La Première Guerre mondiale confronte le droit public allemand à deux tendances et évolutions majeures, souvent contradictoires, mais qu’il convient de mettre en balance pour saisir toute la complexité de cette période charnière située entre deux siècles. D’une part, au regard du renforcement de l’État et de la concentration des pouvoirs qu’elle emporte, la guerre fait peser de nouvelles menaces sur l’État de droit allemand, dans ses traductions politiques comme économiques. D’autre part, au regard des évolutions et réflexions qu’elle suscite et nourrit, qu’il s’agisse de la parlementarisation du régime ou de l’enrichissement du droit administratif, la guerre est également porteuse d’impulsions fondamentales pour le renouvellement du droit public allemand.

After the breakout of the First World War, the German public law has to face two major – and at times contradictory – developments, which both need to be considered to fathom the complexity of this pivotal period marking the close of one century and the dawn of a new one. On the one hand, the strengthening of the state and the concentration of power caused by the war effort pose threats of a new kind on the German constitutional state, both politically and economically. On the other hand, the developments and the reflective processes sparked or pushed on by the war – be it the parliamentarization of the German state or the expansion of administrative law – profoundly stimulate the reinvigoration of public law in Germany.

 

Les « sombres nuages » de 1914 ne menacent évidemment pas la seule Allemagne, tant l’assassinat de l’héritier du trône austro-hongrois Franz Ferdinand est l’étincelle qui allume un feu préparé depuis plusieurs années, par le jeu des alliances entre grandes puissances. La « Triple Alliance » (Dreibund) qui associe initialement l’Allemagne, l’Empire d’Autriche-Hongrie et l’Italie, et qui s’opposera à la « Triple Entente » entre la France, le Royaume-Uni et la Russie, est en effet le fruit d’accords conclus dès 1882. En Allemagne, la guerre se traduit d’abord, sur le plan intérieur, par la déclaration de l’état de guerre du 31 juillet 1914 (Kriegszustand[2]) puis, sur le plan extérieur, par les déclarations de guerre des 1er et 3 août 1914[3]. Elle prend formellement fin avec l’armistice du 11 novembre 1918 et la levée consécutive de l’état de siège – alors même que les mutineries et l’abdication de l’Empereur Guillaume II le 9 novembre 1918 ouvrent une nouvelle page de l’histoire allemande.

Il s’agit ici d’étudier les rapports entre, d’une part le droit public allemand et, d’autre part, cette guerre devenue « mondiale » au regard du nombre d’États impliqués – notamment en raison des Empires coloniaux contrôlés par les grandes puissances –, et « totale », par le fait des ressources mobilisées – politiques, économiques, juridiques, techniques et humaines, militaires comme civiles. Au-delà de la proximité des problématiques, le degré d’inflexion qui s’ensuit pour les droits publics européens connaît évidemment des variations. Pour l’Allemagne, il faut souligner la remarquable distance entre « l’impression d’une évolution paisible, [accompagnée d’un] large consensus politique[4] » qui précède la guerre et la violence de la « césure » marquant « la fin d’une époque[5] » et portant en germe les conflits politiques et querelles doctrinales qui secoueront la République de Weimar[6]. À l’instar de 1806 – dissolution du Saint Empire romain germanique –, de 1848/1849 – révolution libérale et démocratique avortée – et de 1866/1871 – unification « par le haut » de l’Allemagne autour de la Prusse bismarckienne[7] –, la Première Guerre mondiale constitue à son tour une période charnière pour l’histoire de l’Allemagne. Pour son droit public, elle s’analyse comme une période de transition entre deux siècles, bousculant profondément les grands équilibres posés au XIXsiècle.

Nonobstant la dimension militaire et ses implications en droit international, plusieurs dimensions de la guerre intéressent directement le droit allemand. La guerre, c’est d’abord le quotidien de femmes et d’hommes qui bascule, et pour le droit public, le quotidien d’étudiants et de professeurs de droit. La mobilisation physique se traduit par des absences momentanées des universités, des hommages à ceux qui ne reviendront plus[8], des articles achevés par des collègues[9] ou encore des travaux prometteurs interrompus trop vite[10].

La mobilisation est également idéologique. À ce titre, l’attitude des juristes face à la guerre est à replacer dans le contexte de guerre « totale », laquelle implique un prolongement du combat des armes sur le plan des idées. Leur position rejoint ici avant tout celle de l’ensemble de leurs compatriotes, invités à répondre par un patriotisme sans faille à l’appel au Burgfrieden (littéralement « paix des châteaux forts »), lancé par l’Empereur Guillaume II dès le 4 août 1914. La trêve politique proclamée tend à transcender toute « différence de parti, d’origine ou de confession » afin d’associer les Allemands à l’effort de guerre[11]. Le renforcement de l’unité nationale est d’autant plus aisé qu’il est porté par la conviction initiale que la guerre sera courte et victorieuse. Si les controverses et divisions ne manqueront pas de se manifester à mesure de l’enlisement du conflit, « l’esprit 1914 » imprègne durablement les idées, contribuant par ailleurs à la consolidation de cette « nation tardive » qu’est l’Allemagne[12]. Au-delà de leur participation générale à la mobilisation nationale, la position des professeurs allemands doit être précisée au regard du rôle social et intellectuel qu’ils peuvent être amenés à jouer[13]. Plus spécifiquement encore, l’objet particulier de l’étude des juristes de droit public tend à distinguer ces derniers au sein du monde scientifique et universitaire. Sans doute convient-il à la fois de ne pas leur conférer un poids trop important et de ne pas céder à une généralisation abusive. Reste que, ici encore, la tendance générale est celle d’un large ralliement au Burgfrieden. En droit international, ce sont les positions pacifistes qui s’avèrent dès lors intenables. La mise à l’écart de l’éminent professeur Hans Wehberg (1885-1962) est à ce titre significative. Son activisme pacifiste lui coûte notamment la perte, dès 1914, de la codirection de la Zeitschrift für Völkerrecht (Revue de droit international) et lui vaut une interdiction de toute activité politique entre 1915 et 1917[14]. Au niveau du droit public interne, l’attitude envers le régime politique demeure marquée par les conséquences de l’échec de la révolution de 1848. L’engagement des « professeurs politiques » du Vormärz en faveur du libéralisme politique[15] avait alors cédé la place à une large dépolitisation des élites. Pour des juristes souvent formés dans les cadres de la monarchie constitutionnelle, 1914 ne sonne pas encore l’heure de la contestation massive de ce système politique hérité du XIXe siècle. L’engagement politique, lorsqu’il est exprimé, se manifeste au contraire principalement par un appui à la « mobilisation juridique » (Juristische Mobilmachung), expression désignant les nombreuses mesures édictées sur le fondement de l’état de siège[16]. Les voix alternatives s’exprimeront plus tard, à mesure de l’effritement du consensus national et monarchiste.

