La liberté de manifestation au Royaume-Uni : éléments historiques

Thèmes : Histoire constitutionnelle - Royaume-Uni - Liberté de manifestation

La mise en perspective historique de la liberté de manifestation au Royaume-Uni montre que cette dernière est et demeure ancrée au King’s peace. La manifestation, en tant qu’elle ne se détache que très difficilement de l’ensemble des rassemblements, reste fondamentalement une question de guerre et de paix. Cela explique que la matière soit appréhendée du point de vue de l’ordre public et de l’histoire de la police. Cela explique également que ce n’est qu’à la toute fin du XXe siècle que les juges adoptent certains aspects du langage des droits de l’homme dans les affaires portant sur la liberté de manifester.

Deeply rooted in one of the most fundamental component of British Constitutional Law, i.e. the King’s Peace, lawful and unlawful assemblies are quite difficult to discriminate a priori. This is one of the reasons why the recognition of a « freedom of assembly » and of a « right to protest » took time in British Law. The idea of « a right to freedom of assembly » indeed appeared in the judges’ opinions in the end of the XXth century.

La plupart des ouvrages en langue anglaise qui portent sur la manifestation sous l’angle des Human Rights sont assez unanimes pour constater, voire dénoncer, l’absence, au moins jusqu’à l’incorporation par le Human Rights Act 1998 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH), d’un « droit à la liberté de manifestation » en droit britannique*. C’est par exemple le cas de K.D. Ewing qui écrivait dans un ouvrage paru en 2001 :

Depuis les années 1980, cette question de la liberté de manifestation, lorsqu’elle est comprise comme une liberté au sens des droits de l’homme au Royaume-Uni, se trouve régulièrement soulevée dans le débat opposant les défenseurs de l’adoption d’une déclaration écrite des droits et les défenseurs de la tradition de common law.

Cela ne signifie bien évidemment pas que la manifestation soit purement et simplement interdite au Royaume-Uni – le droit reconnaît la légalité des manifestations à condition qu’elles respectent un certain nombre de conditions –, mais plus généralement qu’un droit à la liberté de manifestation ne fonde ni juridiquement, ni historiquement, les règles qui sont susceptibles de s’appliquer aux manifestations. La raison principale pour laquelle il en va ainsi correspond à la spécificité du rapport établi entre la common law et la liberté ainsi qu’à son caractère historique. Cette première précision porte donc sur la spécificité du contexte et de la culture juridique qui est ici en question. La conséquence concrète qui en découle pour la liberté de manifestation est qu’il ne s’agit pas ici de retracer l’évolution d’un droit à une liberté de manifestation mais plutôt de retracer à gros traits la manière dont le droit préexistant à l’apparition dans l’histoire des manifestations a appréhendé un phénomène nouveau. L’aboutissement, temporaire, de cette évolution est l’adoption du langage des droits de l’homme par les juges à la fin du XXe siècle. L’objet « liberté de manifestation » ne constitue donc pas le cœur de cet exposé, ou du moins, il n’en constitue pas l’objet positif et immédiat : une histoire de la liberté de manifestation au Royaume-Uni passe nécessairement par des détours.

La seconde précision qui paraît utile dans le cadre d’un ensemble de contributions de droit comparé consacré à la liberté de manifestation est relative au terme de « manifestation[2] » et à son absence dans les différentes sources juridiques jusque dans les années 1960. Même si, en effet, le droit français ne définit pas positivement l’essence de la manifestation, ce dernier procède à partir d’une terminologie fixe : les juristes parlent de manifestation et de réunion, et se comprennent entre eux. Ce n’est pas le cas en droit britannique : un certain flottement dans les termes attire précisément l’attention du juriste français. Aujourd’hui, la matière qui correspond à ce que l’on désigne en français par la liberté de réunion et la liberté de manifestation est celle du « freedom of assembly ». Ce vocabulaire est issu des conventions internationales, notamment de la CESDH. Mais cette formulation a mis un certain temps à être fixée puisque les termes utilisés par les auteurs britanniques ont varié. Certains évoquent effectivement la « freedom of assembly », d’autres, dans le sillage de Dicey, le « right to public meeting[3] » ou encore le « right to freedom of assembly ». A. Sherr parle quant à lui de « freedom of protest[4] », F. Klug de « right to protest[5] », d’autres, de « right to demonstrate[6] » ou de « freedom to demonstrate ». Le fait que la terminologie ait mis du temps à être fixée démontre deux choses : d’une part, l’hésitation entre le terme de « right », de « freedom » et de « right to freedom » rattache bien la matière à une interrogation fondamentale sur ce que peut être la liberté en droit. D’autre part, ces hésitations montrent également que le droit britannique a eu des difficultés à appréhender la manifestation, à la fois mode d’expression démocratique et événement dont les conséquences sont par définition imprévisibles. Ainsi, contrairement au droit français ou au droit européen des droits de l’homme, l’unité du droit relatif à ce qui correspond en français à la « manifestation » ne procède pas de la définition de la manifestation ou de l’idée de manifestation mais de l’origine des règles qui la régissent. Celles-ci demeurent en effet déterminées, du début du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, plus ou moins directement, par le King’s (ou Queen’s) Peace[7]. Il est d’ailleurs significatif que les auteurs britanniques s’intéressant à l’histoire du droit non seulement de la manifestation, mais, plus largement des « rassemblements publics », l’envisagent sous l’angle du droit de l’ordre public et de l’histoire de la police au Royaume-Uni[8]. Comprendre ce point essentiel permet alors de dégager malgré tout une idée à l’œuvre dans l’histoire du droit relatif aux rassemblements publics : en droit britannique, que ce soit au XVIIe siècle ou au XXe siècle, un rassemblement, quel qu’il soit, est potentiellement révolutionnaire et source de désordre[9]. Cette idée correspond au trait permanent du droit relatif aux manifestations au Royaume-Uni et c’est la raison pour laquelle la manifestation n’est pas, pendant longtemps, régie par des règles spécifiques. En revanche, la signification de ce rassemblement peut évoluer et c’est précisément sur ce point qu’une approche historique peut présenter un très grand intérêt. S’intéresser à l’histoire de la liberté de manifestation en droit britannique, c’est s’intéresser aux différentes interprétations et lectures par le droit du rassemblement d’individus dans l’espace public et à la manière dont des règles préexistantes ont été reformulées face à l’apparition d’un groupement qui pouvait être autre chose qu’une source de désordres.

