Les administrations internationales de territoires au Kosovo et au Timor : expérimentation de la fabrication d’un État

Thèmes : Démocratie - État - Kosovo - Timor

En 1999, le Conseil de sécurité de l’ONU crée deux organes pour administrer le Kosovo et le Timor. Pendant plusieurs années, ces administrations internationales de territoire ont exercé des prérogatives de puissance publique sur ces territoires. Elles avaient pour objectif non seulement de reconstruire les institutions locales mais aussi de construire un État. Le phénomène des administrations internationales de territoire suggère ainsi que la fonction administrative puisse ne pas être exercée par une autorité étatique et que l’exercice de cette fonction puisse précéder l’apparition d’un État voire en conditionner l’existence.

The International Administration of Territories in Kosovo and Timor: Experiments in State-building

In 1999, the United Nations Security Council established two organs for the administration of Kosovo and Timor. For several years, these international administration bodies exercised the powers of a state authority on these territories. Their purpose was not only to rebuild local institutions, but also to build a state. The phenomenon of International administration of territories thus suggests that administrative functions can be carried out by an authority which is not a state authority, and that the effective exercise of these functions can precede the emergence of a state or even be a necessary condition for a state to emerge in the first place.

    « Lorsqu’un fait historique […] se présente à  nous, il ne s’agit pas de le démentir ou de le négliger : il faut l’expliquer »

G. Jellinek, L’État moderne et son droit, vol. 1, p. 527.

Les administrations internationales de territoires (ci-après AIT) sont un objet juridique qui se situe à  mi-chemin entre l’ordre juridique international et l’ordre juridique interne. Leur étude conduit à  envisager une société détachée temporairement de l’État, illustration d’une possible universalisation du droit. L’ambiguïté de la nature juridique des AIT, entités internationales produisant du droit interne pour administrer un territoire non encore étatique, conduit les acteurs et membres de ces AIT à  une créativité juridique exacerbée, parfois à  la limite de la validité, qualifiée par certains auteurs de « bricolage hâtif »[1]. Le résultat de cette production normative interpelle nécessairement car il incite à  reconsidérer certains concepts clefs du droit et invite à  nous interroger sur les relations existant entre les notions d’État, de souveraineté, de droit et, plus spécifiquement, de droit public.

L’administration internationale de territoires : un phénomène ancien et varié.

Les premières administrations internationales de territoires ont concerné des villes dont le rattachement territorial faisait l’objet d’un différend entre États. Ces villes internationalisées pouvaient alors être administrées soit de manière conjointe par plusieurs États (telle la ville libre de Cracovie dont le traité de Vienne de 1815 prévoyait une administration conjointe de l’Autriche, la Prusse et la Russie ; ou la ville de Tanger qui obtint en 1923 le Statut de Zone internationale administrée par le Royaume-Uni, la France et l’Espagne), soit directement par une organisation internationale (ce fut le cas de la ville libre de Dantzig pour laquelle le traité de Versailles prévoyait une administration garantie par la Société des Nations via un haut-commissaire représentant la communauté internationale ; de la ville de Trieste placée sous l’autorité directe du Conseil de sécurité en 1947 ; de la ville de Mostar — capitale de l’Herzégovine — mise sous l’administration temporaire de l’Union européenne de 1994 à  1997).

Au cours du XXe siècle, le phénomène des administrations internationales de territoires a évolué pour s’appliquer non plus à  des villes mais à  des États considérés comme défaillants. Ainsi, au Cambodge, l’Autorité provisoire des Nations unies (APRONUC) a, de mars 1992 à  septembre 1993, supervisé et contrôlé les institutions étatiques existantes aux fins d’assurer des élections régulières et une pacification du pays[2]. De même en Bosnie-Herzégovine, la MINUBH, mise en place de 1995 à  2002[3], a eu pour mandat de contribuer à  créer un État de droit en Bosnie-Herzégovine en aidant les institutions étatiques à  réformer et restructurer le système judiciaire et la police.

Plus récemment, les administrations internationales de territoires ont franchi un pas supplémentaire en ce qu’elles se sont intéressées à  des territoires non étatiques, au Kosovo et au Timor. Dans ces deux cas de figure, l’AIT a eu pour effet ou pour objet de mener à  « un processus d’autonomisation impliquant […] l’existence d’une autorité en construction »[4]. Ce sont ces deux dernières manifestations d’administration internationale de territoires qui feront l’objet de cette étude mais il convient, préalablement, de préciser le concept d’AIT.

L’administration internationale de territoires est parfois rapprochée des situations d’occupation militaire[5]. Une telle comparaison peut se révéler pertinente en ce qu’elle permet d’apprécier les spécificités respectives des deux phénomènes. Ainsi, peut-on utilement mettre en parallèle l’administration internationale de territoires et l’occupation militaire collective de l’Allemagne par les Alliés au sortir de la seconde guerre mondiale. La division de l’Allemagne en quatre zones d’occupation a conduit à  une « substitution totale mais temporaire de compétence[6] ». Pour autant, il ne s’agit pas d’une attribution de la souveraineté allemande aux Alliés car seuls les « attributs de la souveraineté passèrent au commandement militaire[7] ». Bien que proche, l’occupation de l’Allemagne n’a pas constitué une administration internationale de territoires dans la mesure où elle relevait du droit de l’occupation militaire, branche du droit international humanitaire. L’occupation est d’ailleurs plus encadrée que l’AIT puisqu’elle limite le pouvoir de l’occupant de modifier les lois et les institutions du territoire occupé[8]. En comparaison, l’AIT est nettement plus intrusive et va bien au-delà  de l’administration au sens que le droit public interne français pourrait vouloir lui attribuer.

Les administrations internationales de territoire : une administration sans État

Comme le relève Pierre Serrand dans une étude récente[9], il ne se dégage pas de la doctrine publiciste française une définition unanime de l’administration. Selon le critère utilisé, la fonction administrative consiste à  exécuter les lois[10] ou à  assurer la conduite courante des services publics[11] ; elle peut aussi se définir comme la fonction dépourvue de caractère politique[12] (en opposition à  la fonction gouvernementale) ou comme celle dont la source réside dans la loi[13] (et non dans la Constitution comme pour la fonction gouvernementale). Gérard Cornu propose une définition qui reprend ces différentes approches et selon laquelle, on entend par « administration » « la fonction de l’État qui consiste, sous l’autorité du gouvernement, à  assurer l’exécution des lois et le fonctionnement continu des services publics »[14]. Cette définition classique de l’administration laisse supposer que pour déterminer l’administration, il faut avoir identifié l’État et l’exécutif étatique. L’État, son organisation politique via une Constitution, semblent être des préalables indispensables à  l’apparition d’une administration.

Dans le phénomène des administrations internationales de territoires, l’administration a un sens singulier. Elle consiste en l’exercice de « prérogatives de [...] puissance publique sur un territoire sans en avoir la souveraineté territoriale[15] ». Lorsque les AIT administrent un territoire, la fonction qu’elles exercent se rapproche plus d’une fonction gouvernementale que d’une fonction administrative. Leurs actes, assimilables alors à  des actes de gouvernement au sens que leur attribue René Chapus[16], échappent à  tout contrôle juridictionnel[17]. On dit que les AIT gouvernent ces territoires[18]. De plus, l’administration au sens de l’AIT est séparable de la souveraineté et ne dépend pas de la préexistence de l’État. Cette dissociation entre administration et État est particulièrement manifeste pour les administrations internationales de territoires au Kosovo et au Timor oriental (ou Timor-Leste[19]).

