La science politique est restée pendant longtemps une discipline annexe du droit public avant de devenir autonome après la seconde guerre mondiale. Si cette évolution lui a été bénéfique et qu’il ne semble pas opportun de revenir sur l’existence de deux sciences distinctes, il apparaît néanmoins nécessaire de faire naître des rapports différents entre ces deux disciplines aux origines communes.
Law and political scienceFor a long time, political science has remained ancillary to public law. It only became autonomous after world war two. This has proved beneficial to both disciplins. Yet, today more than ever, it appears necessary to re-think their relationship.
Staatsrecht und PolitikwissenschaftDie Politikwissenschaft ist lange Zeit lediglich ein Nebenfach des Staatsrechts geblieben, bis sie in der zweiten Hälfte des 20. Jahrhunderts ihre akademische Autonomie erlangt hat. Auch wenn kein Grund besteht, diese Ausdifferenzierung rückgängig zu machen, ist es doch angebracht, die Beziehungen zwischen diesen beiden Disziplinen mit gemeinsamer Wurzel neu zu gestalten.

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La relation entre le droit et la science politique fait signe elle-même vers une certaine idée de la philosophie qui pourrait peut-être réunir à  nouveau, sans pour autant les confondre, deux disciplines aujourd’hui séparées que sont le «droit public» et la «science politique».

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1. Des sciences politiques à  «la» science politique : un nouveau domaine du savoir.

La science politique dont nous parlons aujourd’hui n’est pas seulement celle des philosophes qui, d’Aristote à  Montesquieu en passant par Machiavel, ont cherché à  étayer leur discours sur la nature humaine par une étude savante des régimes politiques ; c’est, plus modestement, celle qui est enseignée dans les Universités du monde entier, et dont la naissance est un des fruits de la rencontre entre trois faits majeurs et du reste interdépendants, qui sont le triomphe du modèle de la science positive, le développement de la démocratie moderne et la croissance de l’Etat, qui entraîne elle-même une transformation profonde dans la sociologie des élites. Si on prend l’exemple français, ce sont sans doute les changements sociaux et politiques qui sont déterminants dans la naissance de «sciences politiques» autonomes, que l’on s’accorde en général à  faire remonter à  la création en 1872 de l’Ecole libre des sciences politiques, grâce aux efforts d’Emile Boutmy, avec l’appui de savants aussi éminents que Taine, Renan ou Leroy-Beaulieu. A ce moment-là , il n’est pas question de créer une science nouvelle, mais plutôt de répondre à  des besoins à  la fois sociaux et politiques. La Commune de Paris et la défaite de 1871 ont fait apparaître une défaillance dans la formation des élites françaises, qu’il s’agit de mieux préparer au gouvernement de la démocratie, en réunissant dans un même établissements différents savoirs, qui vont des disciplines classiques du «caméralisme» jusqu’à  l’étude des sociétés modernes, en passant par celle des régimes politiques étrangers dont l’expérience pourrait être utile à  la France nouvelle qui naît après la chute de l’Empire. De là  naît une première rivalité entre le monde des sciences politiques et celui des juristes, qui, même si Boutmy enseigne lui-même l’histoire constitutionnelle, est d’ordre moins intellectuel ou scientifique que social ou institutionnel : l’Ecole libre des sciences politiques apparaît nécessairement, qu’elle le veuille ou non, comme la rivale des Facultés de droit, qui assuraient jusqu’alors une part essentielle de la formation des milieux dirigeants, en dehors des ingénieurs et des médecins. A partir de cette réalité institutionnelle «des» sciences politiques, de nouvelles disciplines vont naître et se développer, qui aboutiront peu à  peu à  l’affirmation de quelque chose comme une science politique, qui est une réalité internationale et qui se situe à  l’intersection entre le savoir des juristes de droit public et des analyses de type sociologiques directement liées au développement de la démocratie qui a suivi la généralisation du suffrage universel. Du côté des juristes, on peut citer l’ouvrage du futur Président Wilson sur Le gouvernement congressionnel ou encore le grand