Pour le Royaume-Uni, il est possible de considérer que ces rassemblements sont apparus au début du XIXe siècle. C’est en effet à partir des années 1810-1820 – peu de temps après la Révolution Française – que ce type de rassemblement apparaît. L’ensemble du XIXe siècle correspond très schématiquement à la période au cours de laquelle le droit préexistant est adapté à un phénomène nouveau. Les règles qui s’élaborent au cours de cette période sont le fruit d’une lecture libérale des « rassemblements publics » et d’un réajustement du droit préexistant. Le point d’aboutissement de cette période est le « right of public meeting » tel qu’A.V. Dicey l’a théorisé (I). Cette théorisation a constitué un cadre pour la période suivante : préservant le caractère indéfini du droit préexistant, le right of public meeting n’a pas pu être à l’origine d’un droit de l’homme à manifester conformément à ce que les auteurs britanniques mentionnés plus haut ont pu dénoncer. En revanche, ce contexte a pu constituer un terrain d’épanouissement favorable à l’encadrement par la loi des pouvoirs de police (droit de l’ordre public) ainsi qu’à l’adoption par les juges du langage des droits de l’homme (II).

 

I. La constitution d’un right of public meeting

 

Pour qu’un right of public meeting existe en droit britannique et puisse être théorisé par Dicey au tournant du XIXe siècle (C), il fallait au préalable que soient réunies deux conditions. La première est que la common law, reconnaisse l’existence d’une sphère civile distincte de cette entité fusionnelle qu’est le King’s peace, dans laquelle les individus n’ont pas d’existence politique distincte de celle du Roi (A). À partir du moment où cette distinction conceptuelle est faite, il faut trouver de nouveaux moyens pour protéger cette sphère civile dans un contexte libéral. Le moyen privilégié d’une telle protection est celui de la police. L’apparition d’une police professionnelle dans les années 1820-1830 constitue ainsi la seconde condition d’existence de ce right of public meeting (B).

 

A. L’adaptation du King’s peace à une sphère civile pacifiée

Le droit britannique relatif aux rassemblements publics porte la marque du contexte qui l’a vu apparaître, c’est-à-dire celui des mouvements révolutionnaires qui ont suivi la Révolution Française, le début du XIXe siècle étant marqué par de nombreux rassemblements publics violents. Ces derniers sont, le plus souvent, très sévèrement réprimés au Royaume-Uni. Cela a été le cas pour le mouvement luddiste (1811-1812, opposant les artisans et les ouvriers et ayant mené à la destruction de nombreuses machines), la marche des Blanketeers (Manchester, 1817, marche contre la suspension de l’Habeas Corpus et contre la crise de l’industrie textile), la Pentrich Revolution (South Wingfield, 1817, revendications révolutionnaires), le massacre de Peterloo (Manchester, 1819) et l’adoption des Six Acts, le complot de la rue Cato (Londres, 1820, complot en vue d’assassiner tous les ministres) et le mouvement chartiste (1838-1848, revendications pour le suffrage universel des hommes, l’indemnité parlementaire, un parlement représentant les travailleurs). La plupart de ces mouvements étaient violents et armés, liés aux difficultés économiques de l’époque et à la revendication d’une réforme électorale (suffrage universel, bulletin secret, réforme des circonscriptions électorales). Très schématiquement, il s’agit d’une période au cours de laquelle s’affrontent sur le plan social, l’aristocratie et les ouvriers, et sur le plan politique, les conservateurs (tories) défendant un « ordre social » d’un côté et les radicaux se trouvant plutôt du côté des whigs de l’autre[10].

Ce droit criminel et politico-criminel sur lequel se fonde la répression de ces mouvements prend sa racine dans le très ancien King’s peace, et il est possible de considérer que la forme « moderne » des rassemblements publics, c’est-à-dire la manifestation et la réunion, est identifiable précisément lorsqu’il est reconnu que la finalité d’un rassemblement peut ne pas être criminelle. Le King’s peace est l’une des matrices ou, comme l’écrivait F. W. Maitland, « l’enveloppe » (« all-embracing atmosphere[11] ») du droit politique britannique : c’est sur cette dernière que s’est bâtie la justice royale et que se fonde l’appropriation par la Couronne de la justice pénale[12]. Tout crime ou délit est en effet une atteinte à la paix du Roi. En matière de rassemblements entendus au sens très large, le King’s peace est notamment à l’origine de deux types d’infraction : l’émeute et la Haute trahison. Il n’est pas excessif de penser avec certains historiens que tout rassemblement, dans des lieux publics[13] ou privés est, jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, illégal parce qu’ils sont, de fait, assimilés à des émeutes ou à des insurrections[14].

L’exemple le plus illustratif du caractère inadapté de la « vieille common law » aux formes politiques d’expressions publiques est très probablement « la tuerie de Peterloo ». La définition de l’émeute (riot) avait en effet évolué avec le Riot Act 1714 qui disposait qu’elle était un attroupement de douze personnes, réunies de manière illégale, « avec tapage et tumulte » pour troubler la paix publique. Cette loi de 1714 n’a été abrogée qu’en 1967 par le Criminal Law Act 1967 et ne supposait pas, à la différence de l’infraction définie par la common law, de prouver l’intention de commettre une infraction ou une violence. Cette loi de 1714 prévoyait que les autorités de police pouvaient disperser l’attroupement si, au bout d’une heure, après lecture du Riot Act, ce groupe ne s’était pas dispersé de lui-même. La police pouvait alors arrêter les participants[15] car, la lecture du texte créait un crime punissable de mort si la dispersion n’avait pas lieu dans l’heure. C’est précisément sur ce fondement qu’a été réprimé le rassemblement organisé par Henry Hunt à Manchester au St Peter’s fields le 16 août 1819. Ce rassemblement, pacifiste, manifestait pour demander une réforme parlementaire du droit de suffrage et avait profité des circonstances d’un festival annuel. Il a été très violemment réprimé par des gardes non-professionnels (puisque la police n’existait pas encore) et s’est terminé par la mort de dix-sept personnes. C’est la raison pour laquelle cet événement est aujourd’hui connu sous le nom de la « tuerie de Peterloo[16] ». À cette loi de 1714, il convient d’ajouter le Tumultuous Petitioning Act 1661[17] qui faisait de certains attroupements des cas de Haute Trahison. Le King’s peace est ainsi à l’origine du fait que les rassemblements publics constituent presque systématiquement des crimes politiques.