Les administrations internationales de territoire du Kosovo et du Timor oriental : quel contexte ?

Les AIT du Kosovo et du Timor oriental ont chacune été mises en place en 1999. Cependant, afin d’en comprendre les enjeux, il est utile de revenir sur quelques dates et événements clefs pour ces deux territoires, somme toute très différents.

L’histoire du Kosovo est celle d’un territoire tiraillé entre les revendications territoriales de la Serbie et les revendications nationales de l’Albanie. Pour les Albanais, les Kosovars font partie de la nation albanaise depuis le Xe siècle avant J.-C., époque à  laquelle le peuple des Illyriens s’établit sur les côtes de l’Adriatique. Les Kosovars et les Albanais descendraient de ce même peuple dont la présence dans les Balkans est bien antérieure à  l’arrivée des Slaves dans la région aux VIe-VIIe siècles. Pour les nationalistes serbes, au contraire, le Kosovo fait partie du territoire serbe depuis au moins 1219, date de fondation de l’archevêché de Peć, au Kosovo, qui constituerait le berceau culturel et religieux de leur civilisation. Les Serbes considèrent également que la province du Kosovo symbolise la résistance serbe face aux Turcs suite à  la défaite contre les Ottomans lors de la bataille finale à  Kossovo Polié en 1389[20].

Ces tiraillements entre Albanais et Serbes seront étouffés par la domination ottomane jusqu’au XXe siècle. En 1912-1913, les peuples des Balkans manifestent leur volonté de s’émanciper de l’Empire ottoman et obtiennent le soutien des pays voisins (la Bulgarie, la Serbie, la Grèce et le Monténégro) qui parviennent à  expulser les Turcs des provinces européennes. À l’issue des deux guerres balkaniques, les vainqueurs se partagent les territoires conquis, sans tenir compte des limites ethniques ; et « [c]e sont surtout les Albanais — à  la conscience nationale moins développée à  l’époque — qui se sont retrouvés dispersés, avec près de la moitié de leur aire de peuplement hors de l’Albanie. Le Kosovo, majoritairement albanais, se voyait rattaché à  la Serbie[21] ». À compter de cette période, la situation des Kosovars albanais se dégrade. Entre les deux guerres mondiales, « privés de tous leurs droits communautaires et victimes de représailles sanglantes[22] », les Kosovars commencent une résistance armée. Après 1945, tandis que l’Albanie soutient Staline, la Yougoslavie, dont la Serbie est alors une république fédérée, s’émancipe de l’URSS sous l’impulsion de Tito. Les Kosovars albanais, soupçonnés de connivence avec les soviétiques, à  l’instar de l’Albanie, subissent de nouveau une violente répression. En 1974, cependant, la nouvelle constitution yougoslave confère au Kosovo le statut de province autonome mais ce statut lui est retiré en mars 1989 ; puis, le 6 décembre 1989, l’élection de Slobodan Milosevic à  la Présidence de la Serbie marque la reprise des persécutions et des discriminations à  l’encontre des Kosovars albanais[23]. Ibrahim Rugova, Kosovar albanais, ancien membre du parti communiste, prône la résistance non violente. A la dissolution de l’ex-Yougoslavie, tandis que la Croatie et la Slovénie proclament leur indépendance en juin 1991, au Kosovo, un référendum clandestin est organisé parmi les Kosovars albanais qui se prononcent en faveur de l’indépendance de la République du Kosovo[24] et élisent Ibrahim Rugova « président parallèle »[25] ; mais la communauté internationale ne reconnaîtra pas cette élection. Dans le même temps, commence la guerre en Bosnie-Herzégovine qui opposera les Serbes, les Croates et les Bosniaques jusqu’aux accords de paix de Dayton de 1995. En février 1996, l’Armée de Libération du Kosovo (UÇK) est créée et entame une résistance violente à  l’encontre des Serbes. L’année 1998 est marquée par de nombreux combats opposant l’UÇK à  l’armée serbe. Après l’échec de l’accord de Belgrade puis des négociations de Rambouillet en février 1999 et face à  l’intensification des combats, l’OTAN décide d’intervenir militairement malgré l’absence d’autorisation du Conseil de sécurité. Les bombardements des forces occidentales contraignent Belgrade à  accepter le plan de paix le 9 juin 1999.

Le lendemain, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1244 (1999) et crée la MINUK (Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo). Cette Mission est chargée d’assurer une administration internationale intérimaire dans le cadre de laquelle le Kosovo pourrait jouir d’une autonomie substantielle. La MINUK est basée à  Pristina et est dirigée par un Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies[26].

L’histoire du Timor-Leste trouve ses racines dans l’histoire coloniale. L’émergence d’une identité est-timoraise coïncide avec la création du mouvement nationaliste en réaction à  la colonisation portugaise[27] qui débute en 1566. Pour Paule Bouvier et Kerstine Vanderput, « [l]es Est-Timorais […] ont un passé de lutte, de résistance, de contestation contre l’oppresseur qui leur fournit une geste susceptible de servir de support à  un sentiment nationalitaire »[28]. La définition de ce peuple ne repose pas sur des critères objectifs mais sur la perception subjective des Est-Timorais eux-mêmes : ils sont un peuple non pas parce qu’ils ont en commun des caractéristiques tangibles manifestes mais parce qu’ils s’estiment différents des autres peuples voisins[22].

Le Timor oriental demeure sous la domination portugaise jusqu’à  la Révolution des Œillets au Portugal et ce, malgré, l’inscription du Timor parmi les territoires non autonomes, ayant droit à  l’autodétermination, par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1960[30]. La Révolution des Œillets, en 1974, consiste en un renversement de la dictature salazariste. Si, sur le plan interne, ce coup d’état militaire permet l’instauration d’une démocratie au Portugal par le renversement de la dictature salazariste ; sur le plan international, ce changement de régime rompt avec la politique d’intransigeance vis-à -vis de la décolonisation. Trois mois plus tard, le nouveau gouvernement adopte ainsi une loi constitutionnelle reconnaissant le droit des peuples à  disposer d’eux-mêmes[31] ; puis le 11 juillet 1975 une nouvelle loi constitutionnelle prévoit l’organisation au Timor oriental d’élections au suffrage universel direct pour élire une assemblée représentative chargée de se prononcer sur l’avenir du territoire[32]. Profitant de cet élan d’ouverture, le FRETILIN (Frente Revolucionária de Timor-Leste Independente), parti politique militant pour un État du Timor oriental, proclame l’indépendance de la République démocratique du Timor-Leste, le 28 novembre 1975[33]. C’était sans compter sur la convoitise indonésienne : le nouveau président indonésien, Suharto, parvient dès 1974 à  convaincre le premier ministre australien Gough Withlam qu’aux fins d’assurer l’équilibre géopolitique de la région, le Timor oriental doit être intégré dans la République indonésienne[34]. Le 30 novembre 1975, plusieurs partis politiques Est-Timorais sont contraints par l’Indonésie de proclamer l’intégration du peuple timorais à  la nation indonésienne et de demander la protection du gouvernement indonésien. Une semaine plus tard, l’armée indonésienne envahit le Timor oriental et entame un massacre systématique de la population civile. Le Timor va rester sous une domination indonésienne de facto pendant une vingtaine d’années. L’adoption par l’Assemblée générale de la résolution 3485 (XXX) et par le Conseil de sécurité de la résolution 384 (1975) désignant le Portugal comme puissance administrante de jure, réaffirmant le droit des Est-Timorais à  disposer d’eux-mêmes et exigeant le retrait des troupes indonésiennes, n’y changera rien.

