La condamnation constitutionnelle du Président de la République par la Cour constitutionnelle sud-africaine

Thèmes : Afrique du Sud - Cour constitutionnelle - Destitution - Responsabilité constitutionnelle du Président de la République

Le jugement très médiatisé de la Cour constitutionnelle sud-africaine du 31 mars 2016 déclare que Président de la République a violé ses « obligations constitutionnelles » et se prononce en même temps sur l’inertie de l’Assemblée nationale à assurer sa mission constitutionnelle de contrôle de l’exécutif. Par une argumentation minutieuse, la Cour sanctionne les carences de la régulation politique de la fonction présidentielle.

The Constitutional court of South Africa in her well-known decision of March 31st, 2016 held that the President violated his “constitutional obligations” and that the resolution National Assembly absolving the President was inconsistent with her constitutional duty of controlling executive power. Therefore, the court furnishes a detailed argumentation in order to censure politic regulation deficiencies.

Cour constitutionnelle sud-africaine, Economic Freedom Fighters v. Speaker of the National Assembly and Others; Democratic Alliance v. Speaker of the National Assembly and Others ([2016] ZACC 11)

 

Devenu célèbre dès sa publication, le jugement de la Cour constitutionnelle sud-africaine du 31 mars 2016 déclare que le Président de la République a violé ses « obligations constitutionnelles » et le condamne à rembourser le « coût raisonnable » des dépenses publiques détournées à son profit. Elle se prononce en même temps sur l’inertie de l’Assemblée nationale à assurer sa mission constitutionnelle de contrôle de l’exécutif. Attachée à la promesse du constitutionnalisme – A Government of Law. Not of Men –, la Cour sanctionne ouvertement les carences de la régulation politique.

L’impact médiatique de cette affaire dite « Nkandla », du nom de la propriété privée du Président de la République, s’explique par le scandale financier qui affecte la vie politique sud-africaine depuis six années. Le Président de la République est en effet accusé d’avoir utilisé les ressources publiques (environ vingt millions d’euros) pour, prétextant des « dépenses de sécurité », enrichir sa résidence privée[1]. À la suite de différentes plaintes, l’affaire est déclenchée par l’action du Protecteur public (Public Protector). Cette institution est consacrée au Chapitre 9 de la Constitution sud-africaine de 1996, intitulé « Les institutions étatiques au soutien de la démocratie constitutionnelle ». Présentée comme une institution « indépendante et impartiale[2] », sa mission principale consiste à examiner toute affaire relevant de l’État ou de l’administration publique qui présente des dysfonctionnements préjudiciables. Le Protecteur public dispose ainsi de certaines prérogatives : il est habilité à établir un rapport public et, le cas échéant, à lancer une Action en réparation (Remedial action) dans le but de faire cesser ces troubles[3].

Sur ce fondement, le rapport du Protecteur public du 19 mars 2014[4] –qui débute avec une citation du juge de la Cour Suprême américaine Brandeis : « Our government is the potent, the omnipresent teacher. For good or for ill, it teaches people by example [] If the government becomes a law breaker, it breeds contempt for law; it invites every man [person] to become a law; unto himself » dénonce les manquements du Président de la République au code d’éthique de l’exécutif[5]. Il relève à cet égard que si le Président de la République n’était pas l’ordonnateur des dépenses mises en cause, sa position institutionnelle les a assurément facilitées ; en bénéficiant des travaux accomplis, il faisait naître un conflit entre ses responsabilités officielles et ses intérêts privés. Le Protecteur Public a donc déclenché une Action en réparation (Remedial action) contenant diverses mesures prescriptives échelonnées dans le temps. Parmi ces dernières, il prévoit le remboursement par le Président de la République d’un « pourcentage raisonnable » des coûts relatifs aux dépenses étrangères à la sécurité de sa résidence privée ; il prescrit également la sanction des ministres responsables de ces dépenses ; il enjoint enfin au Président de la République de se présenter devant l’Assemblée nationale dans un délai limité afin de répondre aux allégations visées dans le rapport.

