Cet article étudie les fondements juridiques et les problématiques contemporaines soulevées par l’exercice de la liberté de manifestation aux États-Unis, telles qu’illustrées récemment par le mouvement Occupy ou les manifestations à Ferguson. Par-delà, les invocations rhétoriques, il apparaît que cette liberté fondamentale et même fondatrice aux États-Unis connaît une restriction continue. Celle-ci est liée au poids des enjeux sécuritaires, à la privatisation croissante de l’espace public et à la manière même dont cette liberté est appréhendée, à travers la liberté d’expression, ce qui ne fait pas justice aux dimensions physique et spatiale inhérentes à la liberté de manifestation.

This paper analyzes the legal bases and current issues raised by the right to peaceful assembly in the United States, as illustrated recently by the Occupy movement and the protests in Ferguson. Notwithstanding rhetorical and symbolic proclamations, freedom of assembly in the U.S. continues to face significant restrictions. Such restrictions are the consequences of weighty security imperatives, increasing privatization of public space and the way in which the liberty itself is understood, through freedom of speech, which does not do justice to the physical dimension inherent to freedom of assembly.

L’étude de la liberté de manifestation aux États-Unis s’ouvre par des paradoxes qui révèlent les tensions enserrant la définition et l’exercice de ce droit. Ce droit est en effet garanti explicitement par le Premier amendement, celui-ci disposant que « le Congrès ne fera aucune loi qui restreindra le droit du peuple de s’assembler paisiblement[1] ». Aux côtés de la liberté de religion, de la liberté d’expression et de la liberté d’adresser des pétitions, la liberté de manifestation fait ainsi partie des libertés du Premier amendement dont il est souvent dit qu’elles jouissent outre-Atlantique d’une « position préférentielle[2] » par rapport aux autres libertés.

Pourtant, en fait de position préférentielle, cette liberté de « s’assembler paisiblement » semble plutôt marginalisée dans le débat constitutionnel américain. Elle est en effet très peu étudiée en doctrine, et les rares études qui lui sont consacrées s’accordent pour constater qu’elle est aujourd’hui « négligée[3] » et « oubliée[4] ». Les manuels de droit constitutionnel ne consacrent pas, pour la plupart, d’entrées relatives à la liberté de manifestation dans leur index[5]. Même les index des ouvrages consacrés spécifiquement au Premier amendement sont étrangement silencieux sur ce droit[6]. Si l’on se tourne vers la jurisprudence de la Cour suprême, un constat similaire s’impose. On ne trouve en effet qu’une trentaine de décisions rendues par la Haute juridiction mentionnant le « right of assembly » ou la « freedom of assembly[7] ».

Matériellement, la liberté de manifestation n’est pourtant pas absente du droit constitutionnel américain. Elle est simplement appréhendée en tant que composante de la liberté d’expression, dont elle est la manifestation dans l’espace et, dans une moindre mesure, à travers la liberté d’association. Il convient de s’interroger sur les conséquences de cette assimilation, qui est sans doute porteuse d’une contraction de la liberté de manifestation. Le débat constitutionnel se structure en effet comme si la clause du Premier amendement relative à la liberté de manifestation n’existait pas, celle-ci étant subsumée sous celle relative à la liberté d’expression. Or, la manifestation, par la présence physique qu’elle implique, par l’occupation de l’espace qu’elle suppose, se distingue de l’argumentation, du discours et du débat d’idées auquel renvoie généralement la notion de liberté d’expression[8]. La manifestation mobilise en effet la « dimension politique des espaces physiques[9] ». À l’heure où l’on évoque le rôle croissant d’un espace public dématérialisé où s’exerceraient les nouvelles formes d’action politique, il est important de souligner que, du Caire à New York, l’usage de la toile est le plus souvent un outil permettant l’organisation de l’occupation physique de lieux hautement symboliques. Même à l’ère numérique, l’occupation physique de l’espace par les mouvements contestataires demeure donc fondamentale pour véhiculer leur message politique[10].

La manifestation comporte ainsi une charge démonstrative et une dimension physique, auxquelles l’alignement partiel sur le régime de la liberté d’expression – même celui de l’« expression symbolique[11] » – ne fait pas totalement justice. Les études historiques illustrent d’ailleurs la singularité des manifestations, des cortèges, des banquets et autres rassemblements organisés au XIXet au début du XXe siècle aux États-Unis et révèlent la conception différente de la manifestation qui avait cours alors[12]. La protection de la liberté de manifestation par le truchement de la liberté d’expression, en tant que droit individuel, outre qu’elle conduit à neutraliser une disposition écrite de la Constitution, risque également de perdre les particularités de la liberté de manifestation, en tant que droit collectif[13].

À ce premier paradoxe, propre au cadre américain, s’ajoute une ambivalence relative à la liberté de manifestation elle-même. Cette ambivalence s’illustre dans la plupart des systèmes dans lesquels ce droit est reconnu. La liberté de manifestation est en effet considérée comme un instrument de la démocratie et un des moyens privilégiés de la participation des individus à la chose publique[14], mais elle connaît pourtant d’importantes restrictions au nom de la préservation de l’ordre public. C’est précisément parce que ce droit – qualifié par Abraham Lincoln de « substitut constitutionnel à la révolution[15] » – peut déboucher sur une rupture de l’ordre qu’il fait l’objet de profondes limitations. On se trouve là face à une ambivalence structurante qui explique déjà le régime juridique fragile de cette liberté. La liberté de manifestation suggère une dissidence, une instabilité potentiellement violente. C’est une liberté qui, par essence, dérange[16]. La Cour suprême elle-même rappelle que le Premier amendement sert le mieux son objectif lorsqu’il permet l’agitation, lorsqu’il empêche l’uniformisation de la pensée en protégeant la manifestation d’opinions remettant en cause les normes et schémas dominants[17].

Reconnue en tant que droit fondamental, il est néanmoins aussitôt rappelé qu’elle n’est pas un droit absolu, parce que, pour reprendre les propos du juge Robert Jackson, « la Constitution n’est pas un pacte suicidaire[18] ». C’est dans cet entre-deux instable, entre la reconnaissance de l’importance du droit, y compris dans ce qu’il a de plus contestataire, et les limites tirées du maintien de l’ordre public que s’organise la réglementation de ce droit.

C’est en gardant à l’esprit ces paradoxes qu’il convient d’analyser les problématiques soulevées aujourd’hui par la liberté de manifestation, dont l’actualité la plus récente a montré l’importance symbolique et rhétorique, mais aussi les fortes restrictions en pratique, qu’il s’agisse du mouvement Occupy en 2011 ou des manifestations à Ferguson en août 2014, puis dans d’autres villes, au sujet des violences policières dont sont victimes les Noirs américains. L’étude de cette liberté revêt un intérêt particulier parce que, outre le fait que son analyse mobilise nécessairement d’autres droits – liberté d’expression, liberté d’association, droit d’adresser des pétitions, droit de propriété –, elle coupe au cœur de dichotomies structurantes en droit américain, notamment la distinction entre les actions de l’État et des individus, ainsi que la distinction souvent malaisée de ce qui relève de l’espace public et de l’espace privé. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que le mouvement Occupy a débuté par l’occupation d’un parc à New York relevant de la catégorie hybride des privately owned public spaces, c’est-à-dire un espace dit public dont la propriété relève pourtant d’une personne privée. Ces formes de privatisation de l’espace public conduisent, en pratique et dans l’état actuel de la jurisprudence, à une limitation significative de l’exercice de la liberté de manifestation.

Après un retour sur les fondements de la liberté de manifestation aux États-Unis (I), son régime juridique sera étudié en s’appuyant sur les problématiques contemporaines (II).

 

I. Les fondements juridiques de la liberté de manifestation

 

Si la liberté de manifestation est clairement consacrée en droit américain, aussi bien au niveau fédéral qu’étatique (A), son appréhension nécessite néanmoins de délimiter les rapports qu’elle entretient avec les autres libertés protégées par le Premier amendement (B).

 

A. La consécration de la liberté de manifestation

La liberté de manifestation est protégée par le Premier amendement de la Constitution fédérale américaine, qui dispose que « Le Congrès ne fera aucune loi restreignant le droit du peuple de s’assembler paisiblement ». Il est intéressant de noter que le droit est consacré de manière large, sans être restreint à la poursuite d’un bien commun ou d’un intérêt général (« common good »), option qui a pourtant été retenue dans certaines constitutions étatiques[19]. Une telle formulation dans le texte fédéral aurait soulevé la question complexe de la définition de cet intérêt général, en particulier s’agissant de l’exercice d’une liberté qui comporte nécessairement une dimension dissidente.