C’est l’évolution du contexte socio-économique ainsi que l’arrivée de nouveaux acteurs politiques dans les années 90 qui vont permettre de faire évoluer la situation. En 1997, une crise monétaire secoue la Thaïlande et déstabilise les États de l’ASEAN (Association des États de l’Asie du Sud-Est) dont fait partie l’Indonésie. Sous la pression du FMI, des États-Unis, du Japon, de Singapour et de la Malaisie, l’Indonésie accepte de procéder à  des réformes économiques et structurelles. En 1998, le Président indonésien Suharto démissionne tandis qu’en Australie, John W. Howard, chef du parti libéral, est nommé premier ministre en 1996. L’arrivée au pouvoir des libéraux entraîne un revirement de la position australienne sur le Timor oriental : John W. Howard demande à  l’Indonésie de réfléchir à  un nouveau statut pour ce territoire et lui suggère de s’inspirer des accords de Matignon concernant les relations entre la France et la Nouvelle-Calédonie[35]. Le contexte est désormais favorable aux Est-Timorais et des négociations tripartites s’engagent entre l’Indonésie, puissance de facto, le Portugal, puissance de jure, et l’ONU. Un accord est conclu le 5 mai 1999 et entériné deux jours plus tard dans la résolution 1236 (1999) du Conseil de sécurité. Cet accord prévoit notamment l’organisation d’un scrutin sur l’autodétermination des Est-Timorais. Le vote, qui a lieu le 30 août 1999, invite la population à  répondre à  la question suivante : « acceptez-vous ou rejetez-vous l’autonomie du Timor Oriental au sein de l’État unitaire de l’Indonésie ? » La réponse est nette : 78,5 % des votants se prononcent en faveur de l’indépendance. Le lendemain, les massacres de la population civile par des militaires et des milices indonésiennes qui avaient déjà  commencé au cours de la préparation du référendum s’intensifient. Plus de 300 000 personnes sont déplacées de force ou fuient[36]. Le 15 septembre 1999, le Conseil de sécurité crée une force de maintien de la paix sous commandement australien, l’INTERFET (résolution 1264 (1999)), à  la demande de l’Indonésie qui retire ses troupes du Timor oriental. Le 19 octobre 1999, l’organe législatif de l’Indonésie entérine les résultats du scrutin et accepte que le Timor oriental ne soit plus la vingt-septième province indonésienne. Cet acte relevant du droit public indonésien invalide le décret d’annexion du territoire de 1975 et consacre le nouveau statut du Timor oriental.

Cependant, au Timor oriental, « [l]es institutions publiques, l’appareil d’État sont à  créer ou recréer de toutes pièces, étant donné la rupture avec l’Indonésie et le départ d’une grande partie du corps de fonctionnaires[37] ». Aussi, le Conseil de sécurité décide-t-il de créer une autre administration internationale de territoire, l’ATNUTO (Administration transitoire des Nations Unies du Timor Oriental) par sa résolution 1272 (1999). L’ATNUTO est mise en place à  Dili avec à  sa tête, un Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, Sergio Vieira de Mello. Son mandat consiste en « l’administration du Timor oriental pendant sa transition vers l’indépendance[38] ». Cette AIT va gouverner ce territoire du 25 octobre 1999 au 20 mai 2002.

La MINUK et l’ATNUTO : des administrations internationales de territoires singulières

La MINUK et l’ATNUTO sont, comme d’autres AIT précédentes[39], des démembrements de l’ONU, des organes subsidiaires du Conseil de sécurité. Ce sont des entités internationales directement gérées par un sujet du droit international, une organisation internationale. Toutefois, elles se distinguent qualitativement[40] des AIT antérieures pour deux raisons.

D’une part, leur objectif de reconstruction des infrastructures et des institutions gouvernementales est sans précédent. Ces opérations sont les plus abouties en matière de State-building : « [facing the] collapse of state institutions, especially the police and the judiciary, […] international intervention had to extend beyond military and humanitarian tasks to include the promotion of national reconciliation and the reestablishment of effective government”[41] ». Le degré de l’autorité exécutive des Nations Unies au Kosovo et au Timor oriental est inédit. À travers ces administrations internationales de territoires, l’ONU est amenée à  exercer des prérogatives de puissance publique sur des territoires non étatiques[42], à  « rempli[r] des fonctions analogues à  celles de l’État dans l’ordre interne [...], remplir un vide politique momentané et assurer une gestion provisoire en attendant que les populations soient en mesure de prendre leurs affaires en main et de décider de leur avenir politique[43] ».

D’autre part, à  cet objectif de reconstruction institutionnelle s’ajoute l’objectif de construction d’un État. La spécificité de la MINUK et de l’ATNUTO est qu’elles opèrent sur des territoires non étatiques et que leur activité va aboutir à  la création d’un État indépendant. Autrement dit, non seulement la fonction administrative n’est pas exercée par une autorité étatique mais surtout l’exercice de cette fonction va précéder l’apparition d’un État et en conditionner l’existence. Il semble donc y avoir une temporalité inversée entre création de l’État et production de normes de droit public.

La MINUK et l’ATNUTO vont ainsi permettre la transformation d’un territoire sans rattachement étatique en un État. Ce passage d’une condition n à  une condition n+1 n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, la notion de transition telle que l’aborde Emmanuel Cartier dans sa thèse de droit constitutionnel[44]. Se distinguant du droit transitoire qui est un droit dont l’objet est le droit primaire et qui concerne la succession de la loi dans le temps[45], la notion de transition permet d’appréhender la succession des ordonnancements juridiques dans le temps via des normes secondaires[46]. Et, il semble bien que c’est là  l’objet des normes adoptées par les AIT : permettre le passage d’un système juridique quasi-inexistant (ou rattaché à  un État qui s’est désengagé du territoire et dont les normes ne sont plus applicables sur cet espace territorial) à  un système juridique étatique opérationnel et effectif. Comme lors de la transition constitutionnelle en France de 1940 à  1945, les normes adoptées par les AIT ont pour objet de fixer « les modalités de production des normes infraconstitutionnelles provisoires et l’habilitation des organes décisionnels provisoires. Ces normes encadrent une sorte “d’inter-règne” constitutionnel[47] ». Elles concernent la « structuration de l’ordre juridique nouveau »[48]. Les normes des AIT seront ensuite progressivement intégrées au nouvel ordre juridique constitué. À la naissance des États kosovars et timorais, ces actes acquerront rétrospectivement une signification juridique étatique.

Ce rôle transitionnel des AIT a été peu abordé dans les études portant sur les administrations internationales de territoires. Les internationalistes[49] ont surtout orienté leurs réflexions sur la nature et la légalité de ces AIT au regard du droit international, sur leur qualification d’organisations internationales et ses conséquences en matière de responsabilité internationale et d’immunités. Ainsi, les normes produites par la MINUK ou l’ATNUTO sont analysées à  l’aune de l’auteur de la source qui les contient. C’est la procédure d’adoption des dispositions qui sert de critère de qualification : parce que la norme est contenue dans un acte unilatéral d’un organe d’une organisation internationale, la norme est internationale. Or, compte tenu du rôle transitionnel des AIT, il nous semble utile de poursuivre la réflexion et de nous intéresser à  l’objet de la norme. La MINUK et l’ATNUTO ont adopté des normes qui créent et organisent les pouvoirs publics internes au territoire concerné. Comment qualifier de telles normes alors qu’il n’existe pas encore d’État ? Peut-il exister un droit public sans État ? (I)

De plus, c’est à  partir de ces normes que le territoire va acquérir des institutions qui le conduiront à  son indépendance. Ces normes vont participer de la création de l’État. L’analyse des administrations internationales de territoires nous ramène à  la controverse ancienne de l’antériorité du droit ou de l’État. L’expérience des AIT au Kosovo et au Timor nous invite ainsi à  repenser la définition de l’État (II). Cette question est d’autant plus d’actualité qu’elle s’inscrit dans une réflexion actuelle plus large qui tend à  rapprocher le droit constitutionnel et le droit international ; plusieurs auteurs contemporains s’attachant à  démontrer la constitutionnalisation en droit international, ou du droit international[50].

