La démocratie au-delà de l’État. La nécessité d’une constitution internationale et européenne dans l’œuvre de Jürgen Habermas

Thèmes : Droit international - Légitimité - Démocratie transnationale - Droit européen - Habermas (Jürgen)

Dans l’œuvre de Jürgen Habermas, la constitutionnalisation du droit international et de l’Union européenne est un problème lié à la démocratie définie en tant qu’autolégislation. La théorie de la démocratie élaborée dans Droit et démocratie permet de cibler le contenu de la constitution selon Habermas. Cela permet aussi de comprendre l’exigence d’effectivité qui implique que les citoyens, pour être réellement autonomes, participent à l’élaboration de règles et de décisions auxquelles ils sont soumis et qui ont une réelle incidence. Or le développement de phénomènes mondiaux rend l’État incapable de les contrôler. La création d’un processus démocratique au-delà de l’État apparaît alors comme une nécessité et la création de constitutions au-delà de l’État est la forme juridique de cette nécessité.

Democracy beyond the State. The Need for an International and European Constitution in the Work of Jürgen Habermas Jürgen Habermas’ work on the constitutionalization of International Law and European Law is linked to his earlier works on the concept of democracy as self-legislation. This concept of democracy implies an effectiveness of the action of public powers. If citizens produce rules without any effect, democracy is vain. Yet, the increase of global phenomenona limits the action of States. Therefore, democracy beyond the State is a necessity in order to guarantee an effectiveness of democratic process. Constitution beyond the State is the legal form of this necessity.

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ans le projet habermassien, la constitutionnalisation du droit international ou de l’Union européenne a un objet précis : l’établissement des conditions d’une activité politique démocratique à l’échelle internationale ou européenne*[1]. L’activité politique ne se réfère pas ici à la simple existence d’une société civile globale qui, par son militantisme, parviendrait à influencer le droit international, mais bien à une activité politique conventionnelle, institutionnalisée, similaire à celle présente à l’intérieur des États[2]. Les origines de l’émergence de ce thème dans l’œuvre de Habermas sont doubles. D’abord, la relecture du Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant à l’occasion de son bicentenaire a provoqué la réflexion de Habermas dans le champ du droit international et son devenir cosmopolitique[3]. Reprenant les étapes du raisonnement kantien, Habermas parvient à une reformulation du projet cosmopolitique à l’aune des évolutions du monde actuel. Cette reformulation a fait l’objet de nombreux commentaires, et l’idéal cosmopolitique habermassien est désormais une référence explicite dans l’œuvre de plusieurs intellectuels travaillant sur les questions internationales ou européennes[4].

La seconde raison est interne à l’œuvre de Habermas. Dans les premières œuvres habermassiennes concernant les questions politiques – notamment Raison et légitimité – est présent l’énonciation du risque d’une dépolitisation de citoyens devenus apathiques, incapables de prendre part à un processus décisionnel public et qui se réfugient dans la sphère privée. En l’absence d’un processus d’intégration sociale, seule subsiste une addition d’individus atomisés incapables d’agir politiquement. La raison de cette situation serait la rationalisation économique et l’éclatement de l’unité culturelle en raison de la différenciation sociale déjà diagnostiquée par Max Weber. Pour Habermas, le monde vécu (Lebenswelt) grâce auquel se réalise la communication quotidienne permettrait l’existence d’une normativité toujours présente, bien que souvent insaisissable. Cette normativité produit une intégration sociale minimale suffisante pour le fonctionnement d’une société[5].

Dans Droit et démocratie, la théorie de l’agir communicationnel est étendue à d’autres contextes d’argumentation et en particulier, au droit. Cela conduit Habermas à soulever un autre aspect du problème politique qui est celui de la légitimité du droit. À partir des conclusions de la théorie de l’agir communicationnel, le premier chapitre de cet ouvrage établit l’existence d’une tension interne au droit entre facticité et validité. Pour simplifier, « le droit moderne consiste en un système de normes positives contraignantes qui ont à tout le moins la prétention de garantir la liberté[6] ». Le droit suppose un appareil étatique apte à le faire respecter quitte à faire usage de la force, mais cette effectivité du droit va de pair avec une prétention à garantir la liberté, c’est-à-dire à être légitime. Le centre de Droit et démocratie est l’étude des moyens de fonder cette légitimité dans une société pluraliste traversée par des visions du monde radicalement distinctes. Adoptant des références kantiennes et rousseauistes, Habermas assimile la liberté à l’autonomie des citoyens et la démocratie au principe d’autolégislation c’est-à-dire à la possibilité pour les destinataires d’une norme de s’en concevoir comme étant les auteurs[7]. Droit et démocratie expose alors les conditions qu’un ordre juridique doit remplir pour respecter ce principe et ainsi être légitime.