livre de James Bryce, The American Commonwealth (1888, traduit en français en 1901), qui combine une analyse classique des institutions et du droit public des Etats-Unis comparé à  celui des nations européennes avec une étude de ces nouveaux objets que sont l’«opinion publique», le système des partis et les institutions sociales. Du côté de la sociologie naissante, ce sont sans doute les deux grands livres d’Ostrogorski[2] et de Robert Michels[3] sur les partis politiques qui illustrent le mieux les orientations de la nouvelle discipline. Michels et Ostrogorski sont tous deux des sociologues du fait démocratique, qui centrent leur réflexion sur le contraste entre les promesses du nouveau régime et sa réalité oligarchique et qui mettent l’accent sur les transformations décisives que l’avènement du suffrage universel et l’entrée des masses dans la politique officielle vont faire subir au régime libéral. La naissance de la science politique est donc liée aux deux aspects de ce que l’on appellera plus tard la démocratie libérale ou la démocratie représentative, dont elle va s’attacher à  montrer les limites internes : les régimes qui se développent dans l’Europe de 1900 ne sont plus à  proprement libéraux (ne serait-ce que par l’élargissement des fonctions de l’Etat qui accompagne l’essor des services publics) mais ils ne sont pas non plus conforme à  l’idée classique de démocratie. La discipline nouvelle va donc se consacrer à  l’étude, d’un côté, de ce qui excède la logique juridique, celle de l’équilibre des institutions ou de ce qu’on appellera plus tard la hiérarchie des normes et, de l’autre, à  la mise en lumière des rapports de pouvoirs qui sous-tendent les diverses procédures démocratiques. C’est dans ce cadre que prendront place, en Amérique mais aussi en France, les premières études de sociologie électorale et les diverses tentatives pour analyser la relation entre les régimes politiques, les systèmes de partis et les modes de scrutin. La différence entre la France est les Etats-Unis vient évidemment du faible développement des sciences sociales dans notre pays, qui a permis aux juristes de conserver longtemps une influence plus grande dans l’enseignement des sciences politiques. Dans cette première période, les relations du droit et de la science politique sont donc finalement assez simples. Les juristes ont pu être agacés par l’essor des sciences politiques dans des institutions nouvelles, mais ils n’eurent aucune peine, en France, à  présenter la science politique comme une dépendance du droit constitutionnel tel que l’enseignaient de grand maîtres comme Adhémar Esmein et la voie suivie par Bryce en Grande-Bretagne ne devait pas manquer de représentants dans les Facultés de droit. Tout devait changer, cependant, avec l’essor des sciences sociales dans l’après-guerre et avec l’autonomisation de la science politique, qui répondait elle-même à  des transformations importantes dans le monde des Professeurs de droit public.

2. Droit public et science politique : les raisons d’un divorce et ses effets.

Les années de l’après-guerre sont pour la science politique celles de son essor et de sa reconnaissance institutionnelle, qui lui permettent d’étendre son influence au-delà  de la rue Saint-Guillaume sans pour autant retomber sous la tutelle des Facultés de droit. Du point de vue des institutions, et de leur «mise en conformité» aux normes internationales, l’Association Française de Science Politique est créée en 1949, qui se dote en 1951 d’une Revue française de science politique. Pour ce qui est de l’influence, le facteur essentiel est sans doute la croissance des enquêtes et des sondages d’opinion qui passe par des canaux académiques nouveaux, dans lesquels les Facultés de droit ne jouent qu’un rôle marginal. L’évolution de la profession politique sous la Ve République, combinée avec l’importance croissante de l’ENA et donc de l’IEP va évidemment contribuer à  l’essor des sciences politiques avec pour effet une demande croissante de redéfinition de leur statut universitaire. Un des moments importants dans cette restructuration a été la création d’une «Agrégation de science politique» conçue sur le modèle des agrégations de droit (le premier concours a eu lieu en 1973) qui a contribué à  donner à  la discipline une légitimité et une stabilité qu’elle