du parti « country », appelé holsténois, désignation appelée par le titre du neveu de Charles XII, qui manqua lui succéder, mouvement par suite porteur de l’idéal carolin (sur ce parti, v. le chapitre relatif à  la royauté élective). L’holsteinska partiet, le parti carolin, non sans paradoxe (quand on sait l’aversion de la nation suédoise), inclinait à  la Russie, sans s’arrêter ici à  l’inclination bien naturelle envers une autre puissance du prince emblème de cette mouvance[187]. Il faut prêter attention à  ces circonstances si l’on veut comprendre la configuration internationale qui a appelé de la part de la Suède l’alliance avalisée par la diète de 1723, à  la faveur d’un léger regain du parti holsténois, puis le renversement effectué lors de la diète de 1726-27, qui mit ce parti en voie d’extinction, et enfin, au cours de celle de 1734, le retournement d’allégeance de ce même parti désormais expirant (v. infra l’annexe). C’est au cours de cette diète que les sobriquets affrontés commencent de prendre leur envol. La diète de cette année là  signale, sur les cendres du parti holsténois, la résurrection du phénix carolin, avec les toutes premières armes du parti chapeau. Ce baptême du feu fait époque : c’est la mise en place du système de partis du frihetstiden, appelé à  se fixer dans sa forme canonique lors de la diète suivante, celle de 1738. Mais revenons à  la diète de 1734. L’adversaire le plus en flèche de Horn dans le sénat était alors Carl Gyllenborg, dont, sans s’attarder à  décrire les brillantes qualités médiatiques, il suffira de dire qu’il était « le contraire en un mot de ce qu’était Arvid Horn » (Geffroy). Gyllenborg était la figure la plus marquante de l’opposition depuis la diète de 1726-27, qui vit consolider le pouvoir de l’homme nécessaire et au cours de laquelle Horn, avec une habileté consommée, parvint à  imposer un changement à  vue (v. l’annexe). Au cours de la diète de 1734, Gyllenborg va devenir leader des naissants chapeaux, figure de ralliement autour de laquelle s’agrège le parti. Il faut arrêter à  cette diète puisque c’est donc à  cette occasion que le système de bipartisme distinctif du frihetstiden émerge, disions-nous, avec, en 1735, l’interaction afférente de deux coalitions de puissances étrangères, configuration qui apparaîtra désormais établie à  la diète suivante de 1738, celle qui débouchera sur l’alternance : Tessin, allié à  Gyllenborg, en fut élu le maréchal, signe évident que Horn avait perdu la main. Le grand ministre ne tarda guère à  être acculé à  la démission, sous la menace qui se profilait : la nouvelle majorité lui fit comprendre qu’il n’était pas à  l’abri du licenciement qui venait de frapper plusieurs de ces collègues (v. infra) ; et il eut pour successeur dans la présidence de chancellerie Gyllenborg.

XI. Mise en place du système des partis. Renversement d’alliance et retournement d’allégeance lors des diètes de 1723 à  1738. Consolidation, érosion et chute d’Arvid Horn

Signe d’un retour en force relatif, le parti holsténois lors de la diète de 1723 sembla imprimer une direction vers ce qui allait devenir la Ligue de Vienne, l’une des deux coalitions qui se formaient alors en Europe, et - plus difficile - était parvenu à  faire incliner la diplomatie suédoise vers la Russie : un traité d’alliance sera conclu l’année suivante[188]. Le penchant pour la Russie de la mouvance qui tenait le flambeau de l’idéal carolin s’explique parce que Pierre le Grand (outre la considération que cet homme d’exception avait eue pour son génial adversaire) s’intéressait à  la cause du neveu de Charles XII non moins qu’à  ce prince lui-même dont il finit, en 1725, par faire son gendre, en lui donnant sa fille aînée. La descendance patrilinéaire des Romanov ne tenait plus qu’à  un fil : elle devait s’éteindre cinq ans plus tard dans les mâles, par la mort de Pierre II ; l’ultime agnate, l’impératrice Elisabeth, mourut en 1761. De ce jour, soit en 1725, la question de la succession de Suède, à  laquelle briguait le neveu de Charles XII, entra dans un lien extrinsèque avec la dévolution impériale en Russie, quelles que soient les précautions arbitraires que Pierre ait prises à  cet égard[189]. À la diète de 1723, le duc de Holstein reçut des assurances « quoique en termes vagues et mesurés » quant à  la succession du roi régnant (le roi Frédéric). Lorsqu’en 1725 les deux coalitions rivales se furent formées entre les puissances[190], la question se posa de savoir à  laquelle des deux la Suède devait se rallier. La question faisait débat. La majorité dans le Sénat était indécise, et devait le demeurer jusqu’au choix final. La tenue des états, qui tombait l’année suivante, allait pouvoir aider à  la résoudre. Arvid Horn était à  la tête de la chancellerie, qui comme tel dirigeait la politique extérieure du royaume. Il méditait un renversement d’alliances, mais sur le plan parlementaire il fallait s’en assurer les bases. Lors de cette diète de 1726-27, il fut élu maréchal (c’était la deuxième diète où il eut cet honneur). Fort de cette élection, il parvint à  éluder l’entente avec la Russie, conclue deux ans auparavant[188], alors même que cette puissance, en août 1726, venait de rejoindre la Ligue de Vienne. Le président de chancellerie fit rallier à  la Suède la coalition rivale, celle de l’Alliance d’Hanovre, qui, comme l’a dit Tessin, « détraqua et disloqua pendant un temps le système en Europe »[192]. La Suède y accéda en novembre 1727[193]. Ce renversement d’alliances a dépendu, dans le Sénat, du suffrage du roi Frédéric (voy. le chapitre relatif au Riksråd). Auprès de l’opinion, Horn fut aidé par les circonstances qui, déjà  dans le courant de l’année précédente, n’avait pas plaidé en faveur de la Russie[194] et avaient sérieusement entamé les penchants du parti holsténois. Or il arriva que suite au décès de l’impératrice Catherine, en mai 1727, le duc de Holstein perdit le soutien de cette puissance. Horn, pour emporter l’adhésion de la diète à  son revirement d’alliances, s’appuya sur la dissidence « patriote », au sens anglais, du parti holsténois et, naturellement, sur le parti hessois - soutien du roi régnant - ainsi que sur un tiers-parti de familles aristocratiques pro-françaises (Claude Nordmann), par quoi il faut entendre probablement les La Gardie et les Sparre. L’accession réussie par Horn de la Suède à  l’Alliance de Hanovre démontre que, même si l’entente avec la Grande-Bretagne demeura toujours le point cardinal de sa politique, Horn n’était nullement opposé à  la France de Fleury, tant que la monarchie bourbonienne persistait dans le self restraint d’une attitude compatible avec son propre système, axé sur la nécessité de conjurer pour la Suède toute reviviscence à  rebours, comprenez la pulsion du « désir d’empire ».

On passera rapidement sur la diète de 1731 qui n’en marque pas moins un tournant puisqu’elle signale un recul de l’influence de Horn : celui-ci en fut élu maréchal à  une majorité de treize voix sur plus de neuf-cents votants.

Venons maintenant à  celle de 1734. La convocation des états en 1734 avait été appelée par la situation internationale, le déclenchement de la guerre de succession de Pologne. Arvid Horn était tenant de rester sur le mont Pagnotte (ce qui revenait à  regarder la curée), en déclinant les avances de Louis XV - qui soutenait, comme on sait, les droits de son aimable beau-père. Horn, tout à  sa logique, y fit défendre la politique de non-intervention. Il semble bien que l’opinion publique suédoise ait été d’un avis fort contraire. Lorsque s’ouvre la diète, en mai, c’est non sans émotion qu’elle voyait le roi Stanislas, que jadis Charles XII dans son triomphe avait fait déjà  élire, avoir dû trouver refuge dans la ville libre de Dantzig, que les Russes étaient venus assiéger, et qui éprouvait pour lui d’être bombardée, avec la consolation d’un secours dérisoire expédié par le timide Fleury (du moins l’héroïque Plelo sauva l’honneur[195]). La fierté nationale réclamait en Suède de porter secours à  ce bon roi, et dans tous les cas, de le remettre définitivement sur le trône, en cueillant des trophées qui feraient renouer avec la grandeur caroline. Or ici cependant l’opposition à  Horn, le parti « country », s’inscrivait dans un porte-à -faux lamentable. Son chef Gyllenborg était bien loin de pouvoir se faire une arme de l’opinion en s’en faisant le héraut. C’est que, dans la note dépassée de l’holsteinska partiet (dépassée, elle l’était assurément depuis 1727), il persistait d’incliner à  la Russie, puissance qui - appuyée de l’Autriche - dans la querelle de la succession polonaise entendait imposer par les armes des vues diamétralement opposées à  celles de la France. De sorte que Gyllenborg avait été bien obligé d’apporter son soutien à  Horn, son grand adversaire. Laissons parler l'historien Erik Geijer : « Le 11 octobre, il avait combattu l’envoi des troupes en Pologne ; le 22 du même mois, dans une conférence entre les députés des états et le sénat, il soutint un autre langage, comme s’il n’eût été que l’écho du baron de Goertz »[196]. C’est qu’entre temps, Gyllenborg, jusque là  lécheur de pattes de l’ours russe (par un zèle attardé qui faisait contraste avec l’inclination expirante du parti holsténois), soudain avait porté son allégeance à  la France. L’évènement fit sensation. Gyllenborg, homme d’esprit et de profonde intrigue, avait été pris à  son propre jeu[197]. Il n’eut d’autre ressource que d’aller faire la soumission du parti au ministre de France (Castéja). En suite de quoi, le comité secret des états, sur lequel maintenant Gyllenborg avait prise, décida l’année suivante en faveur de la France. Une convention d’alliance et de subsides fut conclue[198]. Cependant, Horn parvint à  la torpiller en faisant insinuer un article par lequel la Suède réservait ses engagements antérieurs, ce qui de façon implicite renvoyait au traité d’alliance avec la Russie de 1724. La manœuvre avait un but. À un an de l’expiration de ce traité, il réussit à  faire conclure avec la Russie son renouvellement[199]. À partir de là , le traité du 14 juin était entièrement vidé de sa substance. Sur ce constat, la France refusa de le ratifier.

Un revirement aura lieu trois ans plus tard, qui par cela même signalera pour Horn le commencement de la fin. Lors de la diète de 1738, le signal en fut l’élection de Tessin, abouché à  Gyllenborg, comme lantsmarkalk. La diète, que les chapeaux étaient en passe de dominer (comme l’élection du maréchal venait d’en administrer la preuve), fit imprimer à  la diplomatie une direction pro-française. Le traité conclu avec le nouveau représentant de Louis XV, Saint-Séverin, reprend les dispositions avortées de 1734 en leur donnant une extension plus grande : la durée passe de trois à  dix ans[200]. Horn faisait partie du train de cinq sénateurs chargés de la négociation par le comité secret des états, mais il n’était plus en position d’ériger des contre-feux. À terme, ce traité signifiait le démantèlement de son système. Arvid Horn devait résigner ses fonctions quelque quarante jours plus tard.