Rédigées dans un cadre étatique, les conditions de la légitimité du droit développées dans Droit et démocratie ont été confrontées aux évolutions du monde contemporain. Les risques écologiques ne respectant plus aucune frontière, la mobilité des capitaux limitant l’effectivité du contrôle fiscal de l’État, l’émergence d’entreprises globales dont les comportements échappent à la souveraineté des États, les mouvements migratoires de masse ou l’émergence d’un terrorisme mondialisé sont autant de phénomènes que l’État ne serait plus capable de contrôler[8]. Or l’effectivité du contrôle opéré par le système politique étatique était une condition centrale de la garantie de la liberté. L’autonomie des citoyens suppose l’autonomie publique c’est-à-dire le fait de prendre « part aux discussions publiques qui permettent de faire valoir [leurs] besoins et de définir [leurs] droits[9] ». Toutefois, si les citoyens prennent effectivement part à la prise de décision démocratique mais que l’État démocratique cesse d’être capable de contrôler ces phénomènes, l’autonomie des citoyens devient vaine. Ils sont condamnés à subir les évolutions des réalités économiques, géopolitiques ou sociales. En particulier, l’indépendance de plus en plus grande du système financier et économique vis-à-vis du système politique laisse les citoyens face à un choix : soit accepter de s’adapter « sans perspectives aux impératifs de la concurrence économique[10] », soit chercher les moyens de contrôler à nouveau ce système financier et économique et de redevenir « capable d’entreprendre une transformation clairement orientée de la société[11] ». Ramener ces phénomènes à l’échelle d’un État étant désormais illusoire – et même opposé au sens de l’histoire constituée selon Habermas d’une série d’« ouvertures et de fermetures des formes de vie fondées sur l’intégration sociale[12] » et tendant nécessairement à l’extension de l’horizon des activités humaines –, le seul moyen de résoudre cette impuissance causée par la mondialisation est de reconstruire un système politique démocratique à l’échelle de ces réalités.

L’objet de cet article est de montrer que l’idée d’une constitutionnalisation du droit international ou de l’Union européenne est un déplacement de la théorie habermassienne de la démocratie au-delà de l’État. Cela suppose d’établir d’abord que la constitution est dans l’œuvre habermassienne la forme juridique des conditions de l’autolégislation. Constitution et démocratie sont intimement liées et cette liaison permet de saisir le contenu d’une constitution : il s’agit des conditions institutionnelles d’une activité politique démocratique (I). Ce concept de constitution dégagé, il est alors possible d’étudier les raisons de la nécessité d’une constitutionnalisation du droit international ou de l’Union européenne. Cette nécessité vient d’un constat simple : l’autonomie des citoyens, la démocratie, n’a aucun sens si elle ne fait que légitimer un État incapable de contrôler les phénomènes globaux. La constitutionnalisation du droit international ou de l’Union européenne vise donc à rechercher les conditions d’un droit permettant un tel contrôle et une modification politiquement orientée de cette nouvelle réalité. Construire une démocratie au-delà de l’État apparaît comme une nécessité. La constitutionnalisation au-delà de l’État n’est que la forme juridique de cette exigence pratique (II).

 

I. La Constitution comme conditions institutionnelles d’une activité politique démocratique

 

Concevoir la constitution comme s’identifiant aux conditions institutionnelles d’une activité politique démocratique suppose d’analyser deux questions. D’abord, le contenu d’une constitution à partir du concept de démocratie. La légitimation du droit dans une société démocratique repose dans l’œuvre de Habermas, sur le principe d’autolégislation. La constitution étant le « concept juridique de l’autolégislation[13] », il est possible de caractériser le contenu de la constitution à partir des exigences nécessaires à la réalisation de l’autolégislation (A).

Mais une autre question doit aussi être envisagée. Le droit est le médium d’une transformation par le pouvoir politique du reste de la société. Si le pouvoir politique ne dispose pas d’un tel médium, la réalisation de l’autonomie des citoyens par les citoyens est vaine. Il est donc nécessaire que le droit puisse être modifié par le pouvoir politique et que le droit produit ait une incidence concrète sur la réalité afin que le principe d’autolégislation ne soit pas un idéal vain. Ce problème apparaît notamment dans la controverse qui oppose Habermas à Niklas Luhmann (B). De prime abord annexe par rapport au problème de la constitutionnalisation du droit international, cette question traduit un enjeu central pour Habermas : celui de l’effectivité de l’autonomie des citoyens. C’est à partir de cette exigence d’effectivité que peut être conçue la nécessité d’une constitution du droit international ou de l’Union européenne.

 

A. La constitution comme concept juridique de l’autolégislation

La transposition des conclusions de la Théorie de l’agir communicationnel au champ du droit conduit Habermas à identifier la démocratie avec l’autolégislation et l’autonomie des citoyens[14]. L’autolégislation est le fait que « ceux qui sont soumis au droit en tant que destinataires se pensent aussi comme les auteurs du droit[15] ». L’objet des chapitres 3 et 4 de Droit et démocratie est la reconstruction d’un système de droit rationnel incluant les éléments nécessaires pour l’établissement d’un ordre juridique légitime, c’est-à-dire d’un ordre qui garantit l’autonomie des citoyens. Il ne s’agit donc pas de décrire le contenu d’un ordre juridique positif, mais bien d’établir un test contre-factuel permettant d’établir si un ordre juridique est légitime[16]. Or, la constitution étant définie par Habermas comme étant « le concept juridique d’autolégislation[17] », il est possible d’identifier le contenu de la constitution avec ce système de droit rationnel.

