La liberté de manifester dans l’espace public est comprise dans le système juridique italien comme une déclinaison particulière de la liberté de réunion, précisément comme « liberté de réunion dans un lieu public ». Le régime de cette liberté a connu dans l’histoire italienne deux périodes significatives qui constituent les deux volets principaux de cette étude. D’une part, la période préfasciste, qui se singularise par la montée de l’autoritarisme et en conséquence par des atteintes très sévères à la liberté de manifester dans l’espace public et ce avant même l’avènement du fascisme. D’autre part, la période postfasciste qui, tout en marquée par la naissance de la République avec l’adoption d’une constitution très soucieuse de la protection des droits et libertés – et notamment de la liberté de réunion –, se révèle ambivalente avec le maintien des lois de police datant de l’ère fasciste.

L’expression « liberté de manifestation » n’existe pas à proprement parler dans la terminologie juridique italienne. Les premiers pas réalisés dans cette recherche ont donc consisté à trouver la terminologie italienne qui correspond à l’expression française « liberté de manifestation ». En effet, la traduction littérale de l’expression française conduit systématiquement à la locution : « libertà di manifestare il propio pensiero », autrement dit, à la liberté d’expression prévue par l’article 21 de la Constitution italienne selon lequel : « Tout individu a le droit de manifester librement sa pensée par la parole, par l’écrit et par tout autre moyen de diffusion ». Cette connexité sémantique entre liberté d’expression et liberté de manifester ne paraît pas fortuite et témoigne de la proximité et la complémentarité entre ces deux libertés.

Pour rendre compte de l’expression française « liberté de manifester dans l’espace public », c’est vers la « liberté de réunion dans un lieu public » qu’il faut se tourner en droit italien. On trouve également l’usage de l’expression « droit de réunion » (diritto di riunione) comme synonyme de « liberté de réunion ». Et pour être plus précis encore, il convient de noter que dans le lexique juridique italien, la liberté ou le droit de réunion dans un lieu public comprend la « liberté de réunion en mouvement » ou encore « liberté de cortège ». La « liberté de manifester dans l’espace public », formule-titre de ce colloque, trouve donc à s’illustrer en droit italien dans une sorte de déclinaison de la liberté dite de « réunion ».

Tant la Constitution actuelle datant de l’après-guerre (1947) que le Statut Albertin (adopté en 1861) présentent cette particularité de distinguer entre les types de lieux dans lesquels peut s’exercer la « liberté de réunion » : un lieu privé (la maison d’un ami, un cercle privé, autrement dit un lieu où l’on ne peut accéder qu’en étant invité expressément et en personne), un lieu ouvert au public (un cinéma, un théâtre, un stade, ou en tout état de cause, un lieu où l’accès est consenti à certaines conditions, comme respect des horaires d’ouverture, paiement d’un billet d’entrée, etc.), ou enfin un lieu public (une place, une rue, un jardin ou tout autre lieu où l’accès est libre). Aussi méticuleux soient-ils pour distinguer entre les lieux où peut s’exercer cette liberté, il convient de noter que ces textes ne donnent pas de définition de la notion de « réunion ». Conformément à ce qui a été dit à propos de la terminologie, il est communément admis que la liberté de réunion garantit tant les réunions « statiques » (sit-ins, piquets, rassemblements) que les « réunions en mouvement », cortèges, processions, etc. En revanche, le point de savoir si les rassemblements ou attroupements spontanés dans un lieu public peuvent être soumis au régime juridique de la liberté de réunion fait l’objet de discussions doctrinales.

Il est à noter que ce régime juridique figure – tant dans la période préfasciste que durant l’époque postfasciste – dans deux types de sources, des textes constitutionnels et des textes législatifs sur la sécurité publique. La perspective historique qui est adoptée dans le cadre dans cette recherche nous conduit dans les développements qui vont suivre à observer la liberté de réunion sous l’empire de ces différents textes constitutionnels et législatifs. À ce stade introductif, rappelons simplement que la liberté de réunion était prévue, dès l’unification du Royaume d’Italie en 1861 sous l’empire du « Statut Albertin », en son article 32, dans les termes suivants :

Cette Constitution octroyée par le Roi, sur le modèle des textes des monarchies constitutionnelles du XIXe siècle en Europe, donne progressivement naissance au régime parlementaire en Italie et reste en vigueur pendant la période fasciste en raison du caractère de constitution flexible du Statut Albertin et ce jusqu’au passage à la république en 1946. La formulation de l’article 32 du Statut est inspiré notamment du texte de la Constitution française de 1791 (voir titre premier) : « La Constitution garantit, comme droits naturels et civils […] la liberté aux citoyens de s’assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de police[1] ». Concernant ces lois de police, on fera référence à deux textes adoptés en 1865 et 1889 pour la période précédant le fascisme et la République.