Le diptyque défendu par les bonnets en matière de relations internationales demeura indéfectiblement l’entente avec la Grande-Bretagne[201], dont celle avec la Russie n’était que l’accessoire. La primauté de cette alliance se justifie au regard du pacifisme des bonnets, lequel motivait non moins leur attitude, par une raison cette fois qui tient du repoussoir, à  l’endroit de l’inquiétant empire. Le Royaume-Uni, à  la fois dans l’intérêt de son négoce, mais aussi surtout par la nécessité des approvisionnements de sa marine, veillait avec constance à  désamorcer les conflits en Mer Baltique et, dans tous les cas, à  empêcher le retour de la grande guerre du Nord. En outre, là  où la France bourbonienne n’avait de dessein pour la Suède que de lui rendre de la grandeur en tirant l’institution monarchique de sa nullité, l’Angleterre de la Glorieuse Révolution était la seule à  défendre de façon sincère le maintien du gouvernement libre que la Suède s’était donnée, car l’autocratie russe ne fit jamais dans cette république royale qu’y entretenir les ferments de la licence, le despotisme s’y faisant le prosélyte du parlementarisme total. La Russie et la Prusse, tout en se concertant déjà  sur le partage des dépouilles[202], veillaient jalousement à  miner toute velléité de retour au premier plan de la Suède, comme de la Pologne-Lituanie, dont les deux puissances complices veillaient à  maintenir comme on sait de façon studieuse le Roi dans l’oisiveté et la République, dans l’anarchie la plus complète. Rulhière, qui fut le secrétaire de M. de Breteuil à  Saint-Petersbourg et à  Stockholm, a tout dit là  dessus[203]. Au vu de ces trames, les politiciens de la Suède témoignèrent à  peine moins d’inconscience que ceux de Pologne-Lituanie. Un témoignage glace le sang. C’est le passage d’une lettre du chargé d’affaires de France à  Stockholm, qui décrit la réaction des sénateurs de Suède à  l’annonce des agissements dont la Pologne était accablée. Aussi, au risque du hors-sujet, n’avons-nous pas la lâcheté de le taire ; nous le livrons en note[204]. Des dépouillements opérés par Geffroy, il ressort que la diplomatie menée dans ce double dessein par le Grand Frédéric et la Sémiramis du Nord fut un abîme de malice[205].

Cependant, quoiqu’on ait dit, les bonnets n’étaient pas plus favorables que cela à  la Russie, si ce n’est les actes d’abandon dont la chambre du clergé était parfois saisie[206]. Le parti-pris qui les distingue est d’éviter toute provocation et de persévérer dans la précaution de ménager cet empire. Ces vues de haute politique s’accompagnaient de considération plus terre à  terre, qu’a pointées Michael Roberts. Là  où les chapeaux, amis de la France, voyaient affluer un pactole que déversait sur eux le pouvoir ministériel bourbonien, l’escarcelle des bonnets était beaucoup moins remplie parce que les secrétaires d’État britanniques, dépendants des chambres et qui devaient rendre des comptes, mesuraient les subsides, et ce d’autant plus que l’emploi domestique de ces sommes, sans quoi il n’y avait pas de domestication possible du suffrage, était un instrument inséparable du gouvernement parlementaire. Les poches moins garnies que les chapeaux, les bonnets n’eurent donc d’autre ressource que de se tourner vers une autre grande puissance, laquelle ne pouvait être que la Russie. Or celle-ci déversait l’or à  pleines mains. Les bonnets n’hésitèrent pas à  en être soudoyés afin de contrer leurs compétiteurs, ce qui, encore une fois, n’excluait nullement de leur part, au contraire des aventureux chapeaux, de maintenir avec constance une politique circonspecte visant à  contenir ce grand empire.

Les chapeaux, épris de colbertisme, sont mercantilistes ; les bonnets s’avèrent beaucoup plus favorables à  ce que les Britanniques appellent le monied interest. Les premiers mirent en œuvre une politique, très coûteuse, d’aide publique aux fabriques et d’expansion commerciale par dumping (dont l’Angleterre, en 1690, avait lancé la pratique) appuyée sur des actes de navigation. Les vieux bonnets ne furent pas exempts de ces mesures, étant clair que leur libéralisme en économie est plus proche de Josiah Child que d’Adam Smith. Cette politique d’économie mixte et contrôlée, l’interventionnisme, a trouvé son pourfendeur dans Chydenius (l’ « Adam Smith du Nord »), l’attachant député du clergé de Finlande, qui se classe parmi ces économistes libéraux qui ont le souci des humbles. Aussi bien, les critiques d’Anders Chydenius, qui appartenait au mössapartiet, reçurent un accueil mitigé au sein des « jeunes bonnets », comme le prouve l’aventure qui lui arriva lors de la diète de 1766, qui prononça son exclusion [207]. Les vues des jeunes bonnets étaient en effet plus proches de celles de l’abbé Galiani (ou de Vincent de Gournay) que de l’abbé Morellet et à  plus forte raison du pasteur Chydenius.

Les chapeaux, une fois au pouvoir, firent leur cheval de bataille de l’État « démiurge », lequel était selon eux la condition du rétablissement de la Suède au rang de grande puissance. Par contraste, les pacifiques bonnets, adeptes du monétarisme et d’un timide libre échange, ne sont guère portés au dirigisme et à  faire chauffer l’économie. En outre, ils manifestent un intérêt réel, et d’ailleurs sincère, pour l’agriculture, qui s’explique d’abord parce que l’ordre du clergé était bonnet par nature. Aussi nombre des recteurs de campagne avaient soin de la condition matérielle de leurs fidèles et pour quelques uns étaient adeptes de l’agronomie (une mode que Tessin accabla de ses sarcasmes, où il y trop de fiel), comme Chydenius dans sa paroisse d’Ostrobothnie. Les bonnets faisaient d’ailleurs reproche aux chapeaux de s’en désintéresser. Il est symptomatique que les chapeaux aient soutenu la politique tendant à  forclore l’openfield[208], qui a abouti à  détruire l’agriculture la plus traditionnelle, et dont l’effet et le but (en fragilisant la petite paysannerie et réduisant les journaliers à  l’exil) étaient de constituer une chiourme pour l’industrie manufacturière dans un pays dont les natifs, de temps immémorial, n’avaient jamais connu le servage de corps.

Enfin, la conception que les bonnets et des chapeaux avaient de la monarchie et de l’interprétation à  donner à  la Forme de Gouvernement n’était pas la même. C’est ici plus que jamais que la comparaison avec les whigs et les tories s’avère défectueuse. Même si Gyllenborg, leader prototype des chapeaux, a cultivé jadis des liens personnels avec les tories[209], et si l’holsteinka partiet peut passer en un sens - discutable - pour le parti « national », il n’a pas grand chose à  voir avec ce country party, concept « gaullien », dont Bolingbroke a été l’inventeur à  la même époque. Plutôt que des tories, alors en voie de recyclage et dont le nom même va subir une éclipse, les chapeaux sont dans leur première phase à  rapprocher des whigs anti walpoliens, et ils sont à  cet égard beaucoup plus proches de Carteret (futur Granville) que de Stanhope (alias Chesterfield). Et il n’est pas indifférent que Carteret aux années cruciales de 1719-21 ait été le ministre de Grande-Bretagne à  Stockholm.

Dans leur défiance respective du système de pouvoir de Horn, parallèle de celui de Walpole[210], les chapeaux s’avèrent, sous le rapport précis de la conception de la monarchie parlementaire, plus proches sur le fond des real whigs que ne sont les bonnets. Il y avait là  chez les chapeaux une contradiction grave. Ils avaient, pour quelques rodomonts d’entre eux, l’ambition de faire renouer la Suède, à  marches forcées, avec un dessein impérial ; pour les moins intrépides, soit le gros du parti, de restituer sans différer d’un moment au pays un peu de sa grandeur passée. Il doit paraître évident que la seule manière d’y atteindre aurait été de commencer à  tirer la monarchie de son néant. C’est la conclusion à  quoi finira par aboutir le duc de Choiseul, dans sa célèbre lettre (à  Breteuil) du 22 avril 1766, après que la France bourbonienne eut prodigué durant deux décennies des sommes immenses à  une faction de farauds dont la prétention était de rétablir la Suède dans sa splendeur tout en maintenant la royauté dans l’esclavage.

Si les chapeaux avaient été conséquents, il n’aurait suffi déjà , dans ce grand dessein, que d’instaurer une monarchie parlementaire digne de ce nom. À l’issue de la Guerre de Sept ans, la Grande-Bretagne de Chatham n’avait-elle pas réussi à  humilier la plus puissante au Monde des monarchies demeurées pures ? Mais si invétérées demeuraient les préventions des chapeaux qu’ils en étaient à  l’évidence fort loin. À supposer que l’idée s’en soit incrustée à  temps - par impossible -, on ne s’en fût pas moins heurté à  une contradiction objective, d’ordre historique, où le droit constitutionnel est intéressé. Il n’est pas de monarchie sans noblesse, comme l’a très bien vu Montesquieu, mais il n’est pas de monarchie parlementaire viable qui n’ait été constituée, à  l’origine, par l’aristocratie. Sous ce rapport précis, on se gardera donc de confondre celle-ci avec la noblesse au sens propre, laquelle, on vient de le dire, est indissociable de l’institution monarchique. Or la noblesse en Suède, bien qu’elle fût très loin d’être devenue une aristocratie pléthorique comme en Pologne, où l’ordre équestre avait tout phagocyté (repoussant de surcroît l’influence des magnats), la noblesse suédoise n’en demeurait pas moins sous l’emprise idéologique de l’aristocratie véritable, celle-là  même qui sortait d’avoir été sévèrement brimée du temps de l’absolutisme et avait souffert, outre mesure, de la réduction. L’aristocratie, dans le cas, bien évidemment, où elle ne détient pas à  elle seule l’autorité toute entière, a pour idéal natif irréductible le gouvernement mixte. L’avatar ultime de celui-ci, par exténuation de l’un des termes (la royauté), est précisément la république royale - système qui est l’antipode de la monarchie. On pourrait être fondé à  croire que cette forme de gouvernement débile, l’avatar ultime, induit une contradiction béante avec la lubie des chapeaux, la fantasmagorie de la grande puissance. Il n’en est rien. Tant est si vrai – l’ « Athènes du Nord » rejoint ici l’Athènes antique – qu’une démocratie de nobliaux à  rapières se révèle vite agressive tout pareillement que la multitude sous l’emprise des démagogues. Le motif de cette prévention à  l’endroit de la monarchie sous le frihetstiden tient à  ce que les préjugés aristocratiques offraient beaucoup plus d’extension dans la noblesse chapeau que dans celle bonnet, où ils s’y restreignaient à  l’aristocratie de vieille roche, laquelle était, comme on sait, aussi bien représentée chez eux que chez leurs rivaux. La bourgeoisie chapeau partageait ce parti pris anti-monarchique, non certes comme telle (la bourgeoisie n’a jamais eu à  craindre de la monarchie, qui, lorsqu’elle n’a pas perdu la raison, s’est toujours appuyée sur la classe moyenne) ou par libéralisme politique (en économie les bourgeois chapeaux ne sont pas des libéraux). La raison en est simple : la bourgeoisie, tant d’ailleurs chapeau que bonnet, s’était constituée, dans son ordre, elle aussi, au plan supérieur, en oligarchie, et à  certains égards plus concentrée et plus puissante (que l’aristocratie) ; et c’est cette dimension oligarchique qui la rendit rétive à  une institution monarchique forte, tant du moins que l’échec de la forme de gouvernement du frihetstiden ne fut pas devenu évident. Les chapeaux persistèrent dans leur prévention presque jusqu’à  la fin du régime. On n’ignore pas que les séquelles finirent par traverser l’ambition gustavienne. Néanmoins, à  la fin des années 1760, à  la faveur des ultimes reclassements, bon nombre de chapeaux se guérirent de cette phobie quand il devint criant que les institutions s’avéraient irréformables si l’on prétendait maintenir le respect scrupuleux des formes.