Toutefois, à partir de 1830, les rapports de force politiques changent quelque peu. Les whigs sont au pouvoir et font adopter la réforme électorale de 1832 qui ne consacre pas le droit de suffrage universel masculin, mais qui, pour l’essentiel, modifie le découpage des circonscriptions électorales ainsi que les conditions du cens en Angleterre et au Pays de Galles. Dans le cadre du succès progressif des idées libérales, l’époque des mouvements révolutionnaires s’éloigne. La matrice de la paix du Roi tolère en son sein un ordre libéral dans lequel peut exister un certain pluralisme politique sans nécessairement que cela ne subvertisse l’ordre constitutionnel ou ne soit à l’origine d’une guerre civile. C’est ainsi qu’à partir des années 1830 – et probablement non sans lien avec la réforme de la police commencée en 1829 – est ouverte la voie vers une certaine décriminalisation des rassemblements publics. En vertu du libéralisme politique, l’État devait et pouvait être politiquement neutre[18] ; la liberté d’expression pouvait ainsi progresser. Concernant plus précisément les rassemblements publics, la décision R. v. Carlile jugée en 1834[19] illustre cette évolution. Dans cette affaire, un libraire de Fleet Street avait affiché devant son commerce un ensemble de dessins satiriques qui ont été considérés comme diffamatoires, car ils portaient atteinte à l’image des évêques (vols commis par l’Église, etc.). Ces affiches ont provoqué un important attroupement qui empêchait de circuler sur le trottoir. De plus, cet attroupement avait attiré des pickpockets. Plutôt que de sanctionner le libraire sur le fondement de la diffamation, la question à laquelle se sont intéressés les juges était celle de savoir si le libraire avait provoqué une entrave (obstruction) à la circulation sur la voie publique ou non, l’obstruction trouvant son origine dans le King’s peace au nom de la liberté de circulation sur la voie publique (King’s Highway)[20]. Cette affaire marque une étape dans l’histoire du droit des rassemblements public parce que c’est la première fois que les juges ont fait appel, pour condamner l’entrave provoquée par ce libraire[21], au droit du « common nuisance[22] ». L’utilisation de ce fondement du common nuisance met en avant un changement dans le droit des rassemblements publics pour deux raisons. Premièrement, cela dénote un changement parce que, certes, l’entrave et la common nuisance sont des crimes, mais le droit de la nuisance n’a pas pour finalité directe de protéger le King’s peace mais bien, ici, la liberté de circulation d’un ensemble d’individus. Deuxièmement, comme l’explique R. Vorspan, cela traduit une « stratégie nouvelle du gouvernement » reposant sur une recherche de neutralité politique quand on en vient au droit des rassemblements publics et à la question de savoir s’il s’agit d’un rassemblement constituant un désordre ou non[23].

C’est donc à partir de ces années 1834-1835 que la société civile commence à être prise en compte en matière de rassemblement public, à côté de ce qui relève du droit relatif aux émeutes et aux insurrections.

Un an après est adopté le Highway Act 1835 qui, lui, est à rattacher à l’ordre public. Ce dernier a été utilisé dans les années 1960 et 1970 pour qualifier d’illégales certaines réunions sur la voie publique. Cette loi sera par exemple suivie du Town Police Clauses Act 1847 qui utilise l’obstruction (s. 21) pour autoriser les juges de paix désignés par la Couronne (commissioners) à dévier l’itinéraire des défilés (« processions ») ou autres manifestations publiques[24]. Ils ont ainsi le pouvoir de prévenir les entraves sur la voie publique. Ce pouvoir et l’utilisation des règles relatives au King’s Highway ont en conséquence constitué un cadre très important des règles relatives aux assemblées sur la voie publique ou dans les lieux publics. En revanche, dès lors que l’ordre constitutionnel est fondamentalement menacé, c’est bien la responsabilité politico-criminelle qui est recherchée. La répression du mouvement chartiste (1838-1848) le montre bien, puisque le Treason Felony Act 1848 a été utilisé contre les chartistes et les séparatistes irlandais : ce dispositif donnait le pouvoir aux autorités de police de punir de mort, d’une amende ou d’emprisonnement les attroupements illégaux. Le cas de l’irlandais J. Mitchel a donné lieu à des manifestations demandant qu’il soit relâché mais ces revendications n’ont pas abouti. La justification donnée par les pouvoirs de police et par le gouvernement était celui du breach of the peace. Le breach of the peace en tant que justification des pouvoirs préventifs de police ainsi que l’apparition d’une police professionnelle constituent les moyens de protection de la sphère civile. Le King’s peace peut donc être orienté dans deux directions au sein d’un ensemble indivisible : protection de la constitution (responsabilité politico-pénale), protection de l’ordre libéral et de la sphère civile (breach of the peace).

 

B. L’apparition de la police professionnelle

À partir du moment où le droit est en mesure de reconnaître la légalité de certains rassemblements publics, des moyens de protection adaptés à la sphère civile et à un ordre libéral doivent être mis en place : le libéralisme politique produit ses propres instruments de protection. Parmi ceux-ci figurent, d’une part, la structuration d’une police « moderne », c’est-à-dire une police professionnelle et, d’autre part, le développement du breach of the peace comme fondement de ce qu’il est possible d’appeler les pouvoirs préventifs de la police en matière de rassemblements publics.

À partir des années 1830[25], la police est dite « moderne » parce qu’elle se substitue à l’ancien système britannique de « parish constable », c’est-à-dire le système selon lequel il revenait à chaque paroisse d’organiser son propre système de sécurité civile. Sous l’impulsion du Ministre de l’Intérieur, R. Peel, la police de Londres et de ses environs dans un premier temps, est en effet complètement repensée et devient une police professionnelle[26] : cette réforme est mue par l’idée que l’insécurité régnant à Londres est due à une déficience dans la mise en œuvre du droit – l’idée en vertu de laquelle les peines ne sont pas assez dissuasives est abandonnée. Cette nouvelle police est également pensée comme devant être moralement irréprochable et, surtout, comme devant être légitime[27]. C’est ainsi que deux lois sont adoptées : le Metropolitan Police Act 1829 et le Metropolitan Police Act 1839. Cette nouvelle police jouit ainsi dans la seconde moitié du XIXe siècle d’une grande légitimité et d’une grande confiance de la part des sujets britanniques[28]. Cela explique également sans doute pourquoi cette police bénéficie de moyens étendus face aux rassemblements publics. La loi de 1839 lui confère des pouvoirs de perquisition et d’arrestation. Des dispositions leur permettant de restreindre la liberté d’expression dans les lieux publics sont également prévues[29]. En 1881 est créée au sein de ces forces de police une branche spéciale chargée de protéger le pays contre « toute tentative de subversion politique, le terrorisme et l’extrémisme[30] ». L’on peut penser que cette branche spéciale est un des signes du progrès de la distinction entre l’insurrection et la manifestation ou la réunion publiques.

