La liberté de manifestation accompagne les grands bouleversements de l’histoire allemande depuis le début du XIXe siècle. Tour à tour réprimée par l’État autoritaire, étroitement associée à la construction de l’État de droit libéral et démocratique ou traduisant au contraire une violence sociale et politique à même de détruire l’État démocratique : ces étapes propres à l’histoire allemande traduisent toute la complexité d’une liberté oscillant dans une tension permanente entre la société et l’État.

Freedom of assembly is closely linked to the German history of the 19th century. It was first repressed during the authoritarian regime, then associated to the construction of the liberal and democratic State based on the rule of law. Freedom of assembly was finally considered as a threat to the democratic State with all the social and political violence it brings. These historical steps of German history convey the complexity of a liberty in constant tension between society and State.

Face aux limites des outils de la démocratie représentative classique, faire une place à l’expression de la « culture de la protestation » peut contribuer à modérer les « dangereuses tendances à la lassitude politique[1] ». Dans le même temps, à l’heure des interrogations suscitées par les manifestations organisées par de nouveaux militants d’extrême-droite, tels les « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident » (PEGIDA), la décision Brokdorf rendue par la Cour constitutionnelle allemande le 14 mai 1985, décision de principe en matière de liberté de manifestation, rappelle la fragilité de l’équilibre démocratique et l’impératif de sa constante réactivation.

Saisir la portée de cette liberté dans le processus de construction démocratique et libéral de l’Allemagne suppose toutefois de revenir bien en amont du cadre de la Loi fondamentale de 1949. Le droit comparé dans l’histoire et le temps allemands permet ainsi de mettre en perspective certaines ambiguïtés qui demeurent attachées à la définition de cette liberté. En Allemagne comme ailleurs, ses apparitions sont en effet « ubiquitaires[2] » et ses contours difficiles à délimiter, à la croisée des droits constitutionnel et administratif, face à d’autres libertés telles celles d’expression ou d’association et face aux intérêts de l’État. Dès le XIXsiècle se pose à ce titre la question de la détermination de son champ d’application, le terme de « Versammlung », le plus souvent adopté par les textes législatifs ou constitutionnels se rapportant à ce qui correspond en français à la « liberté de manifestation », n’étant pas défini avec précision. S’il est constant qu’il s’agit d’un rassemblement de plusieurs personnes unies par un but commun, l’identification dudit but demeure sujette à discussion. Pour les uns, le lien étroit entre les manifestations et la formation de l’opinion publique ne peut s’accorder qu’avec une définition étroite. C’est en ce sens que l’histoire constitutionnelle anglo-saxonne a vu s’établir un rapprochement précoce de la liberté de manifestation avec le droit de pétition, tendant à influencer le cours des discussions au Parlement. En Allemagne, la prise en compte de cette dimension politique accompagnera la consécration de la démocratie sous la Loi fondamentale. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe insistera à cet effet sur l’importance de la liberté de manifestation comme « condition nécessaire d’un système politique d’alerte précoce », apte à mettre au jour d’éventuels « déficits d’intégration[3] ». Telle n’est cependant pas la conception qui prévaut au XIXe siècle. C’est alors d’abord une approche large qui domine, s’accommodant davantage d’une définition individuelle et subjective d’une liberté participant à l’épanouissement de la personne, à la définition de la sphère privée libre d’État, compatible tant avec les conceptions de l’État de droit plus libéral que démocratique revendiqué par les libéraux du Vormärz qu’avec celles de l’État de droit formel et dépolitisé, promu après l’échec de la révolution de 1848[4]. L’évolution des acceptions de la liberté de manifestation est ainsi un bel exemple de la délicate articulation des libertés, oscillant souvent entre status activus et status negativus. Son étude commande en conséquence une fine observation des développements des rapports entre l’individu, la société et l’État, le premier n’étant jamais un « individu souverain et isolé[5] », le dernier demeurant titulaire du monopole de la violence légitime[6].

Outre la question du champ d’application de la liberté de manifestation, c’est également au cours du XIXe siècle que se pose progressivement celle de son encadrement juridique. Il n’y a évidemment rien de neuf à considérer que « l’État [puisse] lui-même » être menacé « là où, dans les manifestations, les opinions politiques sont à même de divaguer à tout va en mettant l’ordre étatique en péril[7] ». La traduction juridique de cette problématique n’en suivra pas moins les méandres de la construction de l’État de droit libéral et démocratique, entre une approche strictement répressive dictée par la peur des opinons s’exprimant « en plein air[8] » et un encadrement étroit du pouvoir de police, fondé sur une plus grande confiance dans le pouvoir de la rue.

L’intérêt de l’étude historique de la liberté de manifestation en Allemagne dépasse cependant ces problématiques qui ne lui sont nullement spécifiques. Revenir plus longuement sur l’histoire politique, doctrinale et juridique de cette liberté permet de percevoir à quel point elle accompagne les grands bouleversements de l’histoire allemande depuis le début du XIXe siècle. Tour à tour réprimée par l’État autoritaire, étroitement associée à la construction de l’État de droit libéral et démocratique ou traduisant au contraire une violence sociale et politique à même de détruire l’État démocratique : ces étapes propres à l’histoire allemande traduisent toute la complexité d’une liberté évoluant dans une tension permanente entre la société et l’État. Elles rappellent également la nécessaire distinction entre les limites posées par le droit et les expressions concrètes de la liberté de manifester une conviction collective dans l’espace public, lesquelles ne manquent pas de défier ces limites.