Les vues des anglophiles bonnets étaient moins éloignées, en un sens, de la monarchie parlementaire. Non seulement en effet ils avaient en pratique sinon un grand respect de la prérogative - une note qu’en revanche cultivèrent au sein du parti « patriotique » les MP indépendants en Angleterre[211] - du moins le souci de ménager l’autorité royale. Leurs meilleurs auteurs défendaient un système relativement favorable au pouvoir monarchique (v. troisième partie le chapitre relatif à  la balance des pouvoirs).

Rappelons enfin avec insistance qu’il faut renoncer, en dernière analyse, à  la comparaison avec les partis britanniques. Dès que celle-ci atteint à  un certain point de généralité, elle devient fausse. Ce constat s’étend à  des considérations accessoires : ainsi par exemple le lantpartiet qui s’agrégea (autour de Pechlin) en 1760 ne saurait-il être traduit par « country party » ; le hovpartiet a recouvert des réalités d’apparence sensiblement différente (nous avons parlé d’avatars) et dépendit surtout des humeurs et des capacités d’aimantation de la cour.

Composition sociale

La grande noblesse se répartit à  peu près également entre chapeaux et bonnets ; la noblesse d’épée ainsi qu’une bonne part des hauts grades ou bien les officiers hors cadre ou sans solde, inclinent aux chapeaux ; la noblesse de robe courte était partagée, d’autant qu’elle était tributaire en partie du système des dépouilles, à  même de jouer de fait. Car si l’inamovibilité des fonctionnaires était de règle, on pouvait les presser d’accepter un autre poste ou sinon, en leur faisant un sort impossible, les acculer à  la démission. Cette noblesse des bureaux et la roture des grands commis qui avaient souffert des compressions de traitement imposées par Horn s’enrôlèrent sous la bannière des chapeaux lors de la formation de ce parti (Claude Nordmann).

Particularisme très digne de remarque : les bonnets étaient largement dominants dans la noblesse de Finlande.

L’ordre du clergé maintint jusqu’au bout une allégeance bonnet, surtout le haut clergé, qu’il devait au fait qu’il était tiré massivement de la bourgeoisie et, à  un moindre degré, de la paysannerie[212]. La plupart des familles épiscopales étaient bonnet, même après que les chapeaux eurent conquis le pouvoir et furent en position d’émailler les sièges de quelques uns de leurs fidèles.

Dans la bourgeoisie, commerce et négoce et aussi la finance semblent bien avoir été assez majoritairement bonnet. En revanche, sont à  dominante chapeau la banque, le grand négoce, le long cours et les armateurs (« la noblesse de Skeppsbro ») ainsi que les maîtres de forge - dont on a rappelé en Suède l’importance. Les manufacturiers et les traitants en relation avec les commissaires des guerres étaient portés d’instinct aux chapeaux. Il faudrait avoir du temps, et lire les témoignages, pour mieux cerner d’autre part ce middling rank composé de tout ce qui n’était pas de condition, mais pour autant, ayant un état honorable, un emploi public, ou de profession libérale, signalait l’honnête homme et sinon même (fort au-delà  de la condition noble en soi) approchait l’homme de qualité. Ce groupe voyait ses éléments désignés en suédois du nom d’ofrälse ståndspersoner. Ces derniers ont été pour une bonne part le vivier des chapeaux lors de l’émergence de ce parti. On se gardera bien de les réduire à  ces grands commis déçus par Horn et qui furent aux naissants chapeaux un ingrédient appréciable (v. supra), mais il n’y a pas de doute que bien de ces hauts fonctionnaires frustrés ne doivent être compris parmi les ofrälse.

L’ordre terrien avait formé naguère les gros bataillons du parti appelé holsténois (sur l’holsteinska partiet, v. seconde partie le chapitre sur la royauté élective). Bien que les chapeaux aient été pour une large part issus de ce parti, les paysans avaient peu d’inclination pour eux parce qu’ils étaient des « va-t-en guerre » ; aussi l’ordre terrien avait-il transféré son allégeance aux mössorna, et il était foncièrement bonnet, mais avec une minorité chapeau qui était fort loin d’être négligeable et à  qui il arriva d’atteindre à  la majorité, forte même (comme il advint lors la diète de 1769).

Renouvellement des partis

À la toute fin des années 1750, alors que le climat d’idées s’était modifié en Europe, la nouvelle génération des bonnets imprima au parti une évolution des ses thèmes assez comparable à  celle des modern whigs. « Les partis ont besoin de se dépouiller du vieil homme quand ils veulent arriver à  une véritable action politique sur la société » (Michaud). Les vieux bonnets, de même que les old whigs, avaient joué la frugalité, inséparable d’une société marchande digne de ce nom selon Montesquieu et Hume (déjà  Fénelon), austérité dont avait su jouer Arvid Horn quand il jouait les Caton l’Ancien. À l’opposé, les chapeaux avaient conçu l’économie comme l’instrument d’un redressement stratégique. Or les faux prestiges de l’économie dirigée étaient éteints. C’est que la part la plus prospective de la génération nouvelle, laquelle au vrai était loin de s’étendre à  tous les « jeunes bonnets » non plus qu’à  l’ensemble des chapeaux progressifs, aspirait à  l’expansion des richesses fondée sur l’homo faber et le progrès de l’esprit humain[213]. Cette évolution n’est pas sans rapport avec la prise de distance en France au sein des physiocrates de ceux qui allaient devenir les premiers économistes libéraux, distanciation dont il n’est pas certain que les intellectuels suédois liés aux physiocrates aient au pris au début toute la mesure[214]. Ce renouvellement de l’idéologie s’est accompagné d’une modification du comportement politique enclin désormais aux solutions d’envergure, las des querelles lilliputiennes inséparables des régimes de liberté de l’ancien monde, annonce la Révolution.

XII. Le bipartisme et l’alternance

Le système parlementaire du frihetstiden se caractérise par un bipartisme, à  première vue, relativement beaucoup plus frontal, moins traversé de courants amphibies ou déchiré par les sous obédiences, que son analogue britannique, et, conséquemment, moins affecté dans l’ensemble par l’existence d’un marais ou son antitype, la contre opposition interne. Même si ces affirmations doivent être fortement nuancées, elles permettent de déboucher sur le constat que le régime revêt à  cet égard une configuration notablement plus « moderne » que celle du parlementarisme britannique de la même époque.

Les diètes de l’Ère de la Liberté

NB. Dans la mesure où le clivage chapeaux-bonnets ne s’est pas encore prononcé, il ne sera pas traité des diètes de 1723, 1726-27, 1731, lesquelles viennent d’être évoquées (v. supra).

-* 1734 : les bonnets tiennent encore les ordres non privilégiés, mais dans la chambre de la noblesse les naissants chapeaux ont la majorité. Carl Emil Lewenhaupt (olim Leijonhufvud), rallié à  Gyllenborg, est élu maréchal de la diète.

-* 1738-9 : majorité chapeau en puissance : l’élection de Tessin comme lantmarskalk est pour Horn le signe de tous les dangers (Lewenhaupt respirait la probité, mais n’était pas une flèche). Suite à  démission de trois de ses collègues menacés de licentiering, Arvid Horn préfère devancer l’orage et résigne ses fonctions. Alternance : le leader chapeau, Carl Gyllenbog devient président de chancellerie.

-* 1740-41 : diète extraordinaire sous influence chapeau, laquelle déclare la guerre à  la Russie. Le maréchal est, pour la seconde fois, le lieutenant général Lewenhaupt[215].

-* 1742-43 : diète de crise appelée par la catastrophe, où les bonnets ont l’avantage (Matthias-Alexander de Ungern-Sternberg est élu maréchal), mais au sortir de laquelle les chapeaux parviennent à  conserver le pouvoir de justesse.

Dans l’intervalle entre cette diète et la suivante, apparition d’un tiers parti, nouvel avatar de celui de la cour, dont la réémergence est la conséquence du sentiment de déception éprouvé à  l’endroit du vieux parti par une part exigeante des bonnets et l’espace libre, favorisé par les querelles intestines des chapeaux, dont le comité central est dans ce passage du gué tiraillé de rivalités (Claude Nordmann).

-* 1746-47 : Les bonnets parviennent à  emporter l’élection du maréchal (toujours Ungern), mais sans grand résultat, du fait que la position des chapeaux dans l’ensemble n’est pas si défavorable et qu’ils sont plus fins manœuvriers (le fort des chapeaux était leur tactique parlementaire). Aussi l’habile Tessin parvient-il à  diviser le parti adverse[216].

-* 1751-52 : majorité chapeau (Henning Gyllenborg élu maréchal). Avènement d’Adolphe Frédéric, qui se détache des chapeaux, leur reprochant d’avoir trahi leurs promesses de renforcer la prérogative lorsqu’il monterait sur le trône. Le roi cherche ses marques, en demandant officiellement à  ce que ses pouvoirs soient précisés.