Après la Deuxième Guerre mondiale, c’est l’article 17 de la Constitution républicaine italienne en vigueur (1947) qui prévoit la liberté de réunion et en organise certaines des modalités :

En revanche, et cela mérite d’être souligné à grand trait, le texte législatif en vigueur sur la sécurité publique date de l’époque fasciste, autrement dit il est demeuré malgré l’instauration de la République après la Deuxième Guerre mondiale : il s’agit du texte unique sur les lois de sécurité publique de 1931 (ci-après TULPS[2]). La conservation de ce texte à l’ère républicaine a posé et pose encore aujourd’hui – à n’en pas douter – des difficultés de conciliation avec la Constitution de 1947 qui a été adoptée en réaction à la période autoritaire fasciste. En effet, avec l’adoption de cette constitution clairement antifasciste, les commentateurs s’accordent à dire qu’une révision de la législation en vigueur devait intervenir et qu’elle aurait dû être l’activité principale du premier Parlement élu sur le fondement de la nouvelle Constitution[3]. Pourtant, cette révision de la législation fasciste n’a pas eu lieu ou de manière seulement très limitée. Car sous l’effet de la guerre froide, une grande partie de la législation préfasciste et fasciste – qui, juste après la chute du fascisme, avait pu être considérée comme implicitement abrogée ou en tout cas incompatible avec les principes de l’État démocratique – est remise en vigueur par le nouveau Parlement. Surtout, selon A. Pizzorusso, « les instruments proposés par le régime autoritaire apparaissent encore utiles dans l’hypothèse où les affrontements avec les partis de gauche pouvaient devenir plus rudes […][4] ».

Du point de vue disciplinaire, la liberté de réunion se trouve au croisement du droit constitutionnel et du droit administratif. Le traitement de la « liberté de réunion » ressort donc autant de l’activité des constitutionnalistes que de celle des administrativistes. Mais la « liberté de réunion[5] » revêt également une importance particulière dans les travaux de philosophes du droit et de la politique, comme ceux de Norberto Bobbio consacrés à la démocratie et aux droits. Le célèbre philosophe classe en effet cette liberté parmi les « quatre grandes libertés des Modernes » avec la liberté personnelle, la liberté d’opinion et la liberté d’association. Ces quatre grandes libertés sont présentées comme des préconditions pour trouver le chemin de la démocratie : sans elles, selon Bobbio, le déroulement du jeu démocratique est impossible[6]. Plus largement, la doctrine juridique italienne admet unanimement que la liberté de réunion consacrée par le texte constitutionnel en vigueur est une liberté « instrument » (libertà strumentale[7]) sans laquelle d’autres libertés civiles, politiques, syndicales, religieuses ne pourraient pas être exercées. Cette lecture paraît cohérente avec l’absence de mention, dans les textes précités, des finalités que l’on poursuit en exerçant cette liberté (alors que pour la liberté d’association prévue à l’article 18 de la Constitution italienne, les buts de l’association sont évoqués[8]), même si certains auteurs insistent plutôt sur la dimension politique de celle-ci. Ce n’est là finalement que l’une des questions interprétatives posées par cette liberté.

On va revenir sur certaines de ces interrogations dans le cadre de l’examen de la liberté de réunion en Italie, avant et après le fascisme. Il paraît important de souligner que le choix de cette césure historique n’est pas fortuit. Il servira à montrer que l’atteinte à la liberté de réunion n’a pas attendu l’arrivée du fascisme pour s’installer et se développer dans la péninsule dès la fin du XIXe siècle, dans la période dite de « l’État libéral » qui est également marquée par une forme de gouvernement autoritaire au service de la domination de la bourgeoisie sur la société italienne (I). Après le fascisme, en revanche, la Constitution républicaine a posé les bases d’un régime protecteur des droits et libertés et en particulier de la liberté de réunion. Toutefois, ce dispositif constitutionnel qui organise la garantie de la liberté de réunion a été en partie mis en échec par la conservation, après l’entrée en vigueur de la constitution, de dispositions du TULPS, ce texte de la loi sur la sécurité publique issue de la période fasciste. En effet, en l’absence d’une intervention du législateur pour réviser intégralement cette législation autoritaire toujours en vigueur à l’époque républicaine, c’est la jurisprudence constitutionnelle qui a souvent été amenée à trancher des questions relatives à sa constitutionnalité. Cette jurisprudence n’a pourtant pas levé tous les doutes que l’on peut avoir sur la conformité de ces dispositions d’inspiration fasciste à la Constitution (II).