Le regard des juristes allemands est ainsi peu porté vers la France. À l’inverse, de ce côté-ci du Rhin, si le contexte de 1914 se traduit de même par le rassemblement des Français autour de « l’Union sacrée[17] », il conduit aussi les juristes, spécialement de droit public, à mener une « charge intellectuelle contre leurs homologues allemands[18] ». Au-delà de la dénonciation directe des responsabilités dans le déclenchement du conflit mondial, cette hostilité s’inscrit dans la lignée de critiques plus profondes. La guerre ne fait en effet qu’exacerber l’opposition entre les conceptions allemande et française de l’État et du droit, formulée dès le XIXe siècle, en particulier après 1871, et poursuivie par la doctrine française de la IIIe République. Pointer « la responsabilité des professeurs allemands du droit public[19] », ainsi que le fait Joseph Barthélemy en 1916, tend à développer la présentation classique d’une doctrine allemande du droit public aux accents essentiellement autoritaires, concourant à la sacralisation de la « puissance » et de la domination (Herrschaft) de l’État monarchique allemand[20] et au « sacrifice de l’individu[21] ». Or, précisément, les évolutions propres au contexte de guerre ne peuvent qu’alimenter de telles assertions. La balance entre l’État de droit (Rechtsstaat), autre concept structurant du droit public allemand du XIXe siècle, et l’État-puissance (Machtsstaat) est en effet inévitablement déstabilisée par la concentration accrue des pouvoirs de l’État allemand au détriment des équilibres fédéraux, du Parlement et des individus. Cette tendance n’en sera pas moins atténuée par la parlementarisation concomitante du régime, évolution en sens inverse donc, elle-même déjà amorcée avant la guerre. En ce qui concerne les rapports entre l’État, la société et l’économie, le terme spécifique de « droit administratif de guerre » (Kriegsverwaltungsrecht) renvoie directement au nouveau rôle de l’administration dans l’économie. Cet interventionnisme étatique renforcé est un autre coup porté à certains cadres classiques de l’État de droit allemand. Ici aussi, pareilles manifestations de l’État-puissance ne sont pas exclusives de nouvelles impulsions favorables à la modernisation du droit public allemand à plus long terme.

La Première Guerre mondiale confronte ainsi le droit public allemand à deux tendances et évolutions majeures, souvent contradictoires, mais qu’il convient de mettre en balance pour saisir toute la complexité de cette période charnière située entre deux siècles. La prise en compte de ces deux tendances permettra aussi de nuancer la critique des publicistes français du début du siècle, nécessairement par trop schématique au vu du contexte belliqueux.

D’une part donc, au regard du renforcement de l’État qu’elle emporte, la guerre fait peser de nouvelles menaces sur l’État de droit allemand, dans ses traductions politiques comme économiques (I). D’autre part, au regard des évolutions et réflexions qu’elle suscite et nourrit, la guerre est également porteuse d’impulsions fondamentales pour le droit public allemand (II).

 

I. La Guerre et le renforcement du Machtsstaat : l’État de droit en danger ?

 

L’histoire du droit public allemand du XIXe siècle s’articule dans une tension permanente entre « État de droit » et « État puissance », accordant une importance moins essentielle au principe démocratique cher à la doctrine française[22]. Sans surprise, la guerre déplace les équilibres entre ces deux grands « marqueurs » du siècle[23], favorisant la concentration des pouvoirs publics (A) et un bouleversement des rapports entre l’État et l’individu (B).

 

A. La concentration des pouvoirs publics

 

« Sa Majesté l’Empereur a déclaré l’état de guerre pour l’ensemble du territoire du Reich […][24] ». Le « jour fatidique » (Schicksalstag[25]) du 31 juillet 1914, jour de la déclaration de l’état de guerre, précède de peu les déclarations de guerre des 1er et 3 août. Le passage à un tel « droit d’exception[26] » trouble inévitablement les équilibres fondamentaux du droit public allemand d’avant-guerre. D’un point de vue méthodologique, l’inscription d’un « but » dans le droit – l’intérêt supérieur de la guerre – balaye les présupposés du positivisme conceptualiste alors dominant en Allemagne. Du point de vue des rapports entre les pouvoirs publics, ce nouvel objectif conduit à de larges transferts de pouvoir au profit de l’exécutif impérial – au détriment des États allemands et du Reichstag (1) comme des autorités militaires – au détriment des autorités politiques (2).

 

1. Le renforcement du pouvoir exécutif impérial

 

De manière générale, la Constitution impériale du 16 avril 1871 prévoit un droit de la guerre orchestré par l’Empereur – à la fois « Président du Reich » et « roi de Prusse » –, avec le soutien du Bundesrat – assemblée présidée par le Chancelier et composée de plénipotentiaires délégués par les États fédérés et conjuguant des compétences exécutives, judiciaires et législatives –, aux dépens du Reichstag – Parlement fédéral élu au suffrage universel. Personnifiant l’unité de l’Empire, l’Empereur se voit ainsi attribuer la compétence de « déclarer la guerre au nom de l’Empire » (art. 11 al. 1[27]). La direction de la guerre lui incombe également dès lors qu’il assure le « commandement unifié » de la marine allemande (art. 53) comme de l’armée de terre, laquelle doit être « une » (art. 63 al. 1[28]). L’Empereur peut en outre « déclarer l’état de guerre ». La technique juridique ici retenue est toutefois originale, puisqu’elle conduit à imposer l’état de siège à l’ensemble de l’Allemagne sur le fondement d’une loi d’un État particulier. Aux termes de l’article 68 de la Constitution impériale en effet, « lorsque la sûreté publique est menacée sur le territoire de l’Empire, l’Empereur peut proclamer l’état de siège dans cette partie. Jusqu’à ce qu’il soit édicté une loi impériale réglant les conditions, les formes et les effets de cette proclamation, on se réfèrera à ce sujet aux prescriptions de la loi prussienne du 4 juin 1851[29] ». Reflétant les traditionnels et étroits rapports entre le Reich et la Prusse, à l’instar d’autres dispositions de la Constitution impériale, cette technique ne fait alors pas l’objet d’une contestation majeure. La loi prussienne est de surcroît considérée comme une avancée, encadrant juridiquement l’exception depuis l’entrée de la Prusse dans la catégorie des monarchies constitutionnelles aux lendemains des révolutions de 1848.