Le premier aspect du système de droit rationnel qu’élabore Habermas – et donc le premier aspect de la constitution – est le système des droits. Le contenu exact de ce système ne peut être compris qu’à partir de la dualité de l’autonomie chez Habermas : cette dernière est à la fois une autonomie privée (les droits individuels tels que définis dans la tradition libérale) et une autonomie publique (la souveraineté populaire telle que définie dans la tradition républicaine[18]). Cette dualité issue des lectures de Rousseau et de Kant conduit immédiatement à une difficulté concernant la relation entre ces deux types d’autonomie. En effet, la liaison entre ces deux pôles peut être interprétée selon deux logiques opposées.

D’abord, l’autonomie privée – les droits de l’homme – peut être conçue comme première, « prépolitique[19] », car ces droits sont « fondés dans l’autonomie morale des individus[20] ». Dans cette logique – libérale –, les droits de l’homme justifient le recours à une forme démocratique de l’État en ce qu’elle est la plus susceptible de respecter l’autonomie privée des citoyens, mais ils impliquent aussi des limites à l’action du gouvernement démocratiquement établi[21]. Mais il est également possible de considérer l’autonomie publique comme disposant d’une « valeur propre, non instrumentalisable[22] » et qui, partant, n’a pas à être limitée par une autre relativement à laquelle elle serait le simple moyen. Dans ce cas, les droits de l’homme ne sont que le produit de la définition par la communauté de ce qu’elle, un résultat de l’organisation politique des citoyens et ils ne peuvent dès lors, limiter ces décisions fondamentales du corps politique[23].

Deux conceptions de la relation entre autonomies privée et publique, entre droits de l’homme et démocratie existent donc dans la tradition politique moderne : l’une est libérale et l’autre républicaine. L’une et l’autre se caractérisent par l’établissement d’une relation unilatérale entre les deux pôles : soit les droits de l’homme produisent et limitent la souveraineté populaire, soit la souveraineté populaire produit et limite les droits individuels.

Habermas élabore un paradigme procédural du droit caractérisé par la thèse de la co-originarité de l’autonomie privée et de l’autonomie publique. Loin de rechercher une relation hiérarchique entre les deux autonomies, il considère que les droits de l’homme et la souveraineté populaire « expriment les traits complémentaires de la liberté : si le contenu d’un droit dépend d’un acte d’autodétermination, cette dernière n’est possible que grâce à l’existence de certaines libertés[24] ». Il n’y a pas opposition entre ces deux principes, mais ils sont au contraire des « conditions de possibilité réciproque[25] ». Le résultat de cette analyse est la description d’un système normatif sous forme d’un catalogue de droits – qu’il n’est pas nécessaire de détailler ici[26] – que les individus doivent se reconnaître les uns les autres pour permettre l’autolégislation et donc l’autonomie des citoyens.

Cependant, la constitution ne se limite pas à ce système de droits. C’est l’objet du chapitre 4 que de décrire un second aspect : les principes de l’État de droit. Le système des droits apparaît en effet comme incomplet et instable. Qu’il soit rendu permanent suppose « la création ou l’utilisation d’un pouvoir d’État[27] ». La liaison du droit et de la politique est nécessaire, car  « l’État est nécessaire en tant que pouvoir qui sanctionne, organise et exécute, à la fois parce qu’il faut faire respecter des droits, parce que la communauté juridique a besoin d’une force qui stabilise son identité et d’une justice organisée, et parce que la formation de la volonté politique débouche sur des programmes qu’il faut implémenter[28] ». Il s’agit alors de décrire les conditions d’une organisation de l’État et en particulier, de l’Administration conforme aux exigences du principe d’autolégislation. Concrètement, cela signifie l’exigence d’une justice indépendante, d’une soumission de l’administration au pouvoir judiciaire et législatif, ainsi que la séparation de l’État et de la société[29]. Ce dernier point vise notamment à éviter une « prise directe du pouvoir social sur le pouvoir administratif [30] », c’est-à-dire l’hypothèse selon laquelle une partie du corps social disposerait d’un lien privilégié avec le pouvoir. Au contraire, les structures politiques doivent s’assurer que chacun puisse participer également à la prise de décision[31].

La lecture des chapitres 3 et 4 conduit donc à une description particulièrement riche du système de droit rationnel permettant l’autolégislation et, partant, du contenu de la constitution. Cela renvoie aussi bien à la protection des droits qu’à l’organisation du pouvoir administratif (la bureaucratisation) qui permet un agir collectif[32] et la séparation des pouvoirs. Un dernier aspect doit être ajouté : celui de la solidarité des citoyens[33]. Ce point apparaît nettement dans les écrits relatifs à la constitutionnalisation du droit international et de l’Union européenne où la question de cette solidarité devient problématique. En particulier, Habermas relève que l’autolégislation à l’échelle de l’Union européenne suppose « un médium d’intégration politique qu’est la citoyenneté européenne[34] ».