Dans une première approche historique de la liberté de manifestation en Allemagne, il faut rappeler le caractère lent et progressif de l’émancipation sociale et politique. Les rassemblements sont certes loin d’être absents de la vie publique du Saint-Empire romain germanique, en constituant même un « élément important[9] ». Mais ils sont strictement considérés comme des « émeutes » (Aufruhre) ou des « attroupements » (Aufläufe) troublant la paix sociale[10]. Cela tient tant à la conception de l’ordre public qu’aux représentations de l’individu et des libertés. Les libertés corporatives (ständische Freiheiten), attribuées à des individus ou à des corporations en fonction de leur état ou octroyées comme privilèges, s’épanouissent en effet au sein de structures sociales inégalitaires, excluant la liberté individuelle de chacun[11]. En l’absence de reconnaissance de la qualité de « citoyens », l’idée même de la manifestation d’une opinion émise par un groupe de personnes se rassemblant « librement et sans armes » ne pouvait en outre qu’être exclue[12]. De même, si les idées des Lumières puis l’influence des Déclarations américaine et française ne manquent pas d’alimenter la doctrine dès le xviiie siècle, celle-ci reste méfiante à l’égard de toute forme d’expression collective[13] et les idées les plus avancées ne connaissent encore nulle traduction concrète. Au contraire, l’ordre pré-constitutionnel allemand ne considère les manifestations que sous l’angle d’une police répressive[14]. Partant, seul le dépassement de l’ancien ordre social et politique permettra d’envisager les conditions du développement d’une liberté au sens moderne du terme.

Amorcée dès les années 1750, s’accélérant avec la chute du Saint-Empire romain germanique en 1806 et la recomposition politique consécutive à la domination napoléonienne et au Congrès de Vienne de 1814-1815, la période de transition dure plus d’un siècle. L’évolution de la liberté de manifestation en porte l’empreinte. La première partie du XIXsiècle peut ainsi s’analyser comme celle de l’émergence d’une conquête libérale face à la répression politique (I), la période née de l’échec des révolutions de 1848 comme celle de l’épanouissement de l’État de droit administratif (II), tandis que Weimar reflète toutes les ambiguïtés du début du XXe siècle allemand, entre consécration et piétinement des idéaux démocratiques et libéraux (III).

 

I. 1815-1849 : l’Émergence d’une conquête libérale

 

Le Vormärz, période qui, à partir du Congrès de Vienne[15], précède et prépare la révolution de mars 1848, voit s’affronter la politique autoritaire de la Confédération germanique (Deutscher Bund) et la formulation d’autres idéaux constitutionnels. La confrontation des différentes approches de la liberté de manifestation illustre pleinement ces tensions (A). La Constitution du 28 mars 1849 se présente ensuite comme le couronnement d’une révolution libérale et démocratique, s’efforçant de dépasser le cadre réactionnaire du Vormärz. La liberté de manifestation trouve toute sa place dans le premier catalogue des droits fondamentaux allemands (B).

 

A. La liberté de manifestation au cœur des tensions politiques du Vormärz

La première partie du XIXe siècle allemand est marquée par un climat de réaction, alimenté par la politique antidémocratique, antilibérale et antinationale de la Confédération germanique (Deutscher Bund). Dans ce cadre, les libertés de la presse, d’association et de manifestation se développent comme des « instruments de combat politique[16] ». L’atteste l’alternance d’importantes manifestations contestant le système en place et organisées en dehors de toute autorisation étatique et l’édiction, en retour, de mesures répressives. Les résolutions de Karlsbad du 20 septembre 1819[17] se présentent ainsi comme l’une des réponses à la fête de la Wartburg de 1817 : à cette grande fête de commémoration réunissant des confréries estudiantines (Burschenschaften), fleurons du patriotisme né des guerres de libération, succède ladite « répression des démagogues » (Demagogenverfolgung). Celle-ci passe par un contrôle massif de la presse, des réunions et des universités. De même, les résolutions des 28 juin et 5 juillet 1832 sont adoptées en réaction directe à la fête de Hambach, « première grande manifestation politique moderne allemande[18] » qui réunit quelque trente mille personnes du 27 au 30 mai 1832 autour d’un large appel à la liberté et à l’unité allemandes. En réponse, la résolution du 5 juillet « sur les mesures pour le maintien de la tranquillité publique et de l’ordre législatif[19] » autorise les États de la Confédération à interdire « toute manifestation et fête populaires » (§ 2).

L’analyse du cadre particulier des États allemands appelle toutefois certaines nuances. En dépit de l’article 13 de l’Acte de la Confédération germanique du 8 juin 1815, selon lequel « dans tous les États confédérés, il y aura une constitution […] », le « constitutionnalisme allemand » évolue par vagues successives. Il faudra notamment attendre les lendemains de l’échec de la révolution de 1848 pour que la Prusse s’engage dans la voie constitutionnelle. À l’inverse, les États du Sud de l’Allemagne se dotent de constitutions dès le début du siècle[20]. Dans certains cas, ce « constitutionnalisme précoce » (Frühkonstitutionalismus) se traduit par une reconnaissance de premiers « droits des citoyens ». Sans doute les premiers catalogues correspondants doivent-ils s’analyser dans le cadre particulier du « type allemand de constitutionnalisme[21] ». Sans doute aussi la liberté de manifestation demeure-t-elle avant tout considérée comme une liberté « politique » dangereuse. Cela n’empêche néanmoins pas un État comme le Bade de se doter de la première codification législative de la liberté de manifestation en Allemagne, la loi du 30 novembre 1833 garantissant la liberté dans les limites du respect de l’ordre public.

Au-delà du droit positif, ce cadre politique et juridique, globalement autoritaire et monarchique, est également propice à l’évolution des conceptions doctrinales relatives à la place de l’individu et de ses droits dans l’État. Les diverses approches de la liberté de manifestation expriment pleinement les ambiguïtés d’une période d’entre-deux, encore influencée par le jusnaturalisme tardif de la fin du xviiie siècle – qui fonde toujours une partie de l’argumentaire –, et où se profile le positivisme dominant de la fin du XIXe siècle – dont certains se prévalent déjà, précisément pour nier la liberté de manifestation en l’absence de reconnaissance expresse par le droit positif. La position de Zirkler, auteur de la principale monographie détaillée de cette période en la matière, est caractéristique de cette dernière acception[22]. Il distingue en effet les réunions privées, requérant reconnaissance et protection, des réunions politiques, commandant un strict contrôle préventif de l’État. Toute opinion exprimée collectivement en dehors des assemblées est considérée comme « manifestement fallacieuse » et dangereuse[23]. Quant à la doctrine libérale du Vormärz, elle défend majoritairement une conception individualiste et rationaliste, puisant dans le droit naturel pour pallier les déficiences du droit positif et s’opposer aux ingérences de l’État autoritaire. Pareille approche justifie une définition large de la liberté de manifestation, issue de la liberté personnelle et analysée de concert avec la liberté d’association (Vereinsfreiheit). C’est un droit général d’« Assoziation » qui est alors revendiqué par de grandes figures du libéralisme du début du siècle tels Carl Theodor Welcker, Sylvester Jordan ou encore Gustav von Struve[24]. Leurs approches reflètent parfaitement les idées des « professeurs politiques[25]» du Vormärz, attachés avant tout au caractère défensif des libertés, ne cherchant pas à renverser les fondements de la monarchie constitutionnelle allemande, tout en s’interrogeant sur le rôle des libertés dans la construction de l’État représentatif qu’ils appellent de leurs vœux[26].