I. La construction d’un droit public sans État

Les AIT sont des organes internationaux qui dépendent du département des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Ce ne sont donc pas des entités souveraines, ce ne sont pas des États. Et pourtant, la MINUK et l’ATNUTO gouvernent. Cette capacité des AIT d’exercer des compétences étatiques[51] et d’édicter des normes internes semble être contraire à  une certaine vision du droit constitutionnel selon laquelle : « Quelle est l’origine des règles de droit ? Qui est qualifié pour les édicter ? Ce rôle incombe aux pouvoirs publics (les organes de l’État)[52] ».

Néanmoins, la possibilité pour des organes non étatiques d’exercer des compétences étatiques peut se comprendre à  la lumière de la distinction entre imperium et dominium. Les administrations internationales de territoires disposent de l’imperium mais pas du dominium. Elles ont le pouvoir de régir la condition des personnes se trouvant sur le territoire kosovar ou timorais. En revanche, ces AIT ne jouissent pas du titre territorial. Il y a une dissociation entre l’administration du territoire, gérée par l’AIT qui détient des prérogatives étatiques, et l’entité possédant le territoire, qui n’existe pas encore. La MINUK et l’ATNUTO sont ainsi compétentes pour gouverner les territoires largo sensu, y créer de nouvelles infrastructures, de nouvelles normes, de nouvelles institutions démocratiques. Ces AIT vont mettre en place un système judiciaire, des autorités fiscale et budgétaire, une administration douanière, adopter une monnaie, nommer les fonctionnaires, établir la force armée, etc. Elles vont exercer un pouvoir normatif que l’on serait tenté de qualifier de droit public de par son objet (2). Quant au cadre de ce pouvoir normatif, on peut se demander s’il relève d’un quelconque ordre juridique. Et si oui, s’il pourrait s’agir d’un ordre interne public, malgré l’absence d’État (1).

1. La mise en place d’un ordre juridique local

Au sein des administrations internationales de territoires, les instruments ne sont initialement pas adoptés par des représentants des populations concernées, mais par l’AIT elle-même. Formellement, il s’agit d’actes unilatéraux d’organisations internationales, i. e. d’instruments de droit international public. Cependant, ces instruments se sont auto-qualifiés d’actes législatifs[53], laissant entendre l’existence d’une possible analogie avec les lois internes. La question se pose alors de savoir si les administrations internationales de territoires ont mis en place un système juridique suffisamment structuré et centralisé comparable à  un ordre juridique interne. Selon une approche systémique, les instruments des AIT pourraient-ils alors être qualifiés d’actes internes ?

La MINUK et l’ATNUTO ont pour mission de faire échapper le Kosovo et le Timor oriental des normes serbes et indonésiennes qui les régissaient jusqu’alors pour les constituer en ordres juridiques autonomes. Pour se faire, les AIT sont dotées d’une plénitude formelle des compétences étatiques. Selon Ioannis Prezas, cette « reconnaissance de tous les pouvoirs à  un organe international institué par l’ONU revient […] à  lui conférer un rôle constitutif d’un système juridique “local”[54] ». Mais est-il possible de qualifier ces systèmes juridiques locaux d’ordres juridiques étatiques, en dépit de l’absence d’un État ? On sait qu’un ordre juridique n’est pas nécessairement un ordre interne puisqu’il existe un ordre juridique international. Mais peut-il exister un ordre juridique interne sans État ? Dans une perspective kelsénienne, une telle interrogation serait absurde puisque « toute définition de l’ordre juridique est en même temps une définition de l’État »[55]. Cependant, d’autres auteurs ont dégagé une définition de l’ordre juridique détaché de l’État. Le premier est le doyen Hauriou. Adoptant une position épistémologique qui le conduit à  rapprocher la sociologie et le droit[56], il propose une définition de l’ordre juridique à  partir du concept d’institution[57]. Il est suivi par le juriste italien Santi Romano qui défend l’idée d’un pluralisme des ordres juridiques et propose une définition de l’ordre juridique détaché des normes. Selon lui, « [t]out ordre juridique est une institution et inversement, toute institution est un ordre juridique : il y a, entre ces deux concepts, une équation nécessaire et absolue[58] ». Plus récemment, Michel Virally, qui s’inscrit dans la continuité du pluralisme juridique de Santi Romano, choisit également de s’écarter d’une définition étatiste et purement normativiste de l’ordre juridique. Il explique « [qu’]un ordre juridique est formé par l’ensemble des normes qui y trouvent leur source »[59]. La définition d’un ordre juridique reposerait ainsi sur l’identification des sources formelles car « [u]ne société ne donne naissance à  un ordre juridique particulier que dans la mesure où elle dispose de sources de droit qui lui sont propres[60] ».

En partant de cette définition, peut-on considérer que les administrations internationales de territoires ont institué des ordres juridiques ?

Les sources sont à  la fois des procédures d’élaboration des normes et des moyens « de leur attribuer leur validité[61] ». Elles sont des modes de création du droit et permettent de déterminer l’autorité des normes qu’elles contiennent. Produire du droit et, même, produire un droit hiérarchisé, ne suffit cependant pas à  caractériser un ordre juridique ; encore faut-il que cet ordonnancement soit ordonné et structuré[62]. Il conviendra donc de vérifier si les actes normatifs produits au sein des administrations internationales des territoires forment un ensemble unifié et cohérent.

Les administrations internationales de territoires ont élaboré des instruments et des procédures spécifiques et c’est autour de ces quelques éléments qu’elles ont structuré leur espace normatif. La MINUK au Kosovo adopte des règlements et des directives administratives. Les premiers posent les normes générales et sont qualifiés de « legislative acts[63] » tandis que les secondes en sont les actes d’exécution. L’ATNUTO au Timor peut adopter trois types d’actes : des règlements, des directives et des actes d’exécution. Les règlements sont les textes-cadres (« legislative acts[64] »), les directives consistent en « the implementation of regulations[65] ». Ces directives peuvent, le cas échéant, être précisées par les actes d’exécution. Les administrations internationales de territoires organisent ainsi une formalisation[66] normative qui leur est propre et mettent en place une hiérarchie des sources formelles[67] qui structure leur ordre juridique.