Le concept de constitution chez Habermas n’est donc pas un concept qui a trait à la clôture du système normatif, ni le constat empirique de l’existence de structures juridiques fondamentales. La constitutionnalisation est l’ensemble des conditions d’une activité politique démocratique, c’est-à-dire d’une activité politique permettant l’autonomie des citoyens. La compréhension de ce concept suppose cependant une autre précision relative à l’effectivité de cette autonomie. L’organisation du pouvoir d’État et d’une production normative légitime ne sont pas suffisantes. Encore faut-il que l’action de l’État de droit démocratique décrit dans Droit et démocratie permette une modification effective de la réalité. C’est la raison pour laquelle, parmi les éléments d’une constitution, Habermas intègre une bureaucratie en tant que modalité de l’agir collectif. C’est aussi l’un des enjeux de sa controverse avec Niklas Luhmann.

 

B. La nécessité de l’effectivité du droit dans la controverse avec Niklas Luhmann

Dans la première section du chapitre 2 de Droit et démocratie, Habermas opère une critique virulente des conceptions sociologiques du droit, et en particulier celle de Niklas Luhmann[35]. Cette conception est issue essentiellement des chapitres 9 et 10 de Das Recht der Gesellschaft[36]. Pour Luhmann, à l’époque contemporaine, le droit et la politique sont deux systèmes autopoïétiques opérationnellement autonomes. L’unité de ces deux systèmes dans le concept d’État fut une réalité à la naissance de l’État, mais le processus de différenciation propre à la modernité a conduit à une séparation nette de ces deux systèmes[37]. Désormais, la politique a pour fonction la réalisation « des décisions qui obligent collectivement[38] » et n’est pas la simple réalisation d’un programme fixé dans la constitution. À l’inverse, le droit, lui, n’a pas pour fonction de mettre en œuvre les décisions politiques, mais de fixer les attentes normatives de manière à stabiliser les comportements des individus[39].

Il y a bien une relation et même une dépendance – un « couplage structurel » dans le vocabulaire luhmannien – entre les deux systèmes. Mais la réalisation des décisions politiques par le système juridique implique une reformulation de ces décisions dans le système juridique et, ainsi, une intégration dans ce système autopoïétique. Or, seul le droit peut régler la manière dont un événement extérieur peut entrer dans le droit et les effets de cet événement sur le système juridique[40]. Dès lors, les effets juridiques de la décision échappent complétement au système politique et, plus largement, à toute détermination extérieure[41]. Aucun devoir-être, aucune influence politique, aucune conception de la justice[42] ne détermine le contenu du droit : le droit est tel qu’il est.

La critique habermassienne de cette conception vise notamment la réduction qu’elle opère du droit à l’une de ses fonctions, à savoir la stabilisation des attentes (normatives) face à des conflits contingents. Se plaçant du point de vue d’un observateur extérieur face à un système de régulation de comportements individuels, cette conception réduit la notion de droit à une obéissance moyenne à des règles. Un tel postulat ne peut évidemment conduire qu’à un positivisme radical, pour lequel « le lien entre le droit et l’organisation démocratique d’un État disparaît[43] ». La seule justification de l’existence d’une règle est son établissement par le système juridique : les raisons pour lesquelles les individus devraient respecter les règles – parce qu’elles sont justes par exemple – ne sont plus que des arguments perlocutoires, la question de leur légitimité devient vide de sens[44]. Le droit est parce qu’il est. Il faut même aller plus loin : le droit n’a plus aucune normativité[45] et n’est que la validation d’un état de fait existant. Pour reprendre l’expression de Luhmann, il n’est qu’une anomalie européenne[46].

Un autre aspect problématique est la perte de la possibilité d’une transformation politiquement orientée de la société par le droit. Les systèmes ne disposent que d’un contrôle très faible les uns sur les autres, car ils ne sont que des éléments de l’environnement des autres systèmes. Or, « le système peut ne pas réagir du tout aux événements de l’environnement ; il peut le faire plus tard ou de manière anticipée ; il ne réagit sur-le-champ que dans une très faible mesure[47] ». Dès lors, en ramenant le lien entre la politique et le droit et entre le droit et les autres systèmes constitutifs de la société à de simples phénomènes d’irritation, la perspective luhmannienne conduit à une quasi-disparition de la possibilité pour la politique de contrôler le reste de la société.