Jusqu’en 1914 et y compris au cours de la guerre de 1870/71, cette disposition n’avait guère été appliquée, ou alors strictement, dans un champ d’application limité, dans le temps comme dans l’espace – prussien. Au cours de la Première Guerre mondiale, elle sert en revanche de fondement aux mesures d’exception prises plus de quatre années durant – entre le 31 juillet 1914 et le 12 novembre 1918 –, et valables pour l’ensemble des territoires de l’Empire[30] – à l’exception de la Bavière, régie par un droit particulier[31]. L’application de ces dispositions constitutionnelles au cours de la Grande guerre emporte en conséquence une modification des équilibres fédéraux au profit du Reich, ce que ne manquent pas de relever d’éminents spécialistes de droit public tels Gerhard Anschütz, Hugo Preuss ou encore Heinrich Triepel[32].

La guerre affecte de surcroît les rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif. Si, conformément à son esprit libéral et démocratique, la Constitution avortée du 28 mars 1849 conditionnait les mesures d’exception à l’approbation du Parlement (§ 197), le Reichstag est largement écarté du jeu politique de 1914. Plus précisément, il se dessaisit lui-même de ses pouvoirs législatifs au profit du Bundesrat par la « loi d’autorisation » du 4 août 1914. Une interprétation extensive du paragraphe 3 de cette dernière, l’autorisant à « prendre, pendant la durée de la guerre, les mesures législatives s’avérant nécessaires pour remédier aux difficultés économiques[33] » fonde l’édiction de non moins de huit cent vingt-cinq ordonnances, embrassant les domaines les plus variés – y compris donc au-delà des « mesures économiques » initialement visées. Un certain assouplissement de la séparation des pouvoirs est certainement nécessaire à la sauvegarde de l’État et de sa continuité en période de crise. L’urgence du contexte et la nécessité de mobiliser rapidement les ressources indispensables à l’effort de guerre contribuent en conséquence à banaliser les techniques de législation déléguée au profit de l’exécutif dans l’ensemble des États belligérants[34]. En Allemagne, le recours à de tels procédés est néanmoins remarquable à plusieurs titres. D’une part, le complexe partage des pouvoirs prévu par la Constitution fédérale de 1871 se trouve bouleversé au bénéfice du Bundesrat, rapidement accusé d’exercer une « dictature » civile[35]. Cela n’exclut du reste nullement d’autres délégations au profit du Gouvernement impérial, reflétant ce faisant la marginalisation progressive du Bundesrat dans le jeu politique allemand. D’autre part, outre la modification et la centralisation de l’exercice du pouvoir qu’elles emportent, ces pratiques de législations extraparlementaires troublent la théorie de la réserve de la loi (Gesetzesvorbehalt). Établissant un lien intime entre la garantie des droits et la forme démocratique de la loi, cette théorie est au cœur de la construction de l’État de droit allemand du XIXe siècle[36]. Or, tel lien se trouve nécessairement affecté lorsque les ordonnances de l’exécutif recouvrent potentiellement un contenu identique à celui des lois, à même donc de toucher à la condition juridique des citoyens. Tel est pourtant bien l’une des conséquences de la mise en œuvre de l’état de guerre. Le « renforcement » de l’état d’exception passe en effet par la possibilité de suspendre les droits fondamentaux – garantis alors moins par la Constitution impériale de 1871 que par les constitutions des États – et par la création de tribunaux d’exception. Si pareils effets sont prévus par la loi prussienne du 4 juin 1851[37], la très large habilitation à laquelle elle ouvre la porte conduit à l’édiction de multiples ordonnances, qui constituent autant d’ingérences de l’exécutif dans la sphère privée[38].

Au-delà de ces premiers éléments affectant les rapports entre les pouvoirs publics, la concentration du pouvoir se traduit de surcroît par un transfert du pouvoir civil aux autorités militaires.

 

2. La « dictature » militaire

 

Si l’Empereur dirige en principe le commandement militaire, il ne faut pas s’y tromper. La direction du « Commandement suprême de l’armée » (Oberste HeeresleitungOHL) est en réalité assurée par les chefs successifs de son État major général, Johannes Ludwig von Moltke, Erich von Falkenhayn et Paul von Hindenburg. Avec ce dernier, appelé en 1916 après la bataille de Verdun, et assisté d’Erich Ludendorff, c’est une « dictature militaire » (Militärdiktatur) – ou à tout le moins une « domination militaire » (Militärherrschaft) – qui s’instaure en Allemagne[39], dans une dimension que ne connaît pas la France.