Les révolutions de 1848 pointeront directement nombre des ambiguïtés du Vormärz. Issue d’une rupture révolutionnaire avec l’ordre antérieur, la Constitution de Francfort de 1849 érige notamment les droits « fondamentaux » en fondements de l’État allemand. La liberté de manifestation, au cœur de la politisation de la vie publique d’avant 1848 et objet d’importantes mesures répressives, y trouve naturellement sa place.

 

B. La consécration libérale de 1849

Le « Printemps des peuples » de 1848 secoue toute l’Europe[27]. Si, dans l’ensemble, les révolutions sont balayées dans la répression, elles n’en sont pas moins déterminantes pour l’évolution ultérieure des États et nations concernés. En France, en Italie, en Autriche-Hongrie, les idées de liberté circulent avec la même acuité qu’en Allemagne. Les tendances libérale – contre le principe monarchique, pivot des monarchies constitutionnelles –, sociale et nationale – contre les grands Empires nés du Traité de Vienne – sont précisément de nature à structurer de nouveaux mouvements politiques. Par-delà la forte imbrication des revendications et la quête commune d’une unification nationale, la bourgeoisie et les représentants de la nouvelle classe ouvrière poursuivent néanmoins des fins qui leur sont propres. Le rejet de l’oppression du « système Metternich » par les libéraux n’est ainsi nullement incompatible avec leur crainte de la démocratie et des « masses » constituées par la nouvelle classe laborieuse. Les discussions relatives à la liberté de manifestation, à son caractère politique et à son encadrement se feront l’écho de ces dimensions plurielles.

Si une telle rencontre des questions libérale, nationale et sociale se retrouve au sein du mouvement révolutionnaire qui secoue la Confédération germanique en 1848, les revendications dites « de mars » (Märzforderungen) reflètent toutefois certains traits spécifiques, précisément mis en exergue lors de grandes manifestations. Le rassemblement des démocrates à Offenburg le 12 septembre 1847 comme celui des libéraux du sud de l’Allemagne à Heppenheim le 10 octobre 1847 en sont deux illustrations majeures. Celui de Heppenheim s’inscrit du reste à la suite des deux « Congrès des germanistes » organisés à Francfort en 1846 et à Lübeck en 1847 et réunissant les représentants de la branche germaniste de l’école historique allemande, dont de nombreux tenants se retrouveront à la table des discussions constitutionnelles de Francfort.

Au-delà de son importance pour les évènements révolutionnaires eux-mêmes, la liberté de manifestation est consacrée, à l’instar de la plupart des grandes libertés, par la « loi relative aux droits fondamentaux du peuple allemand » (Gesetz betreffend die Grundrechte des deutschen Volkes). Les dispositions de cette loi adoptée le 27 décembre 1848 sont ensuite intégrées dans la Constitution du 28 mars 1849 (Section VI)[28]. Le paragraphe 161 de cette dernière dispose que « les Allemands ont le droit de se réunir, paisiblement et sans armes ; sans qu’une autorisation préalable ne soit nécessaire. Les manifestations populaires en plein air peuvent être interdites en cas de menace urgente pour l’ordre et la sécurité publics ». Cette disposition appelle deux remarques. D’une part, quant à la signification et au champ d’application de ce droit, les débats constituants apportent peu de précision[29]. Son positionnement entre le droit de pétition (§ 159) et la liberté d’association (§ 162) correspond aux conceptions du Vormärz. La large définition de ses buts potentiels, « non seulement politiques, mais aussi sociaux[30] », n’en fait pas un instrument privilégié de la formation de l’opinion publique. À l’instar de la précision de sa limitation aux seuls « Allemands », cette acception doit toutefois s’analyser à la lumière des conceptions particulières de 1848-1849. Rappelons en effet que les nouveaux droits « fondamentaux » sont envisagés comme des droits « corporatistes », à même d’inscrire l’individu dans la communauté sociale et étatique. Ce sont des droits des « Allemands », concourant à la construction politique de l’Allemagne, des droits positifs conditionnés et garantis par l’État. Ce dernier élément commande une précision, d’autre part, quant à l’encadrement juridique de la liberté de manifestation. Hormis l’impératif de son caractère « paisible », la Constitution de Francfort ne prévoit pas de limitation particulière pour sa “face” privée. À l’inverse, les manifestations « en plein air » sont susceptibles de restrictions. La distinction est classique et correspond à la définition large de la liberté. Elle porte ici néanmoins la marque de l’approche libérale de 1849. S’inspirant du modèle de la Constitution belge du 7 février 1831[31], l’une des premières constitutions libérales, la Constitution de Francfort ne prévoit une interdiction qu’en cas de menace « urgente » pour l’ordre public – hypothèse qui n’est pas conditionnée par une réserve de loi. Au-delà, son paragraphe 59 autorise « le pouvoir fédéral à édicter des lois, sans préjudice des droits fondamentaux garantissant les droits d’association et de manifestation ». Si aucune loi ne sera adoptée dans ce sens, faute d’application de la Constitution, certains États allemands entreprendront de préciser eux-mêmes les contours de cette liberté. La loi wurtembergeoise relative aux manifestations populaires adoptée dès le 2 avril 1848, soit dès avant la loi fédérale du 27 décembre 1848[32], est à ce titre remarquable. À l’inverse, de nombreux États, et notamment l’Autriche, la Prusse, la Bavière et le Hanovre, refusent de publier la loi relative aux droits fondamentaux. Conscients de l’étendue du champ d’application supposé de ces nouveaux droits, ils rejettent ce qu’ils considèrent comme une ingérence dans leur souveraineté. Face à ce refus, l’Assemblée et le Gouvernement provisoire de Francfort n’auront pas les moyens, administratifs ou militaires, de l’imposer.