Au niveau local, plusieurs lois viennent étendre la présence de la police sur le territoire : le Municipal Corporation Act 1835, qui établit des comités chargés de surveiller la police devant être mis en place par les conseils nouvellement élus, le County Police Act 1839, qui donnent aux juges de paix le pouvoir d’établir des forces de police dans leur ressort, ou encore le County and Borough Police Act 1856, qui fait peser sur les autorités locales l’obligation d’établir une force de police. Notons également la création de trois inspecteurs de « Constabulary » (Constables, inspections des forces de police, certificat d’efficacité). À la fin du XIXe siècle, une police professionnelle est donc organisée à travers tout le Royaume.

Ce n’est véritablement qu’avec l’affaire Beatty v. Gillbanks de 1881-1882 que les juges estiment clairement que tout rassemblement public n’a pas pour finalité le désordre et la violence. À partir de cette dissociation, il est nécessaire de développer les pouvoirs préventifs de la police : il convient en effet pour les autorités de police d’être en position de mesurer, avant l’événement, le risque que peut présenter tel ou tel rassemblement. C’est du breach of the peace que la police tire ces pouvoirs préventifs. Ces pouvoirs sont larges, car le breach of the peace demeure non défini y compris dans le Public Order Act 1936. Il faut néanmoins replacer ces pouvoirs dans un double contexte : tout d’abord, comme nous venons de le voir, la police bénéficie d’une très grande légitimité auprès des sujets britanniques, ce qui peut expliquer pourquoi, comme nous le verrons et jusqu’aux années 1960, les juges ne font qu’entériner l’appréciation des circonstances par la police présente sur le terrain. Ensuite, la manifestation en tant qu’elle poursuit une finalité autre que criminelle n’est pas – et le peut-elle ? – clairement définie. À ce flou correspond une définition floue du breach of the peace.

Les circonstances ayant donné lieu à la décision Beatty v. Gillbanks sont connues : Beatty, un membre de l’Armée du Salut s’est fait arrêter à Weston-super-Mare alors que la procession de l’Armée du Salut affronte l’une des Skeleton armies. Après sommation, Beatty refuse d’obéir, est arrêté et accusé de participation à un rassemblement illégal (unlawful assembly). L’affaire va jusque devant le Queen’s Bench et il y est avancé notamment qu’il s’agit là d’une importante violation d’un droit constitutionnel. Les juges décident que le comportement de Beatty n’était pas punissable, car les affrontements avec la Skeleton Army ne pouvaient pas être considérés comme « une conséquence naturelle » du défilé (« procession ») qui était donc légal en lui-même. Plusieurs arguments sont avancés en ce sens dans les différentes opinions exprimées dans la décision : l’Armée du Salut était une assemblée qui ne poursuivait pas un but criminel, les affrontements et les désordres qui eurent lieu ne pouvaient pas être considérés comme une conséquence naturelle du défilé de l’Armée de Salut parce qu’ils trouvent leur cause dans la venue aux rassemblements « de groupes opposant de l’Armée du Salut » et parce « qu’aucun acte de trouble n’avait été commis » par les membres de l’Armée de Salut[31]. Les désordres et atteintes à la paix publique ne pouvaient donc pas être imputables aux membres de l’Armée du Salut. C’est ainsi que le rassemblement est un peu plus précisément circonscrit et, grâce à ce travail de délimitation d’un rassemblement, à travers ce dont on peut raisonnablement la tenir pour responsable, est ouverte une possibilité de légalité des rassemblements publics. La légalité des défilés (« processions ») pouvait être reconnue[32], les éléments déterminant étant l’intention poursuivie (pour évaluer s’il s’agit d’une émeute ou non) et le risque constitué par le rassemblement. Cela explique les formules ultérieures des lois sur l’ordre public (1936, 1986) comme par exemple celle qui se trouve à la section 3 du Public Order Act 1936 et qui sert à justifier l’utilisation par la police de ses pouvoirs préventifs. Ce sont les « raisons sérieuses de penser que le défilé pourrait être à l’origine de graves désordre publics » (« reasonable ground for apprehending that the procession may occasion serious public disorder »). Cette décision Beatty v. Gillbanks est utilisée par Dicey dans son Introduction à l’étude du Droit de la constitution pour rendre compte de l’existence d’« une liberté de se rassembler » (« right of public meeting ») dans la Constitution britannique.

 

C. Le « right of public meeting », partie du « droit de la Constitution »

A.V. Dicey consacre un chapitre de son Introduction à l’étude du droit de la Constitution au « right of public meeting ». Ce « right of public meeting » est, selon l’auteur, le fruit du travail des cours : ces dernières ont procédé à des interprétations ayant rapproché les rassemblements publics des droits des individus. C’est parce que les cours ont fait, dans certain cas, ce travail d’interprétation en termes de « liberté » de certains rassemblements publics qu’il est possible de parler d’un « right of public meeting[33] ». L’auteur explique bien néanmoins qu’il n’est pas possible de considérer qu’il existe dans la Constitution britannique un « right of public meeting » spécifique ou un « right of public meeting » qui aurait la nature d’un « special privilege[34] » : « Le droit de se rassembler n’est rien de plus qu’un résultat de la conception que les cours ont de la liberté individuelle de la personne et de la liberté individuelle d’expression[35] ». L’analyse à laquelle procède Dicey renvoie ainsi à l’idée que tout rassemblement dans les lieux publics n’est pas nécessairement illégal – un groupe d’individus peut se réunir de manière parfaitement légale – , mais que ce dernier type rassemblement n’est pas reconnu par le droit en tant que tel : il n’est que la conséquence des droits dont les individus seuls peuvent être les titulaires[36]. Le principe est donc que les individus sont libres de se rassembler dès lors qu’ils le font de manière légale et dans un objectif de discussion ou de contestation politique. Ce principe, selon Dicey, reçoit deux limitations principales qui relèvent bien du King’s peace. Il existe en effet selon lui deux hypothèses dans lesquelles un rassemblement devient illégal : lorsque les propos tenus lors du rassemblement sont provocateurs et destinés à entrainer des troubles (breach of the peace), et lorsqu’un rassemblement dégénère en un désordre tel que la seule manière de rétablir la paix est de disperser ce rassemblement.

