Le fait majoritaire qui structure l’organisation politique depuis les années 1960 semble se déliter à mesure que l’on accroît les pouvoirs du Parlement. Cette revalorisation parlementaire, tant réclamée et particulièrement exploitée sous le quinquennat qui s’achève, a ouvert une brèche dans la stabilité du régime de la Ve République, contribuant à défaire l’équilibre des pouvoirs et même la discipline des partis. Une nouvelle réflexion institutionnelle s’avère indispensable pour concilier l’évolution des pratiques avec le cadre constitutionnel.

The majority fact which structures the political organization since the 1960s seems to split as we increase the powers of the Parliament. This parliamentary appreciation, so demanded and particularly exploited under the five-year term which ends, opened a breach in the stability of the regime of the 5th French Republic, contributing to destroy the balance of power and even the discipline of the parties. A new institutional reflection turns out essential to reconcile the evolution of the practices with the constitutional frame.

L’élection présidentielle a pris une tournure politique inédite sous la Ve République* : échec cuisant des primaires, multiplication de « candidatures sérieuses » faisant (ré)apparaître le multipartisme, érosion des partis traditionnels et... victoire d’un candidat confronté pour la première fois au suffrage des Français, qui plus est sous les couleurs d’un mouvement qu’il avait créé quelques mois plus tôt. On peut se demander si l’ébranlement de l’organisation politique que l’on a connu sous le règne de la Constitution de 1958, qui s’est notamment accru avec la fronde des élus de la majorité, n’est pas le fruit de la revalorisation parlementaire, véritable poncif des élus nationaux et d’une partie de la doctrine, qui se serait imposée dans la pratique constitutionnelle au détriment du fait majoritaire.

Le phénomène majoritaire a connu quelques vicissitudes depuis plusieurs années, son ébranlement s’étant accéléré à partir de l’élection présidentielle de 2007. Sans être revenu à la « République sénatoriale », expression que Marcel Prélot utilisait, non sans exagération, pour qualifier la Constitution de 1958 dans ses débuts, le présent quinquennat aura peut-être, sans le vouloir, définitivement enterré le fait majoritaire et propulsé le retour à une « République parlementariste ». C’est ce qui ressortirait, notamment, de la contestation du leadership du Président de la République, des remaniements gouvernementaux fréquents, de la fronde des parlementaires et, tout particulièrement, de la tentative de dépôt d’une motion de censure par des élus de la majorité elle-même, ce qui constitue un fait historique sous la Ve République. Jusqu’à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008[1], le Premier ministre maîtrisant la procédure législative, de l’ordre du jour en passant par le droit d’amendement jusqu’au vote en séance publique, le vote d’une motion de censure s’avérait improbable[2]. Dans le même temps, ce déclin serait renforcé par la limitation de l’usage de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution qui ne permettrait plus au pouvoir exécutif d’affirmer son autorité sur le Parlement, à l’exception, sous le quinquennat, de quelques textes aussi symboliques que les lois dites « Macron » et « El Khomri[3] ».

Très tôt évoquée sous la Ve République[4], la relation entre le fait majoritaire et la dévalorisation du Parlement doit être aujourd’hui réinterrogée. On lit de manière constante que le poids du fait majoritaire pèserait trop lourd sur un Parlement devenu chambre d’enregistrement, et que le desserrement de sa contrainte irait de pair avec un renforcement de ses pouvoirs. L’indiscipline parlementaire serait incompatible avec le fait majoritaire qui exige la docilité du pouvoir législatif. Cette équation est contestée par une partie de la doctrine qui critique l’idée de « revalorisation », partiellement démentie par l’activité politique elle-même. Un tour d’horizon des discours et analyses sur cette question démontre que des malentendus résultent de la diversité des objets rassemblés sous ces étiquettes.

Le fait majoritaire consiste, pour le Gouvernement, à disposer d’une majorité stable et fidèle, sur laquelle il peut s’appuyer tout au long de son mandat. Une partie de la doctrine considère qu’il ne serait apparu qu’au fil de la pratique institutionnelle, en raison du contexte d’application de la Constitution, et aurait été tardivement enregistré par le droit, d’abord en 1962, puis renforcé par la pratique et les réformes constitutionnelles[5]. La révision de 1962, non seulement renforce un état de fait, mais impose définitivement le Président comme chef de l’État, Gouvernement et Parlement exécutant son programme. On assisterait, à partir de cette date, à l’émergence d’une « majorité présidentielle », c’est-à-dire à un fait majoritaire soudé autour du Président de la République et qui traduirait une séparation des pouvoirs structurée par la distinction entre majorité et opposition[6]. Depuis la réforme du quinquennat, la majorité présidentielle sert de référence à l’agencement des forces politiques pour l’élection des députés et de fondement à une véritable solidarité du gouvernement[7]. S’il se concrétise à partir de l’élection du Président au suffrage universel direct, le parlementarisme rationalisé en constitue le terreau institutionnel. Le fait majoritaire résulte de la conjonction de deux éléments indissociables que sont le présidentialisme politique et le parlementarisme rationalisé.

De cette conjonction découle une configuration de la séparation des pouvoirs qui peut se lire, politiquement, dans l’affrontement entre deux camps, la majorité parlementaire et gouvernementale disciplinée autour du chef de l’État[8] d’un côté, et l’opposition parlementaire de l’autre. Le fait majoritaire favorise le clivage politique gauche/droite, en installant durablement une logique binaire, qui, en raison notamment de la revalorisation du Parlement, tend à s’effriter alors que les institutions ne sont pas adaptées à accueillir une réorganisation des divisions politiques. Ce décalage entre un fait majoritaire, qui maintient le couple majorité/opposition, et une rénovation des pouvoirs du Parlement provoque un désordre politique, et favorise notamment une indiscipline au sein des partis qui structurent l’obéissance des élus.