En effet, au mieux, la politique ne peut modifier qu’indirectement le droit par un effet d’irritation : les systèmes réagissant à des événements extérieurs ayant lieu dans leur environnement et la politique étant un des éléments de l’environnement du droit, la décision interne au système politique entraînerait une modification de l’environnement du droit et une réaction de celle-ci. Mais une telle possibilité est très en-deçà des attentes que place Habermas dans le droit, car la réaction du système juridique pourrait être éloignée de l’objectif du système politique. Le système juridique pourrait même laisser sans effet la décision politique. En outre, le droit est lui-même un système parmi d’autres. Dès lors, il se trouve dans la même situation vis-à-vis des autres systèmes – notamment le système économique – que la politique vis-à-vis de lui : il ne peut réguler qu’indirectement ces systèmes. Une modification interne au droit – la création d’une règle – serait un événement extérieur au système économique qui réagirait à cette modification. Un contrôle par la politique de l’économie au moyen du droit serait un contrôle doublement indirect et donc très incertain[48].

L’autonomie des citoyens suppose ainsi d’établir une liaison effective entre le droit et la politique d’une part – c’est l’objet notamment du chapitre 4 de Droit et démocratie – et entre le droit et le reste de la société d’autre part. Une situation dans laquelle le droit en tant qu’instrument du contrôle par la politique de la société n’aurait plus d’incidences sur la réalité rendrait vaines les décisions élaborées par les citoyens participant au pouvoir politique. Or, les évolutions contemporaines du monde – ce qui peut être globalement décrit sous le terme de mondialisation – produisent bien une telle situation dans laquelle l’action de l’État, qui était jusqu’alors le cadre de l’autonomie des citoyens, est devenue ineffective. L’autonomie des citoyens implique la mise en place de structures permettant un contrôle effectif de ces phénomènes. Cette exigence d’effectivité rend alors nécessaire, pour Habermas, la constitutionnalisation du droit international ou de l’Union européenne.

Ainsi, concevoir la constitution comme le concept juridique de l’autolégislation conduit à une redéfinition très large du contenu de la constitution pour y inclure, outre le système des droits, l’administration, la séparation des pouvoirs et la solidarité entre les citoyens. La constitution habermassienne apparaît comme s’identifiant aux conditions institutionnelles d’une activité politique démocratique et un test contrefactuel à l’aune duquel évaluer la légitimité des ordres juridiques existant, c’est-à-dire le respect du principe d’autolégislation par ces ordres juridiques. En outre, l’autonomie des citoyens doit aussi être effective. Cela signifie que les citoyens ne doivent pas simplement participer à l’élaboration de règles, mais aussi élaborer des règles pouvant concrètement contrôler les différents systèmes sociaux. Cette exigence d’effectivité confrontée au dépassement de l’État par des phénomènes globaux implique la construction d’une activité politique démocratique à l’échelle de ces phénomènes. La réflexion sur la constitutionnalisation du droit international ou de l’Union européenne participe d’une telle tentative.

 

II. La nécessité des constitutions au-delà de l’État

 

Dans l’un de ses premiers numéros, la European Law Review a réuni plusieurs juristes et philosophes pour discuter du débat postérieur à l’adoption du traité de Maastricht concernant la légitimité de l’Union européenne et ce qui est classiquement appelé son « déficit démocratique ». Deux des auteurs – Dieter Grimm et Joseph Weiler, ainsi que, indirectement, Habermas, qui discute le texte de Dieter Grimm – ont choisi d’intituler leur contribution : « Does Europe need a Constitution?[49] ». La formule est frappante à double titre. Elle est d’abord remarquable parce qu’elle acte le lien entre démocratie et constitution[50]. Les trois textes endossent des conceptions similaires de la constitution en tant que concept juridique de l’autolégislation. Elle l’est ensuite parce que chacun des trois auteurs conçoit la nécessité d’une constitution et/ou la nécessité démocratique en des termes très différents. S’appuyant sur des conceptions différentes de l’exigence démocratique, Dieter Grimm et Joseph Weiler s’interrogent en réalité sur la possibilité d’une démocratie européenne et, par suite, d’une constitution européenne. Le point central est alors la question de l’existence d’un peuple européen. Dans ce texte et dans les suivants sur la constitutionnalisation de l’Union ou du droit international, Habermas déplace la question du terrain de la possibilité à celui de la nécessité politique en se fondant sur l’exigence d’effectivité de l’autonomie des citoyens (A). La nature de cette nécessité doit être bien comprise. Il ne s’agit pas d’une nécessité historique de l’avènement d’une constitution de l’Union ou du droit international, mais d’une exigence pratique dont la réalisation dépend en définitive de choix politiques (B).

 