La limite à l’exercice du droit se trouve toutefois dans le terme « paisiblement » et la notion de bon ordre qu’il sous-tend. C’est sur ce fondement que s’appuient en effet les mesures réglementant l’exercice du droit, et notamment les fameuses mesures relatives aux moments, lieux et modalités de la manifestation[20]. Ainsi, le droit « d’utiliser les rues et les parcs pour communiquer ses opinions […] n’est pas absolu mais relatif et doit être exercé […] dans le respect de la paix et du bon ordre[21] ».

Consacré par le texte constitutionnel, ce droit l’est également dans la jurisprudence de la Cour suprême. Dans l’une des premières affaires sur la question, les juges affirment ainsi que « l’idée même d’une forme républicaine de gouvernement implique le droit des citoyens de se réunir paisiblement ». Ils soulignent que ce droit est antérieur à la Constitution et commun à toute civilisation[22]. Nonobstant ces affirmations, la liberté de manifestation est toutefois conçue de manière restrictive dans l’arrêt Cruikshank.

L’affaire portait sur la condamnation de trois hommes suite au massacre de Colfax en 1873, au cours duquel une centaine de Noirs furent tués par une milice blanche. Ces hommes furent condamnés sur le fondement d’une loi fédérale pour avoir notamment empêché des Afro-américains d’exercer leur droit de manifester. La Cour suprême invalide leur condamnation au motif, entre autres, que des individus ne peuvent être condamnés pour avoir violé la liberté de manifestation ou tout autre droit constitutionnel d’autres citoyens[23]. En vertu d’une jurisprudence constante, qui ne connaît que quelques exceptions limitées, la Constitution n’est en effet opposable qu’aux actions de l’État (state action doctrine) et non à ceux des individus[24]. La Cour précise également que la liberté de manifestation n’est opposable qu’au gouvernement fédéral, et non aux États fédérés[25]. Enfin, la Cour semble suggérer que la liberté de manifestation ne vaut que dans le cadre de l’exercice de la liberté d’adresser des pétitions à l’encontre du pouvoir fédéral[26].

Ce n’est qu’au XXe siècle que la Cour étendra la portée de la liberté de manifestation. Si la state action doctrine n’a pas été remise en cause, le principe de l’opposabilité des garanties du Bill of Rights au seul gouvernement fédéral a lui été abandonné. Décision après décision, la plupart des dispositions du Bill of Rights ont en effet été déclarées opposables aux États à travers la clause de due process du Quatorzième amendement[27] (doctrine dite de l’incorporation). Dans l’arrêt De Jonge v. Oregon en 1937[28], la Cour a ainsi rendu opposable aux États la liberté de manifestation. La Cour indique que la liberté de manifester est une « liberté parente de la liberté d’expression et la liberté de la presse et est tout aussi fondamentale[29] ». Dans un autre arrêt, la Cour affirme que « les libertés de manifester paisiblement et d’adresser des pétitions comptent parmi les libertés les plus précieuses garanties par le Bill of Rights[30] ».

Si la disposition tirée de la Constitution fédérale est donc directement opposable aux États, ceux-ci garantissent également la liberté de manifestation dans leur propre constitution, à l’exception du Nouveau Mexique et du Minnesota[31]. Le langage retenu est proche de celui utilisé dans la Constitution fédérale, même si trente-cinq États limitent dans le texte l’exercice de ce droit à la poursuite du « bien commun ». Ainsi, l’article 1 alinéa 25 de la Constitution de l’Alabama dispose que « the citizens have a right, in a peaceable manner, to assemble together for the common good», et l’article 1 alinéa 27 de la Constitution du Texas prévoit que « The citizens shall have the right, in a peaceable manner, to assemble together for their common good ». On notera la différence de rédaction entre « the common good » et « their common good ». Cette distinction avait été discutée au moment de la rédaction du Premier amendement même si, nous l’avons vu, toute référence au bien commun fut finalement écartée dans la Constitution fédérale[32]. L’expression « the common good » semble en effet être plus restrictive puisqu’elle suggère qu’il s’agit de l’intérêt général tel que défini par la puissance publique. En revanche, l’expression « their common good » accorde aux manifestants plus de latitude dans l’exercice de ce droit, puisqu’ils peuvent l’exercer dans la poursuite de ce qu’ils estiment être leurs intérêts, potentiellement différents de ceux de la puissance publique.

Malgré ces formulations, les cours étatiques n’ont pas limité l’exercice de la liberté de manifestation à la poursuite de l’intérêt général. Une telle approche aurait sans doute par trop neutralisé la dimension dissidente inhérente à cette liberté. En tout état de cause, dans la mesure où la Constitution fédérale garantit la liberté de manifestation sans aucune référence au bien commun, et que telle est l’interprétation qui en est donnée par la Cour suprême, ce standard s’impose aux cours étatiques. Le seuil de protection garanti par la Constitution fédérale est en effet un plancher en dessous duquel la protection étatique ne peut tomber.

 

B. La délimitation de la liberté de manifestation

La liberté de manifestation entretient des rapports étroits avec le droit d’adresser des pétitions, la liberté d’association et la liberté d’expression, qu’il convient d’analyser tour à tour.

 

1. Liberté de manifestation et liberté d’adresser des pétitions

Le droit d’adresser des pétitions afin de redresser un tort est un droit historique dans la tradition juridique anglo-américaine. Il fut longtemps le moyen privilégié par lequel les individus communiquaient avec les détenteurs du pouvoir et leurs demandaient de rendre compte[33]. Reconnu en 1215 dans la Magna Carta au profit de certains barons[34], il est consacré dans le Bill of Rights de 1689 au profit de tous les sujets de la Couronne en tant que droit dont l’exercice ne peut faire l’objet de poursuite de la part du pouvoir[35]. Ce droit a été repris dans les colonies américaines et se retrouve ainsi dans les constitutions étatiques et la Constitution fédérale. Dans le texte du Premier amendement, le droit d’adresser des pétitions et la liberté de manifestation sont liés : « Le Congrès ne fera aucune loi restreignant le droit du peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour une réparation de ses torts ». La doctrine renvoie d’ailleurs souvent de manière indistincte à la « assembly and petition clause ».

La question se pose de savoir comment s’articulent ces droits. Il faut en particulier déterminer si l’exercice du premier est soumis au but que serait le second, de sorte que la liberté de manifestation ne serait que l’instrument de la liberté d’adresser des pétitions. Une telle conception limiterait de manière significative le champ de la liberté de manifestation. En raison de l’importance historique de la liberté d’adresser des pétitions, cette interprétation a longtemps prévalu. La Cour l’a d’ailleurs suggérée dans l’arrêt Cruikshank en évoquant « le droit pour le peuple de s’assembler paisiblement dans le but d’adresser des pétitions au Congrès[36] ». Quelques années plus tard, elle a confirmé cette approche en affirmant que, aux termes de la décision Cruikshank, la liberté de manifestation n’est protégée que si « le but en l’espèce est d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation de torts[37] ». Cette solution a toutefois été abandonnée et il est établi que les deux droits sont indépendants[38].

Autrefois central, ce droit d’adresser des pétitions se trouve aujourd’hui, à l’image de la liberté de manifestation, marginalisé[39]. Il est en effet appréhendé comme une simple manifestation de la liberté d’expression et a quasiment perdu toute singularité distinctive. On ne trouve que très peu d’arrêts portant sur la liberté d’adresser des pétitions ou de travaux doctrinaux lui étant consacrés[40]. Cette liberté a perdu son importance à mesure que les formes de la démocratie moderne remplaçaient les pétitions en tant que moyens d’expression des opinions et d’attirer l’attention des élus.

 

2. Liberté de manifestation et liberté d’association

Non mentionnée par le texte de la Constitution fédérale, la liberté d’association a été consacrée en tant que droit fondamental par la Cour suprême en 1958, dans l’affaire NAACP v. Alabama[41]. En l’espèce, les juges font découler ce droit de la liberté d’expression, et non du right to assemble, ce qui aurait sans doute été plus logique. Ce choix traduit la marginalisation de la liberté de rassemblement-liberté de manifestation en tant que telle au profit de la liberté d’expression.