La revalorisation parlementaire connaît, quant à elle, de nombreuses approches. Elle représente un outil rhétorique dont le sens dépend de l’objectif recherché par celui qui en use. Deux manières de l’appréhender sont possibles, l’une constitutionnelle, qui est critiquée, l’autre plus psychologique et fondée sur la pratique. La revalorisation parlementaire renvoie, dans la première approche, au renforcement des pouvoirs du Parlement. C’était la volonté du constituant de 2008 lorsqu’il a redonné au Parlement la maîtrise de la procédure législative. Or, une partie de la doctrine conteste l’insuffisance de ces pouvoirs, en regard notamment des législateurs étrangers[9]. Si Guy Carcassonne troquait l’idée de revalorisation, ou réhabilitation, pour le vocable de modernisation, c’était pour mieux constater que le Parlement français, à l’instar de ses homologues, disposait de tout l’arsenal nécessaire à son action[10].

Toutefois, depuis 1989, les temps ont changé et les procédures d’obstruction se sont multipliées, le droit d’amendement gouvernemental a connu un usage excessif, les amendements de députés ne sont adoptés qu’avec l’accord du ou des ministres concernés, et les quelques propositions de loi ne sont, en général, que des projets déguisés. Il paraît difficile de nier une certaine maltraitance du Parlement, et l’un des symptômes en est le recours abusif à la procédure accélérée qui ne permet pas une discussion suffisante des textes[11]. En dépit de l’accroissement des pouvoirs parlementaires en 2008, l’étau de l’exécutif sur la procédure n’a pas été concrètement desserré. En revanche, la nouveauté réside dans la relative insoumission du Parlement à cette situation de discipline qu’il n’accepte plus avec autant de docilité.

Selon la deuxième approche, plus « psychologique », l’affaiblissement du Parlement résulte davantage de l’absence d’application des règles constitutionnelles. La soumission au pouvoir exécutif résulte d’une « servitude volontaire » qui provient des réticences du Parlement à utiliser ses propres pouvoirs. Hormis les habitudes de travail transmises depuis les débuts de la Ve République, cette réserve s’expliquerait par deux facteurs très différents. D’une part, et cela paraît étrange à l’observateur extérieur, la dissolution constitue une épée de Damoclès qui plane au-dessus du travail parlementaire, alors que les députés disposent de l’arme de la motion de censure pour en diminuer le risque[12]. La discipline parlementaire s’explique, d’autre part, par une logique de parti qui est garantie par les présidents de commissions parlementaires, leur nomination étant de facto validée par le pouvoir exécutif, dont l’aspiration à intégrer le Gouvernement n’est pas toujours discrète. Le président du groupe majoritaire représente lui aussi un gardien de l’autorité gouvernementale au sein de l’Assemblée nationale, et la modification de la composition des commissions parlementaires à la suite de la fronde de certains élus de la majorité illustre, à travers lui, l’emprise de l’exécutif sur les équilibres politiques au sein de la Chambre[13]. D’un point de vue sociologique, le profil de certains parlementaires favorise également la subordination en raison du lien entre leur carrière politique et leur rôle (plus ou moins d’apparatchik) au sein du parti, ce qui accroît la loyauté envers les cadres politiques. La revalorisation parlementaire passe donc ici par la capacité des élus à s’extraire, psychologiquement, de la pression du Gouvernement. Desserrer le fait majoritaire exige moins de nouvelles règles de droit qu’un renouvellement des habitudes, voire de nouvelles règles sollicitant les parlementaires à rompre avec leurs habitus. L’équation de la revalorisation du Parlement comme facteur d’affaiblissement du fait majoritaire pose problème d’un point de vue juridique dans la mesure où la dévalorisation semble davantage le produit d’une soumission volontaire que d’une contrainte institutionnelle.

Si le fait majoritaire continue de structurer l’organisation des pouvoirs publics, un ébranlement s’est produit au sein du fonctionnement des institutions, qui n’est pas sans poser certaines questions sur la nature et l’équilibre du système qui s’annonce. Revaloriser le Parlement revient-il à « dérationaliser » le parlementarisme et donc à remettre en cause le fait majoritaire ? À l’inverse, le régime parlementaire rationalisé peut-il survivre sans fait majoritaire ou la rationalisation en dépend-elle ? Les relations entre l’Assemblée nationale et le Gouvernement, qui constitueront ici le principal objet d’analyse, permettent de révéler l’évolution des rapports entre le Président de la République et sa majorité parlementaire, et donc les mutations concrètes du fait majoritaire sous la Ve République.