A. De la possibilité à la nécessité d’une constitution au-delà de l’État

Dans le débat relatif à la légitimité de l’Union et de la nécessité d’une constitution de l’Union, Dieter Grimm commence par préciser la nature et la fonction d’une constitution à partir d’une reconstruction historique des différentes phases de l’élaboration du concept de constitution. Cela lui permet de distinguer plusieurs traits fondamentaux, dont l’existence d’un système fonctionnellement différencié et spécialisé encadrant l’activité politique[51]. À l’instar du reste du droit, ce système de règles spécialisées n’est pas non plus conçu comme le produit d’un plan divin qu’il s’agirait de découvrir, mais il est celui d’une décision historique de pouvoirs publics[52]. À la différence des autres règles, ce système ne saurait être le produit de la volonté de l’État puisqu’il a justement pour objet d’encadrer l’action de l’État[53]. Les révolutionnaires américains et français procédèrent donc à une séparation des pouvoirs publics en deux groupes : les pouvoirs constitués d’un côté et le pouvoir constituant de l’autre[54]. Le second appartient au souverain, c’est-à-dire au peuple, et les règles qu’il produit limitent l’État[55]. La fonction de la constitution est alors de fixer « le consensus fondamental d’une société concernant les règles de sa coexistence et le règlement des disputes[56] ». La constitution met hors de portée ces règles fondamentales et fonde les conditions d’un exercice légitime du pouvoir[57]. Cette légitimité ne peut venir que de la démocratie, que D. Grimm distingue du parlementarisme et qu’il analyse comme renvoyant aux mécanismes de dérivation du pouvoir de l’État de la volonté du peuple. Ces mécanismes, outre l’existence d’un pouvoir constituant appartenant au peuple[58], incluent les élections, les associations, les mouvements citoyens, les partis politiques, l’existence d’un espace de débat public, etc.[59]. L’ensemble de ces mécanismes permettent l’existence d’un espace public, d’un système de communication entre les citoyens et l’État permettant le maintien permanent d’une médiation entre la société et l’État[60]. Un présupposé général de cette conception de la constitution est l’existence d’une société disposant d’une identité collective[61]. Cette identité n’est pas nécessairement ethnique : « all that is necessary is for the society to have formed an awareness of belonging together that can support majority decisions and solidarity efforts, and for it to have the capacity to communicate about its goals and problems discursively[62] ».

Dieter Grimm considère alors qu’une démocratie – et donc une constitution – européenne distincte des États est impossible. S’il admet que la médiation qui s’opère actuellement dans les États n’est pas parfaite, il considère que ces mécanismes sont inexistants dans l’Union européenne et qu’il n’est pas possible d’espérer qu’ils se mettent en place[63]. Pour Dieter Grimm, le problème central réside dans l’impossibilité d’une « europeanisation of the political substructure », c’est-à-dire des systèmes de médiation entre la société et l’État[64]. Cette impossibilité est principalement due à la diversité des langages et à l’impossibilité de construire un espace public européen[65]. En l’absence d’un tel mécanisme d’intégration sociale, une société européenne qui voudrait se constituer en une unité politique est impossible[66]. Les prérequis pour une démocratie européenne étant absents en raison de l’absence d’identité collective européenne et d’un espace public européen, une constitution européenne est donc illusoire.

Deux points doivent être immédiatement relevés. D’abord, la proximité de la conception de la constitution de Dieter Grimm avec celle de Habermas. Si les détails varient, les éléments fondamentaux sont identiques. La différence majeure réside dans le statut de l’objet étudié. Là où Habermas construit un système rationnel permettant de déterminer les conditions que doit respecter l’ordre juridique pour être légitime, Dieter Grimm étudie des objets juridiques existants dans des contextes historiques concrets. Dès lors – et c’est le second point –, cela modifie son appréhension des formes de solidarité entre les citoyens. S’il admet que des formes distinctes d’une solidarité ethnique sont possibles, il n’en demeure pas moins, d’une part, qu’en utilisant l’argument de la langue commune, il se fonde sur une conception culturelle de l’homogénéité du peuple et, d’autre part, qu’il considère que cette solidarité ne peut pas simplement être créée[67]. Pour Dieter Grimm, la solidarité est une réalité culturelle produite dans des circonstances spécifiques concrètes et non une exigence pratique nécessaire à l’existence d’une autonomie des citoyens.

Un premier type de réponse à l’argument de Dieter Grimm est celui avancé par Joseph Weiler. Il s’oppose à la « No Demos Thesis[68] ». L’expression forgée par Joseph Weiler dans cet article fera florès dans les discussions ultérieures dans lesquelles elle désignera l’ensemble des positions doctrinales considérant que l’Union européenne ne peut pas être une union politique, une démocratie ou avoir une constitution, car il n’existe pas de peuple européen. Pour Weiler, ce type de thèse – y compris celle de Dieter Grimm – trouve ses racines dans une réalité profonde du droit et de la doctrine allemands, qui ont construit une conception particulière de la communauté politique allemande. Selon cette conception, le Volk, le démos, est une réalité organique et objective pouvant être observée[69]. La manifestation subjective de cette réalité est la conscience d’une communauté de destin, d’une identité collective et d’une intégration sociale[70]. L’existence de cette réalité peut être décelée dans un langage commun, une histoire commune, une religion commune ou une ethnie commune[71]. Le peuple est une unité homogène qui préexiste à l’État, ce dernier n’étant que sa manifestation politique[72]. L’unité du Volk est alors un prérequis du fonctionnement démocratique : la minorité n’accepterait la position de la majorité qu’en raison du fait que les individus qui ressortissent à l’une ou l’autre appartiennent au même peuple ; le principe même d’un contrôle politique démocratique serait dépendant de cette unité[73].