-* 1755-56 : item (Axel de Fersen senior, maréchal, « vieux Républicain »[217]). La diète provoque le roi et manque de respect à  la reine. Echec du coup d’État instigué par la cour et dont les conjurés réalisaient un conglomérat bonnet de vieille noblesse et de jeunes officiers des gardes. Le comité secret déjoue le complot, la diète elle-même procède judiciairement sur un mode extraordinaire. Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer l’effet de ressac sur le monarque (v. seconde partie chapitre 1er). C’est lors de cette diète qu’est inventé le palliatif de l’estampille ou griffe (v. le chapitre relatif à  la balance des pouvoirs 2ème partie).

-* 1760-62 : item (bis), mais la majorité chapeau est menacée : dissidence du transfuge Pechlin (opposé à  la guerre de Poméranie), qui passe aux bonnets. Néanmoins Pechlin inspire à  sa mouvance de sauver le ministère – situation un peu comparable à  celle qui bénéficia aux whigs juste après la chute de Walpole. Aussi les chapeaux s’étaient résolus à  lâcher du lest (moyennant le sacrifice de trois sénateurs). Chapeaux et bonnets étaient de force sommairement égale, faute d’assez de fluide parlementaire (composé de députés susceptibles de se porter vers l’un ou l’autre des deux râteliers), dès lors que la dissidence Pechlin ne s’est pas portée au point de voter avec les bonnets le licenciement du ministère tout entier. Les chapeaux en furent réduits à  composer sur un mode un peu sordide de broad bottom, formule dont Bolingbroke avait posé en son temps l’idéal[218]. Le banc d’essai en avait été interrompu un an auparavant en Grande-Bretagne[219], une année à  peine après l’avènement de George III, et par ce roi lui-même, adepte de l’idéal du king patriot de Bolingbroke mais pas sur une tranche pelhamite.

-*1765-66 : célèbre diète « jeune bonnet », la plus longue de l’histoire de Suède. Thure Gabriel Rudbeck est élu maréchal, par cent dix-sept voix de majorité (532 voix contre 415). En 1768, le sénat dominé par les bonnets se refuse à  la convocation anticipée des états que l’opposition réclamait avec instance ; le système de secours de la griffe s’enraye ; Adolphe Frédéric dépose la royauté, et ne revient sur son abdication que lorsque le sénat cède. La ligne de conduite adoptée par le monarque a été instiguée par prince royal Gustave et la crise, gérée par ce dernier.

-* 1769-70 : diète de Norrköping (puis de Stockholm). Au sortir de la crise constitutionnelle de l’année précédente, retour en fanfare des chapeaux. Ceux-ci, par une retenue assez inédite, veillent cependant, dans ces circonstances de tension extrême, à  ne pas s’arroger une trop grande part de dépouilles. L’ampleur du revirement était telle que les hattar étaient parvenus à  se tailler une forte majorité au sein de la chambre des paysans. Le maréchal est, pour la troisième fois, Axel de Fersen senior, élu à  une majorité écrasante contre le bonnet Thure Gabriel Rudbeck (600 voix contre 370). Echec de la tentative de la réforme de l’État entreprise par la diète (sur les positions adoptées en cet endroit par chaque chambre, v. infra seconde partie le chapitre afférent).

-* 1771-72 : retour de flamme des bonnets qui dominent les trois ordres non privilégiés, non d’ailleurs sans une certaine arrogance. Geijer parle d’ « abîme d’orgueil » (cet historien cache mal à  l’ordinaire une prévention à  l’encontre des bonnets). La chambre de la noblesse, divisée, élit dans le plus grand tumulte pour maréchal le chapeau Axel Gabriel Lewenhaupt (le fils du général malheureux). Cette diète intervient en suite de l’avènement de Gustave III qui provoque le constat de l’impasse du régime et finit par imposer une révolution.

XIII. La vie politique, le système de l’Influence et la corruption de la part des puissances étrangères

Bon ombre de mots du lexique politique suédois viennent de l’anglais par l’intermédiaire du français. Gunnar de Proschwitz en a donné un bel échantillon : majorité, minorité, opposition, coalition, constitutionnel, convention, populaire, popularité (accentué sur la dernière syllabe et non, comme en anglais, sur l’antépénultième, preuve que l’emprunt au français est direct), motion, officiel, session, etc. Depuis le XVIIIe siècle, tous ces noms se retrouvent dans le suédois.

Le détail des ressorts de base du système de partis nous échappe, mais ceux-ci étaient très semblables à  ce qu’il en était en Grande-Bretagne : Organisation en cellules, déploiement de party-bosses (« instrumenteurs » de majorité), de simples bosses et d’opérateurs (äktorer), groupes de pression intellectuelle avec leurs secrétariats, cabinets de lecture, mais aussi clubs et tavernes, banquets, foires, loteries, nous ne savons si cela est allé jusqu’au pharaon et aux cavagnoles.

On insistera ici sur le système de l’Influence, celle qui permettait au monarque d’exercer par suggestion une emprise sur les élections et de tenir les guides en vue du résultat souhaité.

De ces procédés il y avait toute une palette. Le flux, par mille et cent ruisseaux, s’en répandait pour le gros depuis le premier lord de la Trésorerie. C’est une des raisons qui valait à  son titulaire d’être, de fait, le Premier ministre. À ce titre, Walpole, comme il est connu, érigea l’Influence au rang d’un système de gouvernement. En 1729, il était parvenu à  faire repousser par le truchement des lords le bribery bill et le pension bill. Dans le cours du siècle, ces turpitudes continuèrent à  être dénoncées, mais le système avait consenti en lisière des toilettages hypocrites et ne fut plus en lui-même menacé de manière grave. On a eu tendance en France, lors du débat sur les défauts et les mérites du régime britannique qui ouvrirent la Révolution, à  faire un sac tout noir de ces procédés de subornation. Ceux-ci en Grande-Bretagne opéraient à  l’endroit d’un corps électoral extrêmement réduit, et qui s’était même amenuisé au moins du cinquième avec le siècle.

En vérité, l’Influence bien loin d’être la tare qui s’attachait à  un système de représentation oligarchique en était bien plutôt, comme venant de la royauté, un tempérament nécessaire. En Suède, elle s’imposait d’ailleurs d’autant plus que le monarque avait été exclu du parlement, n’en constituant plus une branche et qu’il était dans l’impossibilité juridique d’exercer un droit de dissolution. Aussi l’étude de l’impact réel de l’Influence dans ce pays ne doit surtout pas être négligée. Le rendement par comparaison du système britannique semble en avoir été médiocre. C’est que le roi « n’était passez riche pour corrompre » (la Baumelle, 1751).

Sans comparaison plus nocive fut la corruption de la part des puissances étrangères. Ce système monstrueux ne se cachait même plus depuis qu’un fait divers eut défrayé la chronique en 1727[220], époque où il « jeta le masque » (Geffroy). On sait que la France, la Grande-Bretagne et la Russie versaient dans la diète l’or à  pleines mains. Or le phénomène s’est aggravé. La tenue des états réalisait à  chaque fois le spectacle du pillage[221]. Deleyre, l’encyclopédiste, ne craint pas d’écrire : « la nation n’est plus qu’un amas d’âmes scélérates et vénales ». Sans doute, lorsque furent jetées les premières amorces de qui devint une dépendance clinique, y avait-il quelques circonstances atténuantes. Alors que le régime touche confusément à  sa fin, Alfieri lors de son séjour (en 1770) ne fait pas que pointer l’« l’extrême corruption des nobles et des bourgeois » , il évoque « la pauvreté des quatre classes qui ont le droit de vote ». On a rapporté plus haut ce témoignage certain d’après lequel le quart bien compris des gentilshommes ayant droit de suffrage dans la Chambre de la noblesse était dans une grande gêne et pour nombre dans l’indigence[222]. Du moins une fois gagnés ces Bernabotes ne mangeaient-ils pas leur parole. Apparemment, il n’en allait pas de même des bourgeois. Breteuil, ministre de France à  Stockholm, qui par ses fonctions a été l’un des instruments de la corruption, paraît en avoir été fort mécontent[223]. Le seul ordre à  avoir fait preuve de quelque décence fut celui des paysans. Les diverses lettres de Breteuil à  son ministre sont accablantes. Découragé, cet homme énergique devait d’ailleurs demander son rappel. Lorsque la diète de 1766 (celle dite jeune bonnet) se sépara, en juin, la France avait versé, rien que pour cette tenue, un million huit-cent trente mille livres. Et ce en pure perte. Le 5 février 1766 avait été conclu le traité par lequel la Suède répudiait ses engagements envers la France et portait son allégeance à  la Grande-Bretagne[224]. Ceci devait conduire le duc de Choiseul à  décider d’abandonner les partis à  leur tripot et de couper les robinets tant que le pouvoir monarchique en Suède ne donnerait pas des preuves de travailler de manière efficace à  son rétablissement, et, partant, de réviser de fond en comble les relations avec la Suède suivies jusque là [225].

L’achat des procureurs de la noblesse, mandataires (il fallait être homme de condition) que les gentilshommes jouissant du droit de vote dans le riddarhus se choisissaient pour s’épargner de devoir s’astreindre aux travaux de la Chambre. Le marché connut une hausse de tarifs énorme. Les chiffres sont donnés par Michael Roberts, qui fait la comparaison avec les bourgs pourris (le montant qu’il fallait débourser afin de détenir ce gisement électoral) : Un procureur se négociait en 1727 à  trois cents dalers ; à  la toute fin du régime, en 1772, à  douze mille !

XIV. Le Sveriges Riksråd appelé communément Sénat (art. 12 à  21)

Définition sommaire de l’organe et composition

Le riksråd était après la majesté royale la plus haute autorité et dignité de la Suède[226].

C’est le conseil étroit du monarque, le gouvernement au sens ancien du mot. Il est de mise de faire remonter son origine au règne de Magnus III, à  la fin du XIIIe siècle, où il était appelé kungligtråd. Il prit le nom de riksråd sous le règne suivant, celui de Birger Magnusson. Lors de la révision de la loi d’Uppland, entamée lors du précédent règne, et qui fut sanctionnée, en 1295/96, au nom de Birger, alors en âge de minorité, les sénéchaux sont mentionnés comme les serviteurs du roi, preuve que ces substituts des anciens rois des peuples étaient devenus les hommes du souverain et font dès lors partie de son conseil. Le riksråd ne devint une institution sédentaire que fort tard, à  partir du règne de Charles IX, en 1609. À l’époque de la Régénération, avec l’instauration de la monarchie absolue, on lui fit (symptomatiquement) reprendre, en 1687, son antique désignation de conseil du roi. Le terme de riksråd fut rétabli sous le frihetstiden. Il existe toujours (sous le régime de la Constitution de 1974), et désigne aujourd’hui le gouvernement au sens actuel.