Les pratiques actuelles font apparaître un fonctionnement intermédiaire entre le parlementarisme rationalisé et le parlementarisme d’assemblée des Républiques précédentes. Plusieurs comportements laissent présager une évolution des rapports entre les pouvoirs révélant un délitement brutal du fait majoritaire. Si celui-ci constitue, selon le professeur Pierre Avril, l’« épine dorsale du régime »[14], son affaiblissement ne conduit-il pas vers la mise en place, dans les faits, d’un nouveau rapport de forces à mi-chemin entre deux Républiques, le présidentialisme de 1958 et le parlementarisme de 1946 ? Or, la rénovation parlementaire tant revendiquée se trouve désormais critiquée en raison de l’affaiblissement concomitant de l’institution présidentielle. Cette rénovation n’a donc plus aucun sens si toute émancipation du législateur est finalement envisagée comme un dysfonctionnement du régime. Fallait-il modifier les équilibres institutionnels alors que la Ve République, qui a l’avantage d’être d’une grande plasticité, permettait de s’adapter aux différentes personnalités présidentielles en évitant les blocages institutionnels ? Que peut-on craindre de cette revalorisation parlementaire ? Peut-il en sortir un nouvel équilibre ou bien s’achemine-t-on vers un conflit politique ?

L’hypothèse d’un déclin du fait majoritaire au profit d’un retour au parlementarisme doit être relativisée, et il faut dissiper le sentiment d’impuissance politique, notamment du Président de la République, que colportent à tort certains médias[15]. Si une fronde parlementaire est apparue au cours du quinquennat de F. Hollande, c’est bien parce que l’autorité présidentielle a maintenu son pouvoir sur la majorité, aussi réticente soit-elle à adopter certaines réformes. Toutefois, la révision de 2008, les lois du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique[16], les primaires des partis politiques ou bien encore certaines réformes du Règlement de l’Assemblée[17], ont incontestablement modifié l’équilibre des pouvoirs en faveur du Parlement, bousculant la pratique de la séparation des pouvoirs, la discipline des partis et une certaine conception de la représentation politique. Alors que le fait majoritaire se traduit par la stabilité et la fidélité politiques des membres du groupe dominant, une défiance parlementaire[18] envers le pouvoir exécutif s’est installée avec l’apparition de nouvelles pratiques (I), et une brèche a été ouverte dans la loyauté politique inhérente au présidentialisme de la Ve République (II).

 

I. L’apparition d’une défiance parlementaire, une brèche dans la stabilité politique

 

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a mis en place des procédures permettant au Parlement de reprendre la main sur l’adoption des lois[19]. Si le fait majoritaire résulte de la passivité des parlementaires[20], réticents à utiliser certains outils constitutionnels, cette révision les incite désormais à se réapproprier la procédure législative (A). En réponse à certaines pratiques gouvernementales, le Parlement a créé à son initiative des procédures inédites qui installent de nouvelles formes de collaboration entre les pouvoirs (B).

 

A. La revalorisation parlementaire contre le fait majoritaire

 

La substitution du quinquennat au septennat ainsi que l’inversion du calendrier électoral ont renforcé la gouvernance du Président de la République, le contraignant plus que jamais à s’appuyer sur le fait majoritaire pour exercer ses fonctions. Or, en développant les pouvoirs du Parlement (partage de l’ordre du jour, respect d’un temps minimal entre le dépôt du texte et le débat en séance publique, limitation du recours à l’article 49 al. 3, etc.[21]), le nouveau droit parlementaire accroît la difficulté d’obtenir un compromis politique au sein de la majorité. On peut y voir le reflet d’un manque de leadership du Président, incapable de tenir sa majorité, ou admettre que cette évolution découle du nouvel agencement des pouvoirs issu de la révision constitutionnelle de 2008 qui libère la parole du Parlement.

Ainsi, par exemple, l’article 42 de la Constitution, « élément clef de la révision » de 2008 selon le député Warsmann, prévoit-il que « la discussion des projets et des propositions de loi porte, en séance, sur le texte adopté par la commission saisie en application de l’article 43 ou, à défaut, sur le texte dont l’assemblée a été saisie[22] ». La séance publique porte sur le texte tel qu’il a été modifié en commission, accordant à celle-ci un véritable droit d’amendement. L’Assemblée nationale ne s’est pas immédiatement appropriée cette procédure, comme l’illustre la décision du Conseil constitutionnel du 24 octobre 2012, qui censure dans son intégralité la loi dite « Duflot » en raison de l’inconstitutionnalité de sa procédure d’adoption[23]. Toutefois, comme l’atteste l’augmentation considérable du nombre d’articles de certains projets de loi après son passage en commission[24], les députés se sont familiarisés avec ce droit d’amendement qui nourrit le débat autant qu’il favorise les dissensions[25]. Le Parlement se réapproprie la loi au détriment d’un consensus fort sur son contenu au sein de la majorité politique.

L’influence sur le contenu de la loi étant désormais un enjeu, le débat entre parlementaires, y compris de la majorité, est moins discipliné et l’insubordination vis-à-vis du Gouvernement plus aisée. En créant un véritable pouvoir législatif au sein des commissions, la stabilité institutionnelle est devenue plus fragile, et ce d’autant plus que rien ne compense cette perte de contrôle du Gouvernement. Au contraire, en élargissant dans le même temps la publicité des travaux de la commission, la réforme du Règlement de l’Assemblée du 27 mai 2009, qui permet au bureau de chaque commission de produire un compte-rendu audiovisuel de ses travaux, a accru la liberté d’expression de députés, liberté dont ils usent afin de rendre publique leur contestation. Si les clivages politiques sont effectivement apparus plus nets depuis le renforcement de cette publicité, celle-ci a également favorisé, paradoxalement, l’expression de désaccords au sein de la majorité, et donc une plus forte désolidarisation de certains députés envers le pouvoir exécutif. Les nouvelles procédures, combinées à une transparence accrue de l’activité parlementaire, participent d’un délitement du fait majoritaire[26].