Certes, ces sources sont organiquement internationales. D’ailleurs, le système est initialement administré par la seule administration internationale du territoire[68] : le premier Règlement adopté par Bernard Kouchner, Représentant spécial, qui constitue le fondement du pouvoir normatif de la MINUK, annonce que « tous les pouvoirs législatifs et exécutifs afférents au Kosovo, y compris l’administration de l’ordre judiciaire, sont conférés à  la MINUK et exercés par le représentant spécial du Secrétaire général[69] ». Quant à  l’ATNUTO, c’est la résolution 1272 (1999) qui lui confie « la responsabilité générale de l’administration du Timor oriental » et l’habilite « à  exercer l’ensemble des pouvoirs législatif et exécutif, y compris l’administration de la justice [70]». Cette concentration du pouvoir aux mains d’un seul organe n’a cependant pas duré. Le système s’est progressivement ouvert à  la participation active de la population locale. Ce faisant, les AIT ont cherché à  renforcer l’efficacité et la légitimité de leur système juridique. Elles ont ainsi contribué à  l’inscrire non plus dans une perspective internationale mais dans une perspective nationale publiciste car, d’après Raymond Carré de Malberg, la volonté générale au sens de « volonté préexistante du corps des citoyens, […], est […], le fondement du droit public[71] ».

Cette démocratisation de la procédure d’adoption des normes reste cependant limitée en ce qu’elle demeure sous le contrôle de l’administration internationale de territoires. Concernant la MINUK, dès 2000, le Conseil transitoire et le Conseil administratif par intérim peuvent émettre des recommandations au RSSG. À partir du 15 mai 2001[72], l’AIT partage ses pouvoirs avec le Gouvernement provisoire du Kosovo et l’Assemblée du Kosovo. La répartition des compétences résulte de l’article 8 du Constitutional Framework for Provisional Self-Government in Kosovo (qui, malgré son intitulé, n’est pas une constitution). La MINUK conserve le pouvoir de dissoudre l’Assemblée, la compétence budgétaire, monétaire, fiscale et douanière, le pouvoir de nommer les hauts fonctionnaires ainsi que les juges et les procureurs, la compétence en matière de politique étrangère et extérieure, le pouvoir sur les biens et entreprises publics ainsi que sur le service aérien et ferroviaire. À compter de 2002[73], on observe qu’une sorte de dissociation entre source et norme résulte de cette nouvelle organisation du pouvoir. La norme peut désormais être adoptée soit par la MINUK elle-même soit par l’Assemblée du Kosovo, composée des représentants élus des Kosovars. Lorsque la norme résulte d’une procédure initiée et contrôlée par la MINUK, elle figure directement dans un règlement adopté par le RSSG. Mais lorsque la norme est issue d’une procédure initiée par l’Assemblée du Kosovo, la « loi »[74] adoptée n’acquiert une force normative que si elle est transposée par un Règlement du RSSG. La source formelle est donc le Règlement et non la loi. Le règlement, source organiquement internationale, doit transposer une loi, instrument adopté par les représentants des Kosovars, pour que celle-ci acquière une force normative dans l’ordre juridique interne.

Le système juridique au Timor oriental présente moins d’originalité. La population locale est, dès 1999, représentée par un organe jouant initialement un rôle purement consultatif : le Conseil national consultatif, composé de représentants de la société civile timoraise. La population n’a pas encore la possibilité d’exercer sa souveraineté. Ce Conseil national consultatif « shall in no way prejudice the final authority of the Transitional Administrator[75] ». Il n’avait que le pouvoir de « make policy recommendations on significant executive and legislative matters[76] ». À partir de l’année 2000, est créé le Cabinet du gouvernement transitoire composé de quatre Timorais et de quatre ressortissants étrangers. Ce Cabinet, en charge de l’Administration, peut faire des recommandations au RSSG[77]. Par ailleurs, le Conseil national consultatif est remplacé par le Conseil national dont le rôle normatif est certes renforcé mais limité. En ce qui concerne les règlements, le Conseil national a le pouvoir « (a) to initiate, to modify and to recommend draft regulations, (b) to amend regulations[78] ». Pour ce qui est des directives, elles sont adoptées par le Représentant spécial avec, le cas échéant, la consultation préalable du Conseil national ; quant aux actes d’exécution, ils sont adoptés par le seul Représentant spécial.

L’ordre juridique établi par les administrations internationales de territoires semble ainsi structuré et ordonné. Il est même « relativement centralisé » pour reprendre l’expression kelsénienne[79] puisque la plupart des normes contenues dans ces instruments « valent pour la totalité de la sphère de validité spatiale de l’ordre[80] » le territoire du Kosovo ou celui du Timor. De là  à  qualifier ces ordres juridiques d’ordres étatiques, il n’y a qu’un pas, qu’on serait bien tenté de franchir. Et ce, d’autant plus que les administrations internationales de territoires vont veiller à  s’inscrire dans la continuité des ordres juridiques préexistants.

Les AIT ont, en effet, procédé à  une « transition constitutionnelle réceptive »[81] dès les premiers règlements de l’ATNUTO et de la MINUK : les lois antérieures contraires aux standards internationaux des droits de l’homme sont abrogées ; les lois antérieures conformes à  ces standards restent en vigueur[82] jusqu’à  l’adoption d’une nouvelle législation. L’analyse d’Emmanuel Cartier est, mutatis mutandis, applicable au phénomène des AIT : « Tout en préservant le contenu de ces normes d’un anéantissement préjudiciable à  la sécurité juridique, une nouvelle validité leur est attribuée par le législateur nouveau. Cette solution permet d’opérer une sélection, immédiate ou progressive, au sein de l’ordre juridique passé afin de ne conserver que les normes dont le contenu est conforme aux principes qui ont guidé la révolution, les autres étant rétroactivement anéanties, … ou simplement abrogées, c’est-à -dire réceptionnées pour le passé au sein de l’ordre juridique rétroactivement reconstitué[83] » Les administrations internationales de territoires ne rejettent pas totalement ce qui leur est extérieur, elles intègrent le droit antérieur dans la mesure où il se révèle compatible avec les nouveaux standards.

Les juridictions vont contribuer à  asseoir cette continuité de l’ordre juridique. En contrôlant les textes anciens tout en appliquant les nouveaux instruments, les juridictions vont assurer une transition douce. Ce rôle structurant des juridictions s’observent dans leurs décisions. La Cour suprême du Kosovo indique ainsi que « the Criminal Law of Kosovo, in conjunction with […] the Criminal Code of the Socialist Federal Republic of Yugoslavia, [are] both made applicable by the UNMIK Regulation No.1999/24 »[84] ; tandis que les juridictions timoraises expliquent que conformément aux règlements de l’ATNUTO, elles vont appliquer « the law applied in East Timor prior to 25.10.1999, until replaced by UNTAET Regulations or subsequent legislation[85] ». Les administrations internationales de territoires créent ainsi un ordonnancement juridique qui succède au précédent, plus qu’il ne rompt avec lui. Or, le système juridique antérieur, au Kosovo comme au Timor, était un système étatique. Pourrait-on dès lors considérer que l’ordre juridique institué par les AIT serait de même nature, un ordre juridique interne ?

Sur le plan formel, l’absence d’État et le faible rôle octroyé au pouvoir constituant ou à  ses représentants laissent planer le doute quant à  la possible qualification “de système juridique interne” s’agissant du système juridique institué par les AIT. De plus, les sources qui forment ces deux systèmes juridiques ne sont formellement pas des sources du droit public. Or, Didier Truchet n’affirme-t-il pas que « le droit public est le droit de l’État[86] » ?

