Le Conseil constitutionnel et le traitement du président de la république : une hérésie constitutionnelle (A propos de la décision du 9 août 2012).

Thèmes : Cinquième République - Contrôle de constitutionnalité - Conseil constitutionnel - Interprétation constitutionnelle - Séparation des pouvoirs - Motivation - Traitement des gouvernants

Tapie au milieu d’une décision très touffue relative à  la loi de finances rectificative de 2012 (du 9 août 2012 (2012-654DC)), la partie relative à  la diminution du traitement du président de la République et du Premier ministre a moins retenu l’attention du public que les développements de la même décision portant sur la taxation exceptionnelle de 75 % sur les gros revenus. Pourtant, elle mérite une certaine attention de la part des constitutionnalistes.Le Conseil constitutionnel s’est saisi d’office de la constitutionnalité de cet article 40 et l’a déclaré contraire à  la Constitution. Il déclare, dans une formulation laconique, « qu’en modifiant le traitement du Président de la République et du Premier ministre, l’article 40 de la loi déférée méconnaît le principe de la séparation des pouvoirs " (cons. 82).Ce cas concret de l’article de la loi de finances censuré par le Conseil constitutionnel relatif à  la diminution du traitement du président de la République et du Premier ministre est très intéressant, parce qu’il démontre, in concreto, la profonde absurdité pratique de ce genre de raisonnement. En effet, si cette partie de la décision du 9 août 2012 (cons. 79-83) – trop brièvement motivée pour permettre autre chose que des conjectures à  partir de la jurisprudence antérieure – mérite à  la fois une réprobation et une réfutation, c’est parce que, d’une part, elle invoque un grand principe libéral, le principe de séparation des pouvoirs, pour lui faire dire son contraire et qu’elle renforce la présidentialisation du pouvoir, et donc la concentration des pouvoirs.

The French Constitutional Council and the Remuneration of the President of the Republic: a Constitutional Heresy (on Decision no. 2012-654 DC of 9 August 2012)Lurking in the middle of a voluminous decision on the Supplementary Law on finances for 2012 (August 9, 2012 (2012-654DC)), the section relating to the reduction of the remuneration of the President of the Republic and the Prime Minister has attracted far less public attention than the developments on the exceptional 75% taxation on high incomes. However, it deserves some attention from the constitutionalists.The Constitutional Council raised of its own initiative the issue of the constitutionality of Article 40 and declared it unconstitutional. In a laconic formula, the Council declared: « in modifying the remuneration of the President of the Republic and the Prime Minister, Article 40 of the law referred breaches the principle of the separation of powers » (Cons. 82).This case study of this section of the Supplementary Law on finances relating to the reduction of the remuneration of the President of the Republic and the Prime Minister censored by the Constitutional Council requires our attention, as it demonstrates in concrete terms the profound absurdity of this kind of reasoning. This part of the decision of 9 August 2012 (cons. 79-83) – far too briefly motivated to allow anything but mere conjecture from earlier case law – deserves both criticism and refutation. Indeed, it invokes a great liberal principle – the principle of separation of powers – to which it gives an opposite meaning, as it contributes to reinforcing presidential power, and therefore to a concentration of powers.

Der französische Verfassungsrat und die Bestimmung des Gehalts des Staatspräsidenten : eine Verfassungrechtliche Ketzerei (Eine kritische Analyse des Urteils vom 9. August 2012)In der Entscheidung des Verfassungsrats über den Ergänzungshaushaltsplan vom 9. August 2012 (2012-654 DC) hat der Teil über die Kürzung der Gehälter des Präsidenten der Republik und des Premierministers weniger Aufmerksamkeit erregt als die über den Ausnahmesteuersatz von 75 Prozent auf hohe Einkommen. Jedoch verdient sie eine besondere Aufmerksamkeit der Verfassungsrechtler. Der Verfassungsrat hat zuerst die Verfassungsmäßigkeit des Artikels 40 des Gesetzes geprüft und hat es für verfassungswidrig erklärt. Durch eine lakonische Formulierung hat er erklärt, dass „Artikel 40 des angegriffenen Gesetzes das Gewaltenteilungsprinzip verkennt, indem es das Gehalt des Präsidenten der Republik und des Premierministers verändert“ (§ 82). Dieser konkrete Fall ist sehr interessant, weil er in concreto die tiefgründige Sinnlosigkeit von diesem Gedankengangtyp beweist. Dieser kaum begründete Teil der Entscheidung vom 9. August 2012 (§§ 79-83) verdient Missbilligung sowie Widerlegung, weil er sich auf ein grundlegendes liberales Verfassungsprinzip beruft (das Gewaltenteilungsprinzip), dieses Prinzip jedoch in sein Gegenteil verkehrt, und so insofern verfälscht, indem er die in Frankreich ohnehin schon übertriebenen Präsidentialisierung der Macht und somit die Gewaltenkonzentration verstärkt.

      « 

Je trouve incongru de laisser le Président de la République fixer à  lui-même son propre traitement en puisant dans sa cassette en quelque sorte

      »

[1]

Tapie au milieu d’une décision très touffue relative à  la loi de finances rectificative de 2012 (du 9 août 2012 (2012-654DC)), la partie relative à  la diminution du traitement du président de la République et du Premier ministre a moins retenu l’attention du public que les développements de la même décision portant sur la taxation exceptionnelle de 75 % sur les gros revenus[2]. Pourtant, elle mérite une certaine attention de la part des constitutionnalistes.

Rappelons l’origine du problème juridique ici en cause : le Premier ministre et les membres du Gouvernement bénéficient traditionnellement d’une majoration de traitement (par rapport aux traitements de la haute fonction publique) qui a varié suivant les périodes. Sous le second mandat de Jacques Chirac, l'article 14 de la loi de finances rectificative du 6 août 2002 avait prescrit une majoration de 50 %, pour le Premier ministre et de 25 % pour les membres du Gouvernement[3]. Le traitement du président de la République était selon une pratique devenue constante, fixé par lui-même sans aucune base juridique. Dès 2005, René Dosière, alors député d’opposition, avait fait remarquer qu’il était anormal que le Président fût « le seul personnage public dont la rémunération n’était pas fixée par la loi » et qu’il n’était pas convenable que sa rémunération fût « deux fois inférieure à  celle d’un secrétaire d’État »[4]. Arrivé au pouvoir en mai 2007, M. Sarkozy a fait demander au Parlement d’augmenter son traitement de façon à  être traité aussi bien que le Premier ministre[5]. À la suite d’un amendement, l’article 106 de loi de finances du 24 décembre 2007 modifiait l’article 14 de la loi de 2002 en opérant une telle assimilation. Lors de la campagne électorale pour les présidentielles de 2012, M. Hollande avait promis de faire baisser de 30 % de tels traitements, ce qui fut d’abord fait pour les ministres et secrétaires d’État[6]. Ensuite, le Parlement a prévu de diminuer le traitement du Président ainsi que celui du Premier ministre : l’article 40 du projet de loi de finances rectificative de 2012 ramenait la majoration de leur prime de 50 % à  5 %[7]. Jusque-là , rien de problématique apparemment d’un point de vue juridique puisque la loi de finances est considérée – même si elle est formellement un acte du Parlement – comme l’instrument de la volonté présidentielle.

Pourtant, une telle opération, qui semblait anodine, a rencontré sur son chemin un obstacle imprévu : alors que ni les députés, ni les sénateurs n’avaient élevé d’objections dans leur saisine, pourtant redoutablement longue, le Conseil constitutionnel s’est saisi d’office de la constitutionnalité de cet article 40 et l’a déclaré contraire à  la Constitution. Il déclare, dans une formulation dont on appréciera une fois de plus le laconisme, « qu'en modifiant le traitement du Président de la République et du Premier ministre, l'article 40 de la loi déférée méconnaît le principe de la séparation des pouvoirs " (cons. 82). Usant de la possibilité ouverte, dans sa décision Nouvelle-Calédonie[8], de contrôler exceptionnellement des lois déjà  promulguées il étend cette inconstitutionnalité à  la disposition de la loi de finances rectificative du 6 août 2002[9] dont le contenu est modifié par le projet de loi de finances adopté en août 2012.

Avant d’entrer dans l’analyse de cet extrait de décision, il convient de procéder à  deux observations, portant sur des aspects formels et sur les effets d’une telle décision. Du point de vue formel, la décision souffre d’au moins deux défauts. On a déjà  mentionné sa justification tout à  fait insuffisante ; si une telle décision devait être contrôlée par n’importe quelle autre juridiction, celle-ci lui reprocherait un défaut manifeste de motivation (V. infra I). En outre, la rédaction de la décision, sur cet aspect, a été mal soignée comme il ressort du fait que la décision n’évoque ni dans ses visas, ni dans ses motifs, ni dans son dispositif[10], l’article 106 de la loi de finances du 27 décembre 2007 dont on a vu plus haut qu’il avait eu pour objet d’augmenter le traitement présidentiel. Cette dernière disposition est-elle donc déclarée contraire à  la Constitution, dès lors que seule la loi de finances du 6 août 2002[11] est mentionnée sans jamais qu’il soit indiqué formellement à  son propos qu’il s’agit de la disposition législative modifiée en 2007 ? On peut se le demander. En tout cas, le lecteur de cette décision ne peut savoir que l’augmentation du traitement du président de la République résulte non pas de la loi du 6 août 2002, mais de la loi de finances du 27 décembre 2007, ce qui témoigne d’une imprécision de rédaction que l’on peut estimer regrettable de la part d’une instance qui prétend être une « juridiction » constitutionnelle.

L’autre observation porte sur les conséquences pratiques d’une telle décision. Puisque le Parlement ne peut plus décider de l’augmentation ou de la diminution du traitement du président de la République et du Premier ministre, il en résulte mécaniquement qu’il n’est plus compétent pour fixer le montant des traitements des « gouvernants » de l’Exécutif lato sensu. Mais alors qui l’est ? La réponse figure dans le « Commentaire aux Cahiers » paru sur le site du Conseil constitutionnel, commentaire tellement « officiel » que la presse en reprend le contenu en l’imputant à  la décision[12]. Après avoir résumé la partie de cette décision, l’auteur – anonyme – du commentaire en tire la leçon selon laquelle « il reviendra à  l'exécutif de fixer le traitement du Président de la République, du Premier ministre et des membres du Gouvernement »[13]. Par conséquent, le décret présidentiel du 23 août 2012 relatif au traitement du président de la République et des membres du Gouvernement reprend le contenu de l’article annulé ; comme l’indique son court préliminaire, il « tire les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel n° 2012-654 DC du 9 août 2012 en se substituant aux dispositions de la loi du 6 août 2002 déclarées contraires au principe de séparation des pouvoirs »[14]. Le contenu est donc identique (« se substituant »), mais la forme juridique a changé : le décret (pris en conseil des ministres) a remplacé la loi.

Une telle décision, sa motivation et son résultat pratique ne peuvent néanmoins que laisser songeur le constitutionnaliste. En effet, il ne lui sera guère facile d’expliquer en fonction de ce qui est enseigné dans d’autres parties du cours de droit constitutionnel, que le respect du principe de séparation des pouvoirs aboutit à  priver le Parlement du droit de fixer la rémunération du président de la République et du Premier ministre, ou – si l’on veut – qu’il aboutit à  conférer à  l’Exécutif une entière liberté pour fixer la rémunération de ses membres. Il n’aurait pas été impossible au Conseil constitutionnel d’argumenter autrement, de prendre appui sur la notion de loi de finances et sur le contenu de la loi organique (la fameuse LOLF) pour soutenir que la fixation de tels traitements ne ressortit pas de la loi de finances proprement dite. Mais ce n’est pas du tout sur le plan de la compétence du législateur, au sens ici très étroit de la compétence de légiférer (par voie de législation financière, ordinaire ou organique) que le Conseil constitutionnel s’est placé. Il n’a pas davantage énoncé que le pouvoir réglementaire aurait été compétent en la matière[15]. Il a « placé la barre très haut », si l’on peut utiliser cette métaphore sportive, en invoquant une violation du « principe de la séparation des pouvoirs ». Bigre ! Une telle prétention mérite donc d’être examinée de près.