L’origine de la liberté d’association influe naturellement sur ses contours. La Cour a ainsi considéré que la liberté d’association ne couvrait pas toutes les formes d’association, mais seulement celles opérées en lien avec la liberté d’expression. En d’autres termes, la liberté d’association n’est pas protégée en tant que telle, mais uniquement en ce qu’elle permet de rendre plus effective la liberté d’expression[42]. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le droit est le plus souvent appelé « freedom of expressive association[43] ». La Cour a ainsi rejeté un recours fondé sur la liberté d’association contre une loi interdisant les danses entre adultes et adolescents, au motif que cette activité – les rencontres dans les salles de danse – n’est pas incluse dans les « associations expressives » protégées par le Premier amendement[44].

Les problématiques soulevées par la liberté d’association sont principalement relatives à l’interdiction de certaines associations, à la divulgation des noms des membres ou au droit de certaines associations de discriminer. Il n’y a toutefois que peu de liens directs avec la manifestation. On pourra certes trouver des affaires impliquant une manifestation, mais à titre secondaire. Ainsi, dans l’arrêt Hurley v. Irish American Gay, Lesbian and Bisexual Group of Boston[45], la Cour a jugé qu’un groupe organisant le défilé de la Saint Patrick, le Veterans Council, pouvait exclure les groupes gays de la manifestation parce que, s’agissant d’une activité expressive, les organisateurs étaient libres de discriminer. L’affaire ne porte pas tant sur la liberté de manifester que sur la garantie, à travers la liberté d’association, d’un droit de discriminer, s’agissant d’un groupe dont l’activité expressive repose précisément sur la discrimination[46].

Si la liberté d’association peut protéger l’institutionnalisation du groupe manifestant au-delà du rassemblement ponctuel, elle ne garantit pas en elle-même l’acte de manifester dans sa dimension physique. La liberté d’association intervient davantage en amont – création de l’association qui ultérieurement organisera une manifestation – ou en aval – création d’une association à l’issue d’une manifestation spontanée pour continuer le mouvement – ou encore en tant que support – dans la mesure où il est souvent plus facile de solliciter l’autorisation d’organiser une manifestation en étant organisé sous la forme d’une association[47].

 

3. Liberté de manifestation et liberté d’expression

Comme indiqué précédemment, nonobstant la clause protégeant le right to peacefully assemble, la liberté de manifestation aux États-Unis relève principalement du régime s’appliquant à la liberté d’expression. Sur le plan conceptuel, l’appréhension de la liberté de manifestation uniquement à travers la liberté d’expression occulte la singularité de la manifestation. Celle-ci se voit écrasée, privée de sa dimension spatiale et physique, lorsqu’elle est enserrée dans l’expression. Sur le plan juridique, on peut néanmoins considérer que le régime juridique très favorable outre-Atlantique à la liberté d’expression bénéficie à la liberté de manifestation. En d’autres termes, parce qu’elle est considérée par les cours comme un « bien sacré » aux États-Unis[48], la liberté d’expression serait ainsi un vecteur porteur pour la liberté de manifestation. En tout état de cause, puisque c’est principalement le cadre relatif à la liberté d’expression qui s’applique à la liberté de manifestation, il convient d’en préciser ici les principales orientations.

En premier lieu, le principe fondamental en matière de liberté d’expression au États-Unis est que la puissance publique[49] ne saurait règlementer et restreindre l’expression en raison de son contenu. C’est le cas par exemple si l’État interdit une manifestation dans la rue sur un sujet X, alors qu’il l’autorise sur un sujet Y[50]. La Cour a ainsi affirmé dans l’arrêt Police Dpt of Chicago v. Mosley que, « plus que tout, le Premier amendement signifie que l’État ne peut restreindre l’expression en raison du message, des idées, du sujet ou de son contenu[51] ». Il ne « peut pas interdire l’expression d’une idée simplement parce que la société la trouve choquante ou désagréable[52] ».

Les lois restreignant l’expression en raison du contenu sont donc soumises au standard de contrôle le plus poussé en droit constitutionnel américain, le strict scrutiny, qui aboutit dans la très grande majorité des cas à une invalidation[53]. Pour être validée, la mesure doit en effet répondre à un besoin impérieux de l’État, et la puissance publique doit avoir choisi la mesure la moins attentatoire à la liberté d’expression pour poursuivre le but en cause. En d’autres termes, il ne doit pas exister d’alternatives plus protectrices de la liberté.

Les lois qui ne réglementent pas l’expression en raison du contenu et qui sont donc neutres à cet égard, mais qui réglementent les modalités de l’expression, sont soumises au contrôle dit intermédiaire (intermediate scrutiny), qui se situe entre le contrôle strict et le contrôle minimal dit de base rationnelle (rational basis review)[54]. Pour être validée, la mesure de la puissance publique doit poursuivre un intérêt important et être strictement nécessaire à la réalisation de cet intérêt, sans être nécessairement la mesure la moins attentatoire à la liberté d’expression.

En second lieu, il faut préciser qu’en vertu de l’approche catégorielle retenue aux États-Unis, certaines catégories d’expression ne sont pas couvertes par le Premier amendement. Les restrictions de l’État, y compris celles fondées sur le contenu, ne seront soumises en principe qu’au rational basis review, le contrôle le plus faible qui n’aboutit que très rarement à une censure[55]. La loi ne sera invalidée que si le demandeur prouve que la loi n’est pas raisonnablement liée à la poursuite d’un intérêt légitime.

Parmi les catégories d’expression non protégées par le Premier amendement figure l’incitation à une activité violente imminente. Cette catégorie revêt un intérêt particulier pour la liberté de manifestation qui, rappelons-le, doit être exercée « paisiblement » selon les termes mêmes du Premier amendement. Elle a fait l’objet d’une riche jurisprudence et la Cour a retenu différents standards, notamment celui du « danger manifeste et pressant[56] ». Aujourd’hui, le standard principalement retenu est celui posé dans l’arrêt Brandenburg v. Ohio[57]. En l’espèce, la Cour invalide la condamnation d’un leader du Ku Klux Klan qui prônait dans son discours la vengeance à l’égard des Juifs et des Noirs Américains. La Cour affirme qu’un discours incitant à la violence ne peut justifier une condamnation que s’il vise à inciter ou à accomplir un acte illégal, s’il est susceptible de produire un tel acte et si l’acte est susceptible d’être produit de façon imminente.

Les discours injurieux susceptibles de provoquer une réaction violente de la part du citoyen ordinaire (fighting words)[58], la pédopornographie[59], ainsi que le discours obscène ne sont pas non plus protégés par le Premier amendement[60].

La catégorie des « menaces réelles » se situe également en dehors du champ de protection du Premier amendement. Elle s’avère elle aussi importante pour la liberté de manifestation et la Cour a défini cette catégorie dans l’arrêt Virginia vBlack, 538 U.S. 343 (2003)[61]. En l’espèce, la Cour examine la constitutionnalité d’une loi de Virginie sur le fondement de laquelle des membres du Ku Klux Klan et d’autres individus avaient été condamnés pour avoir brulé une croix sur un terrain isolé et dans le jardin d’une maison habitée par des Noirs. La juge O’Connor affirme que la catégorie des menaces réelles comprend les discours dans lesquels « celui qui s’exprime entend communiquer une intention sérieuse de commettre un acte violent illégal à l’égard d’un individu particulier ou d’un groupe d’individus[62] ». Le contexte joue ici un rôle déterminant. Dès lors, le fait de brûler une croix dans un lieu isolé n’est pas répréhensible car il s’agit d’une expression symbolique protégée. En revanche, le fait de brûler une croix devant une maison habitée par des Noirs, action traditionnelle du Ku Klux Klan, est une « menace réelle » visant à intimider les habitants, non couverte par le Premier amendement.

Il convient de noter que, contrairement à la solution retenue en France et dans la plupart des démocraties occidentales, les discours et manifestations racistes sont protégés aux États-Unis par le Premier amendement ; ils ne peuvent donc en principe être interdits ou faire l’objet de condamnations[63]. Les différents arrêts dans l’affaire dite de Skokie à la fin des années 1970 sont à ce titre révélateurs[64]. En l’espèce, un groupe nazi projetait de manifester dans la ville de Skokie, plus particulièrement dans un quartier habité par une importante population juive, dont des survivants des camps de concentration. Une cour étatique ainsi que la ville adoptèrent différentes mesures visant à interdire de défiler en uniforme nazi, de montrer des croix gammées ou encore de promouvoir la haine contre des individus en raison de leur race ou de leur religion. Ces mesures furent néanmoins jugées inconstitutionnelles. Illustrant l’approche libérale à l’œuvre, une cour fédérale de première instance affirma ainsi qu’« il vaut mieux permettre à ceux qui prônent la haine raciale de déverser leur venin par leur rhétorique, plutôt que de céder à la panique et emprunter le chemin dangereux permettant à l’État de décider ce que les citoyens peuvent dire et entendre[65] ». La solution fut confirmée par la Cour d’appel fédérale pour le septième circuit[66], et la Cour suprême refusa de connaître le recours dirigé contre cette décision.