La No Demos Thesis adoptée par la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans sa décision Maastricht[74] consiste alors à déplacer cette conception de la démocratie vers l’Union européenne et à l’utiliser pour acter l’impossibilité d’une démocratie européenne. Or, pour Joseph Weiler, l’erreur consiste justement à appliquer cette conception nationaliste – fondée sur l’unité ethno-organique de la nation – de la démocratie à l’Union, qui, par son supranationalisme, cherche justement à en dépasser les risques[75]. Au contraire, l’unité de l’Union est celle d’une pluralité de démoï – nationaux et européen –, et les citoyens européens doivent se considérer comme appartenant à une société européenne en raison de leur affinité commune pour des valeurs et principes fondamentaux communs[76]. Ces citoyens européens peuvent être comme le fondement d’une démocratie européenne et de l’existence d’un équivalent fonctionnel des constitutions nationales à l’échelle européenne, bien que cet équivalent fonctionnerait selon une logique radicalement différente.

Une telle critique de la position de Dieter Grimm se manifeste notamment dans la notion habermassienne de patriotisme constitutionnel – l’adhésion aux principes universels de l’État de droit par opposition à un attachement local aux États-nations[77]. De telles réflexions conduisent à une reconstruction de l’idée de solidarité entre les citoyens détachée de l’unité ethnique du peuple et donc capable de répondre à la « No Demos Thesis ». Habermas pourra alors affirmer qu’une unité politique postnationale est possible, et que le processus politique en cours dans l’Union européenne fait émerger cette solidarité non fondée sur la nation :

Des loyautés anciennes s’affaiblissent, des solidarités nouvelles se développent, les traditions changent et les nations, de même que tous les autres rapporteurs comparables, ne sont pas non plus des faits naturels[78].

À la différence de Dieter Grimm, Habermas considère que le processus politique permettra une européanisation des sous-structures de la politique et rendra possible une activité politique proprement européenne. Malgré l’absence de peuple européen au sens d’une unité culturelle, une constitution européenne serait donc possible.

Cependant, l’argument central de Habermas est ailleurs. Dans sa réponse à Dieter Grimm, il s’accorde sur le diagnostic et une conception commune de la démocratie : une solidarité entre les citoyens, une identité collective, est nécessaire à la réalisation de l’exigence d’autolégislation[79]. Sa critique consiste alors, non pas à discuter la possibilité d’une telle solidarité – et, par suite, d’une constitution européenne –, mais à en acter la « nécessité politique[80] ». Il résume ainsi son argument à l’encontre de la « No Demos Thesis » :

Cet argument ne peut être compris qu’à l’aune du statut du discours habermassien. À la différence de Dieter Grimm, Habermas ne se prononce pas sur l’existence ou la possibilité positive d’une constitution européenne, mais sur les conditions pratiques de l’autolégislation. Dans Droit et démocratie, l’interrogation sur ces conditions a révélé l’exigence d’une condition d’effectivité du contrôle du pouvoir politique sur la réalité. Or, si l’idéal démocratique s’est historiquement réalisé dans la figure de l’État de droit, cet idéal n’est effectif que « si un État dispose d’une latitude d’action qui puisse répercuter cette action coopérative dans l’aménagement politique des conditions de vie[82] ». Les conditions du monde moderne sont telles qu’« il y va du sens normatif de la démocratie elle-même que les capacités politiques d’action puissent être étendues au-delà des frontières nationales[83] ». Dès lors, les États ont progressivement transféré leur capacité d’action vers des organisations internationales. L’augmentation du pouvoir de ces organisations se fait alors « au détriment du processus démocratique qui légitime les États nationaux[84] ». Pour éviter cela, il est nécessaire de reconstruire un processus démocratique à l’échelle de ces phénomènes et donc d’établir une constitution européenne ou internationale. L’abandon du « lien de cohérence fort entre l’autodétermination démocratique à l’intérieur et la souveraineté étatique à l’extérieur » est la condition du maintien de la souveraineté populaire dans le monde moderne[85].

Habermas ne répond donc pas directement à la question soulevée par Dieter Grimm ou Joseph Weiler, et qui porte sur la possibilité concrète d’une démocratie à l’échelle européenne. Il déplace le problème de la possibilité d’une constitution vers l’affirmation de sa nécessité pratique. Il ne cherche pas à décrire le droit actuel ou même l’avenir proche du droit. Il conçoit l’extension du processus démocratique au-delà de l’État comme « une exigence de la raison pratique[86] » au regard des conditions historiques contemporaines. Le problème est alors celui de la signification exacte de cette idée de nécessité : est-ce une nécessité au sens d’une rationalité interne à l’histoire ou seulement une nécessité politique au regard d’une exigence pratique, mais dont la réalisation est alors dépendante de choix à opérer ?

 

B. D’une philosophie de l’histoire à des choix politiques

Comprendre ce dernier point suppose de s’écarter de la logique des développements précédents. À partir de la structure interne de la théorie de la démocratie développée dans Droit et démocratie, ces derniers tentaient d’expliquer les raisons pour lesquelles une constitutionnalisation du droit international ou de l’Union européenne est nécessaire. Ici, il s’agit de comprendre le statut de cette nécessité au regard notamment du rapport entre la raison pratique et la politique.