La critique ne se contenant plus, l’adoption d’un texte législatif exige la prise en compte d’une pluralité d’opinions qui ne s’exprimait pas auparavant, ce qui explique le nombre élevé d’amendements et la longueur des textes après discussion en commission comme en séance. Les députés dont les propositions d’amendements ont été rejetées en commission n’hésitent pas à les proposer en séance publique, parfois avec succès, contre l’avis du ministre et du rapporteur[27]. Ce mode d’exercice du pouvoir, moins hiérarchisé et coordonné, rend les réformes adoptées plus équivoques comme l’atteste la loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances qui ressort, modérée et obscurcie, des débats parlementaires. L’impossibilité de rassembler les opinions en une unité cohérente contribue à fabriquer des lois qui, alors qu’elles sont simplificatrices lors de leur dépôt sur le bureau de l’Assemblée, finissent par complexifier le droit en vigueur.

Bien que souhaitée de longue date, la rénovation parlementaire signerait l’impuissance du Gouvernement, et du Président de la République, à imposer leur autorité. Les habitus formés par la Constitution de 1958, qui repose sur la personnification du pouvoir présidentiel dont l’autorité s’avère incontestable sous peine d’être décrédibilisée, empêchent la rénovation parlementaire de s’inscrire sereinement dans l’ordonnancement institutionnel. Le Président étant le garant, et même l’incarnation, de l’unité de l’État, la contestation de son autorité, de surcroît par la majorité politique, est incapable de contenir les dissidences politiques comme sociales. Le mécanisme constitutionnel se grippe progressivement en raison du décalage entre les habitudes et les pratiques émergentes, c’est-à-dire de la tension ouverte entre les attentes en termes d’autorité de l’État et les potentialités contestataires ouvertes par la révision de 2008. Le droit constitutionnel devient facteur de déstabilisation, car il est désormais écartelé entre des représentations de l’autorité forgées par le présidentialisme, et des procédures rénovant l’action parlementaire qui semblent inconciliables.

 

B. La reconfiguration de la séparation des pouvoirs exécutif et législatif

 

Alors que le fait majoritaire sclérosait la procédure parlementaire en y limitant toute innovation, sa remise en cause a été la marque d’un renouveau de l’autonomie parlementaire. On a assisté à l’apparition de conventions et pratiques politiques qui redistribuent les rôles. Ainsi le Parlement démontre-t-il une nouvelle capacité d’adaptation fondée sur une liberté acquise depuis la révision de 2008 et les différentes modifications du Règlement qui bouleversent les équilibres institutionnels. Une « collaboration forcée » s’installe entre les institutions, qui perturbe la structuration du pouvoir centrée sur le fait majoritaire[28].

Dans le sillage du pouvoir législatif accordé aux commissions parlementaires, les députés ont inventé la technique de la délégation d’articles[29], qui consiste à partager l’examen d’une loi entre plusieurs commissions, la commission saisie au principal restant responsable de la majeure partie du projet de loi discuté, chacune étant compétente pour voter des amendements[30]. Cette procédure rationalise le temps parlementaire, en garantissant à la fois la rapidité de l’examen du texte dans un contexte de réformisme législatif, et la qualité de cet examen qui est pris en charge par des élus choisis pour leur compétence respective. Le Parlement se pose ici en interlocuteur du Gouvernement : plutôt que de désigner pour des lois fourre-tout un unique rapporteur qui se laissait facilement déborder par l’ampleur et la technicité des thèmes abordés dans le projet de loi, le Parlement multiplie les rapporteurs compétents afin d’améliorer son expertise et imposer avec plus de poids ses opinions.

Dans le même ordre d’idées, la loi dite « Macron » a inauguré une nouvelle pratique, celle de la constitution d’une commission spéciale composée de huit rapporteurs thématiques coordonnés par un rapporteur général, afin d’appréhender au mieux le caractère protéiforme d’un texte. Ces techniques internes permettent de répondre efficacement à la technicité et à la diversité des thèmes abordés par un même projet de loi, tout en garantissant la rapidité du travail parlementaire. Au lieu de signer un chèque en blanc au Gouvernement lorsqu’il dépose des projets de loi d’une grande complexité et pour lesquels la procédure accélérée a été déclarée, les parlementaires se réapproprient pleinement la fabrication de la loi à partir de procédures « inter-commissions » qui créent une nouvelle solidarité parlementaire face au Gouvernement. Cette pratique enrichit le travail parlementaire en associant un nombre croissant d’administrateurs à l’examen des projets de loi.

Le contrôle sur l’action administrative s’est également accentué. Une procédure inédite de suivi d’édiction des décrets d’application a été menée en 2016 par une mission d’information commune sur l’application de la loi n° 2015-990 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques qui a réuni tous les rapporteurs thématiques de la loi. La création de cette mission a poursuivi deux objectifs :

Si le suivi de l’application d’une loi est prévu, depuis 2009, par l’article 145-7 du Règlement de l’Assemblée[32], le contrôle du contenu des textes d’application est quant à lui inédit.