Autrement dit, dans le droit de la constitution britannique, reconnaître un « right of public meeting » comme « privilège spécial », c’est-à-dire comme une faculté qui ne peut s’exercer que selon des restrictions particulières déterminées a priori (« les lois de police »), reviendrait à ruiner les fondements de la Constitution britannique. Lorsqu’on lit Dicey, on comprend que cela reviendrait en effet à nier les droits individuels qui inspirent le droit de la Constitution : les groupes ou groupements se trouvent dans la zone d’aveuglement de la Constitution britannique. La question des rassemblements publics est relativement indifférente à cette dernière : cette question se trouve quelque part entre les droits individuels et les nécessités liées au King’s peace. Cette indifférence peut également trouver son explication dans cette idée de « neutralité » de l’État développée par D. Baranger dans Écrire la Constitution non-écrite[37] : comment le droit de la Constitution pourrait-il aller au-delà de l’acceptation qu’un rassemblement public peut ne pas être illégal, ou puisse être légal, dès lors que l’un des « socles idéologiques du droit politique[38] » est précisément de préserver la confrontation permanente de l’intérêt public et de l’action gouvernementale ? Si le gouvernement représente un intérêt opposé à celui du public et que la communauté politique britannique a la nature d’une « societas » et non d’une « universitas[39] », tout ce que la Constitution a à faire – et elle ne doit pas faire davantage – est d’envisager la possibilité pour l’intérêt public de s’exprimer, mais guère plus. Aller au-delà en reconnaissant un droit à une liberté de manifestation par exemple, serait prendre parti pour l’intérêt public. Le revers de cette idée est qu’il ne se trouve pas, derrière les rassemblements publics ou les manifestations, cette idée qui est présente en droit français, que ce rassemblement ou ce groupe est une représentation ou une mise en abîme de la nation souveraine incarnant le bien public. Ultimement, c’est bien l’image des révolutions et la manière dont la culture juridique anglaise se les représente et en a la mémoire, qui est déterminante pour le droit relatif aux rassemblements publics au Royaume-Uni. En outre, l’idée selon laquelle le conflit entre l’intérêt représenté par le gouvernement et celui du public doit avoir lieu au sein du Parlement et doit être tranché par le droit, plutôt que politiquement, en « plein air », est également capitale.

Il n’en demeure pas moins qu’au tournant du XIXe siècle, le droit britannique intègre l’idée qu’il peut exister des rassemblements « légaux » au sein desquels la manifestation peut être incluse puisque la discussion et la contestation politiques sont considérées comme des finalités légales, i. e. libres, de ces rassemblements. À partir de l’entre-deux-guerres et jusqu’à la fin du XXe siècle, il s’agit pour le droit d’affiner la distinction et les moyens de distinction entre un rassemblement légal et un rassemblement illégal, sans qu’un droit de l’homme à la manifestation ne soit pour autant reconnu comme fondement du droit régissant les manifestations. Le breach of the peace permet l’encadrement par le statute law des pouvoirs de police (Law of public order) tout au long du XXe siècle. Et comme le breach of the peace demeure indéfini, les juges finissent par contrôler l’utilisation par la police de ses pouvoirs préventifs en adoptant le langage des droits de l’homme.

 

II. La difficile adoption du langage des droits de l’homme

 

À partir des années 1930 et jusqu’à l’adoption du Human Rights Act 1998, le King’s peace et le right of public meeting se confrontent : leur articulation, telle qu’elle avait été formulée par Dicey, se modifie. Tout d’abord, en raison notamment de la montée des mouvements fascistes dans les années 1930, le breach of the peace devient l’horizon des pouvoirs préventifs de la police qui demeurent très largement marqués par l’empreinte du King’s peace et, de ce fait, indéfinis (A). À ce caractère indéfini correspond une indivisibilité des rassemblements publics. Ensuite, une certaine articulation du King’s peace (réserve de pouvoir) et du right of public meeting (liberté) résulte du statute law et de la structuration d’un droit (law) de l’ordre public. La marque de reconnaissance des rassemblements a priori légaux (processions, assemblies) devient alors, précisément, l’existence de pouvoirs préventifs de la police (B). À ce droit de l’ordre public encadrant les pouvoirs préventifs de la police répond le langage des droits de l’homme, parlé par les juges. Mais ce dernier reste largement déterminé par les données de la common law (C).

 

A. La mesure des pouvoirs préventifs de la police : le breach of the peace

Il est fréquent de trouver l’idée chez les juristes anglais que le breach of the peace est une « anomalie[40] ». Son caractère indéfini a en effet été très critiqué par les auteurs dans la mesure où il s’agit, au fond, d’une réserve indéfinie de pouvoir au bénéfice de la police. Cela s’explique bien évidemment par le fait que le breach of the peace est un moyen de préserver le King’s peace. Très globalement, il s’agit de l’idée selon laquelle une autorité de police ainsi que tout citoyen ordinaire, a un pouvoir d’arrestation pour l’un, et un pouvoir d’intervenir pour l’autre, lorsqu’il est porté atteinte à l’ordre public ou lorsqu’il est vraisemblable qu’une atteinte à l’ordre public se prépare[41]. S’agissant du domaine plus précis des rassemblements publics, l’étendue des pouvoirs préventifs de la police a été déterminée par les cours et le statute law dans les années 1930.