Elle mérite d’autant plus d’être étudiée qu’un détail procédural doit être souligné. Le Conseil constitutionnel s’est avisé de soulever d’office ce moyen d’inconstitutionnalité afin de déclarer que le Parlement n’est pas autorisé par la Constitution à  fixer le traitement des deux têtes de l’Exécutif dans la loi de finances parce que le principe de séparation des pouvoirs s’y oppose. Une telle disposition n’avait donc pas choqué les parlementaires d’opposition, pourtant peu avares en moyens divers dans leurs saisines. On peut donc supposer que le Conseil constitutionnel accorde une importance suffisamment importante à  une telle question pour qu’il se soit décidé à  se saisir d’office de la question.

Comment peut-on d’ailleurs s’expliquer qu’une telle solution, si étrange par ses effets, si inattendue aussi – du moins pour le profane[16] –, n’a pas suscité davantage d’échos dans l’opinion publique ou en tout cas chez les juristes et surtout chez les parlementaires curieusement passifs[17]. Il faut sans doute l’imputer à  la douce torpeur estivale régnant en France entre le 1er et le 15 août[18]. C’est en partie à  cause de ce curieux silence qu’on s’est résolu à  proposer le commentaire de ces quatre considérants dont la brièveté conduit le commentateur à  des conjectures, mais dont le contenu interpelle néanmoins le constitutionnaliste[19]. En effet, une telle solution nous apparaît étonnante, voire très étonnante, et c’est de cet étonnement qu’est né le présent commentaire. On aurait envie de dire pour paraphraser une fameuse note d’arrêt, « on nous change le principe de séparation des pouvoirs ». Bien entendu, les esprits sceptiques rétorqueront immédiatement qu’il n’y a pas d’essence de la séparation des pouvoirs, ni d’ailleurs d’aucune autre notion de droit constitutionnel, de sorte que le Conseil constitutionnel serait libre de donner le sens qu’il veut à  la séparation des pouvoirs en interprétant à  sa guise les dispositions de la Constitution et celles de l’article 16 de la DDHC. D’ailleurs, un membre éminent de la doctrine n’a-t-il pas écrit que « la séparation des pouvoirs n’a pas un contenu clair et certain. Il n’y a pas d’accord pour savoir quelles sont les institutions qui s’y rattachent, quelles sont les règles qui en découlent et quelles sont celles qui y dérogent. »[20] ? Le même auteur oppose, non sans raison, la conception classique de la séparation des pouvoirs, illustrée par le nom de Montesquieu, aux « formes modernes de la séparation des pouvoirs »[21] qui sont très variées et qui peuvent même inclure aussi bien la séparation purement fonctionnelle et la séparation purement organique. Bref, le Conseil constitutionnel serait libre de « moderniser » à  sa guise le principe de séparation des pouvoirs. Puisque « ce que dit le juge est le droit », il faudrait considérer que le droit positif est ce qu’a dit le Conseil constitutionnel. Autrement dit, un positivisme conséquent conduit à  constater que le juge détient, comme jadis le législateur, le pouvoir de dire n’importe quoi. Il reste à  la doctrine le droit et le devoir d’objecter que ce « n’importe quoi » n’est pas admissible, intellectuellement parlant.

En réalité, si ce cas concret de l’article de la loi de finances censuré par le Conseil constitutionnel (et relatif à  la diminution du traitement du président de la République et du Premier ministre) nous semble très intéressant, c’est parce qu’il démontre, in concreto, la profonde absurdité pratique de ce genre de raisonnement. En effet, si cette décision – cette partie de la décision du 9 août 2012 (cons. 79-83) – trop brièvement motivée pour permettre autre chose que des conjectures à  partir de la jurisprudence antérieure (I) mérite à  la fois une réprobation et une réfutation, c’est parce que, d’une part, elle invoque un grand principe libéral, le principe de séparation des pouvoirs, pour lui faire dire son contraire (II) et qu’elle renforce la présidentialisation du pouvoir, et donc la concentration des pouvoirs (III).

 

I. La raison jurisprudentielle d’une telle solution juridictionnelle

Le lecteur de la décision du 9 août 2012 est bien en peine de trouver une explication détaillée de l’assertion selon laquelle la diminution des traitements des représentants de l’Exécutif « méconnaît le principe de séparation des pouvoirs » (cons. 82) et donc l’article 16 de la DDHC. Pourtant, il doit bien y avoir une raison ; il faut donc la chercher ailleurs, c’est-à -dire dans la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel, qui figure dans le « Dossier » du site. On peut alors espérer en l’analysant tenter de comprendre pourquoi le principe de séparation des pouvoirs s’opposerait à  la fixation du traitement des membres de l’Exécutif par le Parlement. On verra plus loin que cette décision s’insère dans une jurisprudence plus vaste sur la séparation des pouvoirs (II, A) mais ici, il s’agit, plus modestement, de rechercher les anciennes décisions du Conseil qui peuvent éclairer le mystérieux considérant 82 de la décision du 9 août 2012.

A) Les précédents en matière de séparation des pouvoirs

Étant donné le caractère très vague du principe de séparation des pouvoirs, il n’est pas surprenant que le Conseil constitutionnel lui donne différentes acceptions. Dans le Dossier joint à  cette décision, deux, au moins, apparaissent nettement. Selon la première acception, un tel principe est mobilisé pour décrire ce qu’on peut désigner comme une sorte de principe de répartition des compétences entre le Parlement et le Gouvernement. En première analyse, un tel principe correspondrait à  ce que la doctrine appelle parfois « la séparation fonctionnelle »[22] (V. infra) et qui apparaît de façon implicite dans le considérant 80 de la décision du 9 août 2012. Dans celui-ci, après avoir cité comme normes de référence, d’une part, l’article 16 DDHC, qui comme on le sait énonce le principe de séparation des pouvoirs et, d’autre part, l’article 5 C. (aux termes duquel notamment « le Président de la République est le garant de l'indépendance nationale et de l'intégrité du territoire ») et l’article 20 al. 1 (« Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation), le Conseil constitutionnel semble en déduire que « le principe de la séparation des pouvoirs s'applique à  l'égard du Président de la République et du Gouvernement »[23]. Une telle précision semble redondante car le principe de séparation des pouvoirs vaut pour tous les pouvoirs publics constitutionnels et dès lors s’applique aux deux branches du pouvoir exécutif. Mais si l’on veut donner un effet utile à  un tel considérant, il faut comprendre par là  que si les deux branches de l’Exécutif sont également concernées par un tel principe, elles le sont aussi dans leur relation avec l’autre pouvoir, le « pouvoir législatif ». En différenciant l’Exécutif, c’est-à -dire en le scindant en deux institutions, le Président de la République et le Gouvernement, le Conseil constitutionnel considère donc que le principe de séparation des pouvoirs protège deux pouvoirs publics différents et consolide ce qu’on pourrait appeler la dualité de l’Exécutif sous la Ve République.

Si le principe de séparation des pouvoirs s’applique à  ces deux autorités constitutionnelles, il vaut surtout à  cet égard comme un principe de répartition des compétences entre ces deux branches de l’Exécutif et l’autre branche, le « Législatif » représenté par le Parlement. C’est ce qui ressort clairement de la jurisprudence antérieure du Conseil. Aussi peut-on citer la décision, du 9 avril 2009, relative à  la loi organique mettant en œuvre les nouveaux articles 34-1, 29 et 46 issus de la révision constitutionnelle du 23 août 2008, où il est affirmé à  propos des études d’impact de la loi que, parce qu’il « comporte injonction au Gouvernement d'informer le Parlement sur les orientations principales et le délai prévisionnel de publication des dispositions réglementaires qu'il doit prendre dans l'exercice de la compétence exclusive qu'il tient des articles 13 et 21 de la Constitution, le dernier alinéa de l'article 8 méconnaît le principe de séparation des compétences du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire »[24]. On ne saura pas plus en lisant cette décision pour quelle raison, une telle injonction est contraire à  la séparation des pouvoirs. Mais en réalité, une telle décision ne fait que confirmer une jurisprudence ancienne, datant de 1970 qui interdit à  la loi,au nom du « principe (...) de la séparation des compétences législative et réglementaire » d’imposer une consultation des commissions parlementaires dans la procédure d’adoption d’un règlement d’administration publique relatif à  l’Agence d’amélioration de l’habitat[25]. On comprend ainsi que le « principe de séparation des compétences du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire » suffisait, naguère, à  justifier une inconstitutionnalité. Mais entre-temps, le Conseil constitutionnel est monté en généralité, si l’on peut dire, et il invoque, depuis plusieurs années, la méconnaissance de la séparation des pouvoirs pour justifier de telles décisions. C’est la preuve par excellence qu’il a promu à  la fois cette notion (séparation des pouvoirs) et l’article 16 de la DDHC au rang de norme constitutionnelle de référence, mais – hélas ! – sans en préciser clairement le sens…

De ces diverses décisions, on peut seulement déduire que le contenu du « principe de séparation des compétences du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire » serait une des manifestations possibles de la séparation des pouvoirs.

La seconde acception donnée au principe de séparation des pouvoirs par le Conseil constitutionnel, du moins dans le Dossier joint à  cette décision, revient à  le définir par une sorte d’autonomie fonctionnelle dont la principale composante serait l’autonomie financière qu’on examinera plus loin (I B). C’est l’indépendance des organes qui semble ici davantage visée que la séparation fonctionnelle[26]. À cet égard, il y a un précédent à  la décision du 9 août 2012 qui est celle du 3 mars 2009 – dont de larges extraits figurent au « Dossier » – relative à  la communication audiovisuelle. L’article de loi censuré étendait à  la révocation les garanties procédurales entourant la nomination des présidents de chaînes (effectuée par le Président de la République) en les assortissant d’une double formalité : l’avis conforme du Conseil supérieur de l’Audiovisuel et la procédure d’approbation parlementaire grâce à  laquelle les commissions compétentes des deux assemblées ont un droit de veto, une faculté d’empêcher une telle nomination si une majorité des trois cinquièmes était réunie (art 13 C. révisé en 2008). Le Conseil constitutionnel estima que l’article litigieux « méconnai(ssai)t tant la portée de cet article [13] que la séparation des pouvoirs » (cons. 13). Ainsi le principe de la séparation des pouvoirs venait conforter cette interprétation très restrictive de l’article 13 qui ne s’appliquait que pour les nominations. Alors que la défense de la liberté de communication aurait dû permettre une interprétation extensive de l’article 13, donc favorable au droit de veto pour les révocations, le Conseil constitutionnel fit l’inverse : il a fait jouer « la séparation des pouvoirs contre les libertés » comme l’a bien résumé Patrick Wachsmann[27]. Ce dernier s’est étonné d’une telle invocation du « principe de la séparation des pouvoirs » par cette décision alors que la solution adoptée « contredi(sai)t l’essence même de ce principe » Il ajoutait alors : « En refusant que soit conférée à  un organe parlementaire la faculté d’empêcher prévue par la loi sous examen, le Conseil confond la séparation des pouvoirs avec une interdiction de principe faite à  chacun des pouvoirs d’avoir part à  l’exercice des prérogatives de l’autre»[28].

Un tel précédent va donc dans le sens d’une interprétation qui assimile la séparation des pouvoirs à  une indépendance absolue des pouvoirs. Une telle interprétation est confortée par un autre passage de la même décision d’où il ressort que la simple consultation des commissions parlementaires compétentes sur les cahiers des charges des sociétés nationales, est déclarée contraire à  l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et donc à  la séparation des pouvoirs. Pourquoi ? Parce que le Conseil constitutionnel interprète celle-ci comme prévoyant une sorte de séparation entre les « compétences propres » du Gouvernement et celles du Parlement[29] de sorte qu’il serait interdit à  une loi quelconque de faire « intervenir une instance législative dans la mise en œuvre du pouvoir réglementaire ». Ainsi, il devient inconstitutionnel, car contraire à  la séparation des pouvoirs, de prévoir une consultation de la commission compétente des Chambres pour ce qui concerne le contenu du cahier des charges des chaînes publiques.

Résumons sur ce point : le Conseil constitutionnel interprète la prérogative reconnue aux commissions parlementaires de contrôler la révocation des présidents de chaînes publiques comme une atteinte à  la séparation des pouvoirs. À ce compte-là , on devrait logiquement considérer que l’existence des commissions d’enquête parlementaires est, en soi, une violation de la séparation des pouvoirs. Elle ne serait pas inconstitutionnelle, dira-t-on, parce qu’elle est prévue dans la constitution, mais si l’on raisonne ainsi, si l’on identifie la séparation des pouvoirs à  la répartition des pouvoirs prévue par la constitution la notion, selon certains, n’a plus de sens, ni de contenu propre[30]. On a désigné une telle interprétation de la séparation des pouvoirs comme une « conception fonctionnelle de la séparation des pouvoirs »[31], mais on se demande s’il ne serait peut-être pas plus judicieux de parler d’une conception « séparatiste » au sens d’une radicalisation de l’idée d’indépendance des organes. Pour notre propos, l’important est le fait qu’on comprend mieux la décision du 9 août 2012 si on l’éclaire par la décision du 3 mars 2009 : elle apparaît donc comme une extension au domaine financier de cette curieuse « théorie » de la séparation des pouvoirs.

B) L’autonomie financière des organes, condition d’existence de la séparation des pouvoirs ?

En ce qui concerne l’indépendance des organes (la séparation « organique » des pouvoirs), la plus instructive des lectures est celle de la jurisprudence financière du Conseil constitutionnel. Celle-ci a conféré une très large portée à  l’autonomie financière des pouvoirs publics constitutionnels, comme en témoigne l’existence de précédents relatifs aux lois de finances qu’on peut interpréter comme étant directement à  l’origine de la décision 2012-654DC. Celle-ci n’apparaît donc pas aux spécialistes du contentieux constitutionnel comme une surprise, mais plutôt comme la continuation d’une seule et même jurisprudence.

Le premier est tiré de la décision 2001-448 du 25 juillet 2001, portant sur la fameuse « LOLF » (la loi organique relative à  la loi de finances), le juge s’est penché sur la règle prévue dans cette loi selon laquelle « une mission spécifique regroupe les crédits des pouvoirs publics, chacun d'entre eux faisant l'objet d'une ou plusieurs dotations (alinéa du I de l'article 7, I, 3ème al.) ». Une telle règle est validée car — ajoute-t-il — « ce dispositif assure la sauvegarde du principe d'autonomie financière des pouvoirs publics concernés, lequel relève du respect de la séparation des pouvoirs »[32].

Toutefois, s'il faut trouver un véritable précédent à  la décision 2012-654DC, c’est incontestablement la décision du 27 décembre 2001 (2001-456 DC) relative à  la loi de finances pour 2002 car il s’agit d’un cas très similaire à  celui de 2012. On peut le démontrer aussi bien par le contexte de la décision que par celle-ci. En effet, la fin de la cohabitation houleuse entre MM. Chirac et Jospin eut pour effet de mettre sur le devant de la scène publique le problème des crédits affectés à  l’Élysée dont le montant est apparu de plus en plus élevé quand on a ajouté la somme des dépenses réelles puisées sur les budgets des autres administrations[33]. Dès cette époque, les parlementaires ont revendiqué un droit de contrôle sur de tels crédits qui leur a été concédé par la loi de finances pour 2002, dont l’article 115 disposait : « Est joint au projet de loi de finances pour chacun des pouvoirs publics un rapport expliquant les crédits demandés par celui-ci ». Comme on le voit, tous les pouvoirs publics constitutionnels étaient visés, le Conseil constitutionnel inclus, mais le pouvoir public visé était bien la présidence de la République. Alors que la saisine des parlementaires d’opposition ne comportait aucun grief d’inconstitutionnalité relativement à  cet article 115, le Conseil crut utile, comme dans le cas présent, de soulever d’office un problème et inventa une réserve d’interprétation qu’il convient de citer in extenso :

      « Considérant que ces dispositions ne sauraient être interprétées comme faisant obstacle à  la règle selon laquelle les pouvoirs publics constitutionnels déterminent eux-mêmes les crédits nécessaires à  leur fonctionnement ; que cette règle est en effet inhérente au principe de leur autonomie financière qui garantit la séparation des pouvoirs » (cons. 47,

2001-456 DC ) [34]

    .

Il ressort de cette réserve, introduite par la formule « ne sauraient être interprétées », que chaque pouvoir public serait ainsi compétent pour déterminer, c’est-à -dire auto-déterminer, les crédits dont il a besoin pour fonctionner. Par là , chaque pouvoir serait en mesure d’être indépendant des autres pouvoirs qui n’auraient ainsi nul pouvoir de contrôle sur lui en matière budgétaire. Il est clair qu’une telle réserve témoignait d’une hostilité du Conseil à  ce que le Parlement contrôle plus étroitement l’Élysée, ou encore d’autres institutions publiques parmi lesquelles figure – il faut quand même le dire – le Conseil lui-même (V. infra II)[35]. Une telle réserve aurait donc dû conduire logiquement le Conseil constitutionnel à  déclarer inconstitutionnel l’article 106 de la loi de finances du 27 décembre 2007 augmentant le traitement du chef de l’État, mais celle-ci ne lui fut pas exceptionnellement déférée, à  la différence notable du projet de loi de finances rectificatives de 2012.

Ainsi, la décision du 9 août 2012 réalise la menace que faisait planer sur le Parlement la décision du 27 juillet 2001 de sorte que l’on aurait pu intituler ces premiers développements « chronique d’une censure annoncée ». D’aucuns admireront peut-être, la constance du juge qui entend rester fidèle à  sa jurisprudence antérieure. Mais une réserve d’interprétation faite en 2001 a-t-elle vocation à  nécessairement à  être appliquée, « actualisée », mécaniquement dix ans après comme si rien n’avait changé entre-temps ? On peut en tout cas en discuter, on le doit même. En effet, cet extrait de la décision du 9 août 2002 va manifestement au rebours de l’évolution qui a abouti à  « dé-sanctuariser » l’Élysée pour ce qui concerne les comptes publics. En effet, entre 2001 et 2012 s’est intensifié le travail de contrôle des parlementaires sur le budget de l’Élysée grâce au travail d’un entreprenant député, René Dosière, qui a le 9 octobre 2001, posé une question orale dans laquelle il dénonçait l’opacité du budget de l’Élysée et les étranges pratiques budgétaires entourant son augmentation récurrente depuis 1995[36]. Le livre qu’il a tiré de ses investigations, L’argent caché de l’Élysée, a révélé que le budget réel de cette institution était deux fois plus important que le budget annoncé dans la loi de finances car la présidence de la République ponctionne régulièrement le budget des autres ministères pour fonctionner. Plus récemment, le même député a pu mettre au jour la dépense fastueuse – du moins en temps de crise – représentée par l’organisation de la garden party du 14 juillet, qui coûtait à  l’État la bagatelle de plus de 700 000 euros[37]. Ainsi s’expliquent, d’un côté, la proposition n° 14 du Comité Balladur recommandant d’inclure dans le budget de l’Élysée l’ensemble des charges et le soumettre au contrôle a posteriori de la Cour des comptes, et, d’un autre côté, la décision prise par le nouveau président de la République, en 2007, d’ouvrir les portes de l’Élysée à  la Cour des comptes. Cette dernière n’a pas manqué d’y faire une première enquête, avec des suites d’ailleurs imprévues pour ce qui concerne les conseillers du Président[38].

Quoi qu’il en soit, il en résulte que l’immixtion du Parlement et de la Cour des comptes dans les comptes de la Présidence de la République est une des principales innovations institutionnelles des cinq dernières années et on ajoutera, une innovation dont les citoyens peuvent se féliciter. Eh bien ! Malgré cette innovation, qui rogne ou restreint considérablement l’autonomie financière des services de la Présidence de la République, le Conseil constitutionnel a mécaniquement appliqué sa jurisprudence de 2001 à  la situation de 2012 – « actualisé » donc sa réserve d’interprétation – en considérant que la diminution du traitement du président de la République et du Premier ministre portait atteinte à  la séparation des pouvoirs. Une telle décision fait comme si rien ne s’était passé entre 2001 et 2012, comme si la réserve d’interprétation devait être maintenue et appliquée alors que le déroulement des faits postérieurs à  2001 révélait une évolution contraire, favorable à  une immixtion dans la sphère de l’autonomie financière de l’Élysée. Bref, une telle décision, celle du 9 août 2002, est politiquement rétrograde car elle va à  l’encontre du mouvement que l’on peut trouver positif du contrôle des fonds publics alloués à  l’Élysée.

Certes, on objectera que le Conseil constitutionnel peut avoir son propre avis sur la question de la transparence financière et qu’il est plus lié par sa jurisprudence que par l’opinion de tel ou tel autre pouvoir public. On a simplement voulu suggérer qu’un changement de la jurisprudence en fonction des circonstances était pensable et que la situation en 2012 n’était pas, concernant les crédits de l’Élysée (formule délibérément imprécise), la même. Mais si l’on revient sur le sol ferme de la dogmatique constitutionnelle, l’extrait commenté de la décision 2012-654 DC invoque le principe de séparation des pouvoirs d’une façon que l’on peut considérer comme très contestable. C’est ce qu’il convient maintenant de démontrer

 

II – Qui méconnaît le principe de séparation des pouvoirs : le législateur ou le Conseil constitutionnel ?

Il ressort du bref survol de la jurisprudence du Conseil que celle-ci oscille entre deux acceptions modernes de la séparation des pouvoirs. D’un côté, elle la conçoit comme « la séparation fonctionnelle », dont la manifestation juridique la plus nette serait le principe d’autonomie constitutionnelle de chaque branche, qui est révélée tantôt par l’expression de « principe de séparation des compétences entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif », tantôt par l’expression « principe de séparation des compétences du pouvoir législatif et du pouvoir réglementaire ». D’un autre côté, elle fait comme si la séparation des pouvoirs devait être interprétée comme une « séparation organique », c’est-à -dire conçue comme une indépendance absolue des organes ayant pour effet d’interdire l’immixtion d’un autre organe de l’État dans la sphère d’un autre organe. Cette indépendance aurait pour caractéristique d’être appliquée à  la sphère financière. On pense ne pas être infidèle au sens de la décision du 9 août 2012 en affirmant qu’elle a ici privilégié la seconde acception par rapport à  la première. Autrement dit la fixation dans la loi de finances, donc par le Parlement, du traitement des membres de l’Exécutif lato sensu[39] violerait l’autonomie financière de l’Exécutif, donc son indépendance organique et la séparation des pouvoirs. C’est bien sur le fondement du principe de l’autonomie financière des pouvoirs publics, corollaire – selon lui — de la séparation des pouvoirs que le Conseil constitutionnel a décidé d’annuler la disposition litigieuse relative au montant du traitement des membres de l’Exécutif.

Toutefois, le résultat auquel est arrivé le Conseil constitutionnel dans le cas d’espèce ici commenté ne peut qu’étonner le constitutionnaliste. En effet, on a vu qu’en un simple membre de phrase, le Conseil constitutionnel a « décrété »que la loi de finances « méconnaissait » la séparation des pouvoirs en fixant le traitement des membres de l’Exécutif (lato sensu). Or, selon nous, rien n’est moins sûr que cette affirmation qui nous semble témoigner d’une conception très discutable de la séparation des pouvoirs.

A)De la confrontation entre doctrine constitutionnelle et jurisprudence constitutionnelle : un « clash » juridique

1) Bref rappel de la doctrine constitutionnelle de la séparation des pouvoirs

Il n’est pas inconvenant de signaler aux membres de la juridiction du Palais Montpensier qu’à  propos du thème de la séparation des pouvoirs, la doctrine constitutionnelle a produit une littérature non seulement conséquente, mais – on osera le dire – de qualité[40]. Certes, comme on l’a vu en introduction, il est courant de relever que le principe de séparation des pouvoirs serait affecté d’une grande incertitude conceptuelle. Dans une récente étude, Michel Troper n’a pas compté moins de six sens différents attribués à  cette expression en droit constitutionnel[41]. Dans le Dictionnaire de culture juridique, il est indiqué que cette notion était, dès l’origine, empreinte d’une « indétermination structurelle »[42]. Mais d’un autre côté, la même doctrine est parvenue à  des résultats que l’on peut juger suffisamment solides pour en faire état. Certains membres de la doctrine ont relevé l’ambivalence constitutive du principe de séparation des pouvoirs qui peut être aussi bien interprétée comme un « précepte d’art politique »[43] que comme un « principe d’analyse du droit positif »[44]. D’autres ont proposé de l’analyser tantôt comme un principe « méta-constitutionnel », qui est un principe adressé aux auteurs de constitutions, tantôt comme une « règle constitutionnelle » adressée aux pouvoirs constitués[45]. D’autres, enfin, ont tenu à  faire remarquer que « l’édifice tient toujours debout, mais personne n’a jamais entrepris de le démonter pierre à  pierre »[46] et que le principe « revêt un sens général positif et opératoire »[47]. On peut tirer donc de la doctrine des leçons utiles pour comprendre ce que signifie la séparation des pouvoirs, et c’est ce qu’on voudrait ici en tout cas démontrer dans les développements suivants.

On sait que le seul principe clair de la séparation des pouvoirs est ce « principe négatif » en vertu duquel « il ne faut pas que les pouvoirs soient concentrés, confondus entre les mêmes mains d’un seul organe »[48]. Charles Eisenmann avait même formulé cette règle d’une manière très judicieuse en parlant d’une interprétation du chapitre de l’Esprit des Lois sur la constitution de l’Angleterre, mais en lui donnant une portée générale de théorie constitutionnelle. La première thèse peut être énoncée comme le principe de non-cumul des fonctions étatiques. En effet, à  lire Montesquieu, « il ne faut pas que deux ou trois pouvoirs étatiques, et à  plus forte raison, les trois, soient remis à  un seul et même organe ; il ne faut pas que le pouvoir de légiférer ou législatif, le pouvoir d’exécuter les lois ou exécutif, le pouvoir de juger ou, en termes de droit public, juridictionnel, soient confiés tous trois, ni deux d’entre eux, à  un même organe »[49]. Un tel principe de non-cumul des pouvoirs, ou encore de « non-confusion des pouvoirs »[50] peut donc être interprété comme un non-cumul des fonctions étatiques, tiré du XI, 6 de l’Esprit des Lois (de ses 12 premiers alinéas). Mais on peut aussi, inversement, l’interpréter, en termes d’organes – seconde acception du mot de pouvoir comme on le sait[51]. Dès lors, la règle de séparation peut s’énoncer de la façon suivante : il ne faut pas que « l’organe de deux des pouvoirs a fortiori l’organe des trois, soit identique, qu’un même organe, cumule deux des pouvoirs ou les trois »[52]. Ainsi conçu, le principe de séparation des pouvoirs se ramène à  l’idée suivante : c’est un « principe de non-confusion des trois pouvoirs, de non-identité des trois organes »[53]. Une traduction historique d’un tel principe se retrouve dans la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, sorte de « pré-constitution » de la Ve République, prévoyant que « le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement séparés, de façon à  ce que le Gouvernement et le Parlement assument, chacun pour sa part, et sous sa responsabilité, la plénitude de leurs attributions ».

Le principe de séparation des pouvoirs n’est donc pas aussi vague que l’on dit. Il repose sur un principe négatif ; il présuppose également une « pluralité d’organes » en ce qu’il est d’abord et avant tout une « distinction de pouvoirs » (Gewaltenunterscheidung, disent les Allemands)[54], présupposant donc l’existence d’une pluralité d’organes ; enfin, il débouche sur deux corollaires qu’on appelle la séparation fonctionnelle et la séparation organique, qu’on a déjà  entraperçus. La séparation fonctionnelle est un principe positif qui décrit la manière dont une constitution répartit les différentes fonctions étatiques entre les divers organes, les divers pouvoirs publics constitutionnels. On s’accorde à  inclure dans cette séparation fonctionnelle la « répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif « qui peut prendre deux formes : la répartition « par mode » et la répartition par domaine d’intervention[55]. La première forme de séparation (par mode) a l’avantage de moderniser la théorie de la séparation des pouvoirs en essayant de rendre compte de l’apparition d’un « pouvoir gouvernemental », distinct du pouvoir exécutif, face au pouvoir du Parlement qui aurait pour principale fonction celle de délibérer et/ou celle de contrôler. Quant à  la répartition par domaine, c’est la répartition des compétences par excellence, et elle porte sur la répartition des domaines législatif et réglementaire prévue par les articles 34 et 37, et considérée, à  l’origine (mais plus depuis) comme la grande révolution juridique de la Constitution de 1958.

Quant à  la séparation organique, qui est le second grand principe positif de la séparation des pouvoirs, il peut être défini comme « l’indépendance mutuelle des organes, c’est-à -dire principalement impossibilité pour une autorité, de nommer et encore moins de révoquer les membres d’une autre »[56]. Ici aussi, c’est Charles Eisenmann qui a ouvert les yeux à  la doctrine en insistant, dans son interprétation de Montesquieu, sur l’idée d’une « indépendance juridique réciproque des deux organes »[57] (et non deux pouvoirs) que sont le Parlement et le Gouvernement. Appliquée au domaine du droit constitutionnel, un tel principe interdirait l’existence du régime parlementaire qui repose sur la responsabilité du gouvernement devant le Parlement et donc la possibilité d’une révocation, et il aurait du mal à  rendre compte du régime présidentiel dans la mesure où existe, dans ce régime, l'impeachment et le pouvoir de confirmation des nominations par le Sénat. C’est pourquoi la portée d’une telle règle est surtout restreinte, de nos jours, aux rapports entre les deux pouvoirs d’action (législatif et exécutif) et la justice – du moins la magistrature du siège – dont l’indépendance par rapport au pouvoir politique est constitutive de son identité. Bien que la séparation organique soit un peu le parent pauvre des études sur la séparation des pouvoirs[58], une chose reste sûre : cette indépendance des organes n’est jamais pensée en termes d’indépendance financière. On le démontrera plus loin (V. Infra, II, B).

On objectera à  notre présentation qu’on a ici décrit l’interprétation de la séparation des pouvoirs comme principe politico-juridique et invention de la philosophie libérale. On aura alors beau jeu de réfuter notre position en invoquant, l’idée selon laquelle « le principe de séparation des pouvoirs (...) (est) davantage (...) un schéma théorique qui permet d’évaluer des réalités qui s’en inspirent plus ou moins »[59] ; il y aurait donc un écart entre le « principe » de séparation et les faits, c’est-à -dire le droit positif, qu’il faudrait toujours avoir à  l’esprit.

Mais surtout on pourrait nous objecter le droit qu’aurait le Conseil constitutionnel à  interpréter comme il l’entend la séparation des pouvoirs. Son interprétation « authentique » – au sens donné par Kelsen à  ce mot – lierait la doctrine qui serait, en quelque sorte, sommée de rendre compte des nouveaux sens conférés à  ce principe. C’est à  une telle tâche que s’est livré, avec la finesse qu’on lui connaît, Pierre Avril dans une brève étude d’où il ressort selon lui qu’on a assisté à  une véritable « résurrection jurisprudentielle »[60] du principe de séparation des pouvoirs, résultant de l’interprétation, par le Conseil constitutionnel, de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[61]. Il faudrait selon lui interpréter l’évolution du droit positif de la Ve République de la façon suivante : « De 1958 à  aujourd’hui, la séparation des pouvoirs a donc changé de nature, passant d’un principe d’organisation politique à  un principe juridique, mais ce faisant, elle a surtout changé de signification : son but était en 1958 de permettre la restauration de l’indépendance de l’autorité de l’exécutif parce que la faiblesse des gouvernements était alors la question principale : son objet actuel est d’assurer l’indépendance des juridictions afin de garantir des droits, parce que la concentration du pouvoir politique appelle un nouvel équilibre conformément à  l’objectif de modération que visait Montesquieu dont on rejoint ainsi l’inspiration »[62]. C’est ce qui résulterait notamment de sa jurisprudence sur les validations législatives, interprétées comme une immixtion indue du pouvoir législatif dans l’activité de la fonction juridictionnelle[63], ou même de sa jurisprudence estimant conforme à  la Constitution l’interdiction faite à  une commission parlementaire d’enquêter sur des faits ayant donné lieu à  des poursuites judiciaires[64].

Toutefois, on peut se demander si cette réinterprétation du principe n’est pas trop radicale car le principe de séparation des pouvoirs continue à  servir d'instrument pour justifier la protection de la sphère d'autonomie de l'Exécutif vis-à -vis du Parlement. Il conserve, comme on l’a vu, une valeur « opératoire ». Mais surtout, une telle interprétation est plutôt bienveillante à  l’égard du Conseil constitutionnel dont on nous dit qu’il aurait veillé à  construire des contre-pouvoirs en protégeant les juridictions, en inventant un « pouvoir juridique » contre « le pouvoir politique » pour reprendre une classification de Maurice Hauriou. Notre propre interprétation sera moins bienveillante quant à  la manière dont le Conseil constitutionnel interprète la séparation des pouvoirs : sans nous prononcer ici sur les autres pans de la jurisprudence constitutionnelle invoqués par Pierre Avril, on se bornera à  soutenir que, jugée seulement à  l’aune tant de la décision que nous commentons (DC 2012-154) que de celles qui l’éclairent rétrospectivement (analysés supra I), la conception de la séparation des pouvoirs défendue par le Conseil constitutionnel méconnaît le sens profond de ce concept fondateur du constitutionnalisme et du droit constitutionnel moderne.

Après avoir rappelé trop brièvement ce qu’on entend traditionnellement par séparation des pouvoirs dans la doctrine constitutionnelle, il convient de confronter une telle doctrine à  la conception que s’en fait le Conseil constitutionnel. Il en résulte un contraste assez net et qui, selon nous, n’est pas à  l’avantage des citoyens et des droits de ceux-ci que le Conseil constitutionnel est censé protéger puisqu’il s’est auto-institué « gardien des libertés »[65].

2) Méconnaissance de la séparation « fonctionnelle » des pouvoirs

Sur ce point précis, l’interprétation de la séparation des pouvoirs par le Conseil constitutionnel est contestable en ce qu’elle la rapporte uniquement à  un problème de répartition des compétences entre l’exécutif et le législatif qu’elle extrapole très librement de la Constitution de 1958. Ainsi, il est hautement problématique, comme le fait le Conseil constitutionnel, de lire les articles 5 et 20 de la Constitution comme relevant de la séparation des pouvoirs entendue comme un problème de compétences. En effet, ces articles de la Constitution de 1958 définissent des missions[66] – c’est le cas de l’article 5 – ou une position institutionnelle et une mission (art 20 al.1) qui n’ont rien à  voir, techniquement parlant, avec des « compétences ». On a en effet toujours interprété l’article 5 comme un article qui fixe un cadre d’action au président de la République, mais on a toujours douté de sa portée normative et en tout cas, la doctrine n’a jamais envisagé un tel article comme étant attributif de compétences au sens strict du terme. La meilleure preuve est que les attributions du président sont fixées dans d’autres articles que l’article 5. Il est donc très curieux de voir le Conseil constitutionnel rapporter les articles 5 et 20 de la Constitution de 1958 à  une question de répartition des compétences. Dans la Constitution, le seul endroit où, à  propos des pouvoirs publics constitutionnels la répartition des compétences est explicitement traitée, se trouve dans les articles 34 et 37 qui délimitent, comme on le sait les domaines d’application de la fonction législative et de la fonction réglementaire. Il est évident que le problème de séparation des pouvoirs entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne s’épuise pas dans cet unique problème de répartition. On le voit bien dans cette affaire dans la mesure où le cas concret ne pouvait pas être résolu à  travers cette grille d’analyse[67].

Si l’on souligne ce problème de qualification juridique, c’est qu’il est, en partie, à  l’origine de la difficulté qu’on éprouve à  comprendre la jurisprudence du Conseil constitutionnel tant son usage des concepts juridiques est parfois très relâché. C’est frappant pour l’usage du terme de « compétences ». On l’a déjà  vu plus haut à  propos des articles 5 et 20 C qu’il en a une conception très extensive. Or, en droit public, une compétence n’est pas un pouvoir, mais – si on veut être rigoureux – le domaine d’application du pouvoir[68]. La compétence d’un juge, c’est le ressort de sa juridiction, ce sur quoi il est habilité à  trancher des litiges, de même que la compétence du pouvoir législatif, c’est la sphère dans laquelle il est habilité à  légiférer tout comme la compétence du pouvoir exécutif, c’est la sphère dans laquelle il est habilité à  agir, soit normativement, soit matériellement. Donc, c’est très largement s’engager dans une impasse que de décrire la séparation des pouvoirs comme un problème de répartition des compétences entre le Gouvernement et le Parlement car la notion de compétence ne recouvre pas l’ensemble des relations juridiques entre les deux instances qui ne se laissent pas ainsi circonscrire par le recours à  celle-ci. On l’a vu à  propos des prérogatives du Président (art 5 C), et du Gouvernement (l’art. 20 al.1).

Mais il y a plus grave : l’interprétation revient à  adopter une conception extensive de l’autonomie constitutionnelle de chacune des branches du pouvoir de l’État. Patrick Wachsmann avait déjà  relevé une certaine confusion dans le raisonnement du juge lorsqu’il commenta le passage de la décision 2009 -577DC sur l’Audiovisuel (V. supra, I, A) relatif à  l’avis des commissions parlementaires sur les cahiers des charges des chaînes publiques. Sur ce point précis – écrit-il – « le Conseil confond la séparation des pouvoirs avec la spécialisation des pouvoirs et ignore le fait capital que la faculté d’empêcher est au cœur de la séparation des pouvoirs. Il rabaisse en réalité cette dernière à  la préservation des franchises de l’exécutif, sans que le fait qu’une liberté soit en cause y change quoi que ce soit »[69]. L’expression de « franchises de l’exécutif » met le doigt sur l’essentiel : le Conseil reconnaît aux autorités exécutives, ici le Gouvernement, une autonomie très large qui les met en quelque sorte à  l’abri d’une immixtion du Parlement. La fonction exécutive, assimilée d’ailleurs au pouvoir réglementaire et interprétée comme une « compétence propre », devient autonome dans son fonctionnement. Il est donc possible d’interpréter la décision sur l’Audiovisuel de 2009 comme signalant la résurgence de la vieille doctrine de la séparation des pouvoirs conçue comme une spécialisation des pouvoirs, et de pouvoirs qui seraient étanches les uns aux autres. Il faut donc en déduire que le principe de séparation des pouvoirs interdit l’immixtion du Parlement dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire, comme l’a reconnu le Conseil constitutionnel dans sa décision relative à  la modification du règlement intérieur du Sénat, à  propos des commissions d’enquête[70].

On ajoutera à  ce propos que le Conseil constitutionnel n’est pas seul à  raisonner ainsi[71]. On sait que l’Assemblée nationale a refusé à  un juge d’instruction la transmission de documents collectés par une mission d’information relative à  l’attentat de Karachi, réitérant son interprétation de 2001 où la même Assemblée nationale avait refusé de transmettre à  un juge d’instruction les documents réunis par une mission d’information sur le génocide au Rwanda. Elle a invoqué le principe de séparation des pouvoirs en vertu duquel « la demande d’accès du juge à  des documents internes interfère avec l’exercice de la mission de contrôle reconnue au Parlement à  l’article 24 de la Constitution »[72]. Ainsi, la séparation des pouvoirs est mobilisée pour revendiquer des privilèges d’extra-territorialité : l’Élysée, comme le Parlement, serait à  l’abri d’enquêtes extérieures les concernant.

Que des telles solutions puissent être couvertes par l’invocation de la séparation des pouvoirs reste un mystère. Depuis quand un tel principe peut-il être mobilisé pour défendre des causes visant à  revendiquer un pouvoir absolu, au sens juridique d’un pouvoir non contrôlable par un tiers ? Pour ceux qui l’auraient oublié, on peut citer utilement le fameux précédent de l’affaire du Watergate au cours de laquelle les avocats de Nixon avaient invoqué la séparation des pouvoirs pour justifier le Privilège de l’Exécutif, au nom duquel le Président des États-Unis refusait de faire droit aux prétentions de la justice américaine d’obtenir les enregistrements litigieux du Watergate. La Cour suprême des États-Unis balaya cet argument de la séparation des pouvoirs dans un passage de sa décision qui mérite d’être ici reproduit in extenso :

    « Mais ni la doctrine de la séparation des pouvoirs, ni la nécessité de tenir secrètes les communications gouvernementales de haut niveau, ne peuvent, – en tant que telles et sans plus – justifier une protection absolue et inconditionnée du Président en toutes circonstances contre citation judiciaire. Le juge doit certes attacher un grand prix à  la nécessité pour le Président de pouvoir attendre de ses conseillers la plus parfaite franchise et objectivité. Cependant lorsque ce privilège est invoqué sur le fondement d'un vague et imprécis droit au secret au nom de l'intérêt public à  garder confidentielles de telles conversations, il faut le confronter à  d'autres impératifs. (...)

Un privilège absolu et inconditionné serait un obstacle à  l'exécution par la branche judiciaire de son devoir constitutionnel fondamental qui est de rendre justice dans les affaires criminelles et il entrerait manifestement en conflit avec la fonction judiciaire des cours de justice telle qu'elle est définie à  l'Article III [de la Constitution]. En concevant la structure de notre gouvernement et en divisant et en répartissant les attributs de la souveraineté entre trois branches égales, les constituants ont cherché à  mettre sur pied un système de gouvernement complet, mais les pouvoirs séparés n'ont pas été conçus pour agir dans une absolue indépendance (...).

Lire les pouvoirs présidentiels de l'Article II [de la Constitution] comme conférant un privilège absolu contre toute citation judiciaire indispensable à  l'application des lois pénales, sans autre justification que l'intérêt public à  garder secrètes les conversations exclusives de considérations militaires ou diplomatiques, bouleverseraient les équilibres constitutionnels d'un gouvernement qui puisse fonctionner et mettrait gravement en péril les fonctions qui sont celles de la justice aux termes de l'Article III [de la Constitution]. »[73]

Cette longue citation permet de mettre en relief que la séparation des pouvoirs est interprétée même aux États-Unis – pays, dit-on sans cesse, où prévaudrait une séparation stricte des pouvoirs – dans un sens qui exclut totalement cette idée malsaine d’une autonomie absolue des « branches » ou des organes du pouvoir étatique. L’idée même d’équilibre des pouvoirs va justement à  l’encontre d’une telle interprétation « séparatiste ». La Cour suprême l’a clairement rappelé : « les constituants ont cherché à  mettre sur pied un système de gouvernement complet, mais les pouvoirs séparés n'ont pas été conçus pour agir dans une absolue indépendance ». Une telle leçon, qui vaut pour un régime dont on dit qu’il est de séparation « stricte » des pouvoirs, vaut a fortiori pour les régimes à  séparation « large » ou si l’on veut « atténuée » des pouvoirs.

Si l’on a pris l’exemple de la jurisprudence américaine, c’est parce que celle-ci permet d’invalider l’interprétation « séparatiste » du principe de séparation des pouvoirs effectuée en France par le Conseil constitutionnel et par le Bureau de l’Assemblée nationale (dans les affaires du Rwanda et de Karachi) selon laquelle il serait un principe de spécialisation fonctionnelle en vertu duquel chaque organe serait compétent pour régir son propre domaine, sans immixtion possible d’un autre pouvoir.

Mais on pourrait s’appuyer tout aussi bien sur la production de la doctrine constitutionnelle française. Celle-ci a démontré, depuis longtemps, que le principe de séparation des pouvoirs n’a jamais signifié le cloisonnement et l’étanchéité des pouvoirs, mais tout simplement leur collaboration pour qu’il n’y ait pas cumul des fonctions juridiques. Charles Eisenmann et Michel Troper ont définitivement fait justice de cette « interprétation-juriste » de la séparation des pouvoirs en montrant qu’il est erroné d’interpréter la séparation des pouvoirs en termes de spécialisation des pouvoirs. La même doctrine a souligné, à  l’envi, que la principale difficulté de la théorie de la séparation des pouvoirs tenait au mot de « séparation », maladroit dans la mesure où la réalité qu’il est censé décrire – une réalité politique davantage qu’une réalité juridique – est celle de la collaboration de plusieurs organes à  différentes fonctions et de l’interdépendance résultant de l’action (faculté de statuer) et de la réaction (faculté d’empêcher)[74]. Enfin, on a pu récemment suggérer que le cœur de la doctrine de la séparation des pouvoirs, sa partie la plus solide, consiste à  dénoncer les situations de confusion entre juge et partie, que ce soit en matière judiciaire ou dans l’exercice des pouvoirs politiques – comme il ressort de la distinction entre volonté de séparer les pouvoirs constituants et les pouvoirs constitués perçue par Sieyès comme une forme de séparation des pouvoirs[75]. Or c’est précisément à  une telle confusion que conduit la décision ici commentée du Conseil constitutionnel dans la mesure où elle aboutit à  donner au président de la République le pouvoir de fixer lui-même le montant de sa rémunération.

Ainsi, le Conseil constitutionnel se méprend sur le sens de la séparation des pouvoirs, comme il ressort de la confrontation de sa jurisprudence tant avec le droit comparé qu’avec la théorie constitutionnelle. Il n’est pas interdit de percevoir dans cette torsion autoritaire de la séparation des pouvoirs – une conception « française » de la séparation des pouvoirs ? – la marque d’un certain trait absolutiste de la façon de juger du Conseil constitutionnel français[76].

B) Autonomie financière et séparation des pouvoirs : contre la lecture « intégriste » du Conseil constitutionnel

Il ressort de la décision ici commentée que, par le biais de la loi de finances fixant le montant du traitement président de la République et du Premier ministre, le Parlement pourrait exercer une pression indue sur l’Exécutif, dans un domaine (le statut des membres de l’Exécutif et plus exactement leur traitement) où il n’aurait pas à  s’immiscer. Personne n’avait jamais imaginé un danger de ce type, mais il semble que, les membres du Conseil constitutionnel aient eu cette idée dès décembre 2001. Afin de prévenir un tel danger, ils ont invoqué une curieuse conception de l’autonomie financière de l’Exécutif et, plus globalement, des pouvoirs publics constitutionnels. En effet, pour être indépendants, ceux-ci devraient jouir de l’autonomie financière et ne pas être soumis à  l’hétéronomie financière que représenterait la loi de finances votée par le Parlement. Un tel raisonnement présuppose que l’indépendance statutaire des membres titulaires d’un pouvoir de l’État (pouvoir exécutif par exemple, mais aussi pouvoir judiciaire) exigerait non seulement leur autonomie financière, mais une autonomie absolue, interdisant une immixtion d’un tiers. Or, un tel raisonnement est très contestable car non seulement il fait de l’autonomie financière un critère déterminant de l’indépendance statutaire des organes de l’État – ce que personne n’avait jamais évoqué dans la théorie classique de la séparation des pouvoirs – mais il trahit une conception absolutiste ou « intégriste » d’une telle autonomie.

Bref, on voudrait suggérer, dans les développements suivants, le caractère intenable de la thèse selon laquelle l’autonomie financière des pouvoirs publics constitutionnels serait la garantie indispensable à  la séparation des pouvoirs. Il s’agit ici donc de contester l’ajout interprétatif fait par le Conseil constitutionnel à  la conception organique de la séparation des pouvoirs. En effet l’idée selon laquelle l’atteinte portée, en l’espèce par la loi de finances, à  l’autonomie financière de « l’Exécutif » lato sensu -– serait constitutive d’une violation du principe de séparation des pouvoirs mériterait une double démonstration : il faudrait établir d’une part, que l’autonomie financière est une condition d’existence de la séparation des pouvoirs et d’autre part, que la fixation par la loi de la rémunération de ses membres porterait atteinte à  l’autonomie financière de l’Exécutif. Aucune de ces démonstrations n’est ici effectuée, mais aucune d’elles n’est possible.

1) L’autonomie financière est-elle une condition d’existence de la séparation des pouvoirs ?

Le principe d’autonomie financière revêt différentes significations selon que les organes en cause sont ou non des organes de l’État stricto sensu. On parle d’autonomie financière pour les collectivités locales ou pour les établissements publics, mais dans le cas, par exemple, des communes ou des universités, cette autonomie est fortement réduite par la tutelle, de droit ou de facto, que fait peser sur elle l’État, ou encore plus par l’encadrement juridique étatique qui la prévoit. Si l’on se limite au seul cas des pouvoirs publics constitutionnels, la polysémie du terme n’est pas moins frappante. On peut entendre l’autonomie financière comme une « autonomie budgétaire », ce qui signifie une « totale liberté dans l’établissement des dotations, sans intervention extérieure à  l’organisme en cause »[77]. Mais une telle autonomie peut avoir un sens différent et être décrite en termes comptables, et elle deviendrait moins la liberté de fixation des crédits que « la liberté d’exécution des dotations »[78]. Selon cette dernière acception, l’autonomie financière aurait un sens très concret qui est la liberté de gestion et d’exécution de son propre budget. C’est un tel privilège exorbitant du droit commun qui est accordé, en France, aux assemblées parlementaires et « dans une certaine mesure à  la présidence de la République »[79].

L’expression d’autonomie financière est donc susceptible de plusieurs acceptions. L’imprécision est encore démultipliée quand on la met en relation avec la séparation des pouvoirs dont on a vu la redoutable polysémie. Certes, on a pu, à  bon droit, relever que la doctrine constitutionnelle a rarement réfléchi au rapport existant entre séparation des pouvoirs et autonomie financière, rapport qui est donc une sorte d’angle mort de la doctrine constitutionnelle[80]. Mais si ce constat est certain, la même doctrine a souligné que l’indépendance des organes de l’État, quand il s’agit de l’indépendance « personnelle » [81] et non pas de l’indépendance « fonctionnelle », doit être entendue comme une indépendance juridique et non pas comme une indépendance de fait[82]. Le critère déterminant pour l’indépendance, au sens juridique, est celui de savoir si un des organes peut mettre fin au mandat ou au titre détenu par un autre organe. L’exemple toujours cité est ici celui de l’indépendance des magistrats du siège qui leur garantit une protection contre les deux pouvoirs d’action que sont le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Or, on comprend bien que le fait de raisonner en termes d’autonomie financière conduit à  glisser dangereusement sur le terrain de l’indépendance de fait et peut conduire à  fragiliser la notion de la séparation des pouvoirs dont le caractère vague et proliférant permettra au juge constitutionnel de censurer n’importe quelle disposition de loi. C’est ce risque qu’actualise la présente décision.

Mais il y a une objection encore plus forte, d’ordre purement théorique, qui porte sur le lien intrinsèque entre séparation des pouvoirs et autonomie financière. Le Conseil constitutionnel raisonne comme si celle-ci était la condition de celle-là . Or, une analyse un peu poussée de leurs rapports conceptuels permet de mettre en doute cette assertion. Certes, on trouve chez certains membres de la doctrine l’idée reçue selon laquelle « l’indépendance fonctionnelle des assemblées parlementaires découle du principe de séparation des pouvoirs qui enlève à  la loi toute autorité pour régir le fonctionnement interne du législatif »[83]. Mais elle est loin de s’imposer comme la seule explication possible. On a pu très légitimement, lui opposer des objections. D’abord parce que, dans des régimes constitutionnalistes respectables attachés au principe de séparation des pouvoirs, comme le régime parlementaire britannique, l’autonomie financière des assemblées parlementaires n’existe pas comme règle de droit. Surtout, on a pu pendant très longtemps invoquer comme une justification alternative à  la séparation des pouvoirs, la souveraineté du Parlement. Des auteurs aussi éminents que Louis Trotabas ou Jean Rivero ont soutenu une telle thèse, même si celle-ci est très fragile[84]. On peut cependant, sans risque d’exagération, soutenir que, pour fonder l’autonomie financière des pouvoirs publics, la thèse de la souveraineté du Parlement est aussi fragile que la séparation des pouvoirs. Il en résulte que la seule justification du principe de l’autonomie financière qui demeure est surtout la coutume ou la tradition. Cela vaut pour le principe de l’autonomie financière des assemblées parlementaires.

Enfin, il nous semble toutefois que le point capital dans cette affaire est moins la question de la « source » de l’autonomie financière[85] que l’idée selon laquelle l’autonomie financière est nécessairement « relative » ou « limitée ». C’est pourquoi, relève Vincent Dussart, la notion de souveraineté est inadéquate pour fonder l’autonomie financière des assemblées parlementaires. Tout comme les personnes juridiques infra-étatiques (les collectivités territoriales, les universités), les pouvoirs publics ont eux aussi une autonomie « limitée ». Leur indépendance financière n’est jamais absolue. Afin de le démontrer, on pourrait prendre pour exemple seulement le cas des juges, des magistrats du siège, dont l’indépendance existe sans qu’ils aient, institutionnellement, d’autonomie financière. Mais le cas limite de l’autonomie financière des assemblées parlementaires est encore plus parlant. Ce principe juridique signifie seulement que chacune d’entre elles fixe souverainement ses dépenses au moyen de ses organes internes[86]. Mais, pour se rapprocher du cas présent, — qui porte sur les traitements, l’argent perçu par les titulaires des fonctions gouvernantes — un tel principe ne signifie sûrement pas que chacune d’elle serait libre de déterminer l’indemnité de ses membres, les parlementaires. Même sous la IIIe République, où l’autonomie financière était plus poussée, les chambres se voyaient imposer un tel montant par la loi[87]. Certes, chacune des deux chambres consentait à  la loi de finances mais, en droit, on ne peut pas dire que c’est la chambre elle-même qui fixait l’indemnité de ses membres car c’est le Parlement en tant qu’autorité conjointe des deux assemblées qui la fixait par une loi. On voit par cet exemple que l’autonomie financière des chambres n’est absolument pas contradictoire avec l’idée de leur « hétéronomie » financière dans la mesure où chacune d’elles se voit imposer une décision prise conjointement par le Parlement qui apparaît alors comme un tiers. On peut raisonner a fortiori et affirmer que, si les chambres sont soumises à  une sorte d’hétéronomie financière, c’est encore plus vrai pour l’Exécutif et le chef de l’État (V. infra III, pour des exemples).

Pour résumer, ce serait une grave erreur de croire que l’autonomie financière des pouvoirs publics pourrait être absolue. Or, c’est bien la faiblesse de la décision ici commentée, que d’absolutiser une telle autonomie.

2) La fixation du traitement menace-t-elle, in concreto, l’indépendance des organes ?

Il manque dans la double décision du Conseil constitutionnel de 2001 et de 2012, la double démonstration selon laquelle, d’une part, la détermination du montant du traitement du président de la République et des membres du Gouvernement serait un élément déterminant de l’autonomie financière de l’Exécutif et d’autre part, la détermination par le Parlement des traitements des membres de l’Exécutif menacerait son autonomie financière.

Examinons le droit positif : avant cette décision, l’Exécutif n’était pas libre de fixer les traitements de ses membres. En effet, comme on l’a vu, il résultait de dispositions de la loi de finances que c’était le Parlement qui les fixait, aussi bien en 2002, qu’en 2007. Mais, en ce qui concerne du moins le président de la République, cette règle connaissait un tempérament « coutumier » qui en atténuait considérablement la portée. En effet, il apparaît que, selon une convention de la constitution existante, « les demandes de crédits de l’Élysée, lors de l’élaboration de la loi de finances, ne sont en rien discutées par le Parlement »[88]. On peut donc supposer que la fixation du montant des traitements tombe sous le coup de cette règle qui serait selon certains, d’une règle de « courtoisie » ou qui témoignerait, d’une certaine déférence à  l’égard du Président de la République. Mais dans le cas présent, la difficulté est que le Conseil constitutionnel a pris en bloc le chef de l’État et le Premier ministre alors qu’on ignore si cette règle conventionnelle vaut également pour le Gouvernement.

Si l’on confronte cette première observation à  la conclusion pratique du Conseil constitutionnel dans la décision du 9 août 2012, le résultat est instructif : dans les faits, l’indépendance financière du président de la République ne semblait pas menacée par le Parlement qui avait « l’habitude » de ne pas discuter les crédits accordés à  la Présidence. Habitude qui ne semble pas résulter du seul fait majoritaire car s’il y a une convention de la Constitution, on peut supposer que, en temps de cohabitation, la même règle a prévalu et que le Parlement n’a pas fait de son arme budgétaire un usage hostile au président de la République. Il est très probable que c’est la longue cohabitation entre M. Chirac et M. Jospin (1997-2002) qui a laissé penser au Conseil constitutionnel qu’une menace de conflit sérieux pourrait surgir, à  propos des crédits accordés à  l’Élysée, et notamment à  la rémunération. Le seul cas qui serait à  prendre en considération serait celui dans lequel le Parlement ne permettrait plus au président et aux ministres de la République d’avoir un traitement correct, ce qui reviendrait à  leur « couper les vivres » par une sorte de perte de salaire si l’on veut s’exprimer en termes du langage ordinaire. On est donc bien obligé de conjecturer que le Conseil constitutionnel a voulu prévenir un danger futur qui serait celui d’une cohabitation longue et rugueuse. C’est la seule hypothèse plausible qui peut, en pratique, justifier cette jurisprudence dont on a vu plus haut qu’elle méconnaissait complètement l’esprit de la séparation des pouvoirs.

Une telle solution n’emporte pas la conviction pour plusieurs raisons. Il est d’abord curieux de raisonner à  partir de l’hypothèse de la cohabitation que la réforme du quinquennat et du calendrier électoral a explicitement visé à  rendre improbable. Elle peut survenir certes pour des raisons variées (dissolution, ou décès, destitution ou démission du président), mais elle est quand même improbable. S’il faut partir de hypothèse extrême pour en inférer une possible violation de la séparation des pouvoirs, cela revient à  trancher le problème de droit en se fondant sur l’hypothèse d’une crise grave, d’un blocage des pouvoirs et donc d’un conflit constitutionnel au sens fort du terme[89]. Or, on sait que le juge constitutionnel n’est pas le mieux placé pour régler ce genre de conflit.

Une seconde raison tient à  l’irréalisme de la solution retenue. En effet, la garantie pratique envisagée revient à  laisser à  l’Exécutif le soin de fixer lui-même le montant des rémunérations. Une telle garantie est illusoire en pratique. En effet, il faudra bien que la somme fixée par l’Exécutif pour de tels traitements soit couverte par des crédits publics. Or, ces crédits sont, sauf preuve du contraire, alloués par le Parlement dans le cadre de la loi de finances qui fixe désormais des crédits par « missions ». Or, que se passerait-il si le Parlement décidait de réduire drastiquement les crédits correspondant au fonctionnement des services de la Présidence ou du Gouvernement, ou des ministères ? Puisque l’autonomie financière de l’Exécutif est nécessairement relative, elle peut toujours à  un moment ou un autre être réduite par le Parlement. Le danger d’un conflit entre le pouvoir exécutif et le Parlement n’est donc pas du tout écarté par la règle créée par le juge. Pour l’écarter, il faudrait remettre en cause le principe selon lequel le Parlement détient les cordons de la bourse, comme l’écrivait Esmein[90]. Est-ce que le Conseil constitutionnel est prêt à  aller jusqu’à  des extrémités pareilles qui remettraient en cause le fondement même du parlementarisme ?

Il ressort de ces développements qu’il apparaît très difficile de fonder, en droit, cette assertion selon laquelle la fixation des traitements des membres de l’Exécutif par le Parlement « méconnaît le principe de séparation des pouvoirs ». Cette décision du Conseil constitutionnel ne peut pas davantage apparaître fondée si on la confronte aux réquisits du constitutionnalisme, constitutionnalisme sur lequel repose pourtant sa légitimité.

 

III – Un renforcement irréfléchi de la présidentialisation du régime

Arrivé presque au terme de cette analyse critique, on doit revenir plus en détail sur la raison la plus vraisemblable de l’interprétation ici faite de la séparation des pouvoirs par le Conseil constitutionnel, à  savoir que le président de la République sous la Ve République pourrait, à  l’occasion d’un conflit avec le Parlement, se voir son traitement largement amputé. Son indépendance statutaire serait donc menacée par la loi votée par le Parlement (loi de finances en l’occurrence, mais cela pourrait être une autre loi) et il faudrait donc protéger le chef de l’État contre le Parlement. Dans le cadre actuel du fonctionnement de nos institutions, une telle hypothèse ne pourrait survenir que dans le cadre d’une cohabitation très conflictuelle ou dans l’hypothèse encore plus rare d’un président qui serait entré en conflit avec sa majorité parlementaire. On pourrait aussi arguer du fait que le président de la République n’étant pas politiquement responsable devant le Parlement, il serait judicieux d’empêcher que, via la question du traitement et donc l'attribution des crédits budgétaires, émerge une sorte de contrôle parlementaire de la présidence de la République[91]. Mais à  supposer que ces arguments aient été ceux retenus par le Conseil constitutionnel (dont la motivation reste « silencieuse »), ces derniers ne peuvent résister à  la double objection du déséquilibre institutionnel induit par une telle décision et de l’atteinte au constitutionnalisme.

A) L’accroissement d’un déséquilibre des pouvoirs

La question qui se pose au commentateur est de savoir, en fin de compte, si l’utilisation ici faite du principe de séparation des pouvoirs aboutit à  modérer les pouvoirs, comme le veut le sens habituellement donné à  ce principe. En effet, il convient de rappeler que si des esprits profonds ont songé à  imposer dans les constitutions la règle de non-cumul des fonctions étatiques, c’est parce qu’ils avaient perçu, dans la pratique politique de certains pays, les effets nocifs d’une telle concentration du pouvoir. La séparation des pouvoirs a pris toujours la forme d’une division du pouvoir pour éviter qu’une seule et même autorité concentre, par exemple le pouvoir de faire la loi et de l’exécuter. Elle est mieux comprise si on la perçoit comme une balance des pouvoirs, c’est-à -dire un mécanisme engendrant de la liberté politique[92]. On a vu plus haut que la Cour suprême des États-Unis associait étroitement la séparation des pouvoirs à  l’idée des « équilibres constitutionnels » entre les « branches » du pouvoir, entre les différents organes de l’État.

Une telle interprétation présuppose de déterminer à  quel pouvoir doit faire équilibre le principe de séparation des pouvoirs. La réponse à  une telle question suppose de déterminer le pouvoir qui est aujourd’hui, sous la Ve République le pouvoir prépondérant, celui qu’il convient donc de borner. De quel pouvoir, celui du président de la République ou celui du Parlement, doit-on craindre aujourd’hui des abus ou des excès ? Si c’était le Parlement, on pourrait à  la limite comprendre le raisonnement du Conseil constitutionnel qui déciderait de fixer des limites au législateur. Mais il faut avoir une conception bien curieuse des institutions de la Ve République pour adopter une telle conclusion. On sait aujourd’hui, après soixante ans de régime, que le pouvoir prépondérant est celui du chef de l’État. C’est lui qu’il faut tenter de contrebalancer par d’autres pouvoirs. Seule l’exception de la cohabitation pourrait justifier une inversion de la tendance. Le risque existerait que le premier ministre pourrait déposer un projet de loi réduisant considérablement le traitement du président de la République. Pourtant, cette hypothèse, qui semble assez irréaliste, mais qu’on peut prendre en compte pour les besoins du raisonnement, confirme la thèse globale ici défendue : sous la Ve République, et encore plus depuis 2002, le régime est tendanciellement présidentialiste.

Si l’on raisonne en termes d’équilibre des pouvoirs – et c’est probablement la seule manière de comprendre cette décision cryptée du Conseil constitutionnel – il faut en déduire que le pouvoir du président sort renforcé d’une telle jurisprudence, celle de 2001 et 2012 ici analysée, alors qu’il faudrait plutôt le cantonner car c’est le pouvoir prépondérant. En effet, comme on l’a vu plus haut, la conséquence pratique de la décision du 9 août 2012, c’est que le président de la République fixe lui-même, en accord avec « son » Premier ministre – qu’il a nommé – et « son » ministre des finances, le montant de sa rémunération. Tel est le sens du décret du 23 août 2012 que l’on a présenté plus haut. Mais alors qui contredira un Président ayant la fantaisie un jour de tripler son traitement ? Qui le contrôlera ?[93] Personne. Pratiquement donc, c’est le Président qui, par décret, fixe lui-même le montant de sa rémunération et celle des membres du Gouvernement. Sans aucune intervention préalable du Parlement, ni postérieure d’ailleurs car, en ce qui concerne le chef de l’État, il est et demeure politiquement irresponsable devant le Parlement.

On peut élargir le propos et considérer que le Conseil constitutionnel poursuit l’œuvre des fondateurs de la Ve République. Ceux-ci ont certes invoqué (implicitement, mais nécessairement) la séparation des pouvoirs dans la loi constitutionnelle du 3 juin 1958[94], mais l’invocation rituelle de ce principe par le général de Gaulle et par Michel Debré visait seulement à  assurer « l’indépendance de l’autorité de l’exécutif »[95] et n’était pas du tout pensée en vue d’assurer une quelconque modération des pouvoirs, telle que l’affectionnait Montesquieu[96]. En protégeant l’autonomie organique des pouvoirs publics, et du pouvoir exécutif, le Conseil constitutionnel procède à  une dénaturation de la séparation des pouvoirs[97] qui se situe dans une troublante continuité avec celle opérée par le général de Gaulle et Michel Debré pour mieux contrôler le Parlement.

Il faut bien comprendre le caractère politiquement sensible de la question du budget de l’Élysée. À en croire un témoin proche du pouvoir, si le général de Gaulle n’a pas voulu à  l’époque isoler « un budget » propre à  la Présidence de la République dans la loi de finances, c’est parce qu’il « ne voulait pas troubler les parlementaires qui perdaient une partie de leurs prérogatives »[98]. Le fondateur de la Ve République avait donc conscience de ce que représentait cette innovation institutionnelle : des services de la Présidence de la République « gouvernant » et fonctionnant presque en autarcie, sans aucun contrôle parlementaire. Il était suffisamment informé pour connaître le lien étroit existant entre contrôle budgétaire et régime parlementaire dont Gaston Jèze, a donné la formulation la plus limpide : « Le budget est un acte politique. (…) ; la discussion du budget et des dépenses est une interpellation continue adressée au gouvernement sur le fonctionnement des services publics. (…) Si même le Parlement n’a aucune confiance dans le gouvernement au pouvoir, le refus des crédits ou l’autorisation de percevoir les impôts est pour lui le moyen le plus énergique et le plus significatif d’exercer sa défiance »[99].

Certes, dans sa gestion, le comportement personnel du général de Gaulle ne prêtait à  aucune contestation : il était extrêmement précautionneux dans l’usage des deniers publics pour ce qui concerne le fonctionnement de l’Élysée, et très désintéressé en ce qui concerne sa propre rémunération[100]. On a pu alors justifier l’absence de contrôle des crédits accordés à  l’Élysée en raison de l’irresponsabilité politique traditionnelle du chef de l’État[101]. Mais depuis l’époque gaullienne, les choses ont beaucoup changé. Les présidents successifs n’ont pas tous eu les mêmes scrupules budgétaires — c’est un euphémisme pour certains — et surtout la bureaucratie présidentielle a cru en fonction de la présidentialisation du régime. En outre, comme on l’a vu plus haut (supra I, B), l’évolution récente de la pratique fait que le budget de l’Élysée n’est plus à  l’abri du contrôle politique et juridictionnel. Une telle évolution est d’ailleurs normale car le fonctionnement de l’État fait désormais de l’Élysée, de la présidence de la République une Administration, certes moins importante que celle de Matignon (c’est-à -dire des services du Premier ministre), mais une Administration quand même. On ne peut donc pas, au nom de l’irresponsabilité politique du Président de la République, – largement anachronique – continuer à  ignorer le budget de l’Élysée. La logique des « checks and balances » consisterait donc plutôt à  soumettre la présidence de la République au contrôle parlementaire et juridictionnel.

Or, en conférant à  l’Exécutif, et notamment au chef de l’État, le pouvoir discrétionnaire de fixer le montant de son traitement, le Conseil constitutionnel a renforcé l’autonomie de l’Exécutif et accru la présidentialisation du régime alors que le Parlement apparaît comme le grand perdant d’une telle décision. Il a, ce faisant, accru la tendance regrettable à  dissocier l’exercice du pouvoir de la responsabilité qui existe sous la Ve République. Il a donc méconnu l’esprit même du principe de séparation des pouvoirs, un mécanisme destiné à  ce que, « par la force des choses », « le pouvoir arrête le pouvoir ». Tout comme d’éminents commentateurs, précédemment cités, avaient déjà  pu le démontrer à  propos de la décision Audiovisuel 2009-577DC, on doit ajouter ici que la philosophie libérale de la séparation des pouvoirs est tout autant méconnue par la présente décision 2012-654DC, plus exactement par ses quatre petits considérants.

En d’autres termes, ce cas ponctuel, mais topique de la fixation des rémunérations des membres de l’Exécutif, illustre le fait que le Conseil constitutionnel n’intègre pas dans son raisonnement la finalité des institutions, qui est ici la finalité libérale. Ainsi, le prestigieux patronage de l’article 16 de la DDHC et du principe de séparation des pouvoirs ne peut pas, selon nous, « fonder » en droit l’inconstitutionnalité de la fixation du montant du traitement des membres de l’Exécutif par le Parlement. C’est même une hérésie constitutionnelle dans la mesure où le principe de séparation des pouvoirs est dénaturé, c’est-à -dire utilisé dans un sens contraire à  ce qu’il signifie.

B) L’atteinte au constitutionnalisme : une telle décision va aussi au rebours de toute l’histoire constitutionnelle.

Du point de vue du constitutionnalisme, on sait que la séparation des pouvoirs reconnue à  l’article 16 de la DDHC marque la victoire d’une conception libérale de la Constitution[102]. Mais il y a aussi un versant financier du constitutionnalisme qui est judicieusement rappelé par Esmein : si les « droits financiers ont été revendiqués par le peuple avant les droits proprement législatifs », c’est pour une raison politique : « c’est le besoin de protéger la nation contre les exactions des chefs d’État qui a donné naissance aux Parlements »[103]. La première constitution française, celle de 1791, contient deux dispositions capitales sur les finances publiques : l’une sur la dette publique (Titre V, art. 2) et l’autre sur la liste civile qui révèlent le souci des constituants de 1791 de prévenir les excès de la Royauté en matière de dépenses. Une lutte virulente a opposé l’Assemblée nationale constituante au roi sur la liste civile au fur et à  mesure que les relations se durcissaient entre les deux institutions[104]. Alors que le Roi revendiquait une entière autonomie financière, les Constituants ont, au contraire, veillé à  ce que la Constitution permît le contrôle de l’usage des deniers publics. Ils ont inscrit dans la Constitution de 1791 pas moins de trois articles portant sur la liste civile. Le premier mérite d’être rappelé : « La Nation pourvoit à  la splendeur du trône par une liste civile dont le Corps législatif déterminera la somme à  chaque changement de régime pour toute la durée du règne »[105]. La différence avec l’Ancien Régime est notable : sous celui-ci, « le souverain absolu n’a pas de liste civile et n’en a pas besoin »[106]. Tout change avec le régime constitutionnel : la liste civile est le budget qui est alloué au Roi par la Nation, c’est-à -dire par l’Assemblée représentant de la Nation qui nommera « un administrateur de la liste civile » (art. 11), autorité juridiquement responsable vis-à -vis des tiers. Mais, parallèlement, le Roi obtient par cette disposition constitutionnelle la garantie d’obtenir un traitement sans être à  la merci d’une décision de l’organe législatif qui pourrait lui couper les vivres. La liste civile lui offre, d’une certaine manière, une véritable indépendance financière[107]. Aussi est-elle une institution typique du compromis que représente la monarchie constitutionnelle.

Quoi qu’il en soit, les constituants de 1791 n’ont vu aucune contradiction entre la séparation des pouvoirs, l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’ils rédigèrent, et la règle conférant le droit au « Corps législatif » de fixer les crédits de la liste civile du Roi. Et pour cause : les deux règles ont la même origine constitutionnaliste : subordonner les gouvernants à  la Constitution. Il n’est pas étonnant que l’on ait interprété la liste civile comme « la pierre angulaire du régime nouveau »[108], celui d’après 1789.

Si le régime constitutionnel a changé, même si la monarchie a cédé la place à  la République, on voit mal pourquoi ce qui était compatible en 1791, sous la monarchie constitutionnelle donc, serait devenu incompatible sous la République, fût-elle Cinquième du nom. On retrouve d’ailleurs dans la Constitution de 1848, celle de la IIème république donc, la même idée selon laquelle la constitution peut garantir l’indépendance financière du chef de l’État : son article 62 dispose en effet à  propos du Président : « Il est logé aux frais de la République et reçoit un traitement de six cent mille francs par an ». Une telle disposition est aussi caractéristique du compromis qui est ici effectué entre les deux institutions rivales que sont, sous la Seconde République, le Président de la République, d’un côté, et l’Assemblée législative, de l’autre. Pour éviter que le Président soit à  la merci de l’Assemblée, on a « constitutionnalisé » la fixation de son indemnité. C’est à  la limite la conclusion que l’on pourrait tirer de la décision du 9 août 2012 ; il faut inscrire, non pas dans un décret, mais dans la Constitution le montant de l’indemnité présidentielle[109]. Mais, que l’on sache, la constitution de 1958 n’a pas grand-chose à  voir avec celle de 1848.

Autrement dit, l’indemnité du chef de l’État présidentielle est soit encadrée (1791) soit fixée par la Constitution elle-même (1848). Par ces deux exemples un peu « limites », on a voulu montrer, par contraste, l’absurdité selon laquelle le traitement du président de la République doit désormais être fixé par un simple décret présidentiel à  cause de cette décision trop légèrement prise par le Conseil constitutionnel. Bref, qui ne voit qu’en accordant une totale autonomie au président de la République pour fixer le montant de son traitement, le Conseil constitutionnel semble renouer avec un état du droit antérieur à  la Révolution en ignorant les leçons constitutionnelles de la liste civile de la Royauté : même le Roi est soumis à  la Constitution et à  la tutelle ombrageuse de l’Assemblée législative. Le président de la République doit donc être a fortiori soumis à  un tel contrôle parlementaire.

Les développements précédents nous mettent en mesure de porter un jugement politique sur la politique jurisprudentielle du Conseil constitutionnel. On entend ici par « jugement politique » une évaluation de sa jurisprudence au regard non pas de son résultat « politique » au sens usuel du terme – par exemple : le Conseil constitutionnel a-t-il une jurisprudence de gauche ou de droite ? – mais de son sens institutionnel : quelle institution est-elle objectivement soit renforcée soit affaiblie par sa jurisprudence ? Or, il nous semble que s’il y a bien une unité politique de cette jurisprudence, c’est bien celle qu’on peut qualifier de vison « dévalorisante » du Parlement. En effet, mis bout à  bout, nombre des décisions du Conseil constitutionnel aboutissent à  rogner la plupart des prérogatives du Parlement qui devrait céder très souvent devant les pouvoirs – ou encore « compétences », ou « prérogatives » – reconnus tantôt à  l’Exécutif, tantôt au juge. On assisterait donc à  une sorte de renaissance d’une alliance originelle entre le pouvoir exécutif et le Conseil constitutionnel[110] qui, comme on le sait, fut créé en 1958 presque uniquement pour contrôler un Parlement mis au pas en raison de ses errements antérieurs (le fameux « parlementarisme absolu »).

Il reste à  se demander comment d’anciens parlementaires qui peuplent aujourd’hui le Conseil constitutionnel – et le peuplaient déjà  en 2001 – ne voient pas que leur jurisprudence aboutit à  rabaisser l’institution à  laquelle ils ont appartenu. La seule raison plausible me semble résider dans l’intériorisation de la « norme présidentialiste ». On veut dire par là  que les acteurs politiques, y compris les parlementaires, ont intériorisé le rôle second, voire secondaire, du Parlement, et le rôle prééminent du chef de l’État. Cette intériorisation leur fait oublier ce qu’est un régime parlementaire, et les exigences constitutionnelles qu’il implique.

Enfin, dernier élément à  ajouter dans le commentaire pour être exhaustif, de mauvais esprits pourraient penser que la décision du Conseil constitutionnel n’est pas dénuée d’arrière-pensées. En effet, dès lors qu’il est un pouvoir public constitutionnel, doté comme tel d’une large autonomie financière[111], il peut bénéficier de cette jurisprudence qu’il a créée de façon purement prétorienne. En effet, il pourrait, grâce à  elle, revendiquer, au nom de son autonomie financière, le droit de s’opposer notamment à  des réductions de traitement qui seraient décidées par le Parlement[112]. Un précédent démontre que le Conseil a parfois eu une conception aussi radicale que contestable de son autonomie. En effet, il a voulu régler le cas de ses archives par un règlement intérieur qui ne fut certes pas annulé par le Conseil d’État[113], mais qui fut contesté en doctrine avec de très sérieux arguments tendant à  prouver que ni la Constitution ni la loi organique ne lui donnaient compétence pour édicter légalement un tel règlement[114]. À la suite des réactions provoquées par ce règlement intérieur, le statut des archives du Conseil fut réglé, dans un sens d’ailleurs dérogatoire au droit commun des archives, par une loi organique qui, selon certains, n’était pas imposée par la Constitution[115]. Quoi qu’il en soit, la présente décision renforce considérablement l’indépendance financière de ses membres.

 

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Revenons maintenant à  l’origine de notre premier étonnement : si l’on comprend bien le sens de cette décision du 9 août 2012, il faudrait considérer que le Parlement n’a plus à  s’immiscer dans une affaire budgétaire aussi « sensible » que le montant des traitements des membres du pouvoir exécutif et notamment du président de la République. Un simple décret présidentiel suffit désormais, comme on l’a vu en introduction, pour régler une telle question. Mais une telle solution est, selon nous, aussi bien juridiquement aberrante que politiquement dangereuse. Juridiquement aberrante car elle trahit une incompréhension du principe de la séparation des pouvoirs qui est renversé en son contraire, réinterprété dans le sens, d’une part, de « l’interprétation-juriste» de la spécialisation de fonctions étanches (interprétation discréditée par la doctrine depuis longtemps) et, d’autre part, d’une indépendance financière des organes qui est absolue. Politiquement dangereuse car le remède préconisé est pire que le mal envisagé : en effet, une telle décision revient à  conforter l’autonomie du pouvoir exécutif et donc à  accroître la concentration du pouvoir au profit du président de la République et de ses conseillers. À l’heure où d’audacieux constitutionnalistes alertent l’opinion, à  juste titre, sur les effets délétères de l’élection présidentielle, matrice du présidentialisme dominant[116], le Conseil constitutionnel donne un bien mauvais signal en participant, par cette décision, en abaissant le Parlement et en rehaussant le Président de la République qui n’en avait pourtant pas besoin.

Élargissons le propos et tentons de voir ce qu’une telle décision révèle du Conseil constitutionnel lui-même. Une telle décision – plus exactement un tel extrait de décision – révèle clairement l’incroyable pouvoir prétorien qu’il s’est arrogé sans que l’on aperçoive où pourrait s’arrêter un tel pouvoir. La fin justifie les moyens, dira-t-on, et la défense des libertés autoriserait son gardien à  interpréter le droit très librement. Le problème que nous avons voulu ici soulever est que le cas ici étudié dément cette fable du Conseil « gardien des libertés » ou « régulateur des pouvoirs ». En effet, le Conseil constitutionnel tire l’expression de séparation des pouvoirs de l’article 16 de la DDCH, sans jamais prendre en considération son caractère méta-constitutionnel ; puis il l’utilise sans jamais définir le sens qu’il lui donne, alors qu’on connaît la polysémie de l’expression ; enfin, il fait dire au principe de séparation des pouvoirs le contraire de ce qu’il signifie habituellement en droit constitutionnel. En d’autres termes, il le fait jouer non seulement contre les libertés – comme le dénonçait Patrick Wachsmann en 2009 –, mais aussi contre la modération des pouvoirs, contre l’équilibre des pouvoirs, en renforçant – sans peut-être même s’en apercevoir – le présidentialisme.

Par ailleurs, une affaire comme celle-ci est hautement révélatrice du fait que le Conseil constitutionnel ne prend pas la peine de justifier sa solution. Aucun lecteur de la décision commentée ne peut savoir dans quel sens il entend l’expression de séparation des pouvoirs, ni quel contenu juridique ni quelles conséquences, il lui donne. Le même infortuné lecteur ne peut pas davantage obtenir des éclaircissements sur la notion d’autonomie financière qui est ici absolutisée sans aucune justification et contrairement à  la pratique constitutionnelle antérieure. Enfin, il ne sait pas davantage pourquoi, in concreto, la séparation des pouvoirs ou l’autonomie financière des pouvoirs publics serait violée par la diminution du traitement des membres de l’Exécutif décidée par le Parlement. Bref, une telle manière de raisonner et de procéder pour un juge est très étonnante et il faut lui donner un nom : c’est de l’arbitraire en forme juridictionnelle. Dès lors, si ce constat est juste, et on espère en avoir fait la démonstration, on ne voit pas pourquoi les juristes en général et la doctrine en particulier devraient se taire face à  une telle jurisprudence qui est aux antipodes de ce que l’on peut espérer d’une juridiction constitutionnelle[117]. On clame un peu partout que le Conseil constitutionnel aurait vocation à  « jouer dans la cour » des grandes Cours… Une telle décision et certaines autres[118] nous font penser qu’il en est encore bien loin. Ce qui est finalement préoccupant quand on voit le pouvoir supplémentaire que lui donne la question prioritaire de constitutionnalité des lois mise en vigueur le 1er mars 2010. D’une certaine manière, on peut comprendre la résistance manifestée par les Cours souveraines (Conseil d’État et Cour de cassation) à  l’application de cette réforme de la QPC qui donne un pouvoir considérable à  une institution, le Conseil constitutionnel, qui n’est pas à  leur hauteur. C’est en tout cas ce que la lucidité commande de dire.

D’aucuns nous trouveront peut-être un peu trop sévère à  l’égard des membres du Conseil constitutionnel et ne manqueront pas de déceler cette morgue professorale qu’on attribue souvent – à  tort ou à  raison – aux universitaires. Mais il faut ici rappeler un point décisif à  propos de cette affaire : le Conseil constitutionnel n’était pas obligé de soulever d’office ce motif d’inconstitutionnalité. Il a pris un risque. Le devoir de la doctrine est – ou plutôt « devrait être » tant la majorité de la doctrine constitutionnelle est déférente à  l’égard du Conseil – de lui rappeler ses responsabilités. Certes, on a bien conscience du fait que l’introduction de la QPC a provoqué une sorte de « surchauffe » de l’institution qui a dû un peu rendre des décisions « à  la chaîne ». Cette contrainte de surcharge est déterminante et il serait injuste de ne pas la souligner notamment pour rendre hommage à  ceux qui font tourner la machine au sein du Conseil. Tout aussi lourde est la contrainte du temps, la nécessité de juger vite, ce qui est le cas pour les saisines directes. Comme l’a magnifiquement dit le juge Oliver Wendell Holmes, qui fut un immense juge de la Cour suprême des États-Unis, la noblesse du juge, par rapport à  la doctrine, est « to think under Fire ». Mais si on médite cette formule, qui intègre l’urgence de décider, elle contient aussi le verbe « to think », à  savoir « penser ». Bref, il faut au juge constitutionnel « penser » la Constitution et le droit constitutionnel. La science n’est jamais inutile et le fameux bon sens dont se targuent les juges n’est pas toujours suffisant. C’est ce que démontre à  l’envi une telle décision : elle a été prise « sous le feu » de l’actualité, mais sans être pensée. Certes, elle pourrait toujours être enseignée dans les facultés de droit, mais comme un exemple de ce que le juge constitutionnel ne devrait pas faire, bref comme un contre-exemple.

Olivier Beaud est professeur de droit public de l’Université Panthéon-Assas (Paris II) et membre sénior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Il est l’auteur notamment aux PUF (coll. « Léviathan ») de La puissance de l’État (1994) et de Théorie de la Fédération (2007) et chez Dalloz de Les libertés universitaires à  l’abandon ? (2010).

Pour citer cet article :
Olivier Beaud «Le Conseil constitutionnel et le traitement du président de la république : une hérésie constitutionnelle (A propos de la décision du 9 août 2012). », Jus Politicum, n° 9 [https://juspoliticum.com/article/Le-Conseil-constitutionnel-et-le-traitement-du-president-de-la-republique-une-heresie-constitutionnelle-A-propos-de-la-decision-du-9-aout-2012-660.html]