Tout en rappelant qu’il ne s’agit pas d’empiéter sur le travail du Gouvernement, ce qui constituerait une atteinte à la séparation des pouvoirs, cette mission parlementaire surveille l’administration. Sans comporter d’injonctions ou de recommandations, elle influence le pouvoir exécutif par des observations qui ne sont pas sans s’immiscer, indirectement, dans la rédaction des décrets d’application. De cette manière, le Parlement dirige la réforme législative concernée face à un Gouvernement qui est parfois tenté de contourner les dispositions auxquelles il s’était opposé par l’édiction de décret neutralisant la loi. En s’assurant du respect des « intentions » du législateur, cette méthode vient rappeler aux pouvoirs exécutifs que le Parlement est le véritable auteur de la loi. Elle marque, en ce sens, une réappropriation symbolique de l’acte législatif tout en renvoyant les décrets, et donc le Gouvernement et l’administration, à leur fonction d’exécution de la volonté législative. Elle souligne surtout la défiance des parlementaires envers le Gouvernement qui se sert du pouvoir réglementaire pour bloquer ou contourner les réformes législatives.

Cette évolution participe d’un mouvement qui tend à mettre l’administration au service du Parlement, modifiant ainsi les rapports avec le Gouvernement qui en dirige l’action. La révision de 2008 fait profiter le Parlement de l’expertise administrative habituellement dévolue au Gouvernement en lui permettant, notamment, dans des conditions certes encore restrictives, de saisir le Conseil d’État et la Cour des comptes. Le Conseil d’État devient progressivement un conseiller du Parlement en l’épaulant dans la fabrication de la loi, même si la procédure de l’article 39 de la Constitution n’a pas contribué à augmenter le nombre de propositions de lois adoptées. Dans ce même esprit, par la volonté du Président de la République, les avis rendus par le Conseil sur les projets de loi sont partiellement publiés, et disponibles à partir d’un nouvel onglet sur le site Internet de la Haute juridiction administrative. De son côté, l’article 47-2 de la Constitution prévoit que la Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement comme dans l’exécution des lois de finances et de financement de la sécurité sociale, ainsi que pour l’évaluation des politiques publiques.

Cette appropriation parlementaire de l’administration fait apparaître une sorte de parallélisme des compétences entre les pouvoirs, le Parlement et le Gouvernement travaillant désormais de concert aussi bien pour l’édiction des lois que des décrets. Elle marque aussi une nouvelle politisation de l’action publique, qui reprend le pas sur l’emprise administrative de la fabrication des lois. Plusieurs députés ont d’ailleurs réclamé la possibilité de suivre, en amont de leur dépôt sur le bureau de l’Assemblée, la rédaction des projets de loi et de participer à toute réflexion préalable avec l’administration. La pratique de la séparation des pouvoirs ouvre donc de nouvelles perspectives : le Parlement s’immisce davantage dans l’activité gouvernementale tandis que, dans le même temps, le Gouvernement perd un poids politique non négligeable dans la procédure législative. On passe d’une subordination parlementaire à un système de défiance, atténuant le fait majoritaire qui se caractérise par une intense bureaucratisation de l’activité publique, au profit d’une revalorisation du débat politique. Toutefois, de la défiance à la fronde, la frontière est mince, et le risque de déstabiliser l’équilibre institutionnel se trouve renforcé par les nouvelles pratiques parlementaires. Si la stabilité politique est déjà mise à mal par cette défiance, la remise en cause de la loyauté parlementaire vis-à-vis du Gouvernement diminue considérablement la logique à l’œuvre dans le fait majoritaire.

 

II. L’apparition d’une fronde parlementaire, une brèche dans la fidélité politique

 

Si les raisons politiques et sociales sont aussi à prendre en compte[33], le droit parlementaire favorise l’émergence d’une contestation, à travers une progressive dérationalisation du parlementarisme. La rénovation parlementaire constitue donc un terreau propice à l’apparition, au sein de la majorité, d’une « fronde » (A). Cette entorse à la fidélité, qui ébranle le fait majoritaire fondé sur la loyauté, rompt avec une conception quelque peu monolithique de la représentation politique au profit d’une représentativité désordonnée (B).

 

A. La discipline des partis remise en cause

 

Le fonctionnement oligarchique des partis politiques est bien connu depuis les travaux de Moïsoï Ostrogorski, lequel démontre un accaparement du pouvoir par des élites dont les carrières dépendent de leur réussite à s’imposer, par des stratégies et des calculs bien éloignés des considérations démocratiques, à l’intérieur de leur parti[34]. Dans le même temps, les partis rationalisent la vie politique en réunissant la pluralité des idées, des opinions et des personnalités au sein d’une organisation structurée qui accorde à l’action publique une lisibilité et lui donne une apparente cohérence[35]. L’idée même de dégager une majorité politique au sein d’une assemblée ne prend sens qu’à partir d’une appartenance à un parti qui réunit la diversité dans une cellule unique (le groupe parlementaire rattaché à un parti majoritaire), et du respect d’une discipline interne. Sous la Ve République, comme dans de nombreux régimes étrangers, la logique de parti est structurée autour d’une institution, et spécialement d’une personne, ce qui est d’autant plus paradoxal que la Constitution de 1958 a été élaborée en opposition à la partitocratie des précédentes Républiques. C’est à partir du Président de la République que s’organise le pouvoir politique, la majorité ayant pour fonction de soutenir son action[36].

Dans ce contexte, le fait majoritaire se maintient par la discipline de vote des membres du parti le plus représenté, la contestation étant réglée à l’intérieur du parti lui-même, d’où l’importance d’une organisation interne dirigée par des cadres influents et une stricte hiérarchie. Dès lors, la remise en cause de cette discipline de parti crée ipso facto une brèche politique au sein du phénomène majoritaire. C’est pourquoi la contestation apparue à l’intérieur du groupe majoritaire, que l’on a dénommé « fronde parlementaire », a démonté l’articulation des pouvoirs de la Ve République.