Dans l’entre-deux-guerres, au début des années 1920, des manifestations (« Hunger marches ») sont organisées par le National Unemployed Workers Movement (NUWN). Ces dernières étaient régies par l’Emergency Powers Act 1920 et notamment la 22e régulation d’urgence qui permettait au chef de la police d’interdire, après avis du Ministre de l’Intérieur, les manifestations et les réunions publiques. À partir des années 1930, des projets de loi pour répondre aux menaces que constituaient, d’une part, le NUWM et les communistes et, d’autre part, les BUF, se succèdent mais aucun d’entre eux n’a abouti (Bill de 1932, Bill de 1934). Peu de temps après, deux décisions importantes interviennent sur les pouvoirs préventifs de la police. La première est Thomas v. Sawkins (1935) et la seconde est Duncan v. Jones (1936)[42]. Ces deux décisions illustrent l’importance des pouvoirs que permettait d’exercer la doctrine du « breach of the peace » ainsi que le soutien que les juges apportaient aux forces de police. Dans Thomas v. Sawkins, les juges reconnaissent aux autorités de police le droit d’assister à un rassemblement public se déroulant dans des lieux privés dans le cas où la police estime qu’il existe un risque de trouble à l’ordre public. Plus précisément ici, ce droit leur est reconnu car la majorité des juges estiment que si ces officiers de police n’avaient pas assisté au rassemblement, des propos séditieux auraient été tenus[43]. Dans Duncan v. Jones, qui est la décision de référence sur l’entrave aux pouvoirs de police, les juges reconnaissent aux autorités de police un très large pouvoir d’appréciation pour prévenir les atteintes à l’ordre public. Ce très large pouvoir d’appréciation correspond à ce que les auteurs appellent pour la plupart les « Duncan powers ». Dans ces deux affaires, les juges reconnaissent schématiquement que les autorités de police sont tout à fait compétentes pour interdire des réunions sur la voie publique, qu’elles sont juges et arbitres de cette interdiction, « qu’elles déterminent à quel parti politique ou secte religieuse permettre l’exercice de leurs droits à la liberté d’expression et de réunion ». T. Kidd ajoute : « deux libertés que les juges, même dans les périodes les plus anciennes, étaient jaloux de protéger[44] ». La position du juge Humphrey dans cette affaire est également souvent citée : il est du devoir des officiers de police de « parer à tout ce qui selon eux pourrait causer un trouble à l’ordre public » (« prevent anything which in his view would cause that breach of the peace »[45]). Les juges s’en remettent ainsi totalement à l’appréciation des autorités de police, puisqu’ils sont la plupart du temps très réticents à substituer leur appréciation à celle de la police.

Le Public Order Act 1936 est finalement adopté après l’affrontement de Cable Street du 4 octobre 1936, qui opposait les anti-fascistes aux BUF qui avaient décidé de défiler dans les quartiers juifs de Londres. L’objectif de cette loi est notamment de faire la distinction entre les groupements para-militaires d’un côté et les défilés (processions) ou réunions publiques (meetings) de l’autre. Cette loi reprend la doctrine du breach of the peace comme fondement des pouvoirs préventifs de la police en matière de rassemblements publics. S’agissant des défilés, la section 3 de la loi dispose qu’« aucune condition ne peut venir restreindre l’utilisation de drapeaux, bannières ou d’emblèmes sur le fondement de cette sous-section excepté celles qui sont raisonnablement nécessaires pour prévenir le risque d’une atteinte à l’ordre public » (« Provided that no conditions restricting the display, of flags, banners, or emblems shall be imposed under this subsection except such as are reasonably necessary to prevent risk of a breach of the peace »). Cette disposition limite les pouvoirs de la police en matière de prévention des troubles à l’ordre public tout en reconnaissant que le breach of the peace peut justifier une interdiction de certains insignes ou bannières. La section 5 quant à elle incrimine tout comportement constituant ou susceptible de constituer un « breach of the peace » : « toute personne qui, dans un lieu public ou dans une réunion publique agressive utilise des menaces, commet des abus ou adopte un comportement ou un langage insultant avec l’intention de provoquer une atteinte à l’ordre public ou par lequel un trouble à l’ordre public sera vraisemblablement occasionné sera reconnue comme étant coupable d’une infraction » (« Any person who in any public place or at any of offensive public meeting uses threatening, abusive or insulting conduct words or behaviour with intent to provoke a breach of the peace or whereby a breach of the peace is likely to be occasioned shall be guilty of an offence »).

Concernant plus généralement les pouvoirs dont la police dispose pour prévenir les troubles à l’ordre public, qu’il s’agisse de défilés ou de réunions, la loi prévoit que, d’une part, ces mesures doivent être justifiées par des circonstances locales particulières et, d’autre part, que l’autorité de police doit avoir « des raisons raisonnables de penser que le rassemblement peut causer de graves désordres publics » (section 3 : « has reasonable ground for apprehending that the procession may occasion serious public disorder »).

À partir de 1936, le caractère indéfini des pouvoirs de police lié au breach of the peace est bien établi et aucune précision, en dehors de ce qui peut être propre aux circonstances de chaque affaire, n’est donnée quant à la manière dont les autorités de police doivent apprécier un risque de trouble à l’ordre public que présente un rassemblement légal. Le Public Order Act 1986[46], quant à lui, ne définit pas davantage le breach of the peace. La section 9 abroge néanmoins la section 5 de la loi de 1936 qui concernait les défilés, mais la section 40 précise bien que « Rien dans cette loi ne vient diminuer les pouvoirs de common law existant en Angleterre et au Pays de Galles qui permettent d’agir face à un trouble à l’ordre public ou de prévenir un trouble à l’ordre public » (« Nothing in this Act affects the common law powers in England and Wales to deal with or prevent a breach of the peace »).

Le breach of the peace, parce qu’il n’est pas défini et parce qu’il plonge ses racines dans le King’s peace, fonctionne donc comme une réserve de pouvoir. Il implique une certaine indivisibilité de la matière qui explique que, concrètement, la différenciation entre les types de rassemblements soit assez ténue. À partir des années 1930, toutefois, le « défilé » se distingue des rassemblements interdits, d’une part, et des rassemblements libres de l’autre, puisqu’un ensemble de règles spécifiques aux défilés se détachent de l’ensemble des règles relatives aux rassemblements.

 

B. Le breach of the peace, marque de reconnaissance des rassemblements « légaux »

L’horizon du breach of the peace a deux conséquences principales. D’une part, le caractère indivisible des rassemblements publics, qu’ils soient libres ou interdits, demeurent. D’autre part et en dépit de ce caractère indivisible, le statute law, en déterminant un droit de l’ordre public, permet de faire des pouvoirs préventifs de la police la marque de reconnaissance des rassemblements a priori légaux comme la manifestation ou la réunion publique. Certaines affaires[47], avant la loi de 1936, avaient permis de faire une distinction au sein des rassemblements publics entre les défilés (processions) et les réunions publiques (public meetings). Les premières étaient libres car elles étaient mobiles et ne portaient pas atteintes au droit de circulation sur la voie publique (« right of passage »), alors que les secondes étaient illégales car elles constituaient une entrave (obstruction) à la liberté de circulation sur la voie publique. Que ce soit dans la loi de 1936 ou dans celle de 1986, ces distinctions ne sont pas clairement reprises. La différenciation au sein des rassemblements publics demeure subtile.