L’échec consécutif du Parlement de Francfort ouvre ensuite une nouvelle phase de l’histoire constitutionnelle allemande. S’agissant des droits fondamentaux, les conceptions démocratiques et libérales de 1848 ne pourront plus être pleinement ignorées. Pour autant, une fois tournée la page révolutionnaire, c’est d’abord dans le cadre plus restrictif de l’État de droit administratif qu’il convient d’analyser les droits et libertés en général, la liberté de manifestation en particulier.

 

II. 1850-1918 : contractions et précisions juridiques dans l’État de droit administratif

 

L’échec de la révolution marque un temps d’arrêt dans l’évolution constitutionnelle. La réaction consécutive à la défaite du mouvement constitutionnel se traduit notamment par une remise en cause des « droits fondamentaux du peuple allemand » énoncés dans la loi du 27 décembre 1848. Par la résolution du 23 août 1851, la Diète restaurée de la Confédération germanique déclare en effet que « les prétendus droits fondamentaux du peuple allemand […] ne peuvent être considérés comme valables, ni en tant que loi fédérale ni [en tant que loi] liant les États particuliers de manière obligatoire[33] ». Cette résolution emporte des modifications dans la plupart des États. On peut y percevoir le point de départ d’une réaction, plus ou moins forte selon les États.

C’est dans ce cadre que s’analyse désormais l’évolution de la liberté de manifestation. Il s’agit d’abord d’un cadre autoritaire, mettant l’accent sur les pouvoirs de police, invariable réponse à la crainte des réunions et manifestations « en plein air » (A). Mais le pouvoir de police s’envisage désormais également au sein de l’« État du droit administratif bien ordonné[34] », conforme au nouvel esprit du temps. Admettre que l’État « ne se positionne pas au-dessus du droit, mais dans le droit [et soit] lié par les limites du droit[35] » emporte des conséquences fondamentales pour les rapports entre les droits individuels et la loi posée par l’État. L’unification législative de 1908 se fera l’écho de ces évolutions (B).

 

A. La liberté de manifestation dans le cadre de l’État de droit formel

L’échec de la révolution de 1848 est aussi celui, pour un temps du moins, des « droits fondamentaux ». La déconsidération des droits individuels, absents des Constitutions de l’Allemagne unifiée – Constitutions fédérales du 1er juillet 1867 et du 16 avril 1871 –, reflète la dépolitisation du contexte général. D’abord balayés au profit de stricts « effets réflexes » du droit objectif[36], les droits individuels seront ensuite progressivement érigés en « droits publics subjectifs[37] ». Quelle que soit son importance pour l’évolution des rapports entre l’individu et l’État, cette nouvelle catégorie se trouve ramenée à une « forme rabougrie des droits fondamentaux politiques[38] », réduite à un « droit à la légalité de l’action administrative[39] ». Dès lors qu’importe désormais avant tout la compétence du législateur pour protéger strictement la sphère privée contre les ingérences étatiques, le cadre d’analyse pertinent se déplace du droit constitutionnel vers le droit administratif. Tel est aussi le cadre général de l’analyse doctrinale comme de l’encadrement positif de la liberté de manifestation. Sans aller jusqu’à lui dénier sa qualité de « droit[40] », la quasi-totalité de la doctrine l’aborde ainsi dans la perspective du droit de la police administrative. On retrouve ici l’ambivalence de l’approche large de la liberté de manifestation dans l’histoire allemande, à la fois fidèle aux conceptions libérales du Vormärz, tournées vers la défense de la sphère individuelle, et conformes aux conceptions du nouvel État de droit formel et dépolitisé, s’efforçant de maintenir la séparation des sphères respectives de la société civile et de l’État[41].

Pareils efforts tendant à écarter l’individu de l’accès direct à l’État demeurent néanmoins nécessairement précaires. Et c’est aussi la conscience de cette fragilité qui explique la crainte permanente des débordements du pouvoir de la rue, justifiant un encadrement croissant des manifestations par le droit positif. Au niveau confédéral – restauré jusqu’à l’unification allemande de 1866/1871 – la Diète poursuit sa politique autoritaire. Celle-ci implique inévitablement une vive méfiance à l’égard des rassemblements humains. Partant, les associations comme les manifestations sont directement visées par les « mesures tendant à la préservation de l’ordre législatif et du calme dans la Confédération » adoptées le 13 juillet 1854[42]. Si la loi électorale de 1869 desserre quelque peu l’étau en autorisant un cercle élargi de citoyens à « se rassembler dans le cadre de réunions publiques », l’assouplissement demeure cantonné aux rassemblements tenus dans des « lieux fermés » et de manière « paisible »[43]. La nouvelle Constitution allemande de 1871 donne ensuite compétence au législateur fédéral pour préciser les dispositions « relatives à la presse et aux associations » (art. 16, al. 4) – en un sens large comprenant, ici aussi, les réunions et manifestations. Ce renvoi au législateur démocratique[44] ne trouve néanmoins pas de concrétisation immédiate. Le défaut de législation fédérale s’accommode dès lors de législations spéciales, lesquelles dévoilent les fragilités de l’État de droit « formel » et « bourgeois » impérial. Tel est le cas des lois d’exception édictées dans le cadre du combat mené contre l’Église catholique et le parti catholique allemand Zentrum, entre 1871 et 1880 (Kulturkampf), comme de la loi « antisocialiste » (Sozialistengesetz), en vigueur de 1878 à 1890[45]. Cette dernière reconnaît en particulier aux autorités de police des États le pouvoir d’interdire ou de dissoudre les associations et « réunions dans lesquelles […] apparaissent des aspirations sociales-démocrates tendant au renversement de l’ordre étatique et social en vigueur » (§ 9). Quelle que soit la progression des opinions sociales-démocrates, traduisant la nouvelle question sociale allemande, cette loi exprime bien la crainte suscitée par la reconnaissance des libertés de manifestation et de réunion – et bientôt de grève ? –, toujours perçues comme des ferments de l’agitation politique.