L’expression de « fronde parlementaire », employée à partir de l’été 2014, fait référence à l’attitude contestataire des Parlements de l’Ancien Régime (1648-1649) au sortir de la guerre de Trente Ans, qui s’opposèrent aux réformes fiscales (pression croissante de la fiscalité royale), sociales (remise en cause des privilèges des parlementaires parisiens) et politiques (apparition progressive de la monarchie absolue). Cette révolte, qui eut lieu au cours de la Régence et qui marqua profondément Louis XIV, fut prolongée par la fronde des princes (1651-1653). Elle prit fin le 3 août 1653 par la soumission de l’ensemble des princes du royaume à l’autorité royale[37]. Malgré l’abus de langage, l’usage de l’expression de « fronde » renvoie à un mécontentement parlementaire concernant la politique du « monarque républicain[38] », notamment sur les questions fiscales et sociales, rejoignant ainsi l’épisode historique du xviie siècle.

La fronde se matérialise dans des comportements habituellement réservés à l’opposition parlementaire, comme le refus de voter certains textes, la contestation s’étant cristallisée autour de la loi de financement de la sécurité sociale pour l’année 2015[39], ce qui a entraîné la recomposition de certaines commissions parlementaires à l’Assemblée, ou bien le refus de trente-deux députés du groupe majoritaire de voter l’investiture du Premier ministre, ainsi que la tentative de dépôt d’une motion de censure pour renverser le Gouvernement[40]. La majorité s’est ainsi durablement fracturée, puisque la fronde a perduré en dépit de l’organisation d’un Congrès à Poitiers censé produire un consensus autour de positions communes aux divers courants d’opinions. Si ce délitement du fait majoritaire provient de divergences idéologiques, il est facilité par une réorganisation des institutions qui affaiblit la solidarité.

De son côté, la fronde ministérielle est encouragée par la possibilité qu’ont, depuis la révision de 2008, les ministres démissionnaires du Gouvernement de retrouver leur siège, sans procéder à des élections partielles, à l’issue d’un délai d’un mois (art. 25). En apparence anodine, cette nouvelle disposition favorise la dissidence au sein du Gouvernement, dont le principe de solidarité (art. 49 et 50 de la Constitution) se trouve mis à mal par l’indiscipline politique. Par conséquent, le fait majoritaire, qui n’a jamais été aussi dépendant de la relation entre le Premier ministre et le Président de la République[41], devient d’autant plus fragile que l’unité gouvernementale devient plus équivoque. Or, les procédures parlementaires ne permettent plus d’opposer de résistance à la fronde.

L’article 49 alinéa 3 de la Constitution est désormais limité aux projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale ainsi qu’à un projet ou une proposition par session. Cela n’a cependant pas empêché le Premier ministre de l’utiliser à six reprises pour trois textes différents entre 2015 et 2016[42]. Toutefois, la nature de l’usage de cet article, et la réaction du Parlement qui en est résultée, sont inédites[43]. Alors que cet article a souvent été utilisé par des Premiers ministres réformistes dans le but d’accélérer les réformes, la pratique récente marque plutôt l’impuissance gouvernementale et l’indiscipline parlementaire. Les députés frondeurs ont fait craindre au Gouvernement le rejet de textes présentés comme des symboles du quinquennat, le « 49.3 » a constitué un « passage en force » d’un projet de loi contre la majorité elle-même. L’usage de cet article constitutionnel rendu nécessaire par l’indiscipline partisane a constitué la marque d’une véritable fracture idéologique au sein du Parti socialiste.

Cette situation s’est prolongée dans la tentative inédite de dépôt, par des députés de la majorité, d’une motion de censure dans le but de renverser le Gouvernement – tentative qui a échoué à une voix près[44]. Outre la dimension évidente d’affichage politique, cette tentative a contribué à un véritable délitement du fait majoritaire : une nouvelle forme de configuration des forces politiques en présence est apparue, puisque l’opposition parlementaire s’est située à l’intérieur même de la majorité. Or, de cette minorité d’opposition a bien failli dépendre la « survie » politique du Gouvernement. L’illisibilité du champ politique s’en est trouvé accrue puisque, tout en continuant à se rattacher au groupe majoritaire, cette opposition d’un genre nouveau a tracé sa propre ligne idéologique.

L’opposition au sein de la majorité politique était censée trouver son point d’achèvement dans la procédure des primaires à l’élection présidentielle. Cette procédure d’investiture, dont la perspective a d’ailleurs incontestablement motivé la fronde des parlementaires, devait réconcilier les deux camps de la majorité par le vote des sympathisants qui étaient chargés d’arbitrer le conflit interne au parti. Cette procédure a pour objet d’imposer un candidat dont la légitimité électorale doit générer l’unité et la discipline du parti. Pourtant, les primaires ont accru la dissension interne, non seulement parce qu’elles ont vu s’affronter au second tour les deux camps, mais aussi parce qu’elles n’ont pas permis de rassembler l’ensemble des élus et des sympathisants autour du vainqueur. Alors qu’elles devraient renforcer leur rôle, les primaires ont contribué à diviser les partis politiques en permettant à des personnalités de s’exprimer contre les décisions de leur majorité[45]. Les concurrents malheureux restent, durant tout le mandat du vainqueur, des candidats potentiels pour les futures primaires, ce qui renforce la distance, voire la contestation, entre les membres d’un parti, et annonce les frondes à venir.