Le cosmopolitisme habermassien est marqué par ses racines kantiennes. Il émerge notamment de la lecture du Projet de paix de perpétuelle, lecture qui détermine le statut du projet cosmopolitique chez Kant. Lorsque, à la fin du xviiie siècle, Kant formule une lecture cosmopolitique de l’histoire – le cosmopolitisme n’étant pas dans son œuvre une nécessité historique mais un idéal régulateur –, la crédibilité d’une telle conception repose sur l’émergence de trois phénomènes : les États-nations, le commerce international et un espace public politique. Ces phénomènes seraient à la fois la preuve empirique de ces tendances et des éléments les favorisant. Mais Habermas avance trois contre-arguments à l’encontre d’une telle analyse. D’abord, les États-nations ont fait émerger le nationalisme et ne sont en rien pacificateurs. Ensuite, le développement du commerce a, en réalité, favorisé l’impérialisme. Enfin, l’espace public s’est transformé en un espace médiatique[87]. Par conséquent, l’idéal cosmopolitique ne s’est pas réalisé. Certes, certaines organisations internationales ont une activité réelle. Mais il est difficile de les qualifier de démocratiques. Même l’Union européenne – pourtant objet principal des espoirs de Habermas – n’est, pour l’heure, qu’un « fédéralisme post-démocratique exécutif[88] ».

Ainsi que l’a montré Valéry Pratt, cela conduit Habermas à écarter la perspective d’une philosophie de l’histoire pour construire le projet d’une politique proprement cosmopolitique[89]. L’idéal cosmopolitique n’est pas une nécessité historique, mais un projet pratique à réaliser. Il n’y a pas de plans cachés de la nature, mais un choix à opérer, des réformes à mener pour mettre en place une constitution internationale ou de l’Union européenne. Ce choix n’est évidemment pas un choix opéré dans le vide. La réforme du droit international ou du droit de l’Union européenne que Habermas appelle de ses vœux doit s’appuyer sur les structures juridiques déjà existantes. Parce qu’il ne veut pas se contenter d’un discours abstrait sur la justice et qu’il cherche les moyens d’une réalisation effective de l’exigence moderne d’autolégislation, Habermas ne peut ignorer les structures juridiques déjà existantes du droit international et de l’Union européenne. Il en connaît les faiblesses et cherche à fonder la nécessité pratique d’une réforme.

L’intitulé du dernier paragraphe de l’un des textes sur la crise de l’Union européenne est explicite : « en vue de meilleures avancées vers une intégration européenne plus complète, nous devons décider entre le fédéralisme exécutif et une démocratie supranationale propre[90] ». Autrement dit, avec Dieter Grimm, Habermas mesure les limites actuelles de l’Union européenne. Il sait que les « sous-structures » du système politique de l’Union, le système de communication, l’espace public européen sont probablement inexistants. Il s’accorde aussi avec Dieter Grimm sur le fait que la création d’un système politique de l’Union sans une telle sous-structure conduit à la création d’un régime autoritaire dirigé par une élite. Dieter Grimm parle d’oligarchie[91], mais la qualification d’autoritarisme libéral avancée par Michael Wilkinson[92] est sans doute la plus proche de la position de Habermas[93].

Pour autant, un trait distingue la conception de Habermas : son optimisme concernant les évolutions de l’Union européenne. Il décèle dans les structures déjà existantes de l’Union européenne des potentialités pour faire advenir une démocratie[94]. Il souligne par exemple que l’Union européenne contient les germes d’un pouvoir constituant mixte incluant aussi bien les États que les citoyens européens. Les droits créés par le droit de l’Union européenne dans le chef des particuliers et, surtout, la possibilité pour les citoyens européens de les invoquer devant des juridictions pour contester des règles nationales sont conçus comme les véritables prémices d’une citoyenneté de l’Union européenne[95]. Si ces analyses de l’Union européenne peuvent révéler une certaine naïveté, elles traduisent aussi une recherche de germes dans les structures existantes d’une véritable démocratisation de l’Union. Il y a donc une forme d’optimisme du théoricien ici, mais un optimisme qui est un appel en faveur de choix politiques et de réformes profondes fondées sur une exigence pratique à tout mettre en œuvre pour réaliser l’autonomie des citoyens.

 

Pierre Auriel

Institut Michel Villey pour la culture juridique et la théorie du droit et Centre de droit européen de l’Université Panthéon-Assas

Pour citer cet article :
Pierre Auriel «La démocratie au-delà de l’État. La nécessité d’une constitution internationale et européenne dans l’œuvre de Jürgen Habermas », Jus Politicum, n° 19 [https://juspoliticum.com/article/La-democratie-au-dela-de-l-Etat-La-necessite-d-une-constitution-internationale-et-europeenne-dans-l-oeuvre-de-Juergen-Habermas-1196.html]