Nonobstant la compétence fédérale prévue par la Constitution de 1871, la concrétisation véritable de la liberté d’association demeure par ailleurs l’objet de réglementations étatiques spécifiques. Les dispositions prussiennes traduisent très tôt l’esprit de l’État de droit formel allemand. C’est ainsi que la nouvelle Constitution « révisée » du 31 janvier 1850 consacre la liberté de manifestation tout en l’assortissant aussitôt de strictes limites[46]. D’un côté, il est reconnu à « tous les Prussiens […] le droit de se rassembler dans des lieux fermés, paisiblement et sans armes, sans autorisation préalable émanant des autorités ». De l’autre côté, « cette disposition ne s’applique pas aux réunions en plein air, lesquelles sont soumises aux prescriptions de la loi, y compris s’agissant d’une autorisation préalable […] » (art. 29). Il revient du reste à la « loi [de] réglementer l’exercice de [ce droit], en particulier pour la préservation de la sécurité publique » (art. 30). Conformément à la nouvelle conception de l’État de droit administratif et des droits publics subjectifs, des droits individuels consacrés sans être assortis d’une concrétisation législative sont condamnés à « tourne[r] à vide[47] ». Or, en l’espèce, pareille réserve « de loi » prend la forme d’un « règlement relatif à la prévention d’un abus du droit d’association et de réunion portant atteinte à la liberté et à l’ordre publics » du 11 mars 1850. Les manifestations sont donc derechef envisagées comme des menaces à la « liberté » publique, et leur usage appréhendé sous l’angle d’un « abus ». S’ensuit la reconnaissance de compétences particulièrement énergiques au profit de la police administrative, qui se voit notamment reconnaître un pouvoir d’autorisation préalable (§ 9) et un pouvoir de surveillance (§ 4). Le ton était ce faisant donné pour de nombreux autres États allemands, du moins au début de la période de restauration post-1850[48].

En dépit de ces accents autoritaires, il faut toutefois insister sur le fait qu’il ne s’agit plus d’un blanc-seing conféré à une police discrétionnaire. Tout autoritaire soit-elle, la seconde partie du XIXe siècle allemand est bien celle de l’épanouissement d’un Rechtsstaat. La police voit en conséquence ses compétences encadrées par le législateur et son exercice progressivement contrôlé par les nouvelles juridictions administratives. Le nœud de l’évolution tient alors aux choix opérés par le législateur lui-même. Si le caractère démocratique lui est désormais attaché, l’option libérale reste ouverte.

La réglementation prussienne demeurera en toute hypothèse à l’esprit du législateur fédéral allemand, lorsqu’il s’agira pour lui de se saisir enfin de sa compétence aux fins d’unifier le droit en matière de libertés d’association et de réunion. Quelles que soient leurs limites, ces premières législations peuvent être considérées comme des « précurseurs des lois contemporaines » régissant la liberté de manifestation[49].

 

B. La loi fédérale de 1908

Si le premier discours du Rechtsstaat, État de droit libéral du Vormärz, est surtout attaché au développement des droits des assemblées, l’État de droit formel de la fin du XIXe siècle se concentre sur l’encadrement positif et législatif de l’administration. En dépit des pressions croissantes exercées par la société de masse industrialisée, l’équation politique de l’Empire allemand demeure en effet presque inchangée. Ce dernier cherche dès lors sa légitimation dans le renforcement des garanties de l’État de droit formel, dans sa politique sociale et par une politique législative tendant à répondre aux revendications de la nouvelle société bourgeoise et libérale. C’est ainsi que sont progressivement garantis la liberté de circulation, les libertés professionnelle et syndicale, le secret postal ou encore la liberté de la presse[50]. Malgré son caractère plus tardif[51], notamment dû aux craintes toujours suscitées par les libertés qu’elle consacre, la loi impériale sur les associations (Reichsvereinsgesetz), adoptée le 19 avril 1908[52], s’inscrit dans la lignée de ce droit constitutionnel matériel en construction. L’évolution de la liberté de manifestation est désormais à étudier dans ce cadre. Cette importante unification législative porte la marque des évolutions normatives et doctrinales, reprenant l’essentiel des lois étatiques existantes, tout en en écartant les dispositions désormais dépassées par les conceptions du début du XXe siècle.

L’entre-deux ainsi entériné par la loi de 1908 se traduit tout d’abord au niveau du cercle des titulaires de la liberté de manifestation. D’un côté en effet, la loi commence par reconnaître le « droit de tous les ressortissants du Reich de former des associations et de se réunir dans des buts qui ne contreviennent pas aux lois pénales[53] ». Pareille rédaction met fin aux restrictions dirigées contre la participation des femmes, notamment prévues par la loi prussienne de 1850. Les débats législatifs occasionnés par cette question sont à nouveau révélateurs de l’ambiguïté de la liberté de manifestation. Pour les uns, sa dimension politique va jusqu’à en faire un élément « prépar[ant] le droit de vote politique des femmes », ce qui justifie le maintien de limitations. D’autres soulignent au contraire qu’il s’agit là de « tout autre chose » et que les libertés accordées aux femmes doivent correspondre à l’évolution de leurs « activités », y compris « publiques »[54]. La victoire de cette dernière conception ne supprime pas, de l’autre côté, le maintien de certaines restrictions. C’est ainsi que les étrangers et les mineurs de moins de dix-huit ans demeurent exclus des réunions à caractère politique (§ 17), tandis que seul l’usage de la langue allemande est autorisé (§ 12). On retrouve ici des corollaires des politiques dirigées contre la social-démocratie – laquelle est aussi marquée par la jeunesse de ses acteurs – et contre les minorités polonaises – l’une des cibles du Kulturkampf.