N’étant plus structurée autour de partis politiques incarnant un bloc idéologique identifiable et cohérent, la représentation politique se métamorphose en une myriade de points de vue inconciliables et laisse apparaître un phénomène de « fait minoritaire ».

 

B. La reconfiguration des pouvoirs de la Ve République

 

La Constitution de 1958 a été conçue pour opposer deux forces antagonistes (majorité/opposition) de manière assez brutale, de telle sorte qu’un fort bipartisme a structuré la vie politique, chacun des deux grands partis s’associant le soutien de partis satellitaires. C’est pourquoi le renforcement des droits de l’opposition en 2008 à l’intérieur de ce cadre a conduit à une désorganisation institutionnelle, car l’opposition n’a pas pour tâche de collaborer avec la majorité afin d’accroître le pluralisme au sein de l’Assemblée, mais de s’affronter au pouvoir en place. Dès lors, renforcer l’opposition revient à accroître la brutalité de l’action politique. Le renforcement des pouvoirs de l’opposition parlementaire, relativement bien exploité par les groupes intéressés en dépit des résistances de la majorité, a contribué à maltraiter le fait majoritaire[46]. Plutôt que de se souder face à une opposition parlementaire virulente, qui a constamment préféré le conflit, la majorité s’est partiellement désagrégée[47]. Cette désagrégation fut d’autant plus forte que les partis politiques connaissent en leur sein une division idéologique qui ne leur assure plus le soutien fidèle d’une base électorale solide.

Le récent parti En Marche ! s’est engouffré dans cette brèche institutionnelle en faisant voler en éclats la structuration politique bipartisane, ce qui anéantit la distinction majorité/opposition sur laquelle reposait l’articulation des pouvoirs depuis les années 1970. Une myriade de positions se trouve ainsi réunie en un mouvement unique dont la cohérence, au moins idéologique si ce n’est politique, émergera difficilement des élections législatives qui porteront au pouvoir plutôt un agrégat d’individualités liées par leur fidélité probable au Président, qu’une formation politique structurée. En admettant que le nouveau Président rende légitime l’élection des députés de son parti, puisqu’il a contribué à les sélectionner individuellement, le fait majoritaire retrouvera un nouveau ressort institutionnel, provoquant peut-être un retour au présidentialisme classique de la Ve République.

Par ailleurs, le mode de scrutin retenu excluant de la représentation nationale certains partis, pourtant défendus par une frange croissante de l’opinion publique, les débats de société ont souvent été portés à l’extérieur de l’hémicycle, ce qui a relayé au second plan le rôle des partis représentés à l’Assemblée pour privilégier des individualités. Un décalage apparaît entre le droit constitutionnel organisé autour de l’opposition entre deux forces antagonistes et la pratique qui voit émerger de nouvelles tendances politiques favorisant l’émergence d’un multipartisme. La configuration politique actuelle conduit vers une multi-représentation parlementaire qui empêcherait de dégager une majorité stable à l’Assemblée, annonçant le retour de l’ingouvernabilité de la IVe République. L’élection du Président Macron pourrait d’ailleurs s’accompagner d’une défaite de son parti aux élections législatives, sans être pour autant dans la situation d’une cohabitation opposant deux camps, le multipartisme empêchant un parti et ses alliés directs d’obtenir la majorité absolue des sièges. Les coalitions entre les partis, qui se formeraient ponctuellement selon les enjeux et les textes en discussion, affaibliraient l’autorité du Président de la République, et de l’État.

À proportion de l’affaiblissement du fait majoritaire par les institutions et de leur impuissance à contenir la contestation se développe la multiplication des partis, des candidatures et des dissidences qui déstabilisent l’action politique (plus de vingt-quatre candidats s’affrontent dans certaines circonscriptions aux élections législatives). Or, la Ve République repose sur l’édifice présidentiel qui ordonne l’action politique, et ce d’autant plus depuis le quinquennat. Si le fait majoritaire n’empêchait pas le Président de la République d’être sous l’influence d’une opinion publique déjà instable, il limitait cette pression sur le Parlement qui se soumettait à la volonté présidentielle[48]. Le desserrement de cette soumission favorise mécaniquement l’influence de l’opinion publique sur les parlementaires. En développant les pouvoirs de l’opposition et du pourvoir législatif en général, le Parlement devient un espace critique, au risque de diluer l’autorité de l’État[49]. Les élus rejettent les consignes de leur parti en reproduisant les fluctuations de l’opinion publique. La défiance de celle-ci pénètre le Parlement lui-même et se répercute sur la relation avec le pouvoir exécutif comme avec la société civile[50]. Or, le fait majoritaire contenait la division politique en sclérosant, à l’excès, la parole parlementaire, tandis que la revalorisation du Parlement porte le germe de la division. Comment le nouveau rapport de forces entre revalorisation parlementaire et fait majoritaire peut-il parvenir à rassembler la diversité partisane au sein de l’unité politique ?