 

I. La liberté de réunion avant le fascisme : l’histoire d’une dérive autoritaire

 

L’importance de la liberté de réunion fut soulignée dans un article de fond paru dans la revue Critica sociale le 16 mars 1860 :

Le contexte socio-économique dans lequel intervient la consécration de la liberté de réunion mérite d’être rappelé. L’industrialisation, les crises économiques fin XIXe-début XXe siècle, l’extrême pauvreté tant dans les villes que dans les campagnes, la domination de la bourgeoisie sur le système politique (suffrage censitaire) sont à l’origine de la montée des organisations de masse socialistes et catholiques en Italie. Le développement de ces organisations entraîne une multiplication de réunions qui ont en commun de permettre l’exercice d’une pression sur le cours des évènements politiques.

Il convient s’arrêter un instant sur la formulation de l’article 32 du Statut Albertin qui fait un sort particulier aux réunions dans un lieu public ou ouvertes au public, qui restent entièrement soumises aux lois de polices[10]. Concernant ces lois de police, deux textes sont à retenir : la loi 2248/1865, plutôt libérale (A) et le texte unique sur les lois de sécurité publique 6144/1889 plutôt restrictif (B).

 

A. La loi 2248/ 1865 : Un texte plutôt favorable à la liberté de réunion

La première loi de police de l’État unitaire occupe une place à part dans l’histoire de la liberté de réunion en Italie en raison de son caractère libéral. Elle ne prévoit ni préavis, ni possibilité d’interdiction préalable.

Elle est jugée plutôt positivement par les commentateurs de l’époque[11] qui soulignent que son principe est avant tout celui de la répression et non celui de la censure préventive et discrétionnaire des désordres[12]. Ils jugent également favorablement le rôle de la réserve de loi prévue par le statut. Il est vrai que celle-ci pourrait être critiquée parce qu’elle semble rendre sans objet la disposition constitutionnelle. Ce serait cependant raisonner de façon anachronique. En effet, dans un système à constitution flexible comme celui de l’Italie unitaire, cette réserve de loi est vue comme une garantie dans la mesure où elle assure le contrôle du Parlement sur l’action du gouvernement[13]. Cependant, la faiblesse du dispositif tient dans l’absence d’une loi suffisamment précise pour déterminer les modes d’exercice du droit de réunion. Ce silence du législateur sera utilisé en pratique pour justifier le choix de l’autoritarisme aux dépens du principe de liberté, on va y revenir. Un autre motif de satisfaction réside dans l’extension réalisée par cette loi du régime de la liberté de réunion aux attroupements qui sont volontaires mais non concertés sur la base de leur appartenance à un même genre ou famille (genus) que les réunions dans un lieu public ou ouvertes au public. Considérés comme des réunions au sens large, ces rassemblements spontanés entraient donc dans le champ d’application de la loi et n’étaient pas, en principe, abandonnés au pouvoir discrétionnaire de l’administration[14].

Surtout, ce régime juridique prévoit bien la possibilité pour l’autorité de sécurité publique de dissoudre une réunion dans un lieu public ou dans un lieu ouvert au public dans « l’intérêt de l’ordre public ». En revanche, il ne prévoit ni l’obligation de dépôt de préavis de la part des promoteurs, ni la possibilité d’une interdiction préventive pour les réunions dans un lieu public. Il semble ainsi confirmer l’idée d’une priorité donnée à la répression et non à la censure préventive.

Cependant, comme cela a été avancé, dans la pratique des gouvernements en place, la plupart du temps soutenus par la Chambre, il est largement fait appel à l’interdiction préventive des réunions dans un lieu public et des rassemblements. Ce recours est justifié sur la base de l’article 9 de la loi de sécurité publique de 1865 qui donne au gouvernement le pouvoir de prévenir les infractions. Il est également fait une interprétation très extensive des pouvoirs de dissolution des manifestations.