La loi de 1908 constitue par ailleurs un entre-deux s’agissant de l’encadrement normatif de la liberté de manifestation. Elle écarte en effet toutes les législations étatiques plus restrictives dès lors que « du point de vue de la police, [le nouveau] droit n’est soumis qu’aux limitations contenues dans cette loi et dans d’autres lois impériales[55] ». L’assertion est toutefois immédiatement nuancée par le fait que « les dispositions de police générale du droit étatique sont applicables lorsqu’il s’agit de prévenir des dangers menaçant directement la vie ou la santé des participants à une manifestation[56] ». Plus encore, la loi de 1908 s’analyse elle-même principalement comme une loi de police. Elle prescrit en effet la déclaration (Anzeige) préalable, « au moins vingt-quatre heures » avant la tenue de toute « réunion publique tendant à discuter des affaires politiques » (§ 5) ; l’obtention d’une « autorisation [Genehmigung] écrite des autorités de police » pour les rassemblements « en plein air » (§ 7) ; la désignation d’un « responsable […] à même de veiller au calme et à l’ordre dans la manifestation [et, le cas échéant,] de dissoudre » cette dernière (§ 10) – dissolution pouvant du reste être prononcée par des « délégués » éventuellement envoyés par les autorités de police aux fins de « surveiller » les manifestations publiques (§ 13). Le non-respect de ces dispositions est en outre soumis à des sanctions pénales relativement lourdes. En définitive, la loi « sur les associations » de 1908 s’apparente à une loi de police, tendant avant tout à prévenir les débordements potentiels de la mise en œuvre d’une liberté toujours envisagée avec suspicion.

Mais il s’agit également d’une loi de conciliation, fermement ancrée dans le nouvel État de droit allemand. En dépit de ses accents autoritaires, le paragraphe 7 précité relatif aux manifestations « en plein air » précise par exemple que l’autorisation « ne peut être refusée que […] lorsqu’un danger est à craindre pour la sécurité publique » (nous soulignons). En outre, dans ce cas, l’organisateur doit se voir notifier « les raisons » du refus qui lui est opposé. C’est dans ce cadre et conformément au partage traditionnel des compétences au sein de l’État fédéral allemand – qui renvoie au niveau des États particuliers l’exercice de la police et l’organisation de la justice administrative – que seront posées les bases de la future « dogmatique » des droits fondamentaux en matière de liberté de manifestation, appelée à de riches développements – et repris plus tard par la Cour constitutionnelle fédérale. Certaines juridictions administratives s’attelleront en particulier à poser les premières pierres d’un contrôle de proportionnalité de l’exercice du pouvoir de police. À cet égard, la Cour administrative supérieure de Prusse (OVG) se fondera notamment sur le paragraphe 10 II 17 du Code général prussien de 1794 (Allgemeines Landrecht – ALR), lequel assigne à la police compétence pour prendre les mesures nécessaires à la prévention des atteintes à « la tranquillité, la sécurité et l’ordre publics ». Le développement d’un contrôle du refus d’accorder l’autorisation d’une manifestation, au regard des faits concrets attestant l’existence d’une menace pour la sécurité publique[57], constitue un pas fondamental dans la naissance du droit moderne de la police. Les derniers moments de l’Empire sont en outre marqués par une libéralisation croissante[58].

S’il faut attendre la République de Weimar pour qu’il soit expressément renoué avec la tradition libérale de 1848-1849, cette nouvelle période de l’histoire constitutionnelle allemande est secouée par ses propres contradictions. Les évolutions de la liberté de manifestation s’en font tristement l’écho.

 

III. 1918-1933 : l’ambiguïté d’une période entre consécration et piétinement des idéaux démocratiques et libéraux

 

Les évolutions de la liberté de manifestation sous Weimar témoignent de la difficulté de la période, évoluant certes dans le nouveau cadre démocratique et républicain de la Constitution du 11 août 1919, mais toujours marquée par l’héritage impérial et, surtout, progressivement paralysée par la violence des conflits politiques[59]. À ce titre, l’étude historique de la liberté de manifestation en Allemagne rappelle combien, si son encadrement tend en principe à garantir la coexistence pacifique de la société libérale (A), il peut aussi prendre un tout autre sens. En l’espèce, l’usurpation de la liberté et sa manipulation iront de pair avec la montée du nazisme (B).

 

A. La précision libérale et démocratique d’une liberté au cœur de la révolution de 1918

Les mutineries et soulèvements emportant la chute du régime impérial en 1918 ouvrent une période de troubles qui marque profondément l’histoire allemande. Des travaux de l’Assemblée nationale constituante, commencés à Weimar afin de s’abstraire de l’agitation révolutionnaire berlinoise, à la dictature présidentielle qui s’établit progressivement à partir de 1929 pour contourner les blocages parlementaires, en passant par les crises économiques des années 1923 et 1929, caractérisées par une inflation sans précédent, les multiples crises qui secouent la période de Weimar conjuguent des accents politiques, économiques et sociaux[60]. Nonobstant une brève période de stabilisation (1924-1929), le contexte est particulièrement propice à l’épanouissement de revendications économiques et sociales comme aux affrontements politiques. Érigées en outils de combat, les manifestations s’intensifient.

Leur rôle fondamental dans la naissance de la République socialiste explique en particulier la volonté de lever au plus vite toute restriction à cet égard. À peine la République proclamée, le Conseil des commissaires du peuple lance un « appel au peuple allemand » (Aufruf des Rats der Volksbeauftragten)[61] tendant à « réaliser le programme socialiste ». Outre certains énoncés programmatiques, pareil dessein passe par l’abrogation de l’état de siège (§ 1) et par la consécration immédiate des libertés de la presse (§ 3), d’expression (§ 4), de religion (§ 5). Quant au « droit d’association et de réunion », il « n’est soumis à aucune limitation, y compris s’agissant des fonctionnaires et agents de l’État » (§ 2).

Disposant que « tous les Allemands ont le droit de se réunir paisiblement et sans armes, sans déclaration préalable ni autorisation spéciale » (art. 123), la Constitution de 1919 apporte ensuite une clarification sur le plan constitutionnel[62]. D’anciennes limitations tenant au champ d’application de la liberté – notamment pour les mineurs et la langue employée[63] – n’ont plus lieu d’être. Si les discussions relatives à la précision du but poursuivi par les manifestations se poursuivent[64], la position de l’article 123 au sein de la section 2 du nouveau catalogue des droits fondamentaux (régissant « la vie en commun » – das Gemeinschaftsleben) érige clairement cette liberté en droit collectif, à l’instar du droit de vote (art. 125) et du droit de pétition (art. 126). Surtout, la liberté de manifestation se détache désormais de la liberté d’association (art. 124) – également constitutive de la « vie en commun » – tout en demeurant distincte de la liberté d’expression (art. 118), laquelle ressortit aux droits individuels consacrés dans la section 1 relative à « l’individu » (die Einzelperson).