En cela bien différent de l’Europe occidentale, où l’appellatif de Sénat désignait le conseil large des rois, c’est-à -dire le parlement ou, ce qui revient à  l’origine au même, la plus haute cour de justice, celle qui jugeait en dernier ressort (cour souveraine), et s’honorait du nom de Sénat[227], l’usage au contraire dans l’Europe du Nord et aussi en Russie s’était imposé de donner ce nom au conseil étroit du monarque. De même dans les républiques du Nord, comme les villes libres et cités portuaires de la Hanse, le petit conseil s’appelait-il Sénat, terme qui se survit dans le reliquat des trois républiques urbaines de l’Allemagne présente (Berlin, Hambourg et Brême). Pour l’empire russe, l’introduction de ce nom de sénat a pu se faire à  la faveur du télescopage de la troisième Rome. On ne peut-on que rappeler en cet endroit qu’à  l’époque moderne, en tout cas depuis Pierre le Grand, la Russie n’était définitivement plus une monarchie (sur l’exemple, si c’en est un, de l’empire romain qui n’en a jamais été une). Mais ceci n’exclut certainement pas un emprunt à  la Suède. Plusieurs traits vont dans ce sens, spécialement l’existence, collatérale de l’institution sénatoriale, du système des collèges (v. infra sur la polysynodie).

Le Sénat en Suède est l’équivalent du Privy Council en Angleterre et du Conseil d’État du Roi en France, appelé communément Conseil d’en Haut[228]. Sans s’attarder à  décrire ces deux institutions, il suffit de marquer les deux grandes différences avec la Suède.

En France et en Angleterre, l’un et l’autre de ces conseils, sans préjudice des membres de droit, ont toujours compté – sans s’attarder aux tentatives récurrentes des états pour les réduire à  un nombre préfix - un nombre illimité de membres. Les séances du conseil se restreignaient (sauf en Angleterre les rares séances solennelles) aux seuls de ses membres que le roi y appelle à  chaque fois in personam. En Suède, au contraire, le nombre des sénateurs a grandement varié, mais, du moins à  l’époque moderne, il a toujours été fixé d’avance ; et c’est l’ensemble du Sénat en corps qui siège lorsque le roi juge bon de le convoquer. Il est un point où en cet endroit la Suède et la France du moins se rapprochent c’est qu’un sénateur ou un ministre d’État était à  vie, au lieu que les membres du Conseil Privé qui n’étaient pas ex officio voyaient, en Angleterre, leur fonctions réduites à  la durée du règne[229]. L’autre différence importante est qu’en Angleterre et en France, les rois (non sans mal) ont réussi en dernière instance à  contrer la prétention qu’ont eue les estates ou états d’interférer dans la désignation de leur propre conseil[230]. En Suède, avec la réaction aristocratique appelée par la minorité de Charles XI, les états se sont arrogés en 1660 une participation au gouvernement. Le monarque nommait dorénavant les sénateurs sur une liste de présentation émanée des états (Additamentet du 11 novembre 1660 au regeringsform de 1634). Avec la monarchie absolue (1680-1718), le souverain recouvra l’exclusivité du gouvernement. Il n’est guère besoin de laisser deviner ce qui advint à  l’Ère de la Liberté.

Le nombre des sénateurs a grandement varié, disions-nous. Sans remonter plus avant, il était au tout début du XVIIe siècle de douze, y compris les cinq grands dignitaires du royaume. Ce nombre de douze, qu’on trouve déjà  dans les Euménides - texte d’une importance capitale pour la genèse du concept de justice - était coutumièrement en Europe celui des assesseurs des seigneurs justiciers comme du suzerain juge : ce sont les pairs. Les juges antiques de la Svea, siégeant sur leurs pierres en un enclos de halliers, étaient douze. Avec le regeringsform de 1634 le nombre des sénateurs fut porté, s’il ne l’était déjà , à  vingt-cinq, toujours y compris les cinq grands dignitaires. Ce nombre est typique : à  la réserve que dans le cas anglais les grands dignitaires n’en font pas partie, on le retrouve dans les vingt cinq barons conservateurs de la clause Gravia et Dubitalia de la Grande Charte[231].

En Suède, sous le règne de Christine ce fut l’inflation[232]. Au contraire, à  l’ère de l’absolutisme, Charles XI ne pourvut pas aux places vacantes, dans le dessein de réduire le conseil en peau de chagrin. C’est que lors de la réaction antimonarchique, à  la faveur de la minorité de ce roi, expérience que Charles XI n’avait pas fini d’oublier, le conseil avait été porté par l’additamentet de 1660[233] à  quarante, nombre qui, là  non plus, n’est pas l’effet du hasard : à  une unité près, c’est celui du Conseil d’État établi en 1649 par le Parlement Croupion, lors de la Révolution d’Angleterre[234]. Le Conseil d’État tel que le réorganise l’Instrument of Government (1653), lequel met en forme la dictature de Cromwell, voit le nombre de ses membres réduit à  entre treize à  vingt et un. Le « Sénat » (appelé simplement « the other house ») institué par l’Humble petition and advice, qui vient en 1657 remplacer l’Instrument de Gouvernement, était composé d’au moins quarante membres et au plus de soixante-dix (sans nul doute par imitation des Anciens du Pentateuque[235]).

À l’orée du frihetstiden, le regeringsform de 1719 revient au nombre de la Forme de Gouvernement de 1634 réduit d’une unité, ce qui donne un nombre pair, sur le motif que le roi, ainsi qu’on va le voir, y est doté d’un suffrage[236]. Ce nombre de vingt quatre se retrouve dans le conseil étroit dont fut pourvu le roi par les Provisions de Westminster, prises l’année qui suivit les Provisions d’Oxford (1258), plus célèbres. Ce Sénat restauré sur le modèle de 1634 comprend le grand maréchal[237], seul des cinq antiques grands dignitaires qui, à  ce qu’il semble, paraît alors avoir subsisté. Le drossart du royaume (riksdroste), autrement dit le haut sénéchal - la première dignité d’un royaume -, sera cependant rétabli, mais au petit pied sous Gustave III.

Il importe de préciser que les présidents des collèges, les ministères collégiaux, sous le régime de 1719 faisaient partie du Sénat. La Forme de Gouvernement de 1720 établira l’incompatibilité, à  la réserve d’une exception, qui concerne la chancellerie (v. infra).

C’est une question de savoir pourquoi la Forme de 1720, qui n’est au fond, on l’a dit, une prise de garanties vis-à -vis du roi nouvellement élu, a réduit (cf. l’article 12) ce nombre à  celui de seize. De ce nombre on doit (cf. article 12) comprendre le président de la chancellerie et le grand maréchal – ordre a priori étrange —, mais exclure les gouverneurs généraux des provinces extérieures[238].

Le nombre global des sénateurs entre en rapport avec une innovation décisive des années 1719-20. Celle-ci, en tout point caractéristique du système de gouvernement qui s’inaugurait, a consisté à  réduire le monarque à  la figure d’un doge, et conséquemment à  équipoller le suffrage du prince à  celui de ses propres étroits conseillers, en lui accordant du moins deux suffrages et voix prépondérante en cas de partage (article 15 du regeringsform de 1720). Pour citer un exemple d’importance, en 1727, c’est le suffrage du roi Frédéric qui fit pencher la balance en faveur de l’accession de la Suède à  l’Alliance de Hanovre (v. supra le paragraphe sur les partis). On ne saurait trop insister sur cette singularité, symptomatique de la note paradoxale du parlementarisme du frihetstiden. Il n’est pas de règle dans une monarchie véritable, fût-elle parlementaire, que le souverain y exprime un suffrage, sauf à  la limite au cas d’une élection, et, qui plus est, donne sa voix dans son propre conseil, et son conseil privé, au sens anglais du mot. S’il n’est pas impossible de citer quelques exemples apparemment contraires, sans s’attarder ici à  donner la raison de cette antinomie, cela va contre la règle. Cette double voix délibérante reconnue au roi dans son propre conseil n’est pas sans grande conséquence, par la rétroaction que ce pouvoir implique, sur le principe de responsabilité qui est au cœur du système de l’Ère de la Liberté.

D’autre part, dans toutes matières où le riksråd n’avait pas un pouvoir de co-décision ou d’avis conforme, le roi exerçait sa compétence (en ce cas impartagée) moyennant l’assistance, obligatoire, de deux sénateurs, comme il résulte de l’art. 20 alinéa 6 de la Forme de Gouvernement. Ceux-ci servaient par ordre tour à  tour, à  la réserve que le président de la chancellerie en était dispensé. L’avis donné par les sénateurs assistants était consigné sur un registre, et ce en vu de la reddition de comptes devant les états.

Mais revenons à  l’innovation capitale de l’Ère de la Liberté, la co-régence attribuée au riksråd et le fait corollaire, bien que non nécessaire, de la voix délibérante attribuée au roi à  l’instar des sénateurs. En outre, pourquoi lui accorder double suffrage ? La première raison est bien naturelle et tient au prestige conservé du Prince, en ce que ses fonctions témoignent d’un résidu palpable ou écho fossile de l’autorité qui jadis était la sienne. Dès lors qu’on le faisait entrer dans les délibérations, on ne pouvait faire moins sous ce regard que de lui conférer suffrage double, par une ornementation révérencielle qui à  elle seule le distinguait (dans le moment qu’il votait) des membres de son conseil. Ainsi en était-il du doge, tout au moins, sauf erreur, dans son conseil étroit[239]. Cependant les rois de Sparte n’avaient eu qu’un suffrage simple[240]. Aussi la raison foncière est-elle ailleurs. Le double suffrage est appelé par le nombre pair des membres du Conseil. Lorsque le nombre est pair la majorité absolue est toujours nécessairement séparée de deux voix de la minorité. Ces deux voix sont précisément attribuées à  qui préside le Sénat ou réparties entre les deux chefs du Conseil, en tant qu’on a décidé de les intégrer à  l’organe délibérant. Et comme il peut résulter de là  un partage des voix (le pair s’ajoutant au pair), on leur accorde en ce cas voix prépondérante.

Le double suffrage en Suède avait quelques précédents mais limités. Des reines régentes se l’étaient vues déléguer dans le sénat, et ce en vertu tant du testament de Charles X (1660), lequel fut cassé par les états, que de celui de Charles XI (1682), cependant cette disposition ne concernait pas un souverain régnant. On peut du moins considérer que ceci a été comme un banc d’essai. Le prototype qui consistait à  faire du riksråd un organe de décision, préfigurant ainsi la formule instituée lors du frihetstiden, semble avoir été suggérée dès 1604, lors de l’avènement de Charles IX, par le comité des états chargé de réviser la loi du pays. Ce comité était entièrement aux mains de la noblesse, d’où la figure du prototype. Le roi fit soumettre un contre-projet à  la diète de 1609. Aucun n’avait abouti.