 

B. La loi de sécurité publique de 1889 (n6144/1889) : la consécration de la pratique autoritaire

Le texte a introduit l’obligation de préavis pour les réunions dans un lieu public (vingt-quatre heures avant la réunion). Pour défendre la nécessité du préavis et répondre à ceux qui y voient l’introduction d’une autorisation préventive, le Président du Conseil Crispi soutient que le préavis est nécessaire pour connaître l’identité des promoteurs de la réunion. Il est intéressant de noter que, dans le débat parlementaire, Crispi a recours à l’argument de droit comparé pour défendre son projet : « dans les autres pays où cette disposition existe, et elle existe presque dans toute l’Europe, les réunions ne sont pas du tout empêchées[15] ».

De surcroît, le non-respect de l’obligation de dépôt de préavis est considéré comme un délit soumis au paiement d’une amende (100 lires). Il entraîne également la possibilité pour le gouvernement, qui ne s’en est pas privé dans la pratique, d’interdire le déroulement d’une réunion. Cela conduit automatiquement les participants, qui n’étaient pas responsables de l’omission des promoteurs, à être privés de la jouissance même de leur droit. Il convient également de retenir que la jurisprudence de l’époque assimile aux promoteurs de la réunion les orateurs qui y prennent part, lesquels doivent eux aussi payer une amende en cas d’omission du préavis.

La pratique confirme que le préavis est utilisé comme une demande d’autorisation (forme d’autorisation préventive dissimulée), qui donne aux autorités la possibilité d’exercer un contrôle permanent sur tout type de réunion. Il facilite l’utilisation de l’interdiction préventive de la réunion[16]. Une interdiction préventive qui présente la particularité de ne pas être explicitement prévue par le texte mais qui est considérée comme un pouvoir implicite (et bien effectif) même lorsque le préavis est régulièrement déposé pour prévenir les désordres et les troubles à l’ordre public[17].

La notion de « réunion publique » fait également son apparition à côté de celle de « réunion dans un lieu public ». C’est dans une circulaire ministérielle de 1896 (circulaire « Di Rudinì ») qu’intervient cette innovation qui va avoir des conséquences importantes en termes d’extension du pouvoir de contrôle des autorités. À travers cette notion, il devient possible de considérer comme « publiques », non plus seulement les réunions qui se tiennent dans un lieu public ou ouvert au public, mais également toutes celles qui pouvaient être considérées comme telles en raison 1) du lieu, 2) du nombre et 3) de la qualité des personnes qui interviennent, 4) de la finalité poursuivie par la réunion et 5) du thème sur lequel portent les débats qui s’y tiennent. De cette façon, des réunions qui se déroulent dans des lieux privés peuvent être considérées comme publiques.

Le texte de 1889 étend enfin la possibilité de dissolution des réunions publiques lorsqu’elles donnent lieu à des « manifestations ou des cris séditieux qui constituent des délits contre les pouvoirs de l’Erat et contre les chefs de gouvernements étrangers et leurs représentants ». Par ce biais, il est difficile d’ignorer qu’on attribue tout simplement aux pouvoirs publics la faculté de dissoudre des réunions contraires au gouvernement et à ses positions. L’exercice de la liberté de réunion est donc soumis à un « ordre public idéal » à défendre à tout prix. Des moyens exceptionnels sont également mis en œuvre pour empêcher la contestation sociale : proclamation de l’état de siège, interdiction de toutes les assemblées et réunions du parti socialiste qui auraient pour effet de subvertir l’ordre social[18].

Cette dérive autoritaire de la législation du Royaume d’Italie trouve une ultime et tragique confirmation avec l’avènement du fascisme qui se contente toutefois de reconduire l’essentiel des dispositions de 1889[19] dans de nouveaux textes adoptés en 1926 puis en 1931 (TULPS). À ce dernier texte s’ajoute une série de lois spéciales qui viennent considérablement restreindre le droit de réunion. Le texte de 1931 (TULPS) présente la particularité, on l’a déjà dit, d’être encore en vigueur aujourd’hui et de donner naissance à des difficultés interprétatives et de coordination avec le texte constitutionnel adopté en 1947. Triste ironie de l’histoire, c’est par une « manifestation armée », certainement séditieuse, mais non interdite – la marche sur Rome – que les fascistes accèdent au pouvoir.