Si les discours et les manifestations racistes sont protégés par le Premier amendement, la puissance publique récupère toutefois une plus grande marge de manœuvre pour restreindre cette expression lorsqu’elle tombe dans les catégories non protégées des fighting words, des menaces réelles ou de l’incitation à commettre une action violente imminente. Une manifestation d’un groupe raciste appelant à la violence peut donc être interdite.

Outre le principe de l’interdiction de la restriction de l’expression en raison du message exprimé et la structure de l’approche catégorielle retenue aux États-Unis, le troisième élément important du cadre relatif à la liberté d’expression a trait à l’expression symbolique. Il est même fondamental s’agissant de la manifestation car celle-ci, parce qu’elle mêle l’acte et le discours, sera souvent appréhendée comme une expression symbolique.

La Cour suprême a reconnu que le Premier amendement n’est pas limité à « l’expression verbale » et protège différents types d’actions par lesquelles un individu entend communiquer, tels que le fait de brûler une carte de conscription[67] ou de porter un brassard noir[68] pour manifester son opposition à la guerre au Vietnam, ou encore le fait d’occuper en s’asseyant (sit-in) une bibliothèque publique pour protester contre la ségrégation[69]. À l’évidence, toutes les activités par lesquelles un individu entend communiquer ne sont pas des expressions symboliques, et la Cour a posé des critères pour définir cette catégorie. Aux termes de l’arrêt Spence[70], il faut ainsi qu’il y ait l’intention de transmettre un message particulier, et la probabilité, au regard du contexte, que ce message soit compris par l’auditoire.

Les suites juridiques du mouvement Occupy illustrent toutefois la malléabilité de ce standard qui repose effectivement de manière déterminante sur l’appréhension du contexte par le juge. Alors que des cours new-yorkaises ont conclu laconiquement qu’élever des tentes et camper dans un parc n’était pas une expression symbolique[71], rejetant ainsi l’argument pourtant convaincant des manifestants pour qui l’occupation physique de lieux et bâtiments publics symbolisait à la fois l’espoir d’une société plus égalitaire et le projet d’une réappropriation du pouvoir par le peuple, des juridictions fédérales et étatiques ont toutefois estimé que le fait de dormir et occuper des parcs était un comportement symbolique protégés par le Premier amendement[72]. La Cour suprême fédérale avait d’ailleurs admis en 1983 dans l’affaire Clark, sans toutefois en juger, que le fait de dormir dans un parc en lien avec une manifestation était un comportement expressif protégé par le Premier amendement[73].

Après la question de la qualification d’un comportement en expression symbolique, se pose la question de la nature du contrôle opéré par le juge sur les réglementations de la puissance publique. Ces modalités ont été définies dans l’arrêt O’Brien[74]. Pour que la mesure soit validée, la puissance publique doit se prévaloir d’un intérêt important, la réglementation ne doit pas être liée au contenu du message, et elle ne doit pas restreindre la liberté d’expression au-delà ce qui est nécessaire à la réalisation de l’intérêt. Il s’agit là d’un contrôle intermédiaire, plus favorable à l’État que le strict scrutiny.

Toutefois, dès lors que la règlementation de l’État vise à supprimer l’expression, on sort du cadre de la jurisprudence O’Brien, et le juge appliquera le contrôle le plus poussé – le strict scrutiny – comme l’illustre l’affaire du drapeau. Dans l’arrêt Texas v. Johnson, qui portait sur la condamnation d’un individu pour avoir brulé le drapeau américain – un exemple d’expression symbolique –, la Cour applique en effet le contrôle le plus poussé parce qu’elle considère que la loi visait à supprimer un type de message, et conclut à son inconstitutionnalité[75].

Ainsi, en fonction de la nature de la manifestation – simple comportement ou bien acte avec diffusion explicite d’un message via des panneaux, des discours, etc. – et en fonction de la nature de la réglementation de la puissance publique – volonté de supprimer un message particulier ou non –, les juges appliqueront le strict scrutiny ou le contrôle intermédiaire.

Cette première partie de l’étude a permis d’envisager les fondements de la liberté de manifestation et les rapports qu’elle entretient avec les autres libertés protégées par le Premier amendement. Il convient désormais d’analyser, à l’aune d’une perspective pratique, son régime juridique en s’appuyant sur l’actualité la plus récente.

 

II. Le régime juridique de la liberté de manifestation

 

Parce que le régime juridique de la liberté de manifestation découle principalement de celui relatif à la liberté d’expression, nous avons déjà évoqué les grands traits du premier lorsque nous avons envisagé les orientations majeures du cadre conceptuel et jurisprudentiel du second. Il convient toutefois de pousser plus avant l’analyse du régime juridique applicable actuellement à la liberté de manifestation, et d’en illustrer également les limites. Deux questions principales guideront l’analyse : « comment ? » et « où ? ». La première est donc liée aux moyens par lesquels l’État réglemente la liberté de manifestation (A). La seconde porte sur la question centrale des espaces – publics et privés – sur lesquels s’exerce la manifestation et les différents régimes qui en découlent (B).

 

A. La question des moyens : les mesures de réglementation de la liberté de manifestation

Trois éléments doivent ici être envisagés. Le premier a trait à la possibilité pour la puissance publique de prévoir un régime d’autorisation préalable. Le deuxième porte sur l’analyse des mesures de réglementation relatives aux moments, lieux et modalités de la manifestation (time, place and manner restrictions). Enfin, le troisième a été illustré par les évènements de Ferguson en août 2014. Il porte sur les réponses de la puissance publique aux manifestations et la marge de manœuvre dont elle dispose pour qualifier une manifestation d’illégale, ou pour l’encadrer par un usage de la force tellement disproportionné qu’il conduit, en définitive, à limiter la liberté de manifester.

 

1. La mise en place d’un régime d’autorisation préalable

En matière de liberté d’expression, le régime applicable aux États-Unis, comme dans la plupart des démocraties libérales, est le régime répressif qui, contrairement à ce que le terme peut donner à croire, est le plus favorable à la liberté. Il permet en effet à l’individu d’exercer cette liberté et n’autorise l’intervention de l’État qu’a posteriori, lorsque l’usage de la liberté a excédé les limites posées par le droit. La Cour suprême a rappelé que s’agissant du Premier amendement, « tout système d’autorisation préalable fait l’objet d’une présomption d’inconstitutionnalité[76] ». Cette interdiction de la censure, qui puise dans un héritage historique profond[77], vise à éviter toute entrave au « libre marché des idées[78] ». Néanmoins, la Cour a admis la possibilité d’instaurer un régime d’autorisation préalable s’agissant d’expressions ou de manifestations dans l’espace public. Ici apparaît une différence majeure entre le régime de la liberté d’expression lorsqu’elle est mise en œuvre dans l’espace et le régime de la liberté d’expression classique, telle qu’illustrée par la publication d’un ouvrage. La jurisprudence de la Cour impose cependant des conditions pour admettre la constitutionnalité d’un régime d’autorisation préalable. Il faut ainsi, d’une part, que la puissance publique ait une raison importante pour instaurer un tel régime et, d’autre part, que le pouvoir discrétionnaire de l’autorité soit très limité, afin d’éviter qu’elle ne puisse refuser ou accorder les autorisations en fonction du contenu de l’expression[79]. La Cour a ainsi invalidé un arrêté municipal qui interdisait la distribution de tracts sans l’autorisation écrite du maire, au motif qu’il accordait un trop grand pouvoir discrétionnaire à celui-ci[80].

De même, l’exigence du paiement d’une somme – visant notamment à couvrir les frais liés à la sécurité – pour pouvoir manifester n’est pas, en tant que telle, inconstitutionnelle[81]. Elle ne le devient que lorsque la détermination de la somme n’obéit à aucune règle objective et accorde un pouvoir discrétionnaire à l’autorité. Ainsi, dans l’arrêt Forsyth[82], la Cour invalide un dispositif prévoyant le paiement d’une somme pouvant aller jusqu’à mille dollars pour toute manifestation, au motif qu’il confère un pouvoir discrétionnaire trop important à l’autorité, qui risque alors de favoriser certaines opinions, et d’en défavoriser d’autres, en fixant des coûts différents. En outre, l’autorité ne peut indexer la somme demandée sur les frais engendrés par la présence éventuelle de contre-manifestants car cela reviendrait en pratique à pénaliser les discours impopulaires, et donc à établir une discrimination en raison du contenu de l’expression[83].