De nombreux facteurs peuvent en être avancés. L’un d’eux tient aux rapports de force en présence. Le rôle joué par les deux militaires sur la scène politique allemande est en effet conforté par le soutien de l’opinion publique, portée par la confiance en la victoire qu’ils incarnent, forts de la victoire de l’armée allemande à Tannenberg en 1914, précisément commandée par Hindenburg. Les importants pouvoirs de l’OHL lui permettent en outre d’acquérir une indépendance et un pouvoir croissants face au pouvoir politique exercé par Guillaume II et ses différents chanceliers[40]. Cela vaut d’autant plus que la guerre est considérée comme « totale », justifiant la primauté du pouvoir militaire, et théorisée comme telle par Ludendorff lui-même[41]. Juridiquement, ce déplacement sensible de l’équilibre constitutionnel est plus fragile, même s’il s’appuie sur la loi prussienne de 1851, laquelle prévoit la subordination des autorités civiles aux autorités militaires « dès la publication de la déclaration de l’état de siège[42] ». Le transfert du pouvoir réglementaire qui s’ensuit permet à ces dernières d’orienter l’ensemble de la vie publique en fonction des « buts de la guerre[43] ». La confusion des responsabilités politiques et militaires, longtemps dénoncée, est du reste partiellement résolue par la loi du 4 décembre 1916, laquelle instaure un « commandant militaire supérieur » (Obermilitärbefehlshaber[44]), instance de contrôle et de recours unifiée – traduisant aussi l’emprise du pouvoir militaire.

La centralisation et la concentration des pouvoirs publics est ainsi de nature à mettre en danger certains équilibres du droit public allemand, dont le fédéralisme et l’État de droit sont d’importantes composantes traditionnelles. Ce mouvement trouve son pendant dans le bouleversement affectant les rapports entre l’État, la société et les individus.

 

B. Un bouleversement des rapports entre individus et État

 

Le droit administratif classique allemand s’est construit à la fin du XIXe siècle dans les cadres de l’État de droit formel[45]. Dans ses grandes lignes, il traduit la distinction entre, d’une part, la société libérale, jalouse de sa sphère privée et soucieuse du respect de ses droits et, d’autre part, un État autoritaire mais non moins artisan d’un nouvel État de droit en construction. Or « la guerre bouscule l’administration par la nature extraordinaire des relations [qu’elle fait naître][46] ». Ce constat n’a certainement rien d’original, tant l’état de guerre tend immanquablement à brouiller les frontières entre les pouvoirs publics eux-mêmes et entre les sphères publique et privée. En Allemagne, le déplacement des frontières est particulièrement profond, soulignant une fois encore le rôle de la guerre dans la transition entre le XIXe et le XXe siècles. Si le conflit mondial accélère la transition sociale (1), il contribue surtout à instaurer une économie de guerre, ressort d’un interventionnisme étatique sans précédent (2).

 

1. L’accélération de la transition sociale

 

L’observation des structures sociales à la veille de la Première Guerre mondiale laisse une impression ambivalente. D’un côté, en dépit du dépassement inéluctable des cadres de l’Ancien régime, certaines traces de la société « par états » (Ständegesellschaft) demeurent, que l’on pense au système de vote à trois classes prussien ou aux Heroldsämter, autorités publiques compétentes pour les questions relatives aux titres, rangs et armoiries de la noblesse jusqu’à la fin de la guerre, notamment en Prusse[47]. D’un autre côté, la bourgeoisie est pleinement engagée dans une mutation rapide vers la société industrielle de masse[48], évolution portée par la croissance démographique[49] et par l’importante industrialisation qui marque l’entrée de l’Allemagne dans la société capitaliste. La célérité des mutations en cours porte ce faisant déjà en germe de nouvelles tensions, politiques – tant que la social-démocratie reste marginalisée[50] et que la bourgeoisie observe avec crainte l’introduction du suffrage universel – comme sociales, la société de classes générant inévitablement ses propres inégalités sociales. Sur ce point, la révolution de 1918/1919 puis la République de Weimar, devront se saisir de la question sociale, « nouveau problème constitutionnel[51] »  du XXe siècle.

Avant cela toutefois, la traditionnelle séparation entre l’État et la société allemande se trouve déjà profondément bouleversée par l’interventionnisme étatique commandé par l’économie de guerre.

 

2. L’économie de guerre, ressort d’un interventionnisme étatique sans précédent

 

Ainsi que l’attestent les mesures protectionnistes adoptées en réponse à la grande dépression de 1873 et la mise en place du système de protection sociale bismarckien, la consolidation de l’État de droit libéral à la fin du XIXe siècle n’est pas exclusive d’un certain interventionnisme étatique[52]. La théorisation de l’État de droit social par Lorenz von Stein[53] s’inscrit du reste déjà dans les pas posés par Robert von Mohl dès la première partie du XIXe siècle[54].  

Face aux circonstances exceptionnelles de la guerre, l’interventionnisme étatique prend cependant une toute autre ampleur, inaugurant une nouvelle ère des rapports entre l’État et la société en Allemagne. S’ensuit un nouvel agencement des rapports entre les sphères publique et privée, dont les conséquences juridiques sont immanquablement nombreuses. Le droit privé doit faire face à la mise en cause fondamentale de ses concepts comme de ses méthodes[55]. Quant au droit public, il est confronté aux transformations de la société industrielle de masse dans le cadre d’une guerre économique et technique. L’une des réponses apportées tient au développement d’un véritable « droit administratif de guerre » (Kriegsverwaltungsrecht) et d’un « socialisme de guerre » (Kriegssozialismus). Ce nouveau modèle étatique, théorisé en 1915[56], s’explique directement par les pénuries causées par la guerre. Isolée des marchés mondiaux par le blocus mené par les Alliés dès 1914 et privée de ses forces de travail, mobilisées sur le front, l’Allemagne manque de tout, spécialement de matières premières et de denrées alimentaires. La guerre totale trouve là des ressorts essentiels au déploiement de ses pendants technologique[57], économiques et sociaux.

La loi du 4 août 1914 autorisant le Bundesrat à prendre toutes les mesures « nécessaires pour remédier aux difficultés économiques[58] » constitue le fondement juridique de nombreuses ingérences dans les domaines les plus vastes. Sur le plan économique, il s’agit de mutualiser les forces étatiques et privées au service d’objectifs partagés. Le modèle « d’économie sociale allemande », initié par Walter Rathenau et Wichard von Möllendorff[59], propose de mettre en œuvre une solution médiane, entre l’économie de marché – dépassée, dès lors que l’intérêt privé devient second – et l’économie planifiée. À ce dernier titre, les forces privées demeurent en effet des instruments essentiels de l’effort de guerre[60]. Mais l’intervention directe de l’État n’en est pas moins massive et dirigiste. Les lois et ordonnances édictées dans le cadre de l’état de guerre permettent en particulier d’établir une administration hiérarchisée, militaire et centralisée[61]. Le Commandement supérieur des forces armées orchestre de nouvelles divisions administratives étatiques, à l’instar du « département des matières premières » (Kriegsrohstoffabteilung - KRA) créé dès 1914 au sein du ministère de la guerre, aux fins d’approvisionnement et de garantie des stocks de matières premières[62]. Parmi les multiples nouvelles divisions administratives, la création de l’Office de la guerre (Kriegsamt) en 1916[63] met tout particulièrement en lumière la volonté de rationalisation et de centralisation de l’effort de guerre.