n’avait sans doute pas jusqu’alors, mais qui a aussi pesé, pour le meilleur et pour le pire (pour le meilleur plus que pour le pire, me semble-t-il) sur son devenir ultérieur. L’idée des fondateurs de ce concours était de fédérer les différents savoirs sur «le» ou «la» politique, afin de rassembler dans un nouveau domaine des forces jusqu’alors dispersées sans pour autant les homogénéiser : selon la formule chère à  Maurice Duverger, la science politique devait rester un «carrefour de disciplines diverses» plutôt que devenir une science unitaire. Cette prévision a été en partie infirmée par le jeu naturel de la logique bureaucratique, qui a poussé beaucoup de chercheurs et d’universitaires à  cultiver au contraire une improbable singularité scientifique, mais les forces centrifuges restent – heureusement – assez fortes pour que survive un certain pluralisme des écoles et des méthodes. Quelles furent les conséquences de ces évolutions sur les relations entre le droit et la science politique ? Dans le régime antérieur, la science politique apparaissait comme une dépendance ou une annexe du droit public, qui permettait de donner un certain agrément pratique au droit constitutionnel, sans pour autant y avoir de véritable influence, et c’est pour cela qu’il existait une «agrégation de droit public et de science politique», une Revue du droit public et de la science politique etc. ; la séparation pouvait évidemment apparaître à  certains comme une diminutio capitis, mais elle fut en fait vécue comme une chance par la plupart des spécialistes de droit constitutionnel : on s’entendit pour dire qu’il n’y avait pas eu faute et le divorce se fit par consentement mutuel, avec un partage du patrimoine satisfaisant pour les deux parties. Pour les plus « juristes » des constitutionnalistes, l’autonomie de la science politique favorisait l’Isolierung du droit public en les libérant de la nécessité de s’intéresser à  des sujets vulgaires et elle devait contribuer à  faire du droit constitutionnel un «vrai» droit régi par la logique immanente des normes, et qui pourrait même peut-être donner lieu à  l’avenir à  des consultations amples et honorées. Pour ceux qui s’intéressaient le plus à  la dynamique politique des institutions, au contraire, la création d’une science politique autonome représentait une ouverture intéressante, qui permettrait de donner toute leur place à  des problématiques jusqu’alors méconnues. Pour illustrer la logique de cette harmonieuse séparation, le mieux est sans doute de rappeler un des plus éloquents «lieux communs» (au bon sens de ce terme) qui permettait de l’expliquer. Ce thème fut développé parallèlement par deux des maîtres les plus éminents de la période, Georges Vedel et Maurice Duverger, qui, dans le dialogue entre le droit et la science politique, jouaient avec brio les deux rôles titres. Le point de départ était le célèbre chapitre de l’Esprit des lois sur la Constitution d’Angleterre, dont le mérite immortel était d’avoir montré que, pour que la liberté soit garantie, il fallait que, par la disposition des choses, «le pouvoir arrête le pouvoir». La limite, fort excusable au demeurant du propos de Montesquieu, était d’avoir exagéré, dans cet équilibre, l’importance des relations «juridiques» entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, sans percevoir le rôle décisif que jouait le mécanisme «politique» du contrôle mutuel et de la modération que produisait le jeu de l’opposition et de la majorité. Ceux qui poursuivront la lecture de L’esprit des lois jusqu’au ch. 27 du Livre XIX se demanderont peut-être si Montesquieu n’était plus sagace encore que ne l’estimaient nos maîtres, mais cela n’enlève rien à  la force de leur propos qui était de nature prédictive et même «performative» ; il définissait un programme qui pourrait se résumer ainsi : aux juristes reviendra l’étude de la logique des normes, aux politistes celle de la dynamique des forces. Là  où Georges Vedel envisageait encore que la science politique pût, dans ce cadre, rester une discipline complémentaire du droit, Maurice Duverger pensait qu’elle devait devenir une discipline autonome et c’est à  lui que l'on peut dire que l’évolution ultérieure de l’enseignement, a donné raison. Pour comprendre cette évolution, le plus simple serait sans doute de comparer les