En considération de ce double suffrage royal, réduire, en 1720, du tiers par rapport au prescrit adopté l’année précédente le nombre des sénateurs revenait à  augmenter la dernière pesée qu’on reconnaissait encore au monarque dans le système. Pour autant, on était loin d’atteindre à  une figure dogale[241]. Moyennant l’appui de sept sénateurs seulement (sur les seize ordinaires), le roi, avec son double suffrage atteignait la parité des voix (neuf contre neuf) et, grâce à  sa voix prépondérante, il emportait la décision. À l’ère gustavienne, sous le régime de la Forme de Gouvernement de 1772, les sénateurs seront portés à  dix-sept, nombre augmenté par rapport au frihetstiden d’une unité, et donc impair, qui s’explique, selon nous, parce que le roi sous le nouveau régime n’y a plus voix délibérante, à  la réserve de la révision de justice (sur quoi, v. infra).

Dans la mesure où la Forme de Gouvernement de 1720 apparaît pour une consolidation de celle de 1719, réduire le Sénat à  un plus petit nombre (en 1719 celui-ci était de vingt-quatre) revenait à  fortifier l’institution face au monarque. Une première raison de cette réduction à  seize, mais qui ne vaut que marginalement, tient au fait que, contrairement à  ce qu’il en était encore sous la Forme de Gouvernement de 1719, sous celle de 1720 les présidents des collèges ne font - du moins pour l’avenir – plus partie du Sénat (regeringsform, article 12), si l’on en excepte celui de la chancellerie et le sénateur qui l’assiste (ibid., article 28).

Pourquoi seize sénateurs ? Il y a d’abord la piste vénitienne. La Suède, qui prenait rang parmi les puissances maritimes, et où l’emprise de l’aristocratie demeurait forte, ne pouvait être que perméable au modèle de Venise, dont le prestige était et demeure immense, de même qu’elle fut sensible avec l’Ère de la Liberté à  l’exemple des Provinces-Unies, glorieuse République, au sommet de la puissance vers le milieu du siècle précédent, mais dont l’idéal n’était pas éteint puisque les Pays-Bas, à  la mort de Guillaume III (en 1701), venaient de rétablir le régime républicain. On ne manquera pas de toucher un mot en son lieu de cette influence sur les institutions suédoises (v. infra le chapitre relatif au comité secret des états).

Il faut écarter d’abord dans cet ordre les fausses pistes, dont l’une est tentante et tient au Savij à  Venise[242]. L’hypothèse ne tient pas[243]. Une explication plus cohérente tient dans le constat que dans cette république le cercle dirigeant était composé de seize membres : le doge et ses six conseillers, les six Sages Grands et les trois chefs des Dix. De même, le Conseil des Dix, qui avait fini par attraire la réalité du pouvoir, du moins jusqu’à  l’insurrection légitime du Grand Conseil de 1582, se composait (hors le doge) d’un nombre de seize ayant voix délibérante[244], non compris la zonta (i.e. aggiunta), supprimée du reste en 1583. On pointera au passage la disposition qui interdisait en Suède qu’il y eût plus de deux parents[245] dans le riksråd (Regeringsform de 1720, article 12), règle qu’on retrouve à  Venise - sauf par définition pour le Grand Conseil -, mais qui n’est pas véritablement spécifique. Ceci n’était pas allé jusque là  sans abus : ainsi sous le règne de Christine, les Oxenstierna, qui avait conservé au sortir de la régence une position dominante, se rencontraient en 1647 avoir quatre des leurs dans le Sénat. La règle posée ou rappelée par l’article douze de la Forme de Gouvernement de 1720 s’étendait aux affins.

D’autres explications de ce nombre de seize peuvent se trouver, dont l’invention est peut-être ingénieuse, mais que la précaution scientifique oblige à  exclure[246]. Il faut évoquer maintenant une raison indigène qui pourrait tenir à  la révision de justice.

Ce terme de « révision » ne doit pas induire en erreur. Il ne s’agit pas de la révision, au sens strict, des décisions de justice. La révision, c’est le roi justicier prononçant en ultime ressort en vertu d’un droit d’appel général devant lui reconnu en Suède par la plus vieille tradition. L’institution la plus approchante en droit comparé est celle en Angleterre du king’s bench, dont les décisions au civil étaient censées intervenir coram ipso rege. La révision de justice, bras judiciaire du riksråd, était placée au dessus des cours souveraines, les juridictions de dernier ressort, qui étaient comprises dans le premier des collèges de gouvernement chapeautés par ce même riksråd (v. infra sur la polysynodie). Pas plus les hautes cours dont devant elle on interjetait appel ultime, la révision de justice n’était érigée dans l’indépendance : à  chaque tenue des états, la diète avait le devoir d’examiner comment l’organe de révision s’était acquitté de ses fonctions[247]. La révision de justice recevait la dénomination de kungliga Majestät, ce qui semble dénoter que son mode d’exercice était celui de la justice retenue. Le monarque y avait voix délibérative. Une telle institution pour un Britannique ou un Français lecteur de Montesquieu et de Blackstone réalisait un cas pour le moins étrange. On y voyait le roi de Suède siéger en personne et opiner dans une délibération de justice et en une matière éventuellement criminelle[248].

L’institution de la révision de justice s’est continuée, sur un mode cette fois (simplement) détaché, dans le regeringsform de 1772 – et c’est seulement depuis lors, sauf à  nous méprendre, que la révision exerça une justice déléguée. Elle s’est poursuivie, sur un mode enfin séparé, dans la Constitution de 1809, bien que cette Constitution, fondée sur une ferme séparation des pouvoirs, ne concerne sous ce rapport que le roi et la diète et seulement par un accessoire les juges suprêmes. (Le pouvoir judiciaire pour le reste demeurait tout entier dans la main du monarque.) La révision de justice se composait de sept sénateurs et du roi[249], lequel disposait de ses deux voix. Maintenu en 1809, ce double suffrage demeurera une prérogative royale encore exactement un siècle.

En Suède, le riksråd pouvant être accaparé par l’exercice de la révision de justice, il importait qu’au moins un nombre équivalent de sénateurs puissent traiter les affaires d’État. Le parti pris - dépendant de la prise de garanties à  l’endroit du roi qu’on venait d’élire - étant en 1720 de renforcer le Sénat, on en comprima le collège jusqu’au point de concilier cette nécessité avec précisément le point limite d’efficience de ces deux chambres ou sections en lesquelles le Sénat se divisait. Le président de chancellerie et son assesseur, seuls sénateurs désormais à  être chefs de collège, étant absorbés par leur tâche, il reste juste deux fois sept sénateurs pour faire nombre[250]. La Forme de Gouvernement de 1720 dispose à  cet égard (article 17) que si l’une des deux divisions tombe en dessous du nombre de sept, l’activité de celle où le roi n’est pas présent doit cesser et ses membres se réunir à  l’autre.

Conditions d’appartenance

Le frihetstiden a certes imposé le système « statiste » en rétablissant le dispositif du regeringsform (ou additamentet) de 1660 qui retirait au monarque le pouvoir, jusque là  exclusif, de nommer les membres de son étroit conseil, mais il n’est pas allé jusqu’à  ouvrir le sénat aux ordres non privilégiés. La raison en est évidente. C’est qu’en 1719-20, il s’est agi d’établir un régime fondé sur l’oligarchie des possédants, mais sous emprise et d’inspiration aristocratique. Or s’agissant des conditions d’appartenance relatives au sénat il était hors de toute question de pouvoir revenir sur une longue tradition, laquelle – si l’on excepte un pur hapax – était ininterrompue. La Constitution de 1772, qui restitue l’entier pouvoir de nomination au roi, ne sera pas plus en mesure de revenir sur le privilège, qu’avait confirmé déjà  en son temps la déclaration des états de 1562 (article 4). Nul ne pouvait être sénateur à  moins que d’être de condition noble, vivant noblement et Suédois de naissance.

Mode de désignation

Le frihetstiden rétablit d’emblée à  l’endroit du sénat le mode de désignation statiste et aristocratique qui avait été introduit en 1660, lors de la minorité mortifiée de Charles XI, démiurge à  venir de la Régénération. Après l’oppression caroline, avec la liberté reconquise, la nomination des membres du riksråd par le roi se fait sur une liste de présentation en nombre triple émanée des états (regeringsform de 1720, article 12)[251].

Une fois admis le principe de la présentation, le mode de désignation sur liste triple est le plus répandu. En plusieurs pays, bien des conseillers des cours souveraines étaient désignés sur ce mode, sur la présentation de ces cours elles-mêmes. Ainsi en avait-il été en France avant la consolidation de la vénalité des offices, et tel par exemple demeura le cas jusqu’à  la fin dans les États de la maison de Savoie, tant que la monarchie y demeura traditionnelle. Et l’on n’est pas fondé à  objecter que ces différents sénats ou cours de parlement n’étaient que de hautes juridictions quand on sait que la diète suédoise, comme le parlement britannique, était la plus haute cour de justice du royaume et que le véritable parlement en France n’était à  aucun titre les états généraux, mais la Cour de parlement.

En Suède, la liste présentée au roi était établie par un collège composé d’une députation de vingt-quatre membres de l’ordre de la noblesse, de douze de celui du clergé et de douze de celui de la bourgeoisie. Fait très remarquable, on l’a dit, l’ordre des paysans était tenu entièrement à  l’écart de l’ensemble du processus. Comme le précise ce même article, aucun des quarante-huit ne pouvait exprimer un vote en faveur d’un membre du collège, soit pour lui-même soit pour un autre. (En revanche, à  Venise, cela leur était permis.) Les règles de majorité ne sont pas précisées, et le règlement de 1723 demeure muet à  cet égard. C’est bien dommage. Même s’il est peu probable que le mode de scrutin ait atteint à  la sophistication vénitienne, il ne devait pas manquer d’être assez subtil[252]. Une fois les candidats désignés en nombre triple, les députations devaient retourner chacune auprès de leur ordre pour obtenir l’assentiment des trois chambres des ordres privilégiés des états.