 

II. Après le fascisme : une liberté constitutionnelle face à une législation d’origine fasciste

 

L’ambition des constituants italiens – dont les acteurs principaux ont en commun leur participation au mouvement de résistance et de libération, ainsi que de leur aspiration à gouverner[20] – est d’établir un régime républicain capable d’empêcher le retour à la dictature. La Constitution italienne accorde une place considérable aux droits et libertés. Sa première partie y consacre en effet 54 articles qui embrassent très largement les droits civils et politiques ainsi que les droits économiques, sociaux et culturels. Cette Constitution se soucie également de mettre en place des organes dits de garantie[21]. Elle prévoit en effet l’institution d’une Cour constitutionnelle, d’un Conseil supérieur de la Magistrature composé en majorité de magistrats ainsi qu’un dispositif de décentralisation par la création des régions. S’agissant de la liberté de réunion, celle-ci est évoquée dans le titre I de la première partie de la Constitution relatif aux rapports civils. Elle intervient après l’article 16 relatif à la liberté de circulation et avant l’article 18 consacré à la liberté d’association. Comme cela a été déjà dit, le texte constitutionnel d’essence protectrice s’applique depuis l’entrée en vigueur de la constitution mais se trouve possiblement mis en échec par le maintien d’une législation sur la sécurité publique (TULPS) inspirée par la philosophie autoritaire de la période préfasciste et fasciste que nous avons examinée dans la première partie de cette étude. Après avoir présenté les éléments essentiels du texte de l’article 17 et passé en revue les problèmes interprétatifs qu’il suscite (A), on concentrera l’attention sur les problèmes de constitutionnalité que pose la législation sur la sécurité publique datant de l’époque fasciste (B).

 

A. La liberté de réunion dans l’article 17 de la constitution 

Rappelons les termes de l’article 17 :

Comme le Statut Albertin, la Constitution de 1947 ne définit pas la liberté de réunion, des difficultés de définition se sont donc régulièrement posées. Qu’est-ce qu’une « réunion » dans un « lieu public » ? La réponse est laissée aux interprètes. Les auteurs semblent se rejoindre dans l’idée que la réunion est un regroupement volontaire de plusieurs personnes non stable (sinon ce serait une association) et non occasionnel (sinon il faudrait parler d’attroupement). Toutefois, l’extension de la protection constitutionnelle de la « réunion dans un lieu public » à la situation de rassemblement ou d’attroupement – volontaire mais non concerté – de personnes qui répondent à une volonté d’être ensemble (exemple pour fêter une victoire sportive) est discutée[22]. L’enjeu de la question tient bien sûr au régime juridique applicable. Les perspectives les plus protectrices militent pour l’extension de la protection à ces types de rassemblement tout en soutenant que, dans le cas de l’attroupement volontaire non concerté, le préavis ne puisse être imposé, celui-ci n’étant – dans tous les cas – pas une condition de légitimité des réunions dans un lieu public[23].

De la même façon, le débat sur les fins de la liberté de réunion a divisé la doctrine. Certains auteurs ont soutenu que la liberté de réunion de l’article 17 visait avant tout à protéger les réunions politiques en raison de l’origine historique de cette liberté qui permet d’exprimer des opinions politiques hostiles à celles des détenteurs du pouvoir[24]. D’autres considèrent à l’inverse que la formulation générale de l’article 17 ne lie pas l’exercice de ce droit à la poursuite de finalités déterminées. Certains auteurs soutiennent même que la place centrale accordée au social dans la Constitution italienne exclut que le droit de se réunir soit attribué seulement pour poursuivre des fins politiques ou relatives à l’exercice de la liberté d’expression. Tout en reconnaissant que ces finalités en sont souvent les plus caractéristiques, elles n’en épuiseraient pas toutes les possibilités. D’où l’idée déjà évoquée que la liberté de réunion serait exclusivement une liberté « moyen » ou une liberté « instrument[25] », au service de la réalisation d’autres libertés[26].