Aujourd’hui, la très grande majorité des villes américaines exigent l’obtention d’une autorisation avant toute manifestation sur la voie publique et, pour beaucoup d’entre elles, y compris en cas de manifestation dans des parcs publics. À titre d’exemple, pour toute manifestation à Washington, les manifestants doivent indiquer dans leur demande d’autorisation le nom de l’association, les coordonnées du responsable, déclarer les lieux et horaires de la manifestation, ainsi que le nombre et type de panneaux prévus. Il est même demandé de préciser si des manifestants entendent désobéir et se faire arrêter et, le cas échéant, d’en indiquer le nombre, le lieu prévu ainsi que les noms[84]. Dans la mesure où l’autorisation doit être demandée quinze jours au moins avant la date prévue de la manifestation, les manifestations spontanées sont donc de facto empêchées. Précisons néanmoins que la plupart des villes ne demandent pas d’autorisation pour les manifestations ayant lieu sur les trottoirs, ne bloquant pas la circulation et rassemblant un nombre limité de personnes (moins de cent dans le cas de Washington).

 

2. La réglementation des moments, lieux et modalités de la manifestation

Les mesures mettant en place des procédures d’autorisation préalable pour des manifestations ne sont qu’une illustration particulière de la catégorie générale des mesures réglementant les moments, lieux et modalités de l’expression sur l’espace public[85]. Il s’agit là d’une notion-clé qui structure le contentieux relatif aux réglementations de la liberté de manifestation. Ce sont des mesures réglementant la manière dont l’expression-manifestation opère, mais non son contenu.

Le point de départ tient ici aux limites de la liberté de manifestation, qui doit s’exercer « paisiblement » selon les termes de la Constitution et qui, loin d’être absolue, est en pratique soumises aux restrictions imposées par l’ordre public[86]. La Cour a ainsi rappelé que si les libertés d’expression et de manifestations sont

Nul ne saurait donc, poursuit la Cour, demander à pouvoir exercer sa liberté de manifestation en plein milieu de Times Square, à une heure de pointe, et en violation des règles de la circulation[88].

La jurisprudence de la Cour a précisé les modalités du contrôle du juge sur les mesures réglementant les moments, lieux et modalités d’une manifestation :

Le premier critère est donc celui, classique, de la neutralité à l’égard du message exprimé. Le deuxième porte sur la poursuite d’un intérêt important. En pratique, les restrictions sont souvent justifiées par la sécurité publique[90] et la tranquillité. Ainsi, la Cour valide dans l’affaire Grayned un arrêté municipal interdisant de faire du bruit près d’une école[91]. Dans Ward v. Rock Against Racism, elle valide un arrêté de la ville de New York imposant le contrôle du volume sonore d’un concert dans Central Park[92]. Elle affirme que l’État poursuit un intérêt important lorsqu’il protège les citoyens des excès sonores. De même, dans l’affaire Hill v. Colorado, la Cour a validé une loi du Colorado interdisant, aux abords des cliniques pratiquant l’avortement, d’approcher une autre personne à moins de deux mètres sans son consentement, pour lui remettre un tract, protester, ou la conseiller. Elle retient l’intérêt important de l’État tenant à la protection des patients et employés de la clinique.

Le troisième critère porte sur l’adéquation de la mesure au but invoqué. Il faut qu’elle soit étroitement circonscrite, mais la Cour a estimé qu’il n’est pas nécessaire que l’État ait agi par la mesure la moins attentatoire possible[93]. La Cour a ainsi récemment jugé dans l’affaire McCullen v. Coakley qu’une loi du Massachusetts créant une zone-tampon de dix mètres autour de l’entrée des cliniques pratiquant l’avortement, dans laquelle nul ne peut pénétrer, sauf les patients, les employés de ces cliniques et les agents publics, est inconstitutionnelle car non suffisamment circonscrite[94]. La mesure est, selon la Cour, plus restrictive que ce que la poursuite de l’intérêt – à savoir la sécurité des patients – ne l’exige.

Le quatrième critère sur l’existence de canaux alternatifs d’expression revient à s’interroger sur le point de savoir si la règlementation n’interdit pas l’expression du même message par d’autres formes.

Le standard retenu est donc très proche de celui posé dans l’arrêt O’Brien en matière de régulation de l’expression symbolique[95]. Même s’il s’agit d’un contrôle dit intermédiaire – entre le strict scrutiny et le contrôle le plus faible, le contrôle dit de base rationnelle –, les juges font en pratique preuve de déférence envers les arguments de la puissance publique. Employant ce standard qui accorde une place centrale au contexte, ils estiment le plus souvent que les mesures en cause constituent des « réglementations raisonnables des moments, lieux et modalités de l’expression ». Un exemple récent illustre les limites de cette approche. Lors de la Convention nationale démocrate à Boston en 2004, la municipalité a créé une zone dans laquelle les manifestations étaient permises (demonstration zone). Cette zone, entourée par des grillages, avait été éloignée du point d’entrée des délégués dans la salle de conférences, de sorte que les manifestants ne pouvaient ni se faire voir ni se faire entendre. En d’autres termes, en parquant les manifestants dans une zone désignée, la ville neutralisait la portée effective de cette manifestation – une sorte de « cachez ces manifestants que je ne saurais voir ». Saisi du recours intenté par des manifestants, un juge fédéral écrira qu’une telle zone ressemble à un « camp d’internement » et qu’elle est un « affront au Premier amendement[96] ». Il rejettera néanmoins le recours en invoquant les impératifs de sécurité. Cette décision illustre la faiblesse de la protection de la liberté de manifestation aujourd’hui et le poids des enjeux sécuritaires, en particulier dans un contexte marqué par la menace terroriste. Le développement des free speech zones – des zones spécifiques dans lesquelles les manifestations sont autorisées – restreint substantiellement la liberté de manifestation. Il conduit, au nom des impératifs de sécurité, à un cantonnement et une aseptisation de la manifestation qui perd dès lors sa charge contestataire et sa portée effective.

 

3. L’encadrement policier des manifestations

Les images ont fait le tour du monde. Après la mort de Michael Brown, tué par un policier en août 2014, des habitants de la ville de Ferguson se sont réunis et ont protesté contre les violences policières dont sont victimes les Noirs américains. La réaction policière fut telle que beaucoup d’observateurs firent le parallèle avec un théâtre de guerre à la vue des véhicules blindés et des policiers lourdement armés qui patrouillaient dans la ville[97]. Si des émeutes ont suivi les manifestations, l’intervention particulièrement musclée d’une police fortement militarisée a contribué à l’escalade de la violence[98]. Cet épisode, et ses nombreuses répétitions dans l’Amérique contemporaine, soulèvent la question de la disproportion de la réponse policière, de la violence à laquelle elle contribue et de l’effet dissuasif qu’elle provoque chez les manifestants. Il est évident que l’exercice du droit de manifester prend une tout autre dimension lorsqu’il s’exerce face à des troupes quasi militaires. Il est alors un risque particulièrement réel pour ceux qui entendent l’exercer. De plus, la nature de la manifestation est également affectée dans ces conditions, le contexte répressif brouillant effectivement le message exprimé. En choisissant d’encadrer la manifestation par des moyens « hors normes[99] », la puissance publique place ces manifestants hors du champ classique de la manifestation et inscrit déjà leur message dans une perspective insurrectionnelle.

En vertu de la jurisprudence de la Cour suprême sur le Quatrième amendement, l’usage de la force par la police doit être « raisonnable », principe qui s’applique également aux cas de manifestations[100]. Néanmoins, les épisodes récents illustrent l’écart entre ce qui devrait être et ce qui est. L’enquête menée par le ministère de la Justice sur les agissements de la police de Ferguson a ainsi révélé les atteintes répétées à la liberté de manifestation à travers les arrestations abusives, les menaces et l’emploi non raisonnable de la force[101]. À Baton Rouge, des policiers ont également braqué leurs armes sur des manifestants à de multiples reprises[102].

S’ajoutent également les dérives mises en lumière lors de ces mêmes événements, lorsque l’autorité décide arbitrairement de déclarer une manifestation illégale (unlawful assembly) pour pouvoir y mettre fin, alors même qu’il n’y a pas de menace ou de risque de violence[103].