La nomination revenait au roi qui choisissait, en principe librement, sur la liste de présentation. Or cependant rien n’empêchait l’organe de présentation de soumettre à  nouveau le même nom, ou éventuellement deux noms identiques, assortis de noms nouveaux choisis exprès sans aucun relief ou pris parmi des buses. Manœuvre autrement plus habile que celle qui eût consisté à  soumettre au roi rigoureusement les mêmes noms que ceux compris dans la liste précédente, procédé extrêmement blessant à  l’endroit du monarque. Un système de nomination gagé sur la présentation appelle de soi le détournement, sauf à  y remédier par des procédés techniques[253]. La pente est fatale. Aussi voit-on en 1739 la commission de présentation réintroduire chaque fois les deux noms rejetés par le roi ; celui-ci pour onze postes dut choisir entre dix-sept noms[254]. Il faudrait pouvoir entrer dans le détail du procédé[255]. Le monarque se voyait restreindre dans ses choix par un resserrement captieux du nombre de noms dans lequel il était en droit de piocher. Ce détournement endémique finit par revêtir en quelque manière le caractère d’une convention de la Constitution, à  la réserve importante que la théorie des conventions nécessite que l’ensemble des acteurs consentent et que si le monarque en l’occurrence a pu accepter officiellement de se plier à  cet usage, ce fut de toute évidence à  son corps défendant. Ce procédé obscène finit par être consacré en forme. Lors de la célèbre diète « jeune bonnet » de 1765-66, les états firent passer en règle que le roi dorénavant ne pourrait refuser plus de trois fois le même nom. Cela revenait à  ôter au monarque jusqu’à  la libre désignation de son propre conseil.

Au plan des institutions, un des deux principaux résultats de la révolution de 1772 (Forme de Gouvernement du 21 août 1772, article 3) fut de rétablir dans son intégrité originelle - telle qu’avant 1660 - le mode de désignation des sénateurs, lequel redevint à  l’entière discrétion du roi, comme il doit en être dans une monarchie véritable.

Durée des fonctions

En droit, les fonctions de sénateur étaient à  vie. Ce n’était pas tant d’ailleurs parce que c’était un office, et la première dignité du royaume[256]. La réalité cependant était bien différente. Du fait que les états avec le frihetstiden se sont constitués en mesure de destituer les sénateurs, ceux-ci n’étaient élus en pratique que pour la durée de l’intervalle compris entre la tenue de deux diètes, soit trois ans en principe. À l’ouverture de chaque nouvelle diète, ils étaient l’objet d’une réélection tacite. Aussi lorsque Geffroy dit que les sénateurs sont élus pour trois ans commet-il ce qu’on peut bien appeler une erreur pédagogique.

Disposition cardinale

L'article 13 de la Forme de Gouvernement du 2 mai 1720 contient une disposition essentielle : « Le Roi gouvernera son royaume avec et non sans, bien moins encore contre l’avis du Sénat »[257].

La grande question a été de savoir si dans la réalisation de l’acte complexe résultant de ce principe, pierre d’angle de la monarchie dite constitutionnelle, il s’ensuivait ou non une compétence liée dans le chef du monarque. C’est toute la question de l’interprétation à  donner de l’article 15 FG. On traitera de ce problème dans la troisième partie, dans le paragraphe relatif au régime de l’Ère de la Liberté envisagé comme système : était-il fondé ou non sur la balance des pouvoirs ?

Mode de délibération et compétences

Plutôt que d’entrer dans une paraphrase, on renverra aux articles 15 (tenue des séances, ordre des délibérations, mode de suffrage), 16 (intérim en cas d’empêchement du roi ou de vacance), 17 et 19 (distribution des affaires et division en deux sections), 39 alinéa 2 (pouvoir de nomination). On s’arrêtera un moment à  cette dernière disposition. Les emplois désignés pour « considérables » tant dans l’ordre militaire qu’ecclésiastique et civil – les seuls à  être détaillés par la Forme de Gouvernement étant les emplois militaires – étaient à  la nomination du roi sur présentation du sénat. Le nombre des sujets présentés, en principe au moins deux comme on l’infère du texte, et sinon au moins trois comme y appelle le contexte, était laissé la discrétion de cette compagnie. Au vu de cette liste, le roi nommait. Cependant le sénat disposait d’un pouvoir de veto. Il pouvait s’opposer à  la nomination non seulement s’il estimait que l’avancement du sujet en question était contraire à  la loi de Suède (la loi dite du pays), mais encore si ce choix était intervenu au détriment du « bien et du mérite de quelques autres sujets dignes et vertueux ». Cette disposition a quelque chose d’un peu contradictoire, dès lors que la nomination est intervenue nécessairement sur la présentation même du sénat. Cela suppose qu’entre temps le rikdråd aurait soit été instruit d’une irrégularité soit découvert l’oiseau rare, un sujet encore plus digne. Quoi qu’il en soit, sur ce refus, la nomination tombait à  l’eau et le sénat faisait une nouvelle présentation. Le prescrit constitutionnel est muet sur la question de savoir si le roi pouvait se heurter à  un nouveau refus. La lettre du texte semble laisser entendre qu’on doive s’en arrêter là  (et qu’il faille s’arrêter définitivement au nom sur lequel le roi avait porté son choix dans la liste). Que se passait-il en revanche lorsque le monarque décidait de ne retenir aucun des noms qui lui étaient présentés ? On renverra cette grave question légèrement plus loin. La nomination à  tous les autres emplois, les subalternes, se faisait sur présentation des collèges (les départements ministériels collégiaux) et « autres à  qui il appartient » (toujours art. 39 al 2). Pour les emplois militaires, ce même article renvoyait à  une ordonnance de Charles XII (la nomination se faisaient sur présentation des colonels). Pour tous ces emplois inférieurs, le roi avait la faculté de demander l’avis du sénat. Dans tous les cas, il était obligatoirement assisté des deux sénateurs décrits plus haut, lesquels, en vertu de l’article 20 alinéa 6, ont un pouvoir d’avis, ainsi qu’on a vu, dans toutes les matières qui sont de la compétence exclusive du roi.

Venons-en maintenant au cas d’un refus de la part du monarque, refus qui peut être itératif, de fixer son choix sur l’un (quelconque) des noms qui lui sont soumis. En cet endroit une pratique para legem s’introduisit qui a présenté, moyennant une sérieuse réserve, exprimée plus haut, certains des caractères d’une convention de la Constitution. On ne craignit pas d’étendre le détournement au processus de nomination aux emplois les plus élevés et même, ainsi qu’on a vu, à  l’office de sénateur. Nous en avons donné dans ce chapitre un exemple saisissant.

Cet article 20 concernant le pouvoir de nomination, avec l’article 15 relatif à  la sanction par le roi des décisions du Sénat auxquelles il est partie prenante, a été une pomme de discorde et même, dans la mesure où ces deux pouvoirs sont analogiques, le ressort d’un conflit crucial (v. seconde partie chapitre relatif à  la balance). Le différend juridique a pris un tour aggravé en 1751, à  l’avènement d’Adolphe Frédéric, et atteint au paroxysme en 1768 (v. 2ème partie le chapitre consacré à  la royauté).

XV. Ornementée du Sénat, la polysynodie des Collèges

Le système des collèges, appelés encore dicastères (ainsi dans l’archiduché d’Autriche), et qui sous cette dénomination se survit aujourd’hui dans les États de l’Eglise, consiste en une galaxie de départements ministériels synodiques. La Suède pratiquait séculairement ce mode de gouvernement qu’elle partageait avec le reste de l’Europe, sans en excepter la Russie - qui venait alors de devenir une autocratie -, et à  la réserve de la France et de l’Angleterre, royaumes de monarchie puissante, à  tant d’égards si semblables, en dépit du préjugé contraire. Les deux oiseaux rares eux-mêmes d’ailleurs s’y prêtèrent en lisière. En France, il y eut des tentatives plus ou moins récurrentes[258]. Le début de la Régence, après l’oppression du règne du Grand Roi, inaugura une expérience vieille libérale et aristocratique entrant dans plus d’un rapport avec celle de l’Ère de la Liberté qui allait advenir trois ans après pour la Suède, une fois révoqué l’absolutisme avec lequel sombra le Temps de la Puissance. C’est alors que fut institué le système de la Polysynodie[259], inspiré d’un auteur visionnaire, le célèbre abbé de Saint-Pierre[260]. Ce système peu cartésien ne fit pas long feu en France. Dès 1718, les quatre des conseils furent supprimés, les deux restants le furent en 1720 et 1723. L’on revint à  l’omnipotence des secrétaires d’État, ce que les cours de parlement (qui en dénoncèrent les abus) appelaient le système du pouvoir ministériel. Il n’en reste pas moins que ces potentats devaient composer avec différents conseils de gouvernement et entrer dans des comités généraux ou particuliers. Ceci marque les limites de l’opposition érigée entre les deux types.

Dans le reste de l’Europe le mode de gouvernement polysynodique perdura et connut même un regain. Vers ces temps, en 1725, Charles VI restaurait dans les provinces belgiques les conseils collatéraux, rétablissant la constitution de Charles Quint[261]. Joseph II éteindra le tout en 1786[262]. Hors de là , le gouvernement par collèges se maintint paisiblement longtemps encore en Europe, jusqu’en Russie, où il faillit un temps être ébranlé[263]. À contre courant du Spätkonstitutionalismus, les collèges subsistèrent en quelques points de l’Allemagne. Le duché d’Anhalt (qui se réduisait à  un seul depuis 1863) est donné pour l’un des derniers États où il se soit survécu[264].

De tradition en Suède, les collèges – au nombre de cinq à  l’origine - étaient pour le premier celui que formaient à  elles seules les cours souveraines, puis le collège de la guerre, celui de marine, appelé de l’Amirauté, celui de la chancellerie et le collège caméral (kammarskollegium), à  la fois conseil des finances et chambre des comptes. Un collège des mines (les gisements métallifères de la Suède ont été pour l’Europe d’une importance extrême et leurs mines et leurs forges une école) avait été institué en 1637 ; un collège de commerce, en 1651.

Fait bien remarquable, la structure de l’administration en Suède, qui a des racines historiques profondes, dérive de l’organisation des collèges. Comme l’écrit André Legrand, les collèges sont, du moins sous leur forme actuelle, des organes administratifs créés par la Constitution de 1720[265]. Cette structure « n’a en tout cas jamais été trouvée messéante à  un État moderne puisque depuis 1840 [lorsque fut opérée une refonte des départements ministériels] elle n’a jamais été remise en question »[266].

Les dispositions relatives aux collèges figurent aux articles 23 et suivants du regeringsform de 1720. On se bornera à  toucher un mot du premier collège et de celui de la chancellerie, quatrième collège pour le rang, reléguant en note un détail infime, mais curieux qui a trait à  celui de l’amirauté[267].

Le premier collège était composé des cours souveraines, littéralement les hautes-cours (hovrätt)[268]. Ces cours de parlement furent un vivier de gouvernants. Quelques exemples suffisent : Gyldenstolpe, le politiste (père de Nils, le président de chancellerie entre 1702 et 1709), avait été conseiller à  la Cour d’Šbo ; Löwenhielm, le futur président de chancellerie en 1765-68 (proche des bonnets), le fut à  la Götahovrätt puis, plus tard, président de celle de Svea. C’est encore un premier président de cour souveraine qui fut l’auteur des frères Scheffer.