On se réunit pour réaliser certaines activités ou satisfaire d’autres droits. Parmi ces droits, il faut compter non seulement la liberté d’expression ou d’opinion, en particulier les opinions politiques dissidentes, mais également tout autre droit-liberté comme la liberté religieuse, la liberté syndicale, ou pour réaliser des activités qui ne constituent pas nécessairement des droits qui ont pour l’objet le divertissement : la danse, le jeu, le sport. L’idée est ici de détacher la règlementation du « moyen » – la liberté de réunion – de celle de la fin « l’activité réalisée en commun » : ainsi, si un pasteur évangélique organise une réunion dans un lieu ouvert au public, il bénéficie du régime protecteur prévu par l’article 17 de la Constitution qui interdit l’obligation de préavis pour les réunions dans les lieux ouverts au public. En tant que moyen de l’exercice de la liberté religieuse, les conditions matérielles de la liberté de réunion sont protégées. En revanche, si une personne privée organise dans un but lucratif une réunion dans un lieu ouvert au public, elle ne sera pas soumise à l’obligation de préavis conformément aux prescriptions de l’article 17, mais pourra être assujettie aux obligations législatives et/ou réglementaires relatives à l’activité mise en œuvre à l’occasion de la réunion. S’il s’agit d’activités commerciales par exemple, la Cour constitutionnelle a précisé, avec une décision no 56 du 15 avril 1970, qu’une licence pouvait être nécessaire (en vertu de l’article 41 de la Constitution) pour les activités de divertissement se tenant dans des lieux ouverts au public à des fins commerciales. En revanche, les purs faits de réunion consacrés à l’objectif d’un divertissement commun ou un passetemps seraient entièrement soumis à l’article 17. Selon cette position, la licéité de la réunion dépend donc de l’activité mise en œuvre et de la réglementation la concernant. Cette opération de détachement du « moyen » de la « fin » a cependant été contestée par ceux qui considèrent à l’inverse que la liberté de réunion est une fin en soi : les réunions seraient alors protégées par l’article 17 même en l’absence de but commun. Cette thèse s’appuie sur une conception de la réunion come moyen de développement de la personnalité des individus[27]. Dans cette perspective, toute réunion est licite pour toutes les fins qui ne sont pas interdites aux individus par la loi, comme cela est prévu pour les associations, à l’article 18 de la Constitution.

La jurisprudence de la Cour constitutionnelle paraît hésiter entre ces différentes perspectives, mais admet l’idée consensuelle, formulée dès la décision précitée du 18 mars 1957, que « les exigences si élevées et fondamentales pour la vie sociale dont l’article 17 de la Constitution est l’expression lui donnent une portée et une efficacité très générale, qui interdit la possibilité d’établir de régimes spéciaux ».

Le droit de se réunir est présenté comme un droit de la personne et comme un droit collectif[28], car le groupe de personnes réunies[29] est également appréhendé à la lumière de l’article 2 de la Constitution italienne sur les « formations sociales »[30]. « La liberté de réunion a ainsi la particularité de provenir des sphères individuelles, mais d’être exercée dans une forme nécessairement collective, acquérant ainsi une importante résonnance sociale ». Le fait de se réunir est pensé dans la Constitution italienne comme une des formes de valorisations du social en vue de la protection de la personne humaine par rapport à l’extérieur[31]. Autrement dit, l’article 17 garantit le droit de l’individu de se réunir avec d’autres et confère au droit de se réunir une dimension collective dotée d’une protection constitutionnelle. Notons que, en 1946, le projet de constitution prévoyait un droit de réunion pour tous. Il a été restreint aux seuls citoyens italiens au moment de la rédaction finale du texte sans que cela ne soulève d’objections majeures au moment de l’examen définitif du texte.

Notons également que la mention de « l’ordre public » dans le texte constitutionnel a été volontairement écartée par les constituants pour préférer une référence « aux motifs certains de sûreté ou de sécurité publiques ». Les constituants rejettent en effet une notion trop imprécise et qui a été largement utilisée dans la législation pré-constitutionnelle comme instrument systématique de restriction des droits. Nous allons y revenir.

Comme cela a déjà été indiqué, l’article 17 de la Constitution s’impose à une législation déjà en vigueur sur la sécurité publique qui date de l’époque fasciste (TULPS de 1931). Cette législation a été l’objet de modifications à la suite d’interventions du législateur ainsi que de censures de la part de la Cour constitutionnelle, mais ces modifications – qui ne sont que partielles – n’ont pas levé tous les doutes concernant la constitutionnalité des dispositions restées en vigueur de ce texte.