Mais cette approche organique ne doit-elle pas être dépassée ? Autrement dit, ne doit-on pas regarder au-delà  de la figure étatique comme le propose Élisabeth Zoller pour qui « le droit public n’est pas le droit de l’État pas plus qu’il ne peut être produit que par l’État et seulement par lui ; le droit public est le droit de la chose publique et la chose publique est le résultat des solidarités entre les hommes[87] » ? Les sources adoptées par les administrations internationales de territoires illustrent ce changement de point de vue. Elles nous invitent à  réfléchir non plus à  partir de l’auteur du droit mais à  partir de son objet. Les instruments adoptés par les AIT visent à  gouverner les territoires concernés : par leur objet, ces textes se rapprochent de la fonction du droit public. C’est ce qui ressort des motifs qui figurent dans les visas de ces sources : « for the purpose of maintaining public peace and order in the territory of Kosovo »[88], « for the purpose of the efficient administration of Kosovo[89] », « for the purpose of establishing a consultative mechanism that ensures the participation of the East Timorese people in the decision-making process[90] ». Les instruments produits par les administrations internationales de territoires visent explicitement la réalisation de la chose publique. Ces actes pourraient donc être qualifiés d’instruments de droit public et, dès lors, le système juridique qu’ils structurent d’ordre juridique interne. Une telle qualification semble confirmée par une analyse des normes résultant de ces modes de production du droit.

2. L’adoption des normes de droit public

Si l’on se penche sur le contenu des normes adoptées par les AIT, on observe que ces normes ont une fonction de droit interne du point de vue matériel[91] : les règlements de la MINUK et de l’ATNUTO semblent bien organiser l’aménagement des pouvoirs publics de chacun des territoires. Pour autant, est-il opportun de considérer ces normes comme établissant un droit administratif ou un droit constitutionnel ?

L’identification de ce qui relève de la matière constitutionnelle peut s’effectuer du point de vue matériel ou du point de vue formel. Au sens matériel, les normes sont constitutionnelles soit par leur objet — il s’agirait alors de l’« ensemble des dispositions organisant les pouvoirs publics, le fonctionnement des institutions et la liberté des citoyens[92] » — soit parce qu’elles sont des « normes d’habilitation au sens où elles autorisent la création d’autres normes[93] ». Au sens formel, les normes sont constitutionnelles car elles résultent d’une procédure particulière faisant notamment intervenir le pouvoir constituant. Quelle que soit l’approche retenue, il demeure que « [l]a plupart des ouvrages de droit constitutionnel lient la notion de Constitution à  celle d’État. Cette imbrication des deux concepts peut résulter d’une observation factuelle : ce sont les États qui sont dotés d’une constitution, ou d’une analyse théorique : seuls les États peuvent être dotés d’une constitution du fait de caractéristiques qui leur sont propres[94] ». Ce lien entre le droit constitutionnel et l’État n’est pas propre au droit français puisque des auteurs étrangers considèrent que « [a] constitution, in the modern tradition, is generally understood as the supreme law of a sovereign state[95] ».

Quant au droit administratif, malgré des définitions variables[96], un élément ressort : le lien du droit administratif avec l’État. Comme pour le droit constitutionnel, l’existence de l’État semble un préalable à  l’existence du droit administratif. Comme pour le droit constitutionnel, l’existence de l’État semble un préalable à  l’existence du droit administratif.

Comment dès lors comprendre ce qui s’est passé au sein des administrations internationales de territoires ? De deux choses l’une : soit l’on considère que les normes produites par les AIT s’apparentent à  du droit administratif ou à  du droit constitutionnel et, dans ce cas, le phénomène des AIT invite à  repenser la définition du droit public en la dissociant de la figure de l’État ; soit l’on considère qu’il est impossible de qualifier les normes produites par les AIT de normes administratives ou constitutionnelles et, dans ce cas, il convient de trouver une qualification idoine pour ces normes, en veillant à  ne pas tomber dans la solution de facilité consistant à  dire qu’il s’agit de normes sui generis.

Lorsque l’on observe les normes produites par la MINUK et l’ATNUTO, on constate qu’elles ont pour objet la création d’organes gouvernementaux (le Cabinet du gouvernement transitoire du Timor[77], le Conseil des Ministres du Timor[98], l’Administration transitoire du Timor Oriental qui doit être appelé « gouvernement »[99], plusieurs "départements" ou ministères kosovars[100]), la création de juridictions (la Cour d’Appel ad hoc statuant en dernier ressort au Kosovo[101]), la création d’administrations centrales (l’Autorité fiscale du Kosovo[102], le Conseil économique et fiscal du Kosovo[103]), la création d’une force armée (comme celle du Timor[104]).

Ces normes ont également pour objet le découpage des collectivités locales[105], l’organisation des élections de l’Assemblée constituante ou du Président[106], des élections législatives[107] ou municipales[108]. Ces normes portent aussi nomination des administrateurs régionaux ou municipaux[109], etc.

Dès lors, ces AIT gouvernent au sens où elles « dirige[nt] la société en assurant la création et la direction des services publics qui sont nécessaires à  l’intérêt général et la police qui empêche les activités privées de s’exercer de façon contraire à  cet intérêt général[110] ». Du point de vue matériel, l’action des administrations internationales de territoires semble être une action publique de telle sorte que les normes qu’elles produisent se présentent comme des normes de droit public.

Peut-on cependant leur nier cette qualification du seul fait qu’elles ne sont pas créées par l’État ? Les administrations internationales de territoires du Kosovo et du Timor montrent que du droit public, i.e. du droit administratif et du droit constitutionnel, peut ne pas être produit par un État. Faut-il s’en inquiéter ? Ne faut-il pas plutôt y voir le pouvoir créatif du droit qui parvient à  mener à  la même fin (la coexistence pacifiée d’une société) sans utiliser le moyen classique qu’est la forme étatique ? Les administrations internationales de territoires semblent, à  leur façon, témoigner de ce qu’Hector affirmait dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination ».

Ce constat de la créativité des administrations internationales de territoires ne se limite pas à  la mise en place d’un système normatif interne. Il s’observe également dans la mise en place de l’État lui-même.

II. La construction d’un État par le droit

Le système juridique des administrations internationales de territoires se présente comme un « système juridique intermédiaire ou “relais”, à  la fois provisoire et fondateur, qui ne comporte pas encore de normes formellement constitutionnelles mais est à  l’origine de l’émergence de celles-ci […][111] ». Et, au-delà  de la construction d’un ordre juridique, les administrations internationales de territoire ont également contribué à  la création de deux États.

Lors de la mise en place de la MINUK et de l’ATNUTO, l’objectif recherché par le Conseil de sécurité des Nations Unies n’est pourtant pas le même. En instituant la MINUK, le Conseil de sécurité cherche à  « établir une présence internationale civile au Kosovo afin d’y assurer une administration intérimaire dans le cadre de laquelle la population du Kosovo pourra jouir d’une autonomie substantielle au sein de la République fédérale de Yougoslavie, et qui assurera une administration transitoire de même que la mise en place et la supervision des institutions d’auto-administration démocratiques provisoires nécessaires pour que tous les habitants du Kosovo puissent vivre en paix et dans des conditions normales[112] ». Pour ménager les Serbes et laisser ouverte la question du rattachement à  l’Albanie, la création d’un État kosovar indépendant n’est pas explicitement prévue. Le Conseil de sécurité envisage plutôt « l’instauration au Kosovo d’une autonomie et d’une auto-administration substantielles[113] ». La mise en place de l’ATNUTO procède, au contraire, de la volonté du Conseil de sécurité d’aider la population du Timor à  accomplir le « processus de transition vers l’indépendance[114] ». L’ATNUTO doit ainsi consulter la population timoraise « pour s’acquitter efficacement de son mandat en vue de créer des institutions locales démocratiques, […] et de transférer ses fonctions administratives et de service public à  ces institutions[115] ».