Nonobstant la querelle tenant à la détermination de la valeur juridique des « droits et devoirs fondamentaux des Allemands[65] », le caractère contraignant de la liberté de manifestation n’est guère contesté. Reste toutefois à préciser son rapport à la loi. Conformément à la définition des droits publics subjectifs, toujours fidèle aux conceptions développées à la fin de l’Empire, ce rapport est à établir au cas par cas. L’article 123, al. 2 de la Constitution de Weimar appelle lui-même un encadrement législatif pour les « réunions à ciel ouvert », dès lors que celles-ci peuvent être « soumises, par une loi impériale, à une obligation de déclaration préalable » et « interdites en cas de danger immédiat pour la sécurité publique ». L’article 7, al. 1 (6) contient également une réserve de loi au profit du législateur fédéral, compétent pour légiférer « en matière de presse, d’association et de réunion ». Loin de contester ces restrictions, la doctrine majoritaire, à la suite notamment de Richard Thoma et de Gerhard Anschütz – les deux grandes figures du positivisme sous Weimar –, propose une classification des droits ramenant la liberté de manifestation à un droit « spécial », certes garanti par la Constitution de Weimar, mais strictement défensif et opposable à la seule police administrative[66]. Sans doute l’évolution politique attachée à la construction d’une République démocratique fondée sur la souveraineté populaire emporte-t-elle de nouvelles réflexions sur la portée des droits fondamentaux. L’accent mis par Rudolf Smend sur la valeur « intégrative » des droits, essentielle au processus démocratique, est significatif en la matière[67]. Pour autant, dans un premier temps du moins, la doctrine demeure majoritairement fidèle aux principes de la monarchie constitutionnelle, fondée sur l’opposition entre l’État et la société.

En pratique, le droit encadrant les manifestations s’avère extrêmement dispersé, source inévitable d’incertitude juridique. La « force législative » (Gesetzeskraft) immédiate de l’« appel » précité de 1918[68] commande en effet l’abrogation de nombreuses dispositions impériales contraires à la liberté nouvellement affirmée. Pour autant, la loi de 1908 n’est pas écartée dans son intégralité. Cela suppose dès lors de préciser l’articulation entre, d’une part, les nouvelles lois générales et spéciales et, d’autre part, les anciennes dispositions du droit impérial et étatique, notamment prussien, toujours en vigueur[69]. L’article 178, al. 2 de la Constitution rappelle lui-même à ce titre que « les autres lois et règlements du Reich restent en vigueur tant qu’ils n’entrent pas en contradiction avec cette Constitution ».

Par-delà cette incertitude juridique, ce sont surtout les nouvelles dispositions spéciales, édictées dans le contexte si fragile de l’entre-deux-guerres, qui mettront en péril le cadre démocratique et libéral en général, la liberté de manifestation en particulier.

 

B. Le piétinement d’une liberté manipulée par les extrêmes

C’est l’écueil fondamental auquel se heurte la liberté de manifestation sous Weimar que de se muer progressivement en danger pour la coexistence sociale pacifique, évacuant ce faisant le rôle de trait d’union entre la société et l’État qui peut lui revenir dans la construction d’un vivre-ensemble démocratique. La question de la protection de la République se pose dès 1918 pour ce régime né dans un climat de guerre civile. Émeutes et manifestations violentes, au départ surtout entre les composantes extrêmes de la gauche allemande, sont déjà « l’instrument central du combat politique[70] ». La conscience de ce contexte insurrectionnel n’est certainement pas étrangère à la rédaction de l’article 48, al. 2 de la Constitution, lequel confère au « Président du Reich, lorsque la sûreté et l’ordre public sont gravement troublés ou compromis au sein du Reich, [le droit de] prendre les mesures nécessaires à leur rétablissement, si besoin en recourant à la force. À cette fin, il peut suspendre de manière provisoire, en tout ou en partie, les droits fondamentaux garantis aux articles 114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153 ».

Pareille constitutionnalisation de l’état d’urgence, assortie de la possibilité de porter atteinte à d’importants droits fondamentaux, ne permet toutefois pas de revenir à une culture de la manifestation pacifiée. L’usage intensif des pouvoirs exceptionnels de l’article 48 ne sera jamais un véritable frein aux manifestations organisées par le parti communiste (KPD) et le parti national-socialiste (NSDAP). Bien au contraire, l’escalade des violences occasionnées dans ce cadre participera à la délégitimation et à la chute de Weimar[71], soulignant l’inefficacité des ordonnances tendant à la « protection » de la « paix intérieure » et de l’État. De nombreuses lois spéciales, prises ou non sur le fondement de l’article 48, témoignent de cette détérioration du climat politique. La liberté de manifestation se voit ainsi tour à tour soumise à des restrictions portant la marque du douloureux traité de Versailles[72], du « bain de sang devant le Reichstag » du 13 janvier 1920[73] ou encore de l’assassinat du ministre des Affaires étrangères Walther Rathenau le 24 juin 1922[74].

À partir de 1930 il est du reste de plus en plus difficile d’évoquer une liberté de manifestation. Largement vidé de son contenu par de multiples interdictions, l’article 123 de la Constitution de Weimar est presque suspendu en continu. La (deuxième) loi pour la protection de la République du 25 mars 1930[75] prévoit par exemple une peine de « prison dont la durée ne pourra pas être inférieure à trois mois […] » pour toute personne qui porterait atteinte à la forme républicaine du Reich ou d’un Land, à leurs couleurs ou drapeaux « en public ou lors d’une réunion » (§ 5). Les manifestations perturbant la paix peuvent en outre être « dissoutes par les délégués de la police » (§ 8). Plus radicale encore, l’ordonnance tendant à « lutter contre les débordements politiques » du 28 mars 1931[76], plusieurs fois prorogée ou précisée ensuite, assujettit toute « réunion politique publique comme toute manifestation et tout défilé en plein air » à une obligation de déclaration préalable, précisant ses « lieu, temps et but », les motifs d’interdiction étant eux-mêmes extrêmement nombreux. Le gouvernement présidentiel dirigé par Franz von Papen (juin-novembre 1932) se caractérise de surcroît par la volonté de dessaisir les autorités étatiques de leurs compétences et par une politique cherchant moins à contenir qu’à rallier les nationaux-socialistes[77].