Afin d’ouvrir ce processus d’engagement de la responsabilité politique de l’exécutif, le rapport a été transmis à l’Assemblée nationale. Pourtant, une fois les délais passés, ces mesures n’ont pas été suivies d’effet. Bien au contraire, pour paralyser toute action politique, les deux comités ad hoc mis en place par l’Assemblée nationale dans le dessein d’entreprendre une contre-enquête ont retenu en bloc les allégations du Ministre de la Police, mandaté par le Président de la République et disculpant ce dernier. La résolution ultérieure adoptée par l’Assemblée nationale ne laisse subsister aucun doute : elle dégage le Président de la République de toute responsabilité dans l’affaire Nkandla[6].

Face à cette indifférence à l’égard de l’Action en réparation lancée par le Protecteur public, deux associations ont exercé un recours devant la Cour constitutionnelle pour demander son application pure et simple. Dans un jugement rendu à l’unanimité, la Cour constitutionnelle, par la voix du Chief Justice Mogoeng – nommé, ainsi que la majorité des autres juges, par le même Président de la République, (tout comme Earl Warren l’avait été par Eisenhower) –, donne raison aux demandeurs. Selon la Cour, tant le Président de la République que l’Assemblée nationale ont violé la Constitution en neutralisant l’Action en réparation prescrite par le Protecteur public. Il est ainsi enjoint au Trésor National de déterminer le coût des dépenses engendrées par les travaux effectués sur la propriété de Nkandla pour un remboursement dans un délai limité.

Victoire de la justice constitutionnelle et de la démocratie face aux errements délétères du pouvoir ou bien danger de la juridictionnalisation de l’action politique, cet arrêt, immédiatement relayé par les médias, a suscité, à tort ou à raison, une certaine émotion. Au-delà des emphases, cet abîme familier du droit constitutionnel selon qu’il est « dit par le juge », ou « dit par les acteurs politiques » affecte spécialement la « responsabilité constitutionnelle[7] » des hauts gouvernants. Cette zone grise de la responsabilité, mi-politique, mi-pénale, trouve certains échos bien connus[8] tout en demeurant un lieu incertain, fait, au-delà des textes, d’histoire, de cultures et de pratiques.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle sud-africaine offre une argumentation originale et inédite. Se projetant en filigrane dans une perspective historique (I), elle justifie sa compétence exclusive (II) et définit les frontières de l’espace politique (III).

 

I. La perspective historique

 

L’arrêt est parsemé de référence à l’histoire de la transition constitutionnelle en Afrique du Sud et s’inscrit sensiblement dans un récit du constitutionnalisme sud-africain. D’emblée, les premiers mots de l’introduction font référence à « notre vision constitutionnelle » dont l’un des aspects cruciaux « est d’opérer une rupture décisive avec les abus incontrôlés du pouvoir d’État » caractérisant le régime de l’apartheid. Pour « réaliser ce but, nous avons adopté les valeurs de la démocratie constitutionnelles que sont la responsabilité, l’État de droit et la suprématie de la Constitutibon[9] ». Ce moment historique de la transition constitutionnelle après le régime de l’apartheid résonne, entre les lignes, avec un ton de gravité aisément perceptible. La Constitution de la République sud-Africaine de 1996 se présente en effet comme l’aboutissement d’une période troublée à la fois sur la scène politique entre les divers courants d’opinion et au sein la société elle-même, engagée dans un processus de « réconciliation » destiné à fonder l’existence d’une nation.