meilleurs manuels récents de droit constitutionnel et de science politique (ou, ce qui est significatif, de «sociologie politique») avec les traités de droit public des grands maîtres des années 1900 comme Esmein et même avec ceux des années 1950 ou 1960. Les traités classiques de droit constitutionnel partaient de l’analyse des différents régimes et mêlaient à  la description des «pouvoirs» et de leurs agencements institutionnels quelques éléments de «science politique», là  où la tendance contemporaine est plutôt de partir de la logique propre de la «constitution normative», telle que l’explicite la jurisprudence constitutionnelle. De leur côté, les manuels de science politique privilégient l’étude des forces sociales sous-jacentes aux processus politiques avec, en France, un intérêt tout particulier pour les formes «non-conventionnelles» de l’action politique, le droit étant essentiellement considéré pour sa contribution à  la stabilité de l’ordre politique et, pour finir, de l’ordre social. Plus généralement, la tendance dominante est d’établir une sorte de division du travail, dans laquelle le «droit» se spécialise dans ce que l’on pourrait appeler l’«idéalisme des normes», la science politique se réduisant de plus à  une sociologie dominée au contraire par le «matérialisme des forces» qui a trouvé son expression la plus parfaite dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, dont l’influence est considérable chez mes collègues «politistes». De là  aussi, le redoublement des sous-disciplines du droit public et des Facultés de droit dans divers domaines de la «science politique», qui ajoute à  la «sociologie politique» une «science administrative», une «sociologie des relations internationales» et même, dans une Université de la périphérie parisienne, une «histoire sociale des idées». On aurait tort, néanmoins, d’en conclure que les relations entre juristes et politistes se réduisent aujourd’hui à  de l’indifférence ou à  de l’hostilité. La séparation n’a pas éteint toute attirance réciproque, et elle a pour contrepartie toutes sortes de rencontres furtives dont on peut estimer qu’elles montrent pour le moins une certaine complémentarité entre les disciplines. On peut même dire que, dans le régime actuel de séparation entre la science politique et le droit, les représentants des deux disciplines sont attirés par ce que la discipline complémentaire a apparemment de plus étranger à  la leur, ou du moins à  l’image qui en est donnée par la division du travail universitaire. Les juristes, qui savent mieux que quiconque que le «droit» n’est pas ce que pense le profane, trouvent dans la science politique et même dans la sociologie critique une peinture réputée sans fard de la genèse de leurs catégories ; c’est là , me semble-t-il, la raison du crédit dont jouit l’œuvre de Pierre Bourdieu jusque dans les meilleures maisons, alors même que ce qu’elle dit du droit pourrait paraître d’une insigne pauvreté. Du côté des politistes, les nouvelles formes du droit public et la «juridisation» croissante de la vie politique sont évidemment des objets en eux-mêmes passionnants, qui ne sont pas du reste sans susciter des sentiments ambivalents : les mêmes qui, comme «savants», sont toujours prêts à  dévoiler la contribution du droit à  «l’hypocrisie sociale» (P. Bourdieu) ne sont pas moins fascinés par la puissance du droit dans le nouvel ordre démocratique et ils savent bien, du reste, comme sociologues de l’action (ou comme citoyens) que le droit aujourd’hui est une « ressource » importante des courants les plus radicaux. Certains penseront sans doute que je décris ici une situation typiquement française, sans équivalent à  l’étranger. Je ne le crois pas ; pour s’en tenir au pays le plus important, le monde académique américain obéit certes à  une logique différente, qui permet sans doute un dialogue plus ouvert entre les juristes et les spécialistes de «government», qui est dû au fait que personne ne doute du fait que la Cour suprême est une institution politique qui fait plus que «dire le droit» ; mais on pourrait montrer, sans même évoquer les critical legal studies, que, du côté de la Political Science, la domination des modèles du «choix rationnel» a paradoxalement des effets en partie semblables à  ceux que produit en France la sociologie critique.