Dans ce contexte, il paraît difficile de concevoir la représentation politique comme l’« incarnation » d’une unité nationale, puisque le peuple est lui-même réticent à être politiquement saisi et qu’une rupture partisane apparaît entre les sympathisants d’un même parti. Il ne s’agit plus de « vouloir pour la Nation[51] », c’est-à-dire de faire exister l’entité fictive qui est représentée, mais de refléter aléatoirement ce que semblent exprimer les citoyens. De ce point de vue, le fait majoritaire en voie de déliquescence est impuissant à fonder l’autorité de la représentation politique dont dépend sa capacité à incarner l’unité de l’État, cette représentation s’exprimant à travers une multitude de « faits minoritaires » et devant conjuguer avec une « majorité contestataire », à savoir la (re)constitution constante de politiques alternatives à l’intérieur de la majorité. Or, un tel phénomène, qui se fonde sur une rupture avec la logique des partis, ne peut fonctionner qu’à partir d’alliances entre partis politiques, sous peine de neutraliser l’action politique. Il repose donc sur une partitocratie qui s’avère d’autant plus incertaine que les formations politiques traditionnelles sont idéologiquement divisées et ont perdu leur assise électorale.

Si le fait majoritaire n’est pas si moribond qu’on a voulu le dire, les réformes souhaitées par le Président de la République ayant été adoptées et aucune motion de censure n’ayant été déposée par la « minorité de la majorité », une transformation semble à l’œuvre dans l’équilibre institutionnel de la Ve République. La séparation des pouvoirs subit désormais la pression des parlementaires qui infléchit la contrainte du pouvoir exécutif sur le Parlement, la discipline des partis qui sous-tend le présidentialisme a été mise à mal par un « phénomène minoritaire » au sein de la majorité et la représentation se convertit progressivement en une reproduction désordonnée de l’opinion publique. On peut se demander si l’on n’assiste pas aujourd’hui à la première étape d’une « dérationalisation » du parlementarisme. Ce modèle se traduirait, non sans paradoxes, par une nouvelle collaboration (parfois forcée) entre les pouvoirs et entre partis politiques, ainsi que, en même temps, un affrontement plus violent dans les rapports interinstitutionnels et les élus.

Ces nouveaux rapports politiques provoquent une reconfiguration du pouvoir au sommet de l’État. Le Président de la République se trouve institutionnellement plus isolé vis-à-vis de sa majorité parlementaire, tandis que le Gouvernement se rapproche de l’Assemblée nationale dont il est, en régime parlementaire, une émanation. Véritable intermédiaire aux compétences affaiblies, le Gouvernement se trouve déchiré entre le Président, dont il ne se désolidarise pas encore, et une majorité parlementaire plus indisciplinée qui s’oppose aux réformes. Entre un Président de la République contesté par sa majorité et une Assemblée nationale qui s’émancipe de l’autorité présentielle, le Gouvernement se trouve écartelé entre deux pouvoirs de plus en plus antagonistes. Ce pouvoir exécutif est finalement l’autorité la plus mise à mal par cette évolution qui cherche de nouvelles techniques pour imposer son autorité et sa légitimité.

In fine, l’émergence d’un nouveau modèle nécessite une clarification collective sur le système constitutionnel recherché. En effet, le renforcement du Parlement tant souhaité se trouve contesté lorsqu’il devient réalité ; la personnalisation du pouvoir, parfois déplorée, est regrettée lorsqu’elle tend à se dissiper, alors que l’affaiblissement du présidentialisme est associé à l’impuissance du Président. Le paradoxe de cette (pseudo) crise politique réside, par ailleurs, dans le fait que les détracteurs du modèle présidentialiste, qui adoptent la posture d’hommes providentiels, y participent pleinement en se fondant sur la figure tutélaire du Président pour rénover le régime. Ce comportement contribue à créer une illisibilité de la Ve République qui se trouve déchirée entre des représentations et des pratiques qui s’accordent mal. Une nouvelle réflexion s’avère indispensable pour concilier l’évolution des pratiques avec le cadre constitutionnel. Le droit ne peut, d’un côté, émanciper le Parlement, individualiser la politique, accroître la participation et la défiance citoyenne comme parlementaire en maintenant, d’un autre côté, une structure binaire fondée sur l’affrontement qui s’écroule progressivement entre majorité et opposition, une représentation présidentialiste du régime qui, symboliquement, affaiblit le pouvoir du Président en laissant supposer qu’il est devenu impuissant à gouverner, et une organisation des pouvoirs caractérisée par le fait majoritaire. Cet équilibre instable peut-il perdurer ou constitue-t-il une transition annonçant l’émergence d’un nouveau régime politique fondé sur un État pluriel impliquant de nouvelles formes d’autorité et d’articulation entre les pouvoirs ?

Le phénomène majoritaire n’a pas disparu mais semble se fissurer, au moins symboliquement, sous l’influence de plusieurs facteurs. La polyphonie politique et institutionnelle, qui reflète les fluctuations de l’opinion publique au lieu de les dépasser, se conjugue de plus en plus mal avec l’autorité de l’État. L’articulation des pouvoirs constitutionnels est perturbée par une contestation permanente à l’intérieur même de la majorité, ce qui trouble la conception française de la représentation. L’ébranlement du fait majoritaire, que les réformes constitutionnelles comme ses applications ont favorisé, ne peut laisser indemne la fiction d’une unité de la Nation sur laquelle repose l’imaginaire politique national. Un nouvel horizon constitutionnel s’ouvre sans doute devant nous – et il conviendrait d’y répondre par un questionnement plus ouvert sur nos propres outils conceptuels –, mais lequel ?

 

Jean-François Kerléo

Jean-François Kerléo est Maître de conférences en droit public à l'Université Jean Moulin Lyon 3.

Pour citer cet article :
Jean-François Kerléo «Le fait majoritaire, chronique d’une mort annoncée ? », Jus Politicum, n° 18 [https://juspoliticum.com/article/Le-fait-majoritaire-chronique-d-une-mort-annoncee-1172.html]