Parce que les manifestations dont il est ici question sont celles en réaction aux violences policières dont sont victimes les Noirs américains, les excès et réponses disproportionnées de la police à ces manifestations doivent elles-mêmes être replacées dans ce contexte. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit de réunion pacifique et d’association a d’ailleurs souligné, à l’issue de sa visite aux États-Unis en juillet 2016, qu’il est impossible de ne pas évoquer la question d’un racisme structurel qui contribue à limiter substantiellement la liberté de manifestation de certains groupes minoritaires en général, et des Noirs en particulier[104].

Enfin, l’encadrement policier des manifestations aux États-Unis est complexifié en raison de l’exercice par certains manifestants d’un autre droit constitutionnel : le droit de détenir et porter des armes à feu, protégé par le Second amendement[105]. On estime à trois cent millions le nombre d’armes en circulation et plus d’une vingtaine d’États autorisent le port d’armes visible en public (open carry)[106]. Dès lors, l’exercice conjugué des Premier et Second amendements crée des situations risquées lorsque des personnes manifestent avec leurs armes, ou lorsque des contre-manifestants viennent avec leurs armes dans le but de dissuader et intimider les manifestants, comme ce fut le cas à Ferguson.

 

B. La question centrale des espaces : les régimes distincts de la liberté de manifestation selon le type de lieux en cause

Parce que toute parole, tout discours et toute idée de manière plus générale requièrent un espace pour être diffusé, la question des lieux est fondamentale pour l’analyse de la liberté de manifestation, appréhendée comme nous l’avons vu sous l’angle de la liberté d’expression aux États-Unis. Le juge William Brennan soulignait que les libertés du Premier amendement ont besoin d’espace pour survivre[107]. Il faisait là référence au fait que les réglementations de l’État ne doivent pas étouffer la liberté. Mais sans doute est-il bon de prendre le mot « espace » en son sens premier, dans sa dimension physique, et d’affirmer avec le juge que la question de l’espace est vitale pour les libertés du Premier amendement. Souvent, l’espace disponible, accessible, sera la rue et les lieux publics de manière générale. Même à l’ère numérique, ceux qui n’ont pas les moyens de diffuser leur discours à travers les médias de masse n’ont souvent que cet espace pour se faire entendre. La dimension spatiale de la liberté de manifestation rejoint donc et appuie ici sa dimension sociale[108].

Trois types d’espace doivent être distingués : l’espace public, domaine traditionnel de la liberté de manifestation qui se réduit aujourd’hui, l’espace privé, à l’égard duquel la Cour a bâti une jurisprudence défavorable à la liberté de manifestation et, enfin, les espaces hybrides, aux frontières du public et du privé, tels que ceux illustrés par le mouvement Occupy à New York.

 

1. L’espace public

L’espace public est le domaine d’exercice par excellence de la liberté de manifestation. Celle-ci s’exerce en effet principalement dans la rue, les places et parcs publics. Il existe pourtant un précédent très défavorable, rendu par celui qui deviendra un des plus grands juges de la Cour suprême, mais qui siégeait alors à la Cour suprême du Massachusetts. Dans l’affaire Commonwealth v. Davis[109] en 1894, le juge Oliver Wendell Holmes valide la condamnation d’un homme qui avait tenu un discours dans un parc de Boston sans obtenir l’autorisation préalable du maire. Le juge affirme que « le droit pour la puissance publique d’interdire totalement ou en partie l’expression dans un parc public ne constitue pas plus une violation des droits des individus que le droit du propriétaire d’interdire l’expression dans sa maison ».

Cette décision[110] doit être replacée dans son contexte. À l’époque, le Premier amendement n’est opposable qu’à l’État fédéral, et non aux États et entités locales[111], ce qui explique que l’arrêté de la ville n’ait pas été confronté au texte constitutionnel. Il n’empêche que les termes particulièrement forts du juge Holmes traduisent une approche extrêmement favorable à la puissance publique, assimilée à un propriétaire privé dont le droit de réglementer l’expression dans les parcs est quasi absolu. La singularité de ce raisonnement se révèle au regard des décisions rendues à la même époque par d’autres cours suprêmes étatiques qui rejetèrent massivement les régimes d’autorisation préalable s’agissant des manifestations dans l’espace public[112].

En tout état de cause, la Cour suprême n’a pas maintenu cette approche restrictive et a affirmé dans l’arrêt Hague v. CIO que « l’usage des rues et des lieux publics [pour se réunir, communiquer et discuter des questions publiques] fait partie depuis longtemps des privilèges, immunités et droits des citoyens », et que, s’il peut être réglementé, il ne doit toutefois pas être méconnu[113].

La Cour a depuis bâti une jurisprudence du « forum public », détaillant les conditions d’accès des manifestants à l’espace public et aux termes de laquelle il convient de distinguer trois types d’espaces, régis par des régimes différents[114]. La première catégorie est celle des forums publics (public forums) et renvoie aux parcs, trottoirs, rues, etc., c’est-à-dire les lieux qui sont traditionnellement ouverts aux citoyens pour l’expression et la manifestation de leurs opinions. En l’espèce, si les réglementations de l’État portent sur le contenu du message, elles seront soumises au strict scrutiny et donc invalidées dans la quasi-totalité des cas. En revanche, si les réglementations ne portent que sur les modalités de l’expression du message, il y aura alors application du contrôle intermédiaire s’appliquant aux réglementations raisonnables des moments, lieux et modalités de l’expression[115]. La deuxième catégorie renvoie aux « forums publics par affectation » (designated public forum). Il s’agit des lieux que l’État ouvre et rend disponibles pour que les individus puissent s’y exprimer. Ce ne sont donc pas des forums publics traditionnels, mais ils le deviennent en quelque sorte à partir du moment où l’État les traite comme tels[116]. Ainsi en est-il lorsque la puissance publique ouvre des salles ou des amphithéâtres d’université en dehors des heures de cours pour des conférences par exemple. Le régime juridique s’appliquant en l’espèce est aligné sur celui des forums publics traditionnels, à l’exception notable que la puissance publique n’est pas tenue de garder le lieu ouvert à l’expression. Elle peut à tout moment fermer le forum.

Enfin, la troisième catégorie est celle dite des forums non publics (non public forums). La puissance publique peut y autoriser ou interdire l’expression pour autant que la mesure soit raisonnable et ne constitue pas une discrimination en raison du point de vue. Elle peut ainsi interdire l’expression sur un sujet X, et ne l’autoriser que pour un sujet Y, mais elle ne peut interdire, au sein du sujet Y, l’expression d’opinion pro et autoriser les opinions contra. L’État peut donc n’autoriser que les manifestations sur la question de l’avortement, mais il ne peut pas autoriser uniquement celles en faveur de la protection du droit à l’avortement. Les bases militaires[117] et les aéroports[118] sont des exemples de forums non publics.

Récemment, la Cour d’appel pour le circuit du district de Columbia a jugé que la place en marbre qui s’étend au pied des marches menant à la Cour suprême était un forum non public[119] sur lequel il est donc possible d’interdire l’expression d’opinions politiques ou idéologiques. Il est quelque peu ironique qu’au moment où la Cour suprême invalidait une « zone tampon » devant les cliniques pratiquant l’avortement, au motif que ce dispositif restreignait trop la liberté d’expression[120], une cour d’appel fédérale validait une telle zone devant le bâtiment de la Cour suprême. En l’espèce, un individu avait été arrêté devant la Cour – pour avoir brandi un panneau dénonçant les violences policières envers les Noirs et les Hispaniques – sur le fondement d’une loi de 1949[121] interdisant, sur le site de la Cour suprême, le fait de brandir un drapeau ou tout autre élément visant à attirer l’attention sur un parti, une organisation ou un mouvement. En première instance, la loi fut déclarée inconstitutionnelle[122]. Cependant, la Cour d’appel pour le circuit du district de Columbia, après avoir qualifié la place de forum non public, valide la loi en ce qu’elle constitue une mesure raisonnable préservant le symbole de l’indépendance de la Cour suprême face aux pressions extérieures. La Cour d’appel prend le soin de distinguer l’affaire en cause du précédent United States v. Grace[123] dans lequel la même loi avait été jugée inconstitutionnelle par la Cour suprême telle qu’appliquée aux trottoirs longeant le bâtiment de la Cour[124]. Ces derniers relèvent en effet de la catégorie des forums publics et la restriction de l’expression y est donc moins facilement admise.