3. Au-delà  de la séparation

Il est donc probable qu’on ne reviendra pas sur la séparation entre le droit public et la science politique, qui est fondée dans la nature des choses et qui correspond à  l’intérêt bien entendu des deux disciplines. Je crois néanmoins possible (et souhaitable) des rapports différents de ceux qui existent aujourd’hui, et qui seraient fondés sur leurs origines communes plus que sur la symétrie présente de leurs préoccupations, qui n’est peut-être pas définitive. Je voudrais ici évoquer, d’une part, ce que le droit constitutionnel entendu comme droit politique peut apporter d’irremplaçable à  la compréhension des contraintes qui pèsent sur les systèmes politiques et, de l’autre, ce que la science politique peut avoir à  nous dire sur les zones intermédiaires que l’on peut traverser quand on pense d’un niveau à  l’autre de la production des normes. Voyons d’abord ce qu’il en est de la portée proprement politique du droit constitutionnel. On peut en avoir une idée si l’on se souvient des controverses qui ont accompagné jadis les premières années de la Ve République et qui, du reste, ne cessent pas de ressurgir à  chaque révision d’importance. Au-delà  des discussions sur le caractère semi-présidentiel et/ou semi-parlementaire du régime, on s’accordait assez volontiers pour considérer, avec Maurice Duverger, que ce système à  la fois classique et baroque devait sa naissance aux obstacles mis en France à  la constitution d’un véritable gouvernement parlementaire ou si l’on préfère, d’un système «primo-ministériel» ; une telle évolution n’avait pas été possible en France du fait de l’oscillation entre le régime d’assemblée et la tentation consulaire, de la faiblesse du système partisan et de la faible consistance des majorités et c’est ce qui avait rendu nécessaire la désignation directe par le peuple du chef de l’Etat : la «monarchie républicaine» (Duverger) compensait le déficit démocratique créé par l’absence du fait majoritaire. Face à  cette analyse «politologique», Pierre Avril a montré, dans un article fondamental, que la naissance de la Ve République pouvait aussi et même surtout être vue comme «une revanche du droit constitutionnel»[4], que l’on pouvait comprendre à  partir des analyses de Carré de Malberg dans La loi expression de la volonté générale (1931). Le régime français n’était pas un simple compromis entre les modèles anglais et américain mais plutôt le fruit d’un système de transformations réglées à  partir de la logique du droit public français, qui n’expliquaient pas seulement le renforcement de l’exécutif mais aussi la naissance, en opposition apparente avec la tradition républicaine, du contrôle de constitutionnalité. Or, il me semble que beaucoup de phénomènes que l’on s’attendrait à  expliquer par la dynamique des «forces» et qui semblent défier la compréhension sociologique gagneraient à  être éclairés par une analyse juridique, à  condition de se souvenir que, comme le rappelait un jour le Doyen Vedel lors d’un Congrès de l’Association Française de Science Politique, «même les juristes savent bien que tout n’est pas dans les textes». Mon collègue Denis Baranger vient d’en donner une illustration éclatante dans un ouvrage qui porte justement sur la «Constitution anglaise», dont chacun sait que, précisément, elle n’est pas «écrite»[5]. Là  où le sens commun «républicain» des Français a du mal à  comprendre comment le Parlement «souverain» a pu opérer la «dévolution» de ses pouvoirs à  l’Ecosse, il explique pourquoi l’héritage impérial facilitait la reconnaissance de l’autonomie des entités régionales. Là  où les sociologues réalistes s’entendaient avec la plupart des juristes «positivistes» pour s’attendre à  une disparition rapide de la Chambre des Lords, il fait comprendre la longévité paradoxale de cette institution. Là  où l’analyse politique insiste sur les logiques de «raison d’Etat» qui auraient dû jouer en Grande-Bretagne comme ailleurs, il montre ce que conserve de spécifique le régime anglais, qui permet au Parlement d’étendre considérablement les pouvoirs temporaires de l’exécutif sans entrer dans la logique qui sous-tend notre article 16. De la même manière, on peut montrer comment, au-delà  même de la lettre de la Constitution écrite et de la jurisprudence de la Cour suprême, les caractères généraux du droit américain continuent de délimiter le champ de ce qui, aux Etats-Unis, est politiquement concevable. Pour le dire de façon plus générale, il me semble que nous aurions tout intérêt, s’agissant des rapports possibles entre le droit et la science politique, à  nous intéresser à  la manière dont le droit dessine le cadre de ce qui est pensable dans la longue durée, plus encore qu’à  l’efficace directe des textes et des décisions. Si la science politique doit ainsi reconnaître sa dette envers la culture des juristes, peut-elle en échange