Cette référence à l’histoire constitutionnelle se traduit par des formules particulièrement exigeantes à l’égard des institutions issues de la Constitution républicaine. En témoigne la manière dont la mission du Président de la République est décrite : sur lui repose l’« unité nationale et la réconciliation de la nation[10] » face aux « divisions douloureuses du passé », tandis que la mission de l’Assemblée nationale est d’accomplir « cette promesse » historique de la représentation des citoyens à travers le contrôle de l’exécutif. Enfin, la Cour insiste sur l’importance de l’institution du Protecteur public qualifié de « don constitutionnel inestimable pour notre nation[11] » pour lutter contre la corruption. La lecture de ce jugement, qui intervient une vingtaine d’années après l’adoption de la Constitution républicaine de 1996, ne peut donc pas être détachée de cette page, à peine tournée, de la transition constitutionnelle.

De façon intéressante, la Cour constitutionnelle a participé à cette transition constitutionnelle puisqu’elle a, dans un jugement de certification, contrôlé le texte constitutionnel adoptée par l’Assemblée constituante (issue de la Constitution intérimaire de 1993) au regard de certains principes fondamentaux[12]. La référence insistante à ce jugement originaire dans l’affaire Nkandla contribue à donner à voir une continuité, au moins discursive, de l’œuvre constitutionnelle depuis ce moment fondateur.

 

II. La compétence exclusive de la Cour constitutionnelle

 

Parfois qualifiée d’activiste à la suite de jugements devenus célèbres dans le domaine de la garantie des droits et libertés, la Cour constitutionnelle sud-africaine se voit investie de missions distinctes. Parmi elles, le contrôle de constitutionnalité échappe à toute modélisation : d’un côté la Cour constitutionnelle présente tous les caractères d’un contrôle concentré de type kelsénien[13], d’un autre côté, la Constitution prévoit une forme de contrôle diffus de constitutionnalité devant les juridictions « ordinaires » couronnées par une Cour suprême[14]. En outre, la Constitution définit sa « compétence exclusive » dans des matières essentielles : les conflits d’attribution entre organes de l’État, le contrôle de la constitutionnalité des projets de loi et des amendements de la Constitution, et enfin – ce qui concerne spécialement l’affaire Nkandla – la méconnaissance de la Constitution par le Président de la République ou le Parlement ; la Cour peut en effet « décider si le Parlement ou le Président n’ont pas respecté une obligation constitutionnelle[15] ».

Afin de délimiter sa compétence exclusive[16], et distinguer son office de celui des juridictions ordinaires, la Cour devait préciser la notion d’« obligation constitutionnelle ». En retenant une interprétation « étroite » et « téléologique »[17], elle pose une double exigence. Selon la première, cette « obligation constitutionnelle » doit être spécifiquement imposée au Président de la République ou au Parlement ; autrement dit elle ne doit pas être partagée avec d’autres organes. Selon la seconde, cette « obligation constitutionnelle » doit être suffisamment « sérieuse » et toucher « un aspect sensible de la séparation des pouvoirs » ; une simple prescription procédurale, comme par exemple le respect d’une majorité qualifiée, ne pourrait donc être caractérisée comme telle.

Appliquant ces critères, elle développe une argumentation minutieuse dans le but de retenir sa compétence exclusive. Elle souligne d’abord qu’en elles-mêmes, les missions constitutionnelles du Président de la République de « maintenir, défendre et respecter la Constitution comme la loi suprême de la République[18] » d’une part, et celle de l’Assemblée nationale relative au contrôle de l’exécutif[19] d’autre part, demeurent trop générales et ne suffisent pas à qualifier une telle « obligation constitutionnelle » au sens de la Constitution. Elles doivent donc être lues conjointement avec la disposition constitutionnelle fondant l’Action en réparation du Protecteur public[20]. Cette dernière vise directement le Président de la République puisqu’elle lui impose le remboursement des sommes indument perçues, mais aussi l’Assemblée nationale, le rapport lui ayant été spécialement transmis dans le vain dessein de déclencher la responsabilité politique de l’exécutif. La Cour ne s’appuie donc qu’indirectement sur la Constitution : elle s’attache essentiellement au contenu de l’Action en réparation engagée par le Protecteur public sur son fondement pour délimiter des obligations constitutionnelles. En fondant sa compétence exclusive, la Cour constitutionnelle s’engage sur le terrain sensible du droit constitutionnel politique.