Il faut insister ici sur l’importance de telles mesures de guerre pour l’évolution du droit public allemand, bousculé dans ses fondements les plus anciens. Pendant de l’altération des équilibres fédéraux déjà mentionnée, le développement de l’administration du Reich remet en cause le principe selon lequel, en Allemagne, l’administration est en premier lieu l’affaire des Länder[64]. Partant, la guerre est aussi une étape importante pour le développement d’un droit administratif national, jusqu’alors principalement objet de constructions doctrinales. L’interventionnisme étatique envahit par ailleurs la sphère privée, jusque-là définie, dans le cadre de l’État de droit libéral, comme « libre d’État ». Les multiples saisies, expropriations, régulations des prix sont autant de limitations des libertés économiques. La « virulente vague d’État policier[65] » porte autant de coups supplémentaires aux libertés individuelles, alors même que les garanties juridictionnelles mises en place sous le Reich bismarckien sont largement écartées[66]. C’est certainement là la conséquence classique de l’état d’exception. Les ingérences les plus fortes demeurent par ailleurs provisoires, limitées au temps de la guerre. En toute hypothèse, s’ils n’empêcheront pas la situation désastreuse de la population et de l’économie allemandes, ces bouleversements ouvrent une nouvelle phase des rapports entre l’État et la société.

La guerre ne saurait cependant être analysée comme le facteur d’un seul renforcement de la puissance de l’État, empiétant sur les équilibres du fédéralisme, sur les droits du Parlement et des individus. Elle nourrit également d’importantes impulsions, plus difficiles à saisir par la doctrine française du début du XXe siècle, mais non moins fondamentales pour l’évolution à plus long terme du droit public allemand.

 

II. La Guerre, nouvelle impulsion pour l’évolution du droit public allemand

 

La Première Guerre mondiale contribue à la reformulation des grandes questions, nationale, constitutionnelle et sociale, au cœur du XIXe siècle allemand[67]. Le Burgfrieden repose la question nationale, laquelle avait trouvé un premier aboutissement avec la création du Reich en 1871 – et le ralliement subséquent d’une grande partie de la bourgeoisie. La nécessaire intégration d’une société de masse et de classes, et de ses représentants de la social-démocratie, reformule la question sociale, dépassant l’ancienne problématique de l’abolition des structures féodales (alte ständische Gesellschaft). La question constitutionnelle enfin, un temps stabilisée autour du système de monarchie limitée allemande, est reposée. Sans doute faut-il rappeler le caractère déjà ancien des discussions relatives à l’évolution du régime comme du déplacement progressif des équilibres, à mesure du poids grandissant du Reichstag. Reste qu’il ne s’agit là que d’entre-deux, ne remettant pas en cause le principe de légitimité monarchique. Nonobstant le renforcement du Machtsstaat, le cours et l’issue du conflit mondial contribuent à franchir une marche plus décisive vers la parlementarisation du régime (A). La guerre est également une période charnière pour l’évolution du droit administratif allemand – peut-être plus nettement encore que s’agissant du droit constitutionnel, où la transition s’est opérée progressivement et fut initiée dès avant le déclenchement du conflit. La transformation des rapports entre l’État et la société concourt en effet à l’ouverture d’une nouvelle ère pour cette discipline du droit public en plein essor (B).

 

A. Une nouvelle marche vers la parlementarisation du régime politique

 

Lorsque la guerre éclate en 1914, l’Allemagne demeure une monarchie limitée, système hérité du XIXsiècle et caractérisé par son dualisme entre principes monarchique et représentatif. En dépit de l’influence grandissante des partis politiques et du Reichstag, la puissance maintenue des anciennes structures du pouvoir – monarchies étatiques, armée, bureaucratie –, comme la logique de confrontation dans laquelle s’inscrivent les principales forces politiques[68], n’avaient pas permis de franchir le pas de la parlementarisation. Pour ce faire il faudra attendre les réformes constitutionnelles d’octobre 1918, ancrant le principe de responsabilité politique dans la Constitution de 1871, et leur consécration par la Constitution de Weimar du 11 août 1919, explicitement fondée sur le principe de la souveraineté populaire. Les évolutions (1) et réflexions (2) engagées et poursuivies lors de la Première Guerre mondiale sont autant d’étapes préparant ce processus, à rebours donc de la concentration des pouvoirs.

 

1. La Guerre, accélérateur de changements politiques

 

Au regard des évolutions politiques observées au cours de la guerre, celle-ci se présente comme une étape d’un processus général, marquant le passage du XIXe au XXe siècles, de la monarchie constitutionnelle à la république parlementaire, avec toutes les difficultés d’un fonctionnement parlementaire dont la normalisation est déjà altérée par un discrédit précoce. Les changements politiques en cours sont de plusieurs ordres.