Après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, l’ordonnance « pour la protection du peuple et de l’État » du 28 février 1933[78] constitue l’étape ultime de l’anéantissement de l’ordre démocratique et libéral allemand. Se fondant une fois encore sur l’article 48 § 2 de la Constitution de Weimar et mettant en avant la « défense contre les actes de violence communistes menaçant l’État », l’ordonnance abroge « jusqu’à nouvel ordre » les « droits fondamentaux garantis par les articles 114, 115, 117, 123, 124 et 152 de la Constitution de Weimar ». Cela ne fait qu’annoncer la négation complète des droits fondamentaux qui suivra, conformément aux conceptions nazies, lesquelles reposent sur un rejet de toute distance entre l’individu, la société civile et l’État[79]. Dans une communauté populaire (Volksgemeinschaft) fondée sur l’identité entre le peuple, le Führer et le parti, il n’y a évidemment aucune place pour des manifestations s’exprimant librement. À l’inverse, les régimes totalitaires correspondent à des ères de « manifestations sans liberté[80] », de manifestations de masse manipulées, érigées en instrument de propagande par le régime, l’expression des opinions n’étant autorisée qu’au nom du parti.

 

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Lors des débats constituants destinés à poser les bases de la future Loi fondamentale de 1949, « au regard des expériences nationales-socialistes, le consensus relatif à la liberté de manifestation fut si fort, que celle-ci ne fut même pas discutée en séance plénière[81] ». L’article 8 de la nouvelle Constitution s’inspire à cet égard de la lettre des textes de 1849 et de 1919. Dans son entreprise de développement toujours plus touffu d’une « dogmatique des droits fondamentaux » (Grundrechtsdogmatik), la Cour constitutionnelle de Karlsruhe en dégagera ensuite une interprétation s’inscrivant dans la lignée de la tradition historique allemande tout en la dépassant.

Partant, la conception de la liberté de manifestation développée sous la Loi fondamentale s’inscrit d’abord dans une tradition libérale dès lors que, comme tout droit fondamental, cette liberté est opposable à l’État (art. 1, al. 3) et que les ingérences étatiques sont strictement encadrées. « Le législateur n’est [ainsi] autorisé à limiter l’exercice de la liberté de manifestation qu’en vue de la protection des biens juridiques d’autrui d’importance égale et dans le strict respect du principe de proportionnalité[82] ». La portée démocratique de la liberté est en outre désormais ancrée dans la tradition allemande, afin d’intégrer les titulaires de la liberté comme des citoyens dans l’État, y compris lorsqu’ils usent de leur liberté pour s’ériger en contre-pouvoir[83]. Enfin, la dimension pacifique de la liberté justifie une bienveillance à l’égard du droit de se réunir « pacifiquement et sans armes » comme une vigilance maintenue à l’égard des troubles de l’ordre public. C’est aussi rappeler que le maintien de la paix sociale constitue « la condition préalable pour la garantie de la liberté de manifestation comme moyen de participation active au processus politique et – comme les expériences de combats de rue au cours de la période de Weimar l’ont montré – pour une démocratie pacifiée […][84] ».

Omniprésente, l’empreinte de l’histoire allemande est ainsi déterminante pour la compréhension des acceptions actuelles de la liberté de manifestation. Les expériences de l’Allemagne divisée et de la réunification en témoignent également, notamment lorsqu’il s’agit de mettre en lumière la conception désormais majoritaire d’une liberté plus distincte qu’elle ne l’était de la liberté d’association et davantage rattachée à la formation démocratique de l’opinion publique. Si la première Constitution de la République démocratique allemande du 7 octobre 1949 semble encore quelque peu attachée à la tradition libérale[85], tel n’est plus le cas de la Constitution du 6 avril 1968 qui lui succède. Dans un régime socialiste-totalitaire, il n’y a alors plus de place pour des droits fondamentaux libres d’État et pour l’expression d’opinions non ralliées au régime. La « liberté » de manifestation est tout entière absorbée par les partisans de la République « démocratique »[86]. Ce sera alors toute la force des « prières » puis des « manifestations du lundi » (Montagsdemo), initiées à Leipzig en 1982 et se propageant surtout à partir de 1989, que de redonner leurs lettres de liberté, de démocratie et d’appel à la paix aux manifestations allemandes[87]. Sans doute faut-il se garder de la tentation de réinterpréter l’histoire à la lumière du présent ou, à l’inverse, de chercher trop rapidement à élucider le présent à travers l’histoire. La perspective historique engage toutefois à maintenir une attention exigeante face aux évolutions actuelles.

 

Aurore Gaillet

Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre du Centre de droit comparé de l’Institut de recherche en droit européen, international et comparé (IRDEIC) et membre associée de l’Institut de recherches Carré de Malberg (IRCM, Université de Strasbourg). Elle est notamment l’auteur de L’individu contre l’État. Essai sur l’évolution des recours de droit public dans l’Allemagne du XIXe siècle, Paris, Dalloz, 2012 et Co-auteure de N. Marsch, Y. Vilain, M. Wendel (dir.), Französisches und Deutsches Verfassungsrecht. Ein Rechtsvergleich, Berlin, Heidelberg, Springer, 2015 qui a obtenu, en 2017, le 8e Prix parlementaire franco-allemand.

 

Pour citer cet article :
Aurore Gaillet «La liberté de manifestation en Allemagne. Perspectives historiques », Jus Politicum, n° 17 [https://juspoliticum.com/article/La-liberte-de-manifestation-en-Allemagne-Perspectives-historiques-1128.html]