Si l’objectif de l’indépendance était clairement énoncé pour le Timor, pour le Kosovo l’objectif final est resté longtemps non formulé[116]. Malgré cette différence, le travail de l’ATNUTO et de la MINUK a conduit à  la naissance de deux nouveaux États : le Timor en 2002 et le Kosovo en 2008. Le rôle joué par les administrations internationales de territoires préalablement à  la création des deux États soulève la question du rapport entre droit et État.

L’État est-il ou non antérieur au droit ? Cette question est classique mais le phénomène des administrations internationales de territoires y apporte un nouvel éclairage. Différentes théories s’opposent quant au lien entre droit et État et quant à  la question connexe de la soumission de l’État au droit.

Pour les théoriciens de l’autolimitation, « l’État précède le droit, c’est lui qui établit l’ordre juridique ; et s’il se soumet au droit qu’il a posé, c’est toujours volontairement, de son propre mouvement[117] ». Cette conception est à  rapprocher de la théorie de la constitution idéale de Carl Schmitt[118] mais aussi, mutatis mutandis, de la doctrine volontariste en droit international[119]. Parce que l’État est souverain, « il a le monopole de l’édiction des règles générales et inconditionnées[120] ». Plus radicale[121] est la théorie de Hans Kelsen pour qui : « the community we call ‘State’ is ‘its’ legal order[122] ». Il existerait, selon lui, une adéquation entre le droit et l’État en ce que « l’État condense, dans la société contemporaine, l’ensemble des phénomènes juridiques[123] ». Le droit ne saurait donc exister en dehors de l’État. Ces deux approches, bien que distinctes, se rejoignent quant à  l’idée que le droit est indissociable de la figure étatique soit parce qu’il en découle soit parce qu’il s’y identifie.

D’autres auteurs suggèrent que le droit peut exister hors de l’État. La maxime latine Ubi societa, ibi jus énonce que, dès qu’il existe une forme de société, il existe du droit ; et ce, sans préciser qu’il soit nécessaire que la forme sociétale soit l’État[124]. C’est ce que soutient aussi Léon Duguit pour qui la règle de droit « trouve sa première expression dans la conscience des hommes[125] » de telle sorte qu’il peut y avoir un droit sans souverain, en dehors de l’État. Maurice Hauriou considérait, quant à  lui, que le droit peut exister en dehors de l’État mais dans un cadre structuré, l’institution[126] ; chaque institution sécrétant alors son propre droit. Au regard de ces théories, du droit peut donc exister indépendamment de tout État. Et c’est certainement le cas pour les administrations internationales de territoires, puisque ces entités créent du droit applicable à  un espace juridique qui n’est pas encore un État.

Cependant, le phénomène des AIT nous oblige à  prolonger cette analyse : est-ce que de ce droit créé sans État peut naître un État ? Un État peut-il procéder du droit ?

1. La définition de l’État à  l’épreuve des administrations internationales de territoire

L’histoire du Kosovo et du Timor oriental montre que des normes ont précédé la naissance des États kosovar et timorais. Le droit a été créé par une entité qui n’était pas un souverain au sens du droit international. Pour autant, il ne faut pas exclure trop vite la notion de souveraineté du phénomène des AIT. Ainsi, si l’on se place dans la perspective de Carl Schmitt selon lequel « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »[127], les AIT sont souveraines : elles ont été confrontées à  un cas de nécessité non défini dans l’ordre juridique existant et ont dû intervenir en marge du système juridique. En ce sens, leur monopole décisionnel attesterait de leur souveraineté politique. Si l’on adopte une approche moins radicale, comme celle de Bertrand Mathieu et Michel Verpeau[128], les AIT ont exercé des compétences souveraines. Le concept de souveraineté n’est donc pas totalement absent du phénomène des AIT. En revanche, la figure de l’État l’est car l’élaboration du droit au sein de ces administrations internationales de territoire s’est affranchie de la structure étatique. Et, cette dissociation entre droit et État semble s’accompagner d’une inversion temporelle de l’apparition du droit et de l’État. Pour vérifier cette hypothèse, il convient de revenir sur la définition de l’État et de souveraineté.

En droit international, selon l’approche objectiviste majoritaire, l’État existe lorsque trois éléments sont réunis : le territoire, la population et le pouvoir politique organisé[129]. Ces trois éléments seraient « les conditions objectives de la formation de l’idée d’État[130] », celles qui rendent sa création à  la fois possible et nécessaire. L’État serait un fait, une réalité composée de ses seules dimensions matérielles échappant à  toute emprise du droit[131] ; mais, dans le même temps, ce fait crée un nouveau sujet du droit, une nouvelle personne juridique, l’État. Aussi, le fait est-il normatif. Un État existe à  compter du « “fait” de [s]a naissance[132] ».

L’examen de la naissance des États kosovars et timorais au prisme de cette doctrine semble arriver à  une sorte de sophisme[133]. En effet, les conditions factuelles d’apparition des deux États sont l’œuvre des normes produites par les AIT. Ces normes vont asseoir le territoire[134] ; tenter d’assurer la cohésion sociale[135] en identifiant la population, via la création des critères d’attribution de la qualité de résidents[136] ; enfin, instaurer les instances d’un gouvernement effectif[137]. Or, puisque ce sont des normes qui établissent les conditions d’existence d’un État, alors indirectement, l’État procèderait du droit. L’État serait né du fait, lui-même créé par le droit ; et la naissance du Kosovo et du Timor-Leste daterait de l’entrée en vigueur de la dernière de ces réglementations. Un tel raisonnement aboutit à  un paradoxe : en partant d’une prémisse donnée pour valide (l’État est un ensemble de faits matériels), on arrive à  une conclusion paradoxale qui semble invalider la prémisse (l’État est créé par le droit)[138]. Le phénomène des AIT au Kosovo et au Timor tend donc à  infirmer la définition objectiviste de l’État.

Selon une approche volontariste, l’État n’existe qu’au moment de la reconnaissance par un autre État. Georg Jellinek explique que l’État « n’entre dans la communauté du droit international que si les membres de cette communauté l’ont reconnu expressément ou tacitement[139] ». La reconnaissance serait un acte de volonté attributif de la personnalité juridique internationale. C’est la volonté d’un État qui confèrerait l’existence juridique à  une entité nouvelle. On parle, en droit international, de reconnaissance constitutive[140] : selon cette théorie, il y a une dissociation entre État “de fait” et État “de droit”, le passage s’effectuant par le vecteur de la reconnaissance.

En appliquant cette doctrine, le Timor-Leste existerait donc depuis le 20 mai 2002, date de sa reconnaissance par certains États, dont les États-Unis[141] et la Russie[142] ; tandis que le Kosovo existerait depuis le 18 février 2008, date de sa reconnaissance par la France[143] et les États-Unis[144] notamment. Mais, la reconnaissance d’une nouvelle entité par un État rend-elle l’existence juridique de l’entité opposable aux autres États ? En étant reconnu par les États-Unis, le Timor-Leste existe-t-il objectivement ou seulement subjectivement pour les États-Unis ? Eric Wyler suggère que, concernant le Kosovo, « les premières reconnaissances visaient peut-être à  accélérer une naissance étatique encore problématique[145] ». Cela conduit à  se demander s’il ne serait pas souhaitable d’attendre un certain seuil[146] de reconnaissances avant que la reconnaissance ne produise son effet constitutif. Mais quel seuil ? D’aucuns pourraient suggérer que ce serait l’admission à  l’Organisation des Nations Unies qui, valant reconnaissance des membres de l’ONU, créerait l’État. Dans cette hypothèse, le Timor-Leste existerait depuis le 27 septembre 2002, date de son admission aux Nations Unies[147] ; tandis que le Kosovo n’existerait pas faute d’être un État membre de l’ONU. On voit là  l’incohérence d’une telle hypothèse et ce, à  plus d’un titre. Il est, d’une part, paradoxal de prétendre que l’admission à  l’ONU aurait un effet constitutif alors même que la qualité d’État est une condition requise pour devenir membre des Nations Unies[148]. D’autre part, le Kosovo est membre d’autres organisations du système onusien, tel que le FMI[149], la Banque mondiale[150] et la BERD[151]. À moins, comme le suggère Éric Wyler, que ces reconnaissances du Kosovo aient un but politique visant à  accélérer une naissance étatique inachevée[152], le Kosovo n’étant qu’un État in statu nascendi.