Ils s’observent en premier lieu au niveau de la reconstitution des forces politiques. Sans doute l’introduction du suffrage universel masculin au niveau fédéral en 1871 avait-elle été fondamentale pour la démocratisation du système et la formation subséquente des partis politiques allemands. La mise à l’écart de la social-démocratie, érigée en ennemi du Reich entre 1878 et 1890[69], freinait néanmoins considérablement la dynamique politique ainsi insufflée. Et si la situation semblait intenable à mesure de la montée de la classe ouvrière – ce qui s’était traduit, en terme de suffrages, par la victoire de la social-démocratie aux élections de 1912, dernières législatives avant le déclenchement du conflit – c’est toutefois bien le contexte de la Première Guerre mondiale qui crée les conditions d’un véritable renouvellement des rapports entre l’État et la social-démocratie allemande. Plus précisément, le Burgfrieden commande un rapprochement des deux « parties ». D’un côté, l’appel à l’Union sacrée[70] suppose l’abandon définitif de la politique discriminatoire envers les partis politiques. De l’autre côté, la grande majorité des députés du Parti social-démocrate accepte de sacrifier certains principes directeurs du parti, tels la lutte des classes et le pacifisme, pour participer à l’effort de guerre. Votant notamment les crédits de guerre, le parti dépasse sa seule puissance d’opposition et devient potentiellement un parti de gouvernement. Ce renouvellement des forces politiques est certes bridé par le système de vote en vigueur en Prusse, système inégal, « à trois classes » (Dreiklassenwahlrecht), maintenu jusqu’à la fin de la guerre[71]. Ici encore cependant, les débats occasionnés par le conflit[72] préparent la consécration d’un droit de vote moderne. La révolution de novembre 1918 puis la République de Weimar en 1919 reconnaîtront ainsi le caractère proportionnel et universel – y compris pour les femmes – du suffrage[73].

La guerre conduit, en second lieu, à renforcer le rôle politique du Reichstag. La tendance à la concentration des pouvoirs n’est en effet pas exclusive de la poursuite de la parlementarisation du régime déjà engagée avant la guerre. Dépourvu de tout pouvoir dans la déclaration de guerre et dessaisi d’une partie de son pouvoir normatif par les lois relatives à l’état de guerre, le Parlement demeure incontournable pour la levée des crédits[74]. À mesure de l’effritement du consensus national, l’enceinte parlementaire, bénéficiant de la protection des immunités, devient en outre le lieu de virulents débats et interpellations, notamment autour des buts de la guerre (Kriegsziele) et de ses moyens (guerre sous-marine à outrance, état d’exception, censure[75]). Enfin, en principe juridiquement absent de la formation des gouvernements, le Reichstag ne s’arroge pas moins progressivement un droit de contrôle croissant, à même de favoriser un glissement vers la parlementarisation du régime. Les conditions de nomination des quatre derniers chanceliers sont remarquables à ce sujet. Le 13 juillet 1917, la démission du chancelier Theobald von Bethmann Hollweg résulte certes avant tout de la pression exercée par le Commandement suprême de l’armée – traduisant, ici aussi, son influence politique. Mais elle s’explique également d’ores et déjà par l’absence de soutien des partis politiques, lesquels se déchirent face aux orientations du chancelier et à ses vaines et successives tentatives d’imposer une paix négociée. Son successeur Georg Michaelis est ensuite nommé sous la pression du Commandement suprême de l’armée, mais sans discussion préalable avec les partis. L’opposition de la majorité du Reichstag lui vaut d’être rapidement remplacé (cabinet du 14.07.1917 au 3.10.1917). Avec le chancelier Georg von Hertling (1.11.1917 – 30.09.1918), c’est « la première fois, [qu’]un homme de parti est appelé à la Chancellerie impériale[76] ». Partant, le soutien de la majorité du Reichstag s’impose comme une condition indispensable à la formation des gouvernements allemands, avant donc la parlementarisation formelle du régime. Celle-ci sera ensuite actée par les réformes d’octobre[77], cadre juridique de la désignation du dernier chancelier du Reich, Max von Baden (3.10.1918 – 9.11.1918). Pareille révolution juridique et politique, d’abord dépourvue de fondement textuel, confirme pleinement les analyses d’Erich Kaufmann ou de Rudolf Smend pointant la place croissante des modifications non écrites des constitutions en vigueur[78].

À ce dernier titre, force est de constater que l’évolution du droit constitutionnel allemand est accompagnée par de nombreuses réflexions, doctrinales comme politiques.

 

2. La Guerre, incubateur de réflexions constitutionnelles

 

Les évolutions du système politique allemand sont soutenues par un véritable « zèle réformateur » (Reformeifer[79]), qui s’accentue à mesure des pressions externes, notamment américaines[80], de l’enlisement de la guerre et des interrogations concomitantes sur la pérennité du système en place. C’est toute la question du partage des pouvoirs et des rapports entre les anciennes structures de la monarchie constitutionnelle (poids respectifs du Reichstag, du Chancelier, du Bundesrat et de l’Empereur[81]) qui est posée.

Deux initiatives particulières peuvent être relevées. La première consiste en une volonté de « nouvelle orientation » (Neuorientierung), appuyée dès 1917 par le chancelier Bethmann Hollweg et son secrétaire d’État à l’intérieur Delbrück. Nourries par la certitude que la guerre conduira à des bouleversements intérieurs, les réformes politiques et sociales envisagées tendent à démocratiser la vie politique, en créant notamment les conditions de l’intégration de la social-démocratie allemande[82]. Si la traduction concrète de ces idées reste limitée, elle trouve un relai dans une autre initiative, lancée cette fois par le Reichstag. Appelé de ses vœux par le député Stresemann, un Comité constitutionnel (Verfassungsausschuss) est ainsi constitué en mars 1917 afin d’étudier les diverses questions constitutionnelles alors en débat[83]. L’occasion est trop belle pour ne pas stimuler la doctrine publiciste. Sans doute, toujours marqués par les enseignements labandiens, de nombreux professeurs « pensent[-ils] encore dans les catégories […] de la monarchie constitutionnelle[84] ». Pour la plupart d’entre eux néanmoins, la parlementarisation et la démocratisation de la vie politique paraissent de plus en plus inéluctables. Les positions d’Hugo Preuß ou de Max Weber sont particulièrement déterminantes. Influencé par la théorie organiciste de la corporation (Genossenschaftslehre) de son maître Otto von Gierke et souvent présenté ensuite comme le « père » de la Constitution de Weimar, le premier défend dès 1915 le passage de l’« État autoritaire » (Obrigkeitsstaat) à l’« État populaire » (Volksstaat[85]). Le second appuie les discussions constitutionnelles par une analyse fine et critique des déficits des structures allemandes, dominées par une bureaucratie déresponsabilisée, source de blocages[86]. Directement associé aux travaux préparant la transition constitutionnelle à venir[87], il plaide vigoureusement pour une parlementarisation du régime, seule à même de renouveler la vie politique allemande. De même, ses positions en faveur du maintien de la forme fédérative de l’Allemagne – point qui l’oppose à Hugo Preuß – ainsi que de l’établissement d’un Président fort, élu au suffrage universel direct, constituent un vivier de première importance pour les réflexions constitutionnelles accompagnant la transition vers la République parlementaire de Weimar[88].