 

III. Les frontières de l’espace politique

 

Dans un passage éclairant, mais non moins fragile, la Cour constitutionnelle utilise le principe de séparation des pouvoirs[21] pour fixer les bornes de son action. Il existe, selon elle, des « limites vitales » à l’« espace » politique » qui lui imposent une forme d’autolimitation[22]. Ainsi, précise-telle, la Cour ne doit pas interférer dans les « affaires discrétionnaires » de l’Assemblée nationale en se prononçant, par exemple, sur la manière dont elle doit contrôler l’action exécutive ou bien sur l’opportunité de mettre en œuvre les mécanismes destinés à engager sa responsabilité politique[23]. La déclaration juridictionnelle d’une violation de la Constitution par les autorités politiques ne peut donc pas résider dans des considérations proprement politiques.

Pour sortir de l’impasse, et lier son action sur le terrain du « droit constitutionnel dit par le juge », la Cour affirme l’effet « juridiquement contraignant » de l’Action en réparation lancée par le Protecteur public. Ainsi les violations de la constitution par les autorités politiques considérées peuvent-elles être établies sur un fondement juridique propre. La Cour constitutionnelle estime, s’agissant du Président de la République, qu’il était juridiquement tenu de suivre les mesures ordonnées par le plan de réparation[24]. En mandatant le ministre de la Police d’une enquête parallèle, alors que seule une juridiction pouvait se prononcer sur la contestation de cet acte juridique, le Président de la République a violé sa mission constitutionnelle de garantie de la Constitution et de protection de l’institution du Protecteur public[25]. Concernant, l’Assemblée nationale, l’argumentation de la Cour paraît plus délicate. Elle affirme que l’Assemblée nationale était face à une alternative dirimante : ou bien elle devait mettre en cause la responsabilité politique de l’exécutif sur la base juridique de l’Action en réparation, ou bien cette Action en réparation devait-elle être contestée devant les juridictions. Si elle avait la faculté de lancer une enquête en instituant deux comités ad hoc, elle ne pouvait ignorer délibérément le rapport du Protecteur public et se plier aux conclusions du rapport du ministre de la Police. Par son indifférence dans une affaire d’une gravité exceptionnelle, l’Assemblée nationale a failli à sa mission constitutionnelle de contrôle de l’exécutif[26]. En maquillant du langage juridique l’inertie des autorités politiques, la Cour pénètre dans l’espace politique pour en révéler les failles.

Le jugement de condamnation pour violation de la constitution du Président de la République aurait pu constituer une étape préliminaire vers une action en destitution. Selon les termes de la section 89 de la Constitution sud-africaine, le Président de la République peut être destitué à une majorité des deux tiers de l’Assemblée nationale en raison d’une « violation sérieuse de la Constitution ou de la loi », d’une « mauvaise conduite sérieuse » ou d’une « incapacité à remplir les fonctions de son office ». Sans doute est-il difficile d’échapper à un certain pessimisme lorsque l’on apprend que, cinq jours après le jugement, le Parlement sud-africain a rejeté la motion de destitution soulevée par l’opposition. Si aucune des armes politiques n’a pour l’instant déclenché un de ces « moments constitutionnels » de mobilisation, le retentissement de ce jugement, tel un Marbury Madison défiant ouvertement le pouvoir en place, tient moins aux valeurs qu’il promeut qu’à la naissance du conflit concret qu’il pourrait encore susciter.

 

Manon Altwegg-Boussac

Professeur de droit public à l’Université du Littoral.

Pour citer cet article :
Manon Altwegg-Boussac «La condamnation constitutionnelle du Président de la République par la Cour constitutionnelle sud-africaine », Jus Politicum, n° 17 [https://juspoliticum.com/article/La-condamnation-constitutionnelle-du-President-de-la-Republique-par-la-Cour-constitutionnelle-sud-africaine-1145.html]