La loi de 1936 distingue au sein des rassemblements publics entre les rassemblements de personnes portant un uniforme à signification politique et les groupes paramilitaires (qui sont illégaux, interdits) d’un côté et les défilés et réunions publiques de l’autre. Au-delà de cette distinction majeure, les différentes entre les défilés et les réunions publiques demeurent assez ténues : la section 3 est consacrée aux défilés, mais la section 4 comprend des règles (interdiction de porter des armes d’attaque) qui sont applicables aussi bien aux défilés qu’aux réunions publiques. La section 9 de la loi donne néanmoins quelques précisions. Cette section définit en effet les processions publiques comme « des processions ayant lieu dans les lieux publics », les lieux publics étant définis comme « la voie publique, les jardins et parc publics, les places, les ponts publics, les routes, chemins, etc., avec péages ou non ; et tout espace ouvert auquel le public a accès en payant ou par tout autre moyen[48] ». La réunion publique est quant à elle définie comme étant « une réunion dans un lieu public et toute réunion à laquelle le public ou une partie de ce public a le droit d’assister, en payant ou par tout autre moyen[49] ». Les distinctions ne s’établissent donc pas en fonction de la nature du rassemblement, mais en fonction des pouvoirs de police qui leur sont relatifs, et ce qui distingue les défilés (processions) et les réunions publiques (« public meetings ») des rassemblements illégaux est précisément qu’elles peuvent faire l’objet de mesures de police préventives.

S’agissant par exemple des défilés (« processions ») non armées, si le chef de la police a des raisons de penser que la manifestation causera un trouble de graves désordres publics, il peut contraindre l’itinéraire de la manifestation ou lui interdire certains lieux. Il peut également interdire un défilé en cas de circonstances locales particulières si les mesures précédentes ne sont pas suffisantes. Dans ce cas, il doit saisir le conseil du quartier ou de la municipalité pour qu’il prenne un ordre d’interdiction. Si cela n’est pas suffisant et en cas de circonstances locales particulières, le chef de la police peut directement demander cette interdiction au Ministre de l’Intérieur (Home Secretary[50]).

Le Public Order Act 1986, quant à lui, abroge les anciennes infractions de common law et en crée de nouvelles. Il s’agit essentiellement de réprimer les émeutes. Les rassemblements « légaux » et les rassemblements « illégaux » se distinguent donc par le fait que les premiers peuvent faire l’objet de mesures préventives, alors que les seconds tombent immédiatement sous le coup du droit pénal et des infractions que ce dernier définit. Au-delà de cette division majeure, une fois de plus, la différence de nature entre les assemblies et les processions demeure assez subtile. Les dispositions qui leur sont relatives se trouvent dans la partie 2 de la loi de 1986. C’est en regardant l’étendue des pouvoirs de police pour chacune d’entre elles que l’on comprend comment le droit britannique conçoit leur différenciation. Selon la section 16 en effet, une « public assembly » est un regroupement de vingt personnes ou plus dans un lieu public au moins partiellement ouvert (« open air »). La procession demeure une « procession dans les lieux publics », « ces lieux publics » étant sensiblement les mêmes qu’en 1936. Ce qui différencie en conséquence une « assembly » d’une « procession » est le fait que la loi fixe un nombre de personnes pour « l’assemblée publique » et que leurs régimes sont différents. Selon R. Vorspan, l’un des changements importants est que la loi de 1986 ajoute un critère que doit prendre en compte le chef de la police lorsqu’il envisage de donner des instructions en amont d’une manifestation ou d’une réunion. Au critère de la crainte de « sérieux désordres publics », la loi ajoute le critère de « la perturbation grave de la vie de la communauté[51] ». Ce critère a été critiqué par Lord Scarman comme étant trop imprécis et trop subjectif, ce dernier arguant que cela pouvait renvoyer « au fait de pouvoir marcher tranquillement dans la rue sans être harcelé, [mais également] au fait d’aller tranquillement au supermarché […][52] ». Il est possible de penser que ce critère est la marque de la prise en charge par le droit des rassemblements à caractère pacifique tels que ceux qui sont apparus dans les années 1960. La section 11 contient ainsi le changement le plus important, puisqu’elle soumet à déclaration préalable (« written notice ») toute « procession » dans les lieux publics. La loi de 1986 reprend, de manière générale, les dispositions sur la possibilité pour les autorités de police de dévier l’itinéraire d’une manifestation ou encore de l’interdire. Quant aux « assemblées publiques », c’est la section 14 qui les régit. Cette dernière prévoit que l’officier en chef de la police peut également, dans des conditions précisées par la loi (perturbation de la vie de la communauté, crainte de désordres, rassemblement utilisé comme moyen d’intimidation pour forcer un groupe à adhérer à leur position), déterminer les lieux de cette assemblée, sa durée maximale, le nombre maximal de participants. Finalement, la réglementation des « processions » est plus sévère que celle des « public assemblies » dans la mesure où les premières peuvent être interdites et doivent être déclarées préalablement.

Que ce soit dans la loi de 1936 ou dans la loi de 1986, les caractéristiques du droit relatif aux rassemblements publics n’ont guère changé : le breach of the peace qui assure le lien de la matière avec le King’s peace est intact. C’est le King’s peace qui explique l’indivisibilité ou la profonde solidarité de la matière ainsi que cette idée que les règles relatives à la manifestation ou à la réunion ne peuvent pas trouver de fondement autonome : si l’on accepte que la notion anglaise de « procession » est celle qui correspond le mieux à la manifestation, alors elle ne correspond qu’à une forme de rassemblement public parmi d’autres, qui peut très bien, à tout moment, devenir illégale (unlawful). Toutefois, ce qui les distingue en tant que rassemblements libres ou légaux est bien que ces rassemblements peuvent faire l’objet de mesures préventives : c’est leur marque de reconnaissance et ce qui les distingue des rassemblements interdits. Le caractère pacifiste de certains rassemblements publics des années 1960 ainsi que les avancées d’un droit à la liberté de manifestation ont alors permis aux juges d’affirmer leur pouvoir de contrôle de l’adéquation des moyens utilisés par la police aux fins poursuivies. La matière demeure cependant très largement dominée par les pouvoirs de common law jusque dans les années 1990.