La jurisprudence recèle certaines incohérences. Ainsi, dans l’arrêt United States v. Kokinda[125], la juge O’Connor conclut que les trottoirs jouxtant un bureau de poste ne constituent pas un forum public, alors même que les trottoirs, nous l’avons vu, sont généralement considérés comme l’exemple type de forum public. La juge soutient notamment et de manière surprenante que les services postaux n’ont pas explicitement dédié ces trottoirs à l’activité expressive.

Au-delà des incohérences et des limites d’une approche catégorielle sans doute trop formaliste, un des plus grands écueils guettant aujourd’hui la théorie du forum public, et l’exercice de la liberté de manifestation qui s’appuie dessus, tient à la transformation des villes américaines et l’érosion de l’espace public à l’œuvre[126]. Ce phénomène d’érosion, causé par une privatisation croissante de l’espace, entraîne corrélativement la réduction du domaine de la liberté de manifestation, puisque les cours ont développé une jurisprudence défavorable à l’exercice du droit de manifester sur l’espace privé.

 

2. L’espace privé

Il est a priori difficile d’envisager que la liberté de manifestation puisse s’exercer sur la propriété privée d’un tiers dans la mesure où, précisément, elle entre en conflit avec le droit de propriété de celui-ci. De plus, comme indiqué précédemment, la Constitution et donc la liberté de manifestation garantie par le Premier amendement, n’est en principe opposable qu’à la puissance publique (doctrine de la state action) et il semble ainsi impensable dans le référentiel américain de tenter de la faire valoir à l’égard de tiers. Pourtant, une des exceptions à la doctrine de la state action a ouvert une possibilité de reconnaissance limitée d’une liberté de manifestation sur les propriétés privée, possibilité toutefois ultérieurement rejetée par la Cour suprême.

Dans l’arrêt Marsh v. Alabama[127], la Cour a reconnu qu’un témoin de Jéhovah pouvait se prévaloir des droits découlant du Premier amendement et distribuer des brochures religieuses dans une ville gérée par une compagnie privée, au motif que l’administration d’une ville relève d’une fonction publique, et doit donc être menée conformément à la Constitution et les droits qu’elle garantit, que la ville soit gérée par une personne privée ou par une personne publique. La compagnie privée ne pouvait donc interdire et réprimer l’exercice de droits constitutionnellement garantis sur sa propriété. La logique mise en œuvre par la Cour ouvre un fort potentiel et dessine un vaste champ d’application. La Cour affirme en effet que « plus un propriétaire ouvre sa propriété au public en général, plus ses droits deviennent circonscrits par les droits constitutionnels […] des usagers[128] ».

C’est en partie sur ce fondement que la Cour suprême s’est montrée favorable, dans un premier temps, à la reconnaissance d’une liberté de manifestation sur la propriété privée. Dans l’affaire Amalgamated Food Employees v. Logan Valley Plaza[129], des membres d’un syndicat d’employés d’un centre commercial entendaient manifester sur la propriété du centre commercial. La Cour suprême juge qu’une loi sur la violation de la propriété privée ne peut être appliquée afin d’empêcher la manifestation. Selon la Cour, le centre commercial est l’équivalent fonctionnel de la ville en cause dans l’affaire Marsh[130].

Quelques années plus tard, dans l’affaire Lloyd Corp. v. Tanner, des cours fédérales inférieures, en s’appuyant sur Marsh et Logan Valley Plaza, ont jugé que l’interdiction faite à des opposants à la guerre au Vietnam de distribuer des tracts dans un centre commercial était inconstitutionnelle[131]. La Cour suprême renverse ces décisions et valide l’interdiction. Elle distingue l’affaire en cause du précédent Logan Valley Plaza au motif que, dans l’affaire Logan Valley Plaza, la manifestation des employés avait pour objet l’activité du centre commercial, alors que la distribution de tracts au sujet de la guerre au Vietnam n’a pas de rapport avec le fonctionnement du centre commercial. Ce raisonnement soulève néanmoins une difficulté majeure en ce qu’il valide une discrimination fondée sur le contenu, puisqu’il suggère que le critère d’acceptation d’une manifestation sur une propriété privée est la nature du message et son lien avec la propriété sur lequel le message est exprimé. Cela va à l’encontre du principe directeur du Premier amendement. En tout état de cause, la Cour exprime dans l’arrêt Tanner un très fort scepticisme à l’égard de l’exercice des droits découlant du Premier amendement sur une propriété privée[132].

À l’inverse, le juge Thurgood Marshall, qui avait rédigé l’opinion de la Cour dans l’arrêt Logan Valley Plaza, signe une opinion dissidente engagée en faveur de la protection de la liberté de manifestation dans les centres commerciaux. Selon lui, le seul espoir de ceux qui n’ont pas accès à la télévision et aux grands journaux pour communiquer est de pouvoir parler et manifester là où ils peuvent se faire entendre par le plus grand nombre, y compris lorsqu’il s’agit d’une propriété privée[133]. Il met donc en exergue la dimension sociale de la liberté de manifestation qui vient ainsi limiter les droits du propriétaire privé.

Dans un troisième et dernier temps, la Cour clarifie sa jurisprudence dans l’arrêt Hudgens v. National Labor Relations Board[134] qui renverse l’arrêt Logan Valley Plaza. La Cour, en mettant l’accent dans son raisonnement sur la doctrine de la state action, ferme ainsi clairement la porte à l’invocation d’une liberté de manifester sur la propriété privée, en l’espèce un centre commercial[135].

Si le droit fédéral n’est donc pas en l’état favorable à l’exercice du droit de manifester sur l’espace privé, les États peuvent quant à eux se montrer plus protecteurs. C’est notamment le cas de la Californie, dont la Cour suprême a considéré que la Constitution de l’État protégeait « l’expression et la manifestation d’idées, raisonnablement exercées, dans des centres commerciaux même lorsqu’ils relèvent d’une propriété privée[136] ». La Cour suprême fédérale a d’ailleurs rejeté un recours intenté par le propriétaire du centre commercial contre cette décision[137].

Le développement croissant des centres commerciaux et des complexes privés qui rongent l’espace public aux États-Unis soulève la question de la pertinence d’une jurisprudence qui se fonde sur une vision quelque peu superficielle de ce qu’est une action de l’État[138] et qui accorde un poids déterminant au critère de la nature de la propriété. Sans doute une approche fonctionnelle, centrée sur l’ouverture du lieu au public, la nature des activités qui y sont exercées et son rapport avec des intérêts et besoins collectifs, permettrait soit de redéfinir les contours de ce qu’il faut entendre par espace public et espace privé, soit d’appliquer le régime s’appliquant aux espaces publics à certains espaces qui relèvent néanmoins d’une propriété privée. Ce serait là un moyen de dynamiser la protection de la liberté de manifestation et de l’adapter aux enjeux d’aménagements urbains auxquels sont confrontées les villes américaines aujourd’hui.

L’intérêt d’une telle approche se révèle également à l’aune de la prolifération des espaces hybrides, aux frontières du public et du privé, comme l’illustre l’affaire du mouvement Occupy.

 

3. Les espaces hybrides

Avant d’essaimer à travers les États-Unis, le mouvement Occupy a débuté par l’occupation au mois de septembre 2011 du parc Zuccotti, au sud de Manhattan, tout près du siège de la bourse de New York[139]. Occupy Wall Street entendait protester contre les inégalités sociales et économiques aux États-Unis – comme l’illustre le cri de ralliement des manifestants « We are the 99%[140] » – en occupant le parc jour et nuit, en y installant des tentes et en y dormant[141]. L’occupation, menée par plusieurs centaines de manifestants organisés en assemblée générale, dura deux mois, jusqu’à l’intervention de la police au matin du 15 novembre 2011. Un aspect souvent négligé de l’affaire tient à la nature du parc lui-même. Le parc Zuccotti, dont on ne manquera pas de rappeler qu’il s’appelait Liberty Parc il y a quelques années, n’est pas en effet un parc public. Il s’agit d’un privately owned public space (POPS), c’est-à-dire un espace dit public qui relève pourtant d’une propriété privée. Le site de l’occupation incarnait donc physiquement, par lui-même, l’évolution dénoncée par les manifestants, à savoir une emprise croissante des intérêts privés sur le public.