Quoiqu’il en soit, la doctrine volontariste constitutive, en faisant de la reconnaissance un critère de l’existence juridique de l’État, contient un vice logique intrinsèque : « quel serait donc l’objet d’une Reconnaissance d’État censée être une condition de la formation de l’État[153] ? » De plus, dire qu’une entité tierce créerait un État, ce serait nier la souveraineté de ce nouvel État. Car un État ne peut procéder que de lui-même[154]. Enfin, cette théorie de la reconnaissance constitutive semble être contredite par le droit positif interne qui confère à  la reconnaissance un effet rétroactif : prenons un “État” A non reconnu qui commet des actes illicites causant des dommages aux ressortissants d’un État B. Ces individus lésés saisissent les juridictions de l’État B. A la date du prononcé du jugement, l’État B a reconnu l’État A. Les actes illicites sont-ils attribuables à  l’État A qui n’avait pas encore été reconnu au moment des faits ? Si l’on s’en tient à  la théorie constitutive, l’État A n’existait pas et ne pourrait donc pas voir sa responsabilité engagée. Pourtant, la Cour suprême des Etats-Unis explique que « such recognition is retroactive in effect and validate all the action and conduct of the government so recognized from the commencement of its existence[155] ». Aussi, la responsabilité de l’État A est engagée.

Dès lors, s’en tenir à  une telle définition de l’État, fondée sur sa reconnaissance internationale, n’est pas satisfaisant.

Revenons aux réglementations de la MINUK et de l’ATNUTO qui favorisent l’apparition des conditions d’existence factuelles de l’État. Ces réglementations sont le produit d’organismes internationaux, les administrations internationales de territoires, qui vont avoir un effet sur la naissance du Kosovo et du Timor-Leste. L’attitude de ces AIT semble alors comparable à  celle d’une confédération vis-à -vis de la création de nouveaux États en son sein : « Le pouvoir central, qui dominait sur ces territoires de façon absolue, se retire pour permettre la formation d’États ; il ne crée par ces États, il en permet la création[156] ». Le phénomène des AIT fait également penser à  la création du Royaume de Westphalie : en 1807 Napoléon Bonaparte adopte un décret[157] traçant les grandes lignes de l’organisation du futur royaume. Pour Georg Jellinek, ce n’est pas Napoléon 1er qui créé la Westphalie car « seul le libre consentement de Jérôme rendit possible l’applicabilité de cette constitution, et, par la même, l’existence du nouvel État qui, dès lors, put considérer ce décret comme une loi émanée de lui-même[158] ».

Il apparaît que si des tiers peuvent contribuer à  la formation d’un État, la naissance d’un État demeure un acte unilatéral, de l’État lui-même. Mais quel est cet acte susceptible de constituer le critère de l’État à  partir duquel on peut dater la naissance de l’État à  la vie juridique ?

Olivier Beaud propose une thèse qui mérite notre attention. Cet acte qui caractériserait l’État serait l’acte de souveraineté : « l’acte juridique spécial grâce auquel la puissance de l’État peut être qualifiée de suprême ou de souveraine ; […] acte juridique par lequel se manifeste le pouvoir[159] ». Certes, du point de vue factuel, un État est un territoire, une population et un gouvernement effectif. Mais, juridiquement, « seule la puissance publique est […] décisive pour la compréhension de l’État[160] ». Un État est un sujet de droit souverain. C’est une entité compétente en dernier ressort pour juger de sa propre compétence. Aussi, tant que les AIT contrôlent les territoires kosovars et timorais, elles nient leur souveraineté. Le Kosovo et le Timor-Leste ne peuvent naître qu’à  compter de leur affranchissement de leur administration internationale respective.

Du point de vue international, la souveraineté exprime l’indépendance vis-à -vis d’un autre État. Max Huber, en 1928, rappelle que « [l]a souveraineté, dans les relations entre États, signifie l’indépendance. L’indépendance, relativement à  une partie du globe, est le droit d’y exercer à  l’exclusion de tout autre État, les fonctions étatiques[161] ». Du point de vue interne, la souveraineté consiste en « le monopole d’édiction du droit positif par l’État[162] ». Seule une entité possédant le pouvoir de créer du droit est un État. La naissance d’un État coïncide avec sa capacité d’adopter des règles qui s’imposent à  leur destinataire. Pour dater la naissance du Kosovo et du Timor-Leste, il faut donc identifier le moment où ces deux entités ont pu commencer à  édicter de telles législations. Pour Olivier Beaud, un État est « maître de son droit positif » lorsqu’il se dote d’une constitution[163] qui est l’« acte moderne de souveraineté[164] ». Dès lors, si le Kosovo et le Timor-Leste ont une constitution, ce sont des États. Il apparaît justement que l’Assemblée constituante timoraise a adopté sa Constitution le 22 mars 2002, entrée en vigueur le 20 mai 2002 ; tandis que l’Assemblée du Kosovo a adopté sa Constitution le 9 avril 2008, entrée en vigueur le 15 juin 2008. Selon cette doctrine, le Kosovo et le Timor-Leste sont bien des États, des États constitutionnels.

La lecture des préambules des Constitutions est alors utile pour identifier le pouvoir constituant. Dans les deux instruments, c’est le peuple qui apparaît comme le titulaire du pouvoir constituant et comme l’auteur de la Constitution[165]. C’est donc bien le peuple qui est souverain. Certes, la « décision d’initiative pré-constituante[166] », celle qui décide d’adopter une nouvelle constitution, a été prise par les AIT. Mais, les AIT ont confié le pouvoir constituant à  une assemblée représentative. Et c’est le peuple qui in fine a adopté les « décisions constituantes[167] », celles qui conduisent à  l’adoption de la constitution. La MINUK et l’ATNUTO ne sont donc pas les démiurges du Kosovo ou du Timor-Leste.

Il reste cependant une question : depuis quand sont-ils des États ? D’après Olivier Beaud, « l’État constitutionnel doit être un État avant de pouvoir être un État constitutionnel »[168]. Selon l’auteur, « la souveraineté de chaque État est la base, la condition même d’existence de la constitution. Inversement, la constitution comme norme suprême présuppose l’État »[169]. Cette antériorité de l’État se justifie notamment par le fait que la Constitution protège la souveraineté de l’État[170] ; ce qui suppose que l’État préexiste à  la Constitution. La constitution de l’État — au sens de naissance — se distingue ainsi de la Constitution de l’État — au sens de loi fondamentale. La Constitution est la preuve du critère de l’État, de sa souveraineté, mais elle ne crée pas l’État.

L’on peut alors observer que le Kosovo comme le Timor-Leste ont, tous deux, proclamé leur indépendance unilatéralement. De telles déclarations d’indépendance ne sