La juxtaposition des termes « citoyen » et « militant » ne va pas sans problème car les deux notions ne se recouvrent pas. On peut être citoyen sans être militant : le militantisme se définit par un engagement plus intense mais aussi qualitativement différent. C’est pourquoi le militant peut être regardé selon les cas comme l’idéal du citoyen ou comme sa négation.

The activist citizen

The juxtaposition of « citizen » and « activist » can’t be done innocently because these two notions doesn’t overlap. One can be citizen without being activist : activism is defined by an more intense involvment but also by a different nature of such. Thus, the activist can be considered both as an ideal citizen or its negation.

D

ans le cadre d’un colloque sur les formes méconnues de la citoyenneté, que suggère a priori l’expression de « citoyen militant » ? Lorsque l’on passe du sujet assigné par soi-même ou autrui au sujet assumé, autrement dit quand on commence à réfléchir à la question posée, elle acquiert, comme tout sujet d’ailleurs, une dimension d’énigme. Cette énigme n’est pas forcément destinée à être résolue, car elle peut être illusoire, insoluble ou dépasser les capacités intellectuelles du chercheur. Mais il convient d’en expliciter les termes.

Il apparait immédiatement en effet que l’on ne saurait faire progresser la réflexion sans préciser d’abord la signification que l’on prête aux mots. Il ne semble pas nécessaire de s’étendre sur le terme citoyen, puisque ce colloque et celui qui l’a précédé sont entièrement consacrés à l’analyse de cette notion. On observera seulement que, dans son acception classique, la citoyenneté suppose la réciprocité. Être citoyen implique que l’on reconnaisse à l’autre une qualité identique : c’est admettre celui-ci comme concitoyen. Que signifie en revanche le mot militant, citoyen ou non ? Celui-ci ne possède pas de définition juridique, ni même, en un sens, une définition tout court. Il ne peut être éclairé que par la considération de ses emplois.

D’un point de vue référentiel, le terme militant est souvent suivi d’un adjectif qui précise la sous-espèce sans caractériser l’espèce. On parle ainsi de militant (ou militante) politique, syndical, associatif, caritatif, révolutionnaire, d’extrême-gauche, de gauche, centriste, de droite ou d’extrême droite, mais aussi de militant écologiste, féministe, antiraciste, indépendantiste – bref engagé, contre ceci (les discriminations sociales ou « raciales », la réforme des retraites, la chasse à courre, le gavage des oies), ou pour cela (la paix dans le monde, la laïcité, l’hôpital). Ces termes indiquent les objectifs ou le contenu de l’activité en cause : ils ne définissent nullement celle-ci.

Entendre la signification du mot implique donc de dire ce que désigne l’espèce, c’est-à-dire le militant. Or, de la diversité des objectifs découle à l’évidence une diversité de moyens. Le militant syndical ne milite pas comme le militant politique, même s’ils sont confondus dans la même personne, car les champs sociaux respectifs de ces deux activités diffèrent par leurs problématiques, leurs traditions, leurs adversaires. De même, à l’époque où la rhétorique communiste exigeait que l’intellectuel « veille à son créneau », la foi la plus naïve dans la performativité du langage ne pouvait occulter le caractère métaphorique de la formule : l’intellectuel devait certes combattre tout ce qui s’opposait au marxisme, « philosophie indépassable de notre temps » selon la formule de Sartre, mais n’était pas censé lui tirer dessus.

Il en résulte qu’une définition du militant considéré en général doit faire abstraction de ces paramètres, dont il serait d’ailleurs impossible d’établir une liste exhaustive. L’actualité engendre sans cesse des thèmes nouveaux et imprévisibles qui reprennent des pratiques traditionnelles de l’action collective, mais suscitent parfois de nouvelles pratiques. Qui aurait anticipé l’apparition de militants antispécistes, antivaccins ou défenseurs de la biodiversité ? La définition ne peut donc être que formelle : le point commun aux diverses formes de militantisme est un comportement différentiel.

Dès lors l’élucidation de la question posée semble impliquer une démarche en trois temps.

Il faut d’abord esquisser un type idéal du militant pour le distinguer en tant qu’espèce des catégories apparentées. Quels traits spécifiques caractérisent le militant parmi les acteurs sociaux comparables ?

Il faut ensuite confronter le militant au citoyen. Or il apparait immédiatement que, considérée sous cet angle, la catégorie du militant s’avère non pas factice mais ambivalente : il faut distinguer au moins deux postures antagonistes dans l’exercice du militantisme.

Enfin il faut s’interroger sur la combinaison des deux niveaux mis en lumière. Comment convergence et divergence entre le type idéal et les polarités virtuellement opposées qu’il recouvre s’articulent-elles ? Seule l’analyse de cas concrets parait susceptible d’illustrer cette problématique. Elle présente en outre l’avantage d’écarter tout jugement de valeur. La neutralité axiologique l’exige déjà. Mais il faut aussi observer que les jugements de valeur sont souvent perçus comme des explications et, comme telles, entravent l’analyse : ce que l’on approuve, figure de l’idéal, va de soi et s’explique donc par la juste recherche de celui-ci ; ce que l’on condamne est la conséquence de la perversité de l’adversaire. Dans les deux cas la réflexion s’arrête où elle devrait commencer.

Sur le premier point, la figure du militant parait se caractériser, positivement, par trois traits distinctifs : le volontariat, l’intensité différentielle, la référence à une action collective et organisée.

Le militant est un volontaire. Ce trait suffit, malgré l’identité étymologique des termes, à le distinguer du militaire, du moins si l’on prend le mot au sens de conscrit. Il n’est pas d’usage en revanche de qualifier de militant l’engagé volontaire en temps de guerre : le mot possède une connotation civile, parfois antimilitariste. Pourtant une telle démarche n’est pas sans ressemblance avec le militantisme : le terme d’engagement, fait significatif, s’emploie dans les deux cas.

Le caractère volontaire de l’action militante ne suffit pas toutefois à distinguer celle-ci. Un grand nombre d’autres comportements volontaires existent. Ils s’expliquent souvent par le plaisir ou l’intérêt. Il n’est pas douteux que le militantisme soit souvent motivé par des intérêts, collectifs ou individuels : il vise à défendre une corporation, une catégorie sociale, une religion ou une idéologie, etc. Certains militants peuvent aussi espérer faire carrière au sein d’une institution, parti ou syndicat, voire briguer des mandats électifs. Le militantisme est également source de plaisir. Il répond à un désir d’action, permet de nouer des contacts, valorise ou déculpabilise le sujet à ses propres yeux : il lui donne le sentiment d’agir pour une cause qui le dépasse, satisfait un désir de revanche sociale, etc. Mais, quelles que soient les motivations, plus ou moins conscientes, qui conduisent à militer et les avantages collatéraux, matériels ou psychologiques, qu’apporte le militantisme, il est certain que l’engagement du militant et, a fortiori, sa persévérance dans ce choix de vie ne se réduisent pas à ces facteurs. Pour le militant, l’engagement est vécu comme la reconnaissance d’un devoir. En l’absence de celui-ci l’individu ne serait qu’un sympathisant ou un compagnon de route. Il en résulte aussi qu’en devenant un fonctionnaire d’une organisation, le permanent, politique ou syndical, ne cesse pas d’être un militant mais n’est plus un militant de base : l’expression a été justement forgée pour distinguer les deux cas. Il ne renie pas ses convictions, bien au contraire : elles constituent le motif et la condition nécessaire de son recrutement, et lui-même éprouve le sentiment de s’engager plus intimement et plus efficacement au service de la cause qu’il a choisie. Mais, au-delà d’une vocation, cet engagement devient une carrière. L’organisation n’est plus pour lui une tâche supplémentaire d’autant plus exigeante qu’elle est désintéressée et s’ajoute, pour ainsi dire, à son existence : c’est maintenant une activité professionnelle, un milieu de vie.

Or, deuxièmement, le militantisme implique une intensité différentielle dans l’engagement. Cette expression tend à suggérer que le militantisme ne se définit pas seulement par la quantité de l’action, plus intense que celle du sympathisant. Il s’agit aussi d’une différence qualitative, qui introduit, dans la définition du militant, une dimension négative : elle permet de distinguer le militant de l’activiste.

Positivement, l’intensité de l’action suit logiquement de l’idée de volontariat sans pour autant s’y réduire : un ralliement intérieur à une idée ou une déclaration d’appartenance à une organisation ne suffisent pas à faire d’un individu un militant. Il acquiert ce titre par la manifestation d’un comportement concret et déterminé, à tous les sens du terme. Il doit se montrer constamment actif et dévoué à la cause. Les obligations consenties qui en découlent impliquent, à divers égards, des sujétions et même des sacrifices. Cette activité supplémentaire et bénévole se juxtapose aux obligations incontournables de la vie en société. Par rapport à la trilogie moderne travail, repos, loisirs, la vie militante ne peut s’exercer qu’aux dépens des troisièmes, donc de la vie de famille. Le militant d’un parti doit acquitter une cotisation et assumer un engagement public, ce qui peut créer des difficultés avec son entourage. Un militant syndical (dans le secteur privé) doit choisir entre son engagement et les perspectives d’amélioration de son statut professionnel. Il faut également observer que le choix du militantisme répond souvent à des situations de détresse, à des conjonctures d’urgence et un sentiment de nécessité, personnelle ou collective. Bien que libre, puisqu’il pourrait résister à la tentation, l’adhésion du militant peut donc être vécue comme une obligation.

C’est pourquoi le militant, négativement, se distingue de l’activiste. Celui-ci se définit, comme son nom l’indique, par l’activité. Elle peut être considérable, spectaculaire, parfois violente. Souvent associé à des causes peu estimées – il a longtemps été réservé aux partisans irréductibles de l’Algérie française – le terme met par lui-même en question le rapport entre les moyens et la fin de l’action : les procédés employés sont-ils des tentatives qui visent à faire progresser des thèses ou l’expression brutale d’un malaise existentiel ? L’activiste obéit-il à un devoir ? A-t-il une finalité rationnelle ? Ce doute, entretenu à l’égard de toute manifestation déviante, est ici à son comble : l’activiste est soupçonné d’être mu par un pur désir d’action, la cause qu’il prétend défendre n’est-elle pas un prétexte ? Interprété péjorativement, le terme d’activisme sert à stigmatiser le militantisme des autres. Par contraste, le mot « militant », que l’on réserve à soi-même, présente des connotations inverses : il évoque l’idée d’une action organisée, menée au nom d’une idée, le contraire en somme d’une violence anomique, « hooliganisme » ou action désespérée des partisans d’une cause perdue.

Ce qui conduit au troisième critère : le militantisme suppose une référence à une action non seulement collective mais structurée. Le militant n’agit pas seul ou avec une petite bande d’individus unis par le hasard. Il se pense comme faisant partie d’un collectif, organisé et réuni par un projet : militer seul ou ne pas agir en vue d’un but – qui peut être très divers et ne paraitre guère attractif à la majorité des gens – constituerait une contradiction dans les termes. La communauté à laquelle s’intègre le militant définit des objectifs, arrête une stratégie, s’appuie souvent sur une idéologie plus ou moins élaborée mais qui fournit des raisons d’agir. Elle inscrit l’action dans un cadre plus large et crée les conditions d’une communion affective, matrice de cohésion et de solidarité au sein d’une collectivité par ailleurs exposée, comme tout groupe restreint, à des inimitiés et des rivalités entre les individus[1]. Avant même toute considération d’efficacité, le caractère collectif est ce qui confère un sens, aux deux significations du terme, à l’action de l’individu. Il implique aussi une ligne, expression empruntée à la terminologie communiste mais qui peut, abstraction faite des connotations fâcheuses impliquées par son origine, être généralisée à toute organisation. Aucune ne se limite à des actions ponctuelles, toutes inscrivent leurs interventions dans une perspective d’ensemble : elles tentent d’articuler celles-ci d’un point de vue stratégique et tactique.

Il en résulte que le militantisme suppose, à la différence de l’activisme, une discipline. La formule, jadis prodiguée, aujourd’hui désuète, de « discipline librement consentie » exprime cette réalité. L’oxymore dit très bien la juxtaposition d’une décision libre – puisqu’on n’est pas forcé de devenir militant – et d’une soumission acceptée comme conséquence nécessaire, cohérente avec le but recherché. La discipline est évidemment, selon les cas, très différente et très différemment respectée. Elle peut s’avérer rigoureuse et fortement intériorisée. La notion sartrienne de serment, qui fait du groupe en fusion une organisation, et par lequel le militant révolutionnaire autorise ses camarades à le punir voire à le tuer s’il trahit la cause, illustre un cas limite de cette démarche[2].

À la différence de la citoyenneté, le militantisme ne peut donc se définir comme un statut que l’on possède en droit même si l’on n’accomplit aucun des actes qu’autorise ou implique celui-ci. Le citoyen jouit de certains droits. Ceux-ci s’accompagnent en principe de devoirs, parfois explicités comme dans la Constitution de l’an III, mais qui ne constituent pas des conditions nécessaires à la jouissance des droits. Le militantisme, rôle social librement assumé, suscite en revanche, comme on vient de le voir, des devoirs intériorisés. Ils lui sont consubstantiels : qui ne les choisit pas n’est pas un militant, qui ne les assume pas cesse de l’être.

Citoyenneté et militantisme ne se recouvrent donc pas, bien que les deux phénomènes possèdent des points communs. Le citoyen se distingue du consommateur passif et râleur. Il est concerné, objectivement et subjectivement, par les affaires publiques. L’un et l’autre agissent ou réagissent dans ce domaine, leurs actes s’inscrivent dans l’espace public. Les remarques précédentes montrent toutefois que les différences l’emportent. Le citoyen peut, s’il le souhaite, exercer sa fonction de manière discrète voire anonyme : le vote est secret, l’électeur peut s’abstenir. Par conséquent, s’il n’est pas douteux qu’existent des citoyens militants puisque les deux rôles s’exercent dans le même espace et comportent, partiellement, les mêmes enjeux, la citoyenneté des modernes n’implique pas le militantisme. Il n’est donc pas surprenant que l’activité de certains militants excède l’idée de citoyenneté voire la contredise. Élucider la notion de citoyen militant suppose donc de réponde à une question préjudicielle : le citoyen militant est-il un militant citoyen ?

La métathèse du substantif et de l’adjectif modifie en effet la relation des termes. Le substantif, référentiel, présuppose un objet et le suppose connu par l’auditeur. L’adjectif, différentiel, introduit au contraire une spécification. Celle-ci est tirée, on vient de le voir, de l’opposition à d’autres caractères, exclus par son énonciation même. L’ordre des termes suggère donc un écart entre espèce et genre ou entre qualité et substance. La première formule pose le citoyen comme un fait premier, unifié, reconnaissable, mais qui existe sous plusieurs formes, parmi lesquelles on peut notamment distinguer l’opposition entre le citoyen qui se contente, limitativement, de l’être et celui qui ajoute au respect de ses prérogatives statutaires des devoirs et des contraintes supplémentaires – on les qualifierait de surérogatoires en philosophie morale. La seconde laisse entendre que le militant milite, mais l’ordre du discours suggère une priorité et insinue une incertitude : se comporte-t-il vraiment en citoyen ?

Les observations précédentes montrent en effet trois cas de figure : à côté d’un terme médian, où militantisme et citoyenneté se confondent, il faut reconnaitre l’existence de citoyens non militants et de militants non citoyens. La tripartition engendre donc, au niveau du sujet ici traité, une dichotomie. Non seulement « citoyen militant » n’est pas un pléonasme, puisqu’on peut être citoyen sans être militant, mais on peut être militant sans être citoyen. Le militant peut donc être regardé comme l’idéal du citoyen ou comme sa négation. Il faut décrire les deux phénomènes, mais aussi préciser leurs rapports.

Le citoyen militant, citoyen par hypothèse, se distingue du citoyen quelconque par son engagement volontaire au service d’une cause, par une activité plus intense que des prises de position sur l’actualité ou des actions positives mais anonymes telles que le vote, et par son allégeance à une organisation. Refusant la passivité, le militant qui s’implique dans les affaires de la collectivité est donc, au sens plein et positif, un citoyen actif. On pourrait dire aussi qu’il est un citoyen tout court au sens antique du terme : dans la démocratie athénienne, comme le montre Aristote, le citoyen se définit par son engagement effectif au service de la cité[3].

Dans cette perspective le militant n’est donc pas seulement un bon citoyen. Il est le meilleur, ou plutôt le vrai citoyen. Ne se contentant pas de respecter les lois et de voter aux élections, il est, en tant que militant politique, celui qui donne un contenu concret à l’idée de démocratie. C’est donc au moment des élections que son intervention est la plus visible. Dans le folklore traditionnel, il fait de la propagande pour son camp, distribue des tracts, remplit les boites aux lettres, colle des affiches, représente son candidat au sein du bureau de vote et participe au dépouillement. Mais son activité se poursuit au-delà des périodes électorales : le développement des partis de masses, qui souhaitent entretenir l’activité militante entre les scrutins, la tendance de la vie politique à se métamorphoser, à travers les sondages et les médias, en campagne électorale permanente, ont engendré une mobilisation également permanente. L’action du militant se déploie donc à usage externe. Il exerce pour son organisation une fonction de médiation avec l’environnement social, il mobilise les sympathisants, il s’efforce de recruter des prosélytes. Selon que le parti est au pouvoir ou dans l’opposition, il défend ou critique l’action des gouvernants. Plus généralement, il s’efforce de faire prendre conscience à chaque citoyen des implications politiques de tout événement ou phénomène qui l’affecte, positivement ou négativement. Rien, aux yeux des militants, n’est l’effet d’un hasard ou d’une nécessité mais toujours le résultat de la volonté, sublime ou perverse selon leur positionnement politique, des responsables politiques : tout ce qui est bon ou mauvais justifie donc qu’on les maintienne au pouvoir ou les renverse à la prochaine échéance électorale. Ces jugements de valeur sont souvent accusés de sectarisme par ceux qui ne partagent pas l’opinion du militant. Aux yeux de celui-ci, ils sont la conséquence nécessaire de son engagement.

On sait que ce modèle de militantisme politique est en déclin. Ses modalités ont évolué sous l’influence de facteurs divers. Le collage des affiches – et les traditionnelles bagarres qu’il suscitait – a disparu en raison de changements techniques – poids des médias puis d’internet – et juridiques – plafonnement des dépenses électorales. D’autre part l’hostilité à la politique est devenue massive : elle s’exprime sans complexe. L’idée de représentation politique est de moins en moins comprise. Les idéologies cèdent la place à des réactions violentes, vandalisme ou agression contre les individus. Les mouvements de contestation paraissent incapables de s’organiser dans la durée et donc à dépasser l’activisme, violent mais ponctuel, pour se penser comme militantisme, a fortiori militer en faveur d’un parti. Le profond discrédit de l’action politique, la tendance à la personnalisation des scrutins décisifs jouent contre le militantisme : ces phénomènes reconduisent à l’époque où l’action politique concrète était circonscrite aux périodes électorales.

On ne manquera pas d’observer que cette désaffection ne s’étend pas au militantisme associatif. De nombreuses « bonnes causes », dites « sociétales », suscitent pour leur défense des militants dévoués et déterminés. La mobilisation en leur faveur reste une valeur. Ceux qui s’engagent ainsi, quelles que soient d’ailleurs leurs motivations intimes, peuvent être regardés comme mettant concrètement en œuvre une pratique positive. Les associations caritatives et humanitaires se mobilisent pour venir en aide aux personnes en détresse. Elles se chargent de tâches que l’État et les États ne veulent plus assumer par idéologie ou ne peuvent plus assurer par impuissance. Ce faisant, elles portent au plus haut point les vertus citoyennes : elles soutiennent les revendications mais dépassent les postures incantatoires impliquées par celles-ci puisqu’elles passent à l’action au nom d’impératifs qu’elles se donnent à elles-mêmes. Elles sont ainsi censées définir, quelle que soit par ailleurs l’efficacité réelle de leurs interventions, un idéal de la citoyenneté redéfinie en acte comme concitoyenneté. Dans un style adapté au jeune public, cela donne : « les associations font vivre la République parce que ce sont des citoyens qui s’organisent, s’engagent et animent la société[4] ».

À ces modèles de citoyen politique et associatif s’oppose diamétralement le modèle du militant révolutionnaire. Ce dernier en effet n’admet qu’un humanitarisme abstrait. Il veut le bonheur futur, collectif et total de l’humanité, mais il considère que le salut, indispensable et proche, ne peut résulter que d’une rupture elle-même totale, une Révolution violente : seule celle-ci mettra fin d’un coup et pour toujours au malheur immémorial des hommes. La sublimité de l’objectif autorise à sacrifier sans états d’âme les individus actuels, y compris des opprimés. Ne sont-ils pas condamnés, de toute manière, au sort funeste qui découle de l’exploitation dont ils sont victimes ? Améliorer ponctuellement le sort de certains est même condamnable, puisqu’en pratique une amélioration relative des conditions d’existence ne ferait qu’éloigner le moment de la crise, inéluctable et décisive, qui va inaugurer le bonheur universel.

Les célèbres « règles dont doit s’inspirer le révolutionnaire », dites « catéchisme du révolutionnaire » de Netchaïev (1869) constituent le témoin indépassable de ce mode de pensée. Il expose, en vingt-six points, la situation et le devoir du révolutionnaire. Celui-ci se sait « condamné d’avance » (1), car engagé dans une guerre totale qui l’oppose à un ennemi implacable : aucun compromis, aucune paix, n’est possible avec lui, il s’agit d’une lutte à mort. Le révolutionnaire ne connait « qu’une science – celle de la destruction » (3) Il sait qu’« il n’y a de moral que tout ce qui contribue au triomphe de la révolution ; tout ce qui l’empêche est immoral » (4). « Tout sentiment tendre et amollissant de parenté, d’amitié, d’amour et même d’honneur doit être étouffé en lui » (6). Il ne doit « s’appuyer que sur le calcul le plus froid » (7), rien ne doit « faire hésiter sa main » (13). « Dans le but d’une destruction implacable, le révolutionnaire peut et doit vivre au sein de la société et chercher à paraitre tout différent de ce qu’il est en réalité. Le révolutionnaire devra pénétrer partout, dans toutes les classes moyennes et supérieures » (14) pour précipiter l’événement décisif. Ainsi se constituera « une force invincible qui détruira tout sur son passage » (26)[5].

Anticipant sur la méthode de Max Weber, Netchaïev décrit le type idéal du révolutionnaire pur, qui sacrifie à son objectif lui-même et les autres, ne se détermine stratégiquement que sur la base d’analyses rationnelles et observe une dissimulation tactique. Il s’agit toutefois non d’une expérience de pensée mais d’un catalogue de devoirs : le terme « catéchisme » n’est pas inapproprié. En pratique, bien sûr, ces directives n’ont pas toujours été appliquées, quoiqu’elles aient induit et justifié certains comportements. Elles demeurent une modélisation convaincante de l’anti-citoyen qui refuse, au nom de l’utopie, toute collaboration à la société établie et tout droit à qui n’a pas entièrement rompu avec elle.

Les types paradigmatiques du citoyen idéal et du militant révolutionnaire éclairent, positivement et négativement, l’idée de citoyen militant. Mais ils ne sont évidemment que des types. Dans la réalité ces phénomènes ne s’excluent pas, car ils sont susceptibles de se combiner en formes intermédiaires. Deux exemples, l’un historique et l’autre actuel, peuvent illustrer pour conclure cette espèce d’hybridation[6].

Le premier est celui du militant communiste français. Celui-ci est aujourd’hui quasiment disparu, mais son importance historique et théorique justifie qu’on rappelle ses traits principaux. Le second permet en revanche d’évoquer quelques phénomènes contemporains.

Le parti communiste français se conçoit dès l’origine comme un parti révolutionnaire puisque son existence même est une conséquence de l’adhésion à la IIIème Internationale. Mais en même temps la force des choses tendait, bien qu’il ait consciemment lutté contre cette évolution, à faire de lui une force de structuration sociale : non seulement il rendait des services aux catégories sociales qu’il entendait s’attacher, mais les forces politiques qui lui étaient hostiles devaient, pour contenir son influence, faire des concessions à ces catégories. Annie Kriegel a décrit cette dialectique dans des pages lumineuses[7].

Le parti veut en effet éviter le piège où est tombé le parti social-démocrate allemand. Celui-ci a été conduit par son succès même à s’intégrer au système qu’il entendait combattre. Il a ainsi, paradoxalement, manifesté la capacité d’adaptation du capitalisme. Le parti français doit suivre le chemin inverse tracé par Lénine : non faciliter l’intégration de ses membres au système social, mais se constituer en « parti-société[8] » – donc en contre-société – à la fois moyen et modèle de la société socialiste future, qui garantira le bonheur universel.

Mais le militant communiste doit aussi, pour recruter de nouveaux membres et faire progresser l’idée dans les masses, se comporter en « petit soleil » qui « éclaire, réchauffe et entraîne dans sa course une couronne de satellites : ses voisins, ses camarades de travail ou de jeu et de façon générale ses compagnons de misère et d’espérance »[9]. D’autre part, à l’échelle de l’individu, « [l]’adhésion au communisme, en conférant un supplément de justification, de sens, de dignité aux actes les plus anodins, et pour ainsi dire en les sanctifiant, donne ce sentiment de plénitude et d’harmonie dont est pénétrée toute vie consacrée[10] ».

D’où « deux types de pratiques militantes » : « ceux qui se consacrent aux affaires propres du Parti et ceux qui déploient leur activité à l’extérieur, dans les “organisations de masses”, c’est-à-dire dans les formations de toute nature, tout objet, toute forme, toute importance où des communistes sont appelés à rencontrer des non-communistes[11] ».

Le parti présente donc une double face. D’un côté, tourné vers lui-même, il poursuit son but initial qui est révolutionnaire. D’un autre côté, tourné vers le monde extérieur qu’il entend séduire, convertir ou détruire, il joue un rôle social non négligeable. Ce rôle, qui vise en principe à subvertir l’ordre existant, s’avère ambivalent : on peut soutenir qu’en défendant les intérêts des classes défavorisées et donc en diminuant leur mécontentement il consolide ce qu’il entend détruire : il assume donc une fonction citoyenne en animant la vie politique, en créant des liens sociaux, en apportant une aide matérielle et morale à des catégories défavorisées. Le débat entre la thèse d’Annie Kriegel – le parti communiste n’a pas abandonné ses objectifs révolutionnaires et considère seulement que les temps ne sont pas venus – et celle de Georges Lavau – le parti se contente en somme d’assumer une « fonction tribunitienne » au profit des catégories les plus fragiles – était donc insoluble en l’état. Les deux thèses étaient soutenables et l’histoire n’a pas tranché : le PCF n’a pas cessé d’être révolutionnaire, il a seulement cessé d’être.

Cet exemple confirme cependant qu’un clivage rigoureux entre militant associatif et militant révolutionnaire n’a de sens que si l’on considère les extrêmes. La preuve en est qu’après sa disparition, seules des associations, apolitiques ou politiques mais non directement inféodées à un parti, rempliront certaines des fonctions qu’il assumait – sans entretenir l’espoir, ou le mythe, d’une transformation globale de la société. Les formes les plus récentes du militantisme confirment cependant l’idée selon laquelle une action même déterminée risque de s’avérer stérile si elle refuse de s’inscrire dans une perspective plus large, c’est-à-dire dans une perspective politique.

Les thèmes contemporains de la « convergence des luttes » et de « l’intersectionnalité » ont en commun de dire, quoique négativement, le deuil de la lutte des classes telle que l’avait théorisée la doctrine marxiste. Le grand combat – si grand qu’il se confondait avec l’Histoire – du prolétariat et de la bourgeoisie a été remplacé par une multitude de combats, âpres et violents, bien qu’essentiellement en paroles, qui suscitent un militantisme nouveau, à la fois dans ses thèmes – féminisme, décolonialisme, lutte contre l’islamophobie, défense de la cause animale, etc. – et dans ses moyens – usage massif des « réseaux sociaux », attaques personnelles, « politiquement correct » et « cancel culture ». Il n’est pas question de s’interroger ici sur la légitimité de ces mouvements et des moyens auxquels ils ont recours, mais d’observer les effets de structure qu’engendre leur nature sectorielle et identitaire.

Le point décisif n’est pas en effet leur caractère minoritaire : le militantisme est toujours le fait d’une minorité. Mais il existe une grande différence entre deux situations. Une minorité qui prétend s’exprimer au nom d’un grand nombre, être une avant-garde, n’exclut pas, si cette assertion est au moins partiellement fondée, la possibilité de débattre, de nouer des alliances et de négocier des compromis avec le reste de la société. À ce paradigme de la revendication s’oppose diamétralement le paradigme de la guerre, que Netchaïev exprimait sans fard, et qui implique l’extermination de l’adversaire ou sa capitulation sans conditions. Or, quelles que soient la réceptivité de l’opinion publique aux campagnes médiatiques, ses tendances grégaires, sa capacité d’accueillir toute forme de culpabilisation compassionnelle, l’objectif d’une reddition de la majorité des citoyens aux revendications des nouvelles minorités agissantes est évidemment inaccessible. Si celles-ci ne se réduisent pas au statut de lobbies susceptibles d’obtenir quelques avantages – matériels pour certaines personnalités, symboliques pour le plus grand nombre – elles sont condamnées à une surenchère perpétuelle. Mais la loi d’airain de la politique est que les extrémistes de tous les camps travaillent toujours, si les circonstances historiques ne leur offrent pas l’opportunité d’une révolution, pour le camp adverse. Les mouvements qui ne choisissent pas, comme les écologistes, une voie politique, c’est-à-dire électorale – avec tous les aléas, les ambiguïtés voire les reniements que cela implique –, ne peuvent qu’aller à l’échec. Le militantisme citoyen n’a de sens que s’il accepte le réel, autrement dit l’existence, en fait et en droit, de concitoyens.

Jean-Marie Denquin

Jean-Marie Denquin est Professeur émérite en droit public de l’Université Paris Nanterre.

 

Pour citer cet article :
Jean-Marie Denquin «Le citoyen militant », Jus Politicum, n° 27 [https://juspoliticum.com/article/Le-citoyen-militant-1432.html]