 

Il est évidemment difficile de déterminer si une victoire allemande eut conduit de la sorte à franchir le pas de la parlementarisation du régime politique. Reste qu’au regard du déplacement effectif des rapports de force, la Première Guerre mondiale se présente comme une phase de transition, point de passage vers une République, à la fois préparée par la stimulation et la recomposition des forces politiques allemandes et déjà fragilisée par les divisions d’un Parlement sans tradition, trop vite confronté aux nouvelles difficultés du XXe siècle.

Pareille transition vers le droit public allemand d’un nouveau siècle s’observe en outre, de manière plus nette encore, au niveau du droit administratif, dont l’horizon disciplinaire est considérablement enrichi par le « droit administratif de la guerre ».

 

B. L’enrichissement de l’horizon du droit administratif allemand

 

Ici encore, la Première Guerre mondiale peut s’analyser comme une période de transition entre le XIXe et le XXe siècles. D’une part en effet, quelle que soit la déstabilisation qui les affecte au cours du conflit, les cadres du droit administratif allemand, forgés à la fin du XIXe siècle, demeurent structurants (1). D’autre part cependant, l’interventionnisme propre au « droit administratif de la guerre » (Kriegsverwaltungsrecht) emporte un notable renouvellement de la matière, forte de la prise en compte de nouvelles réalités économiques et sociales (2).

 

1. L’importance maintenue des cadres classiques

 

« En 1914, la science du droit administratif est une discipline montante et optimiste[89] ». Développé par les nouvelles juridictions administratives étatiques à partir de 1863, enseigné à l’université à partir de 1881, le droit administratif s’est en effet imposé comme une discipline scientifique, répondant aux canons de la scientificité issus du droit privé puis constitutionnel allemands[90]. La célèbre présentation d’Otto Mayer[91], parue moins de vingt ans avant le déclenchement de la guerre[92], en systématise les concepts généraux. Ceux-ci reflètent le droit public de l’État de droit libéral propre à la monarchie constitutionnelle allemande. Ils traduisent en particulier les rapports entre, d’un côté, une administration autoritaire édictant des « actes administratifs » individuels (Verwaltungsakte) et, de l’autre côté, des individus, dont les droits publics subjectifs (subjektive öffentliche Rechte), bénéficient d’une protection juridique (Rechtsschutz) en cas d’ingérence (Eingriff) dans la liberté et la propriété individuelles (Freiheit und Eigentum). Ces grands traits du droit administratif allemand ne sont pas balayés par la guerre. L’atteste la continuité dans la présentation de nombreux ouvrages de droit administratif, à commencer par celui d’Otto Mayer, dont la deuxième édition paraît précisément en 1914 et 1917[93] et dont Ottmar Bühler souligne en 1919 « l’importance pour la pratique et les temps à venir de la réforme administrative[94] ». L’atteste également la fidélité à une méthode juridique, s’attachant non aux buts, mais aux formes dans lesquelles agit l’État, et aux concepts correspondants. De nombreuses mesures justifiées par les nécessités de la guerre conduisent certes à atténuer les grands principes de l’État de droit libéral et formel. La mise à l’écart de certains recours contentieux administratifs au profit de simples recours administratifs, souvent à porter devant les seules autorités militaires, affaiblit ainsi profondément l’un des corollaires majeurs du droit public subjectif, l’Anspruch, lequel traduit la possibilité d’opposer juridiquement son droit à la puissance publique[95]. Reste que cette inflexion est souvent présentée comme une parenthèse, classique et indispensable en période de guerre. Walter Jellinek refusera par conséquent de considérer que les « jours de l’État de droit [puissent être] comptés » en Allemagne[96]. Constatant en 1924 que les catégories du droit administratif allemand qu’il a systématisées au XIXe siècle ont « peu perdu[97] », Otto Mayer affirmera plus tard, par ses mots restés célèbres, que même lorsque « le droit constitutionnel passe, le droit administratif demeure[98] ».

Cela n’enlève néanmoins rien au profond tournant que connaît le droit administratif au cours de la Première Guerre mondiale.

 

2. Le tournant du « droit administratif de la guerre »

 

L’enrichissement apporté par le nouveau « droit administratif de la guerre » se manifeste en premier lieu sur le plan conceptuel. La conclusion de contrats de droit public[99] comme la création de sociétés mixtes « de guerre » (Kriegsgesellschaften[100]) révèle en particulier les nombreuses potentialités de l’association entre l’administration et les personnes privées, rejetée ou inconnue de l’administration autoritaire du XIXe siècle.

L’évolution des rapports entre le droit public et le droit privé qui s’ensuit se traduit par ailleurs, en deuxième lieu, par le renouvellement de l’horizon disciplinaire du droit administratif. « La guerre et la période d’après-guerre nous ont orientés dans une direction tout à fait nouvelle quant à nos rapports au droit administratif général[101] ». Ces mots du spécialiste de droit fiscal Albert Hensel expriment très justement l’un des développements essentiels du droit administratif engagés par la Première Guerre mondiale. Révélant la rénovation des rapports entre l’État et la société, de nouvelles disciplines sont en effet progressivement élaborées et consacrées, futures branches du droit administratif spécial (besonderes Verwaltungsrecht) ou disciplines autonomes, plus proches du droit privé. Cette autre manifestation de l’indétermination des démarcations entre droit public et droit privé est liée tant au brouillage des frontières propres à la guerre qu’à la complexification des structures de la société moderne.