Il est impossible d’évoquer de façon exhaustive l’évolution du régime juridique de la liberté de réunion dans un lieu public depuis l’entrée en vigueur de la Constitution. En revanche, il paraît pertinent de mettre l’accent sur les difficultés qui sont nées – dès l’entrée en vigueur de la constitution républicaine le 1er janvier 1948 – du maintien de la législation fasciste de 1931[32]. On avait déjà évoqué en introduction les raisons pour lesquelles le législateur italien ne procède pas lui-même à l’abrogation de cette législation. Rappelons ici simplement que la situation politique fortement influencée par de la guerre froide fait que les forces de droite (pro-USA) au pouvoir hésitent à renoncer à l’usage de la législation autoritaire des régimes précédents[33]. Cela a conduit la Cour constitutionnelle dès qu’elle a été en activité, c’est-à-dire seulement à partir de 1956[34], à réaliser un travail important de révision de la législation préfasciste et fasciste. Il n’est pas non plus possible de rendre compte de façon exhaustive de toutes les décisions de la Cour constitutionnelle relatives aux dispositions du TULPS. On s’en tiendra à quelques exemples pertinents permettant de montrer l’étendue des questions de constitutionnalité posées, ainsi que les doutes qui persistent en dépit des interventions du juge constitutionnel.

 

B. Quelques exemples relatifs aux questions de constitutionnalité posées par le maintien du TULPS

L’article 17 de la Constitution pose une limite générale à l’exercice de la liberté de réunion. La manifestation doit se dérouler pacifiquement et sans armes, quel que soit le lieu où elle intervient. L’article 17 prévoit un régime spécifique uniquement pour les réunions dans un lieu public[35]. Les réunions dans un lieu public sont en effet soumises à l’obligation de dépôt d’un préavis auprès des autorités au moins trois jours avant. Elles peuvent faire l’objet d’une interdiction préventive ou d’un déplacement de lieu et d’horaire, pour des motifs certains de sureté et de sécurité publiques. Ce cadre constitutionnel plutôt libéral se trouve parfois compromis par certaines dispositions du TULPS dont l’inconstitutionnalité est discutée, parfois sanctionnée ou neutralisée par des réserves d’interprétations de la Cour constitutionnelle. En voici quelques exemples :

 

1. Inconstitutionnalité de l’obligation de préavis pour les réunions dans « un lieu ouvert au public ».

Dans une décision n27 du 31 mars 1958, la Cour constitutionnelle a déclaré l’inconstitutionnalité de l’alinéa premier de l’article 18 du TULPS en tant qu’il soumettait les réunions dans un lieu ouvert au public à une obligation de préavis contrairement à ce que prévoit l’article 17 de la Constitution qui ne prévoit cette obligation que pour les réunions dans les lieux publics.

 

2. Critère législatif de la « réunion publique » ou critère constitutionnel du lieu de la réunion ?

La difficulté qui a retenu notre attention porte ici sur l’écart qui existe entre la terminologie du texte constitutionnel et celle du TULPS au regard de la qualification de la réunion. Comme celui de 1889 (voir supra), le texte fasciste de 1931 reprend la notion « réunion publique ». C’est en effet la terminologie du deuxième alinéa de l’article 18 du TULPS :

En ne se limitant pas seulement au critère du lieu pour déterminer le caractère public d’une réunion comme l’exige l’article 17 de la Constitution, certains auteurs mettent en doute la constitutionnalité de la disposition.

 

3. Préavis et éventuelle interdiction de la réunion.

La Constitution exige un préavis pour les réunions dans un lieu public. En l’absence de préavis, une réunion dans un lieu public est-elle illégale et peut-elle être préventivement interdite comme le prévoit l’article 18 alinéa 4 TULPS[36] ? Le préavis ne constituerait ni une condition d’existence de la manifestation (il n’est pas une autorisation), ni une condition de légalité. C’est l’opinion qui prévaut en doctrine et qui semble avoir été également arrêtée par la jurisprudence constitutionnelle. L’obligation de préavis est imposée seulement aux promoteurs de la manifestation et n’aurait pas d’incidence sur le droit de manifester pacifiquement et sans arme des participants. En doctrine, on retrouve souvent l’idée que le préavis trouverait son fondement dans la nécessité de prêter un concours privé à la fonction de protection de l’ordre public de la police, ce qui expliquerait l’existence d’une sanction pour le défaut de préavis. Il est précisé qu’il serait question ici de manifestations où un nombre très élevé de personnes est attendu, ayant ainsi de plus forts risques de léser les droits des tiers ou de présenter des troubles pour l’ordre public.