Les POPS, que l’on retrouve aujourd’hui dans beaucoup de grandes villes américaines, sont apparus dans le code d’urbanisme de New York en 1961[142]. Le principe en est le suivant : en échange de l’octroi de mètres carrés supplémentaires pour leurs projets immobiliers, les promoteurs créent des espaces à usage du public, souvent des parcs ou des places au pied des bâtiments construits[143]. Le parc de la Liberté est ainsi créé en 1968, lorsque, en échange d’un bonus de vingt-huit mille mètres carré pour la construction d’une tour, US Steel Building s’engage à construire un parc de trois mille mètres carré. En 2005, le nouveau propriétaire, Brookfield Properties, change le nom du parc et remplace « Liberty » par « Zuccotti », du nom du président du conseil d’administration de l’entreprise.

Exception faite de l’obligation de rendre continûment accessibles au public les POPS, c’est-à-dire vingt-quatre heures sur vingt-quatre[144] – alors même que les parcs publics classiques de la ville de New York sont fermés la nuit –, les propriétaires sont libres d’édicter les mesures qu’ils jugent « raisonnables » pour règlementer l’usage des POPS. Pour définir ce qu’il faut entendre par « raisonnable », les services municipaux s’appuient notamment sur la réglementation applicable aux parcs publics[145].

Le 17 septembre 2011, lorsque l’occupation débute dans le parc Zuccotti, les propriétaires n’avaient pas formellement édicté de règles interdisant d’y dormir ou d’y ériger des tentes. Ils avaient par contre interdit l’accès au parc à vélo et à rollers. Ce n’est qu’à la fin du mois que les propriétaires, invoquant la nécessité d’assurer la sécurité du public et l’usage « normal » du parc, édictèrent des règles interdisant de camper et d’ériger d’autres structures, de s’allonger sur le sol et les bancs, et d’y placer des sacs de couchage[146]. Devant le maintien de l’occupation et le risque d’incendie souligné par les services de la ville – qui exposait donc Brookfield Properties à des poursuites judiciaires –, les propriétaires demandèrent l’assistance de la police pour faire évacuer les manifestants, ce qui fut chose faite le 15 novembre. Près de deux cents manifestants furent arrêtés[147].

Cette affaire, qui est un véritable cas pratique sur l’exercice et le régime juridique de la liberté de manifestation dans une ville moderne aux États-Unis, soulève trois problématiques fondamentales.

En premier lieu, se pose la question de savoir si le Premier amendement s’applique. En d’autres termes, le fait d’occuper et de dormir dans un parc est-il une « expression symbolique » protégée par le Premier amendement ? Comme indiqué plus haut, les juridictions new-yorkaises ont conclu par la négative au terme d’un raisonnement laconique et peu convaincant, alors qu’un nombre important de juridictions ont conclu en sens inverse[148]. Si l’on reprend les critères posés par l’arrêt Spence[149], il est pourtant difficile de ne pas considérer que le fait d’occuper le parc, d’y installer des tentes et d’y organiser une forme de vie en communauté comme l’ont fait les membres d’Occupy est l’expression d’un message politique, perçu comme tel par ceux qui en sont les témoins Comme l’a affirmé une cour fédérale, il faudrait « vivre dans une bulle » pour ne pas s’en rendre compte[150].

La deuxième question est liée à la première. Il s’agit toujours de savoir si le Premier amendement s’applique mais, cette fois-ci, non pas au regard de l’activité mise en œuvre, mais plutôt à l’aune des personnes en cause. En d’autres termes, il s’agit de déterminer si le propriétaire privé, Brookfield Properties, était tenu de respecter la Constitution – et donc l’expression symbolique du mouvement Occupy – obligation qui en principe ne s’applique qu’à la puissance publique. Sur ce point, il faut reconnaître que l’on se situe dans une zone grise, en raison de la nature hybride des POPS[151]. La Cour suprême de New York[152] n’a d’ailleurs pas tranché ce point. Elle a, dans l’affaire Waller, simplement admis pour les besoins de la discussion, et sans en juger, que le Premier amendement s’appliquait[153]. Au risque de simplifier une jurisprudence complexe et également incohérente[154], on rappellera que la doctrine de la state action connaît deux grandes exceptions. La première a trait à l’exercice par une personne privée d’une fonction « traditionnellement exclusivement réservée à l’État[155] ». C’est sur ce fondement que la Cour suprême a appliqué le Premier amendement à l’organisme privé qui gérait un quartier de la ville dans l’affaire Marsh[156] et c’est en s’appuyant sur Marsh que la Cour a rendu opposable, pour un temps, le Premier amendement aux propriétaires de centres commerciaux. Surtout, dans l’affaire Evans v. Newton, la Cour a reconnu que l’administration d’un parc était une « fonction publique », impliquant l’application de la Constitution, même lorsqu’elle est exercée par une personne privée[157]. Dès lors, on pourrait tenter de calquer l’affaire du parc Zuccotti sur ce précédent, en faisant valoir que la privatisation d’un espace ne doit pas être le moyen de court-circuiter l’application des garanties constitutionnelles. La seconde exception à la doctrine de la state action est liée à l’implication de l’État. L’idée à l’œuvre est que l’État est tellement associé à la conduite de la personne privée – qu’il autorise ou qu’il facilite – que celle-ci doit se voir opposée le respect de la Constitution. Dans une affaire célèbre, la Cour a même jugé que le simple fait de faire appliquer un contrat conclu par des personnes privées traduisait une action de l’État[158]. Des juristes inventifs pourraient être tentés de s’appuyer sur ces précédents pour mettre en lumière une action de l’État en raison de l’origine même des POPS. Il convient toutefois de préciser que les brèches ouvertes par la Cour suprême dans la doctrine de la state action dans les années 1950, avec des arrêts aux potentialités d’application tentaculaires, ont été pour l’essentiel refermées ultérieurement. Ces exceptions étaient liées pour l’essentiel au contexte marqué de la lutte contre la ségrégation raciale, que les juges ont appuyée en contournant la doctrine de la state action. Les cours contemporaines sont bien plus prudentes sur ce terrain. En d’autres termes, parce que l’enjeu de la privatisation des espaces aujourd’hui n’est pas celui de la ségrégation raciale de la société hier, il sera en pratique très difficile de s’appuyer sur ces exceptions à la doctrine de la state action. D’ailleurs, la Cour fédérale pour le district sud de New York a refusé, dans l’affaire Rodriguez v. Winski[159], de considérer qu’il y avait eu une action de la puissance publique, rejetant en cela les arguments invoqués par les membres du mouvement Occupy.

Le troisième point soulevé par l’affaire a trait au fait que, même si l’occupation d’un espace privé ou hybride est considérée comme une expression symbolique couverte par le Premier amendement, et même si l’on parvient à contourner le principe de la state action, les cours jugeront le plus souvent que les réglementations en cause sont des « règlementations raisonnables des moments, lieux et modalités de l’expression ». C’est ce que les cours ont reconnu à New York dans Waller[160] et People v. Nunez[161] et, plus généralement, dans l’ensemble des États-Unis[162].

 

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D’une certaine manière, l’émergence et le sort du mouvement Occupy Wall Street illustrent les paradoxes de la liberté de manifestation évoqués en introduction de cette étude. Il s’agit là d’un mouvement qui a pu être considéré comme l’un des plus grands mouvements sociaux de ces dernières décennies, mais qui fut évacué somme toute assez rapidement, avec l’appui des cours, et dont on peine à voir ce qui subsiste aujourd’hui. Occupy est le symbole de l’ambivalence d’une liberté fondamentale et même fondatrice aux États-Unis – si l’on repense aux différents épisodes de la lutte contre la Couronne britannique – dont l’exercice est pourtant de plus en plus réglementé, pour des motifs d’ordre public que le juge ne veut ou ne peut vraiment appréhender et qui, au surplus, s’exerce sur un domaine de plus en plus restreint. La liberté de manifestation est une liberté fondamentale qui connaît aujourd’hui des « affronts » selon les termes mêmes du juge[163], affronts qui sont néanmoins validés par ce même juge.

Augmentation des réglementations, poids des motivations d’ordre public invoqués par l’État et érosion de l’espace public, la tendance est donc à une restriction continue de la liberté de manifestation. Une redynamisation de la protection de cette liberté passerait sans doute par un changement d’approche permettant, d’une part, de redonner tout son sens à la dimension physique au cœur de la liberté de manifestation[164] et, d’autre part, de repenser les contours de l’espace public pour s’adapter aux réalités de l’urbanisme contemporain.

 

Idris Fassassi

Maître de conférences à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), membre du Centre de droit public comparé, LL.M. Harvard Law School.

 

Pour citer cet article :
Idris Fassassi «La liberté de manifestation aux États-Unis », Jus Politicum, n° 17 [https://juspoliticum.com/article/La-liberte-de-manifestation-aux-Etats-Unis-1137.html]