 

C. Le droit de manifester pacifiquement

Dans les années 1960 apparaissent de nouvelles formes de revendications politiques sur la voie publique, plus pacifiques que les précédentes : le sit-in ou encore le picketting. R. Vorspan montre dans son article sur la liberté de circulation et la liberté de se rassembler[53] que ce sont les solutions de la fin du XIXe siècle et notamment la logique de la protection de la liberté de circulation et du Highway face à l’obstruction qui sont à l’œuvre : utilisation du Highway Act 1935, du Metropolitan Act 1939, des « Duncan powers » et des poursuites pour « nuisance » régies par la common law.

À partir des années 1970, les références et les défenses d’un droit à manifester se multiplient dans les opinions des juges ainsi que dans le discours politique. Le rapport de Lord Scarman de 1975[54] censé défendre un droit à la manifestation pose le problème de l’équilibre entre la liberté de circulation d’une part et le droit de manifester de l’autre. Selon ce rapport, cet équilibre peut être atteint par l’évaluation du « caractère raisonnable de l’usage de la voie publique ».

À partir de l’apparition de ce standard ou « test » de l’usage raisonnable de la voie publique, est défendu un droit à une liberté de manifester pacifiquement. Lord Denning défend la reconnaissance d’un droit à se rassembler sur la voie publique dans l’affaire Hubbard v. Pitt[55](manifestation de travailleurs sociaux contre la gentrification d’Islington). À cette occasion, en tant que Master of the Rolls, Lord Denning défend un droit au rassemblement (freedom of assembly) et soutient que l’usage raisonnable du Highway inclut le droit de manifester sur des questions publiques. La décision Hubbard v. Pitt reconnaît ainsi un droit de manifestation pacifique sur la voie publique (« right to demonstrate peacefully on the public highway »), mais, comme le précise le Q.C. Edward Fitzgerald dans DPP v. Jones, « des droits […] existent au sens où en droit anglais il est reconnu que les citoyens sont libres d’agir à moins que leur conduite ne soit limitée par le droit […]. Les individus ont la liberté, et en conséquence, un droit d’engager une activité sur la voie aussi longtemps que cela ne constitue pas un préjudice civil ou une infraction, en d’autres termes, aussi longtemps que cela ne va pas au-delà de ce qui est raisonnable et habituel[56] ». Les juges se ressaisissent donc de la matière et ne laissent plus entièrement l’appréciation aux autorités de police. En outre, ce n’est plus en fonction de « l’entrave » à la liberté de circulation que cette question est déterminée ou en fonction des risques de « graves désordres publics », mais en fonction du caractère raisonnable de l’usage de la voie publique. Un autre point de vue que celui de l’ordre public est adopté : c’est bien celui des manifestants qui est ici mis en avant. Les cours contrôlent donc la justification, le motif du rassemblement et de la revendication sur la voie publique ou les lieux publics en fonction des circonstances concrètes pour déterminer s’il s’agit d’un usage raisonnable ou non des lieux publics. Ce droit à une liberté de manifester pacifiquement est systématiquement mis en balance avec la liberté de circulation (right of passage), car leur confrontation est impliquée par le « test » de l’usage raisonnable de la voie publique ». Par la suite, une nouvelle loi sur le Highway a été adoptée en 1980 (Highway Act 1980). Cette dernière préserve l’infraction d’entrave (« obstruction ») du Highway (s. 137 : amende de 50£ maximum en 1980). Cependant, les juges, après cette loi, confirment bien que cette voie publique peut être raisonnablement utilisée à des fins politiques (Hirst v. Chief Constable of West yorkshire en 1987[57]). À partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, les grands traits du droit à une liberté de manifestation, avec les précisions qui ont été données, sont tracés en common law. Tout l’enjeu des années 1990 a été, pour les juges et le législateur, de réfléchir et d’approfondir l’articulation du droit britannique avec l’article 11 de la Convention Européenne de Sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales. Mais il est intéressant de voir qu’une fois de plus les dispositions législatives ne sont pas relatives à la manifestation elle-même, mais à ce que peut être une trespassory assembly. Cette question est liée, non à un droit à la libre manifestation, mais à la mise en cause d’un « right of access » reconnu à tout sujet anglais. Le Criminal and Public Order Act 1994 contient une partie sur les « trespassory assemblies », c’est-à-dire les rassemblements qui se déroulent dans un lieu auquel le public n’a pas accès (« right of access »). C’est l’articulation de ce dernier avec un droit à la liberté de manifester qui est en cause dans l’affaire DPP v. Jones de 1999. Là encore, il est rappelé que « la voie publique est un lieu public dont le public peut user à des fins raisonnables, à condition que l’activité en question ne revienne pas à constituer une nuisance publique ou privée et qu’elle n’entrave pas la voie publique en empiétant sur ce droit premier du public à circuler librement. Dans ces conditions, le public a un droit au rassemblement pacifique sur la voie publique[58] ». « L’usage raisonnable de la voie publique » a ainsi permis aux juges d’adopter le langage des droits de l’homme – puisqu’il s’agit bien ici de mettre en balance deux droits qui entrent en conflit, droit à la liberté de manifester pacifiquement et droit à la libre circulation ou encore droit à la liberté de manifestation et droit d’accès. Toutefois, ce droit à manifester pacifiquement demeure très fortement encadré : par le trespass en droit civil, par la liberté de circulation, par le délit d’entrave (obstruction), par le breach of the peace et plus largement par le comportement de la police face aux manifestants. Comme le souligne le Queen’s Counsel E. Fitzgerald dans DPP v. Jones à propos de la remarque d’un autre juge, le problème posé par la liberté de manifestation en droit anglais dépend de l’interprétation que l’on peut faire de la phrase suivante : « un droit de faire quelque chose n’existe que si rien ne l’arrête : le fait qu’il ne soit pas arrêté ne crée pas pour autant ce droit à faire quelque chose[59] ».

 

Céline Roynier

Professeur de droit public à l’Université de Rouen. Elle est notamment l’auteur d’une thèse intitulée Le problème de la liberté dans le constitutionnalisme britannique, soutenue à l’université Paris II-Panthéon Assas en 2011.

 

Pour citer cet article :
Céline Roynier «La liberté de manifestation au Royaume-Uni : éléments historiques », Jus Politicum, n° 17 [https://juspoliticum.com/article/La-liberte-de-manifestation-au-Royaume-Uni-elements-historiques-1131.html]