Au regard de l’ensemble, il importe surtout de retenir que, ainsi qu’on a eu déjà  l’occasion de dire, contrairement à  ce qu’il en était encore sous la Constitution de 1719, les présidents des collèges sous le régime de celle de 1720 ne font - du moins pour l’avenir – plus partie du Sénat (regeringsform, article 12), si l’on en excepte celui de la chancellerie et le sénateur qui l’assiste (ibid., article 28).

Avant de clore ce chapitre, on s’arrêtera un instant au président de chancellerie (kanslipresident), dans la mesure où, comme il a été dit, et on y reviendra, ses fonctions répondent dans le registre officiel à  celles de facto de Premier ministre, de même qu’en Grande-Bretagne le Premier Lord de la Trésorerie ou, dans le cas, comme il y en a au moins un exemple, où le Premier ministre n’a pas rempli cette fonction, le Lord du Sceau Privé[269]. À l’endroit du président de chancellerie de la Suède, ce terme ne doit pas induire en erreur sur l’exemple de l’Angleterre ou de la France, où les chanceliers sont les chefs de la magistrature, ou du moins devenus tels (quand le sénéchalat eut été éteint ou réduit à  des fonctions symboliques). Ces fonctions en Suède sont de la compétence du Chancelier de Justice (Justitiekanslern). Le président de chancellerie y était demeuré pour lui dans les fonctions primitives de l’institution qui – sous quel que nom que le chancelier ait eu dans l’Europe à  haute époque - reviennent à  vérifier, enregistrer et authentifier les actes des rois. Du fait que cela s’étendait naturellement aux traités internationaux et autres conventions, le glissement se fit de la diplomatique à  la diplomatie, dont le président de chancellerie devint le chef.

Précision d’importance, en Suède, au regard de la responsabilité des collèges, le Sénat ne faisait pas écran entre eux et les états, compris de telle de sorte qu’il aurait dû répondre de leurs agissements ou omissions. Les collèges étaient tenus à  rendre compte omisso medio de leur administration aux états. Là  encore, c’est le règlement des états, adopté en 1723, qui avait poussé à  ses conséquences extrêmes le principe générateur du régime (article 13 du règlement du 17 octobre 1723).

Annexe n°1 : Liste des présidents de la chancellerie (kanslipresident) de 1720 à  1772

-* Arvid Horn (1720-1738), bonnet[270]

-* Carl Gyllenborg (1739-1746), chapeau

-* Carl Gustav Tessin (1746-1752), chapeau

-* Anders Johan von Höpken (1752-1761), chapeau

-* Claes Ekeblad (1761-65), chapeau

-* Carl Gustav Löwenhielm (1765-68), lié aux bonnets

-* Fredric von Friesendorff [par intérim] (1768-69), bonnet

-* item Claes Ekeblad (1769-71), chapeau

-* Ulrik Scheffer (1771-1772)

-* Joachim von Düben (23 avril- 22 août 1772), bonnet

Annexe n°2 :Les principaux cas de licentiering de sénateurs sous le Frihetstiden

Le licentiering, depuis le précédent de 1738, est dépourvu de caractère infamant et peut être fondé sur le défaut de souci des véritables intérêts du royaume, rikets sannfärdige nytta. La différence avec la Grande-Bretagne, où l’impeachment a conservé un caractère de responsabilité politico-pénale, est donc notable.

Le régime, qui a duré un peu plus d’un demi-siècle (de 1719 à  1772), a connu en tout pas moins de trente et une destitutions par licentiering ou résiliations destinées à  devancer sa mise en jeu, dont apparemment sept licentiering dont on soit certain. À titre de comparaison, l’Angleterre depuis 1688 connu douze impeachments à  l’endroit de ministres qui aient abouti à  une condamnation, dont un seulement à  l’époque contemporaine (lord Melville), qui fut le dernier, en 1806[271].

Au Royaume-Uni, la démission (individuelle) provoquée de Walpole, trois ans après celle de Horn (qui pour elle est la sanction ultime de la solidarité ministérielle[272]), ne revêt encore qu’un caractère individuel. Lorsque le cabinet North est renversé (en 1782), la Suède avait déjà  connu plusieurs fois le renversement en bloc de la majorité au sein du gouvernement par l’effet d’une censure parlementaire.

1738 : Contexte : usure du pouvoir après dix-huit années parfois traversées, mais ininterrompues de domination de l’homme nécessaire.

Le parti chapeau, qui domine la diète, reproche à  la part la plus active du sénat à  majorité bonnet d’avoir fait manquer la ratification de la convention de 1734 conclue avec la France - le principal responsable était le président de chancellerie, Horn, qui était parvenu à  la torpiller[273] - ; on imputait aussi à  ces sénateurs diverses malversations. Sur ces motifs, le licenciement était en passe d’être déclenché. Pour parer la menace qui se profile au sein du hemliga uttskottet , le comité secret des états, les sénateurs Bjelke, Bonde, Hråd, Barck et Creutz donnent leur démission. Bonde et Bjelke spécialement étaient the « living symbol of caps princips and caps rancours » (Michaël Roberts). Bjelke et Creutz devaient d’ailleurs être inquiétés l’année suivante lors de l’affaire Gyllenstjerna[274]. Arvid Horn ne tardera pas à  résigner ses fonctions, le 18 décembre. Le sénateur Taube y associa sa démission.

1738 marqua la fin d’une ère, comme 1741 en Grande-Bretagne (avec la chute de Walpole), mais contrairement à  ce dernier pays, la démission du (de facto) Premier ministre emporta l’alternance politique, car cet évincement n’entraîna pas de discession au sein de l’opposition. Le successeur d’Arvid Horn à  la tête de la chancellerie fut son « antitype » Carl Gyllenborg, le chef des naissants chapeaux.

1742 : Contexte : Le Riksråd dominé par les chapeaux avait engagé sans préparatifs une guerre téméraire contre la Russie laquelle déboucha sur un désastre total.

Conforté par les premiers résultats d’enquêtes lancées par les états en octobre, investigations qui portaient sur la conduite des opérations militaires, le déclenchement d’une procédure de licentiering contre les principaux sénateurs responsables n’en échoue pas moins, mais de justesse, grâce à  une diversion parlementaire (v. seconde partie le chapitre sur la royauté).

1761 : Contexte : la guerre de Sept Ans, dans laquelle les chapeaux avaient entraîné la Suède du côté français contre la Prusse[275]. Et elle n’était plus de taille à  pouvoir lutter sans dommage contre ce royaume qui était en passe de devenir une grande puissance. La pommerska kriget fut une guerre d’usure, embellie de quelques faits d’armes, qui laissa la Suède mortifiée. D’où à  nouveau la recherche des responsables.

Licentiering, le 11 février, des sénateurs Niels Palmstjerna et Carl Fredric Scheffer. Le président de chancellerie, Anders Johan de Hoepken, prévient la menace en donnant sa démission. Moyennant ce sacrifice, les chapeaux parvinrent, avec le renfort du groupe Pechlin, à  se maintenir au pouvoir. Pechlin était opposé à  la guerre. Sur ce motif, il naviguait de conserve avec la cour[276] et devint transfuge, passant aux bonnets. Mais, soudoyé par l’or français, il n’entendait pas soutenir ces derniers dans leur dessein de démanteler plus avant le ministère. Hoepken eut pour successeur à  la tête de la chancellerie un autre chapeau, Claes Ekeblad. Il ne s’en est donc pas suivi de franche alternance politique, les partis étant épuisés par une lutte féroce et la diète, de guerre lasse, ayant fini par être renvoyée. Cependant les chapeaux n’eurent de ressource qu’en composant, et les années 1762-64 signalent une sorte de broad bottom (v. le tableau consacré au système des partis).

1765 : Contexte : le changement de génération au sein des bonnets et le profond renouvellement des thèmes du parti ont modifié la donne comme les manières politiques : d’où la diète « jeune bonnet », la session des états la plus longue et la plus agitée de l’histoire de Suède (vingt et un mois).

Le licentiering est déclenché à  la suite d’un blâme du comité secret, où la majorité bonnet est écrasante[277], de quatre sénateurs chapeaux, « pour négligence grave dans le maniement des finances publiques ».

1769-70 : Contexte : la récession de l’économie

L’opposition réclame que les états, prévus pour octobre 1769, soient convoqués par anticipation afin de remédier au marasme. Le Sénat s’y refuse. Face au chantage royal (abdication d’Adolphe Frédéric cinq jours durant en décembre 1768), auquel le riksråd était cette fois, contrairement au précédent de 1756, bien en peine de pallier[278], les sénateurs doivent se résoudre à  avancer la tenue de la diète de six mois. Les élections générales sont un triomphe pour les chapeaux.

Dix sénateurs jeunes bonnets sont l’objet d’un licentiering. Voici les motifs : ils s’étaient opposés à  la convocation de la diète ; ils avaient pris le gouvernement au nom du roi depuis que celui-ci avait déposé le pouvoir ; ils avaient expédié, malgré tout ce que le roi put en dire, plusieurs décisions que les états avaient prises et que le roi refusait de signer ; ils avait décidé que le Sénat en corps ne suivrait pas le roi à  la diète (dont la session avait été convoquée à  Norrköping), mais seulement cinq sénateurs[279] ; ils avaient manqué de respect au roi ; enfin, ils s’étaient mêlés des élections des députés. Le président de chancellerie par intérim[280], le bonnet Fredric von Frisendorff est compris dans la barque de Charon.

En suite de quoi, le Sénat avec la présidence de la chancellerie fut repris par les chapeaux (Claes Ekeblad réintègre la chancellerie).

1771-1772 : Contexte : l’avènement de Gustave III et sa recherche d’un impossible consensus sur la réforme de fond du système.

Les chambres des trois ordres non privilégiés, à  majorité bonnet, déclarent que les sénateurs, à  l’exception de deux, sont indignes de la confiance des états (Geijer). Fin avril 1772, cessation provoquée par le parlement des fonctions à  l’endroit de sept sénateurs chapeaux, dont le président de chancellerie, Ekeblad. Le 23 avril, le bonnet Joachim von Düben lui succède (il demeura en fonctions jusqu’au 22 août, date à  laquelle ses fonctions cessèrent par suite du coup d’État).

Jean-Paul Lepetit

[V. la suite Partie II]

Pour citer cet article :
Jean-Paul Lepetit «La Constitution suédoise de 1720 – Première constitution écrite de la liberté en Europe continentale (Partie I) », Jus Politicum, n° 9 [https://juspoliticum.com/article/La-Constitution-suedoise-de-1720-Premiere-constitution-ecrite-de-la-liberte-en-Europe-continentale-Partie-I-659.html]