C’est ainsi dans le contexte de la guerre que le droit administratif économique (Wirtschaftsverwaltungsrecht) trouve ses premiers véritables développements. Au « cœur du pilotage interventionniste [de l’économie privée] par l’État[102] », propre à l’économie de guerre[103], cette discipline appelée à une grande postérité sera systématisée dès les lendemains du conflit mondial[104]. De même, si la forte centralisation des pouvoirs au bénéfice de l’administration du Reich a pu être soulignée, elle n’est pas exclusive du renforcement du rôle des communes allemandes, « devenues les organes d’exécution [et souvent de financement] de très nombreuses missions liées à la conduite de la guerre[105] ». Le droit communal et les sciences communales (Kommunalwissenschaften), qui se développeront ensuite sous Weimar, trouvent ici des ressorts décisifs, au point d’être théorisés dès les premières années de la guerre[106]. De même encore, la forte pression exercée par le conflit sur les finances publiques, notamment fédérales, constitue un facteur déterminant de la création d’une administration fiscale et de l’essor du droit fiscal et des finances publiques. La « science du droit fiscal » (Steuerrechtswissenschaft) est ainsi enseignée à Berlin à partir de 1915 – et confiée au publiciste Ludwig Waldecker – et la matière est entièrement réformée et codifiée au sortir de la guerre[107].

D’autres disciplines, plus proches du droit privé, connaissent un cheminement analogue. Le droit social et le droit du travail constituent ainsi deux applications remarquables du « socialisme de guerre (Kriegssozialismus[108]). Bénéficiant d’une attention notable dès la fin du XIXe siècle[109], ces domaines font l’objet de mesures et de discussions spécifiques au cours de la guerre – que ce soit dans le sens de restrictions, limitant par exemple la liberté professionnelle[110] ou dans le sens d’un renforcement, sans précédent pour la liberté syndicale en particulier. À ce dernier sujet, le soutien résolu des syndicats au Burgfrieden[111] leur vaut, en retour, la reconnaissance et la consolidation de leur statut par l’État[112]. Cette coopération issue du temps de la guerre trouvera son couronnement avec la création, en novembre 1918, de la Zentralarbeitsgemeinschaft[113], instance de discussion entre syndicats et représentants du patronat, qui permettra de sensibles progrès du droit social et du travail pour les temps de paix à construire.

Nonobstant la constance des références aux cadres classiques précédemment relevée, l’enrichissement du droit administratif est, enfin et en troisième lieu, accompagné de plus ou moins près par la doctrine. À cet égard à nouveau, la guerre est bien une phase de transition. D’un côté en effet, il faut attendre Weimar pour que le renouvellement des rapports entre l’État et la société soit véritablement intégré dans les présentations du droit administratif général[114]. De l’autre côté cependant, il est d’ores et déjà évident que le seul cadre classique est appelé à être complété. Dans sa recension précitée de la deuxième édition du manuel d’Otto Mayer, publiée en 1919 mais rédigée en partie sur le front[115], Ottmar Bühler suggère diverses évolutions, qui seront autant de défis pour le droit administratif : ainsi des rapports avec la « science administrative » (Verwaltungslehre), centrée sur les buts davantage que sur les formes de l’action administrative – et à ce titre exclue de l’objet des analyses positivistes[116] ; ainsi des rapports avec la pratique (Praxis), en particulier grâce à l’importante jurisprudence de la Cour administrative supérieure de Berlin (OberverwaltungsgerichtOVG[117]) ; ainsi enfin du développement d’une administration fédérale – et donc des juridictions et du droit matériel correspondants[118].

 

Bien sûr, la fin de « l’âge d’or de la sécurité[120] » narré par Stefan Zweig ne touche pas uniquement l’Allemagne, tant les changements géopolitiques, économiques et sociaux qui s’ensuivent modifient le cours du XXe siècle européen. L’étude des rapports entre le « droit public allemand » et la Première Guerre mondiale ne permet pas moins de constater combien il s’agit d’une période décisive dans la transition allemande entre deux siècles. La guerre, la défaite, la révolution, Versailles, Weimar : il y a un avant, marqué par une certaine homogénéité des cadres posés dans un État monarchique, libéral, bourgeois, et systématisés par une doctrine positiviste ; et un après, empreint d’un sentiment généralisé d’instabilité face à une République parlementaire, démocratique et sociale en quête d’ancrage et de repères. Si la guerre n’en est pas la seule cause, elle met néanmoins à l’épreuve les structures politiques et juridiques existantes, que ce soit pour les confirmer ou pour les contraindre à évoluer. L’étude de cette période dépasse ainsi le cadre d’une présentation d’étapes de l’histoire constitutionnelle, dès lors que tout l’ordre juridique est ébranlé dans ses fondements. Le droit international est bousculé par les nouvelles dimensions revêtues par la guerre totale – de l’engagement des forces économiques à la guerre sous-marine à outrance –, par les questions posées par les pacifistes ou, plus tard, par le Traité de Versailles. Le droit interne est confronté aux multiples défis posés par le renouvellement des rapports entre l’État – à la fois plus centralisateur, plus interventionniste et à la recherche des voies de sa parlementarisation et de sa démocratisation, tendances elles-mêmes non exemptes de contradictions –et la société – de masse et de classes. Ces défis ne sont certes pas nouveaux, ainsi que l’attestent les vives controverses qui ébranlent le droit privé comme public depuis le « moment 1900[121] ». Reste qu’« une guerre […] peut, en l’espace de quelques années, davantage stimuler l’évolution [du droit et de l’État] que des siècles d’existence pacifique[122] ». Ces mots de Rudolf Jhering s’appliquent particulièrement aux rapports entre le droit public allemand et la Première Guerre mondiale, transition violente et difficile vers un XXe siècle à construire et vers un droit public renouvelé.

 

Aurore Gaillet est professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre de l’Institut de recherche en droit européen, international et comparé (IRDEIC) et membre associée de l’Institut de recherches Carré de Malberg (IRCM, Université de Strasbourg). Elle est l’auteur de L’individu contre l’État. Essai sur l’évolution des recours de droit public dans l’Allemagne du XIXe siècle, Paris, Dalloz, 2012.

Pour citer cet article :
Aurore Gaillet «Le droit public allemand et la Première Guerre mondiale », Jus Politicum, n° 15 [https://juspoliticum.com/article/Le-droit-public-allemand-et-la-Premiere-Guerre-mondiale-1067.html]