La jurisprudence constitutionnelle est d’ailleurs revenue sur sa jurisprudence initiale (sent. n54/1961) selon laquelle le préavis était une condition de la légalité de la manifestation. Dans une jurisprudence n90/1970, elle considère que le préavis est une obligation à la charge des promoteurs de la réunion, dont le non-respect est puni pénalement (six mois de prison ou amende). L’absence de préavis n’est donc pas un motif valide pour déclarer une manifestation illégale et pour en justifier la dissolution.

Dans la mesure surtout où la manifestation peut être vue comme le moyen d’exercer la liberté d’expression, la sanction pénale prévue en cas de défaut de préavis n’est pas applicable à ceux qui ont pris la parole dans une réunion qui n’a pas fait l’objet de préavis, comme le prévoit le l’article 18 alinéa 3 du TULPS[37]. La Cour constitutionnelle a procédé en deux temps : elle a d’abord admis l’assimilation des orateurs aux organisateurs, lorsque les orateurs s’expriment alors qu’ils ont connaissance du défaut de préavis (sent. n90/1970). Elle est ensuite revenue sur cette jurisprudence en considérant que la situation des orateurs, même informés de l’absence de préavis, ne peut jamais être assimilée à celle des organisateurs (sent. n11/1979).

 

4. Interdiction et motif de l’ordre public.

L’interdiction d’une manifestation n’est admise selon à l’article 17 alinéa 3 du texte constitutionnel que pour des « motifs certains de sécurité et de sureté publiques ». La mention de « l’ordre public » dans le texte constitutionnel, on l’a dit, a été volontairement écartée par les constituants. Ce choix était justifié par son usage dans la législation pré-constitutionnelle comme instrument systématique de restriction des droits ainsi que par sa trop grande généralité et plasticité. La référence à la « certitude » des motifs concerne l’exigence d’une concrète motivation des actes pris pour interdire la manifestation afin d’en permettre le contrôle par les intéressés et par les autorités judiciaires. Toutefois, la notion « d’ordre public » est bien présente dans le TULPS comme justification de l’interdiction et de la dissolution d’une manifestation. La doctrine précise souvent qu’il faut entendre cette expression seulement dans un sens matériel (absence de violences physiques et de désordres). Cependant, les dispositions relatives à la dissolution en raison du caractère séditieux des manifestations sont encore aujourd’hui en vigueur, même si elles font l’objet d’interprétations les rendant compatibles avec la Constitution.

La dissolution, qui n’est pas explicitement prévue par le texte constitutionnel, est considérée comme étant implicitement prévue par la Constitution, ce qui valide sa prévision dans les articles 20-21 du TULPS. Il faut toutefois noter que les motifs pour lesquels la dissolution peut être ordonnée dans ces deux articles[38] nourrissent toujours des doutes sur leur compatibilité avec la Constitution.

Aux termes de l’article 20 TULPS, une manifestation peut être dissoute quand

La Cour constitutionnelle n’a pas censuré cette disposition, elle a toutefois émis une réserve d’interprétation (sent. n15/1973) en affirmant qu’une attitude séditieuse susceptible d’être punie pénalement est seulement celle qui implique « une rébellion, hostilité, exhortation au renversement des institutions publiques et qui peuvent concrètement donner lieu à un évènement dommageable pour l’ordre public ». De l’avis d’une partie de la doctrine, l’établissement du caractère séditieux qui peut conduire à l’interdiction de la réunion n’est donc recevable que dans l’hypothèse où il s’inscrit dans le cadre d’un ordre public matériel, autrement dit ne faisant référence qu’à des actions concrètes susceptibles de mettre en cause la paix sociale[39]. Cependant, l’interprétation conforme ou dite « harmonisante » réalisée par la Cour constitutionnelle a été critiquée : d’abord, elle laisse finalement subsister un texte dont la signification demeure potentiellement contraire à la Constitution ; ensuite, elle ne paraît pas pouvoir empêcher que cette disposition soit utilisée avec l’intention de cibler et de limiter l’expression de simples opinions politiques dans le cadre d’une manifestation dans l’espace public[40].

 

Isabelle Boucobza

Professeure de droit public à l’Université de la Rochelle

Pour citer cet article :
Isabelle Boucobza «La liberté de manifester en Italie, perspective historique », Jus Politicum, n° 17 [https://juspoliticum.com/article/La-liberte-de-manifester-en-Italie-perspective-historique-1127.html]