leur apporter quelque chose d’autre que des exemples de ce que le droit peut produire dans la vie politique ? Il me semble ici que ce que permet une certaine science politique, c’est une meilleure intelligence des relations entre les différents niveaux de la production des normes et, surtout, de ce que le droit comme «doctrine» perçoit naturellement comme des renversements de jurisprudence alors même que les juridictions répugnent légitimement à  user de cette catégorie. Je pense notamment ici à  l’usage très éclairant qu’a fait le constitutionnaliste américain Bruce Ackerman de la théorie des «réalignements» électoraux pour éclairer certaines mutations majeures du droit constitutionnel américain et de la jurisprudence de la Cour suprême, alors même qu’il n’y avait pas eu de «révision» en forme de la constitution. Depuis une trentaine d’années, en effet, le droit américain est dominé par une controverse sans fin entre deux interprétations de la Constitution et des tâches des membres de la Cour, qui sont évidemment liées à  certains partis pris politiques mais qui, surtout, présentent des difficultés symétriques. Pour les tenants de l’Original Intent, la Cour doit, pour se garder du risque d’«activisme judiciaire», se contenter de chercher quelle était l’«intention originaire» du législateur constituant ; pour les tenants de la Living Constitution, le juge peut sans usurper la fonction législative découvrir dans la Constitution des «principes» jusqu’alors méconnus pour censurer des lois qui, auparavant, auraient pu être acceptées : la constitution vivante reste identique à  elle-même si les «principes» invoqués peuvent être fondés sur sa logique interne et sur sa philosophie morale sous-jacente. Ces deux théories de valeur sans doute inégale présentent des difficultés symétriques : la première conduirait sans doute, si on la prenait vraiment au sérieux, à  annuler la quasi-totalité de la jurisprudence de la Cour, Marbury v. Madison inclus, la deuxième, qui exprime assez bien le point de vue spontané des juges libéraux, suggère une interprétation assez peu vraisemblable de l’histoire américaine. Ce que montre Ackerman de manière assez convaincante, c’est qu’on peut sortir de cet affrontement stérile si on admet que, lorsqu’elles suivent un conflit entre la Cour et les institutions politiques, les «élections de réalignement» (celles qui changent durablement l’ensemble des équilibres politiques) produisent l’équivalent d’une révision «constitutionnelle» sans que le «droit» ait formellement été changé. On peut ainsi comprendre – et admettre – les changements de jurisprudence qui interviennent après la réélection de Roosevelt et qui se prolongent durant la Présidence Warren : la Cour suprême applique sans doute une «constitution vivante» mais la découverte de nouveaux principes passe à  un certain moment par l’intervention de ce personnage infigurable que désigne «We the people» dans le texte de 1787 dans des formes qui ne sont pas réductibles à  ce que dit la Constitution. Nous avons vu tout à  l’heure que la science politique peut apprendre du droit les limites de son pouvoir explicatif ; nous voyons maintenant que, si le droit constitutionnel a sans doute besoin de distinguer entre la constitution et la loi, la science politique peut - s’il le juge bon - l’aider à  relativiser cette distinction, afin de mieux rendre compte de la logique et de la force du droit. Le divorce entre le droit et la science politique ne sera sans doute pas surmonté, mais il n’interdit pas un dialogue permanent, qui va très au-delà  de l’échange d’informations ou de la division du travail entre disciplines complémentaires, et qui doit sans doute beaucoup à  leur enracinement dans une certaine tradition de la philosophie politique (c’est peut-être ainsi qu’il faudrait comprendre le rôle qu’a joué Montesquieu dans l’histoire que j’ai racontée).

Le droit public et la science politique ne se confondent sans doute pas mais ils peuvent être unis dans un même « département de droit public et de science politique ».

Philippe Raynaud, agrégé de philosophie et de sciences politiques, est Professeur de philosophie politique à  l'Université Paris 2 Panthéon-Assas et membre de l'Institut Universitaire de France. Il est notamment l’auteur de Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, 2ème éd., Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1996, de L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, Paris, Ed. Autrement, coll. CEVIPOF, 2006 ainsi que de Le juge et le philosophe, Paris, Armand Colin, 2008, et il a dirigé avec Stéphane Rials un Dictionnaire de philosophie politique, 3ème éd., Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 2003.

Pour citer cet article :
Philippe Raynaud «Le droit et la science politique », Jus Politicum, n° 2 [https://juspoliticum.com/article/Le-droit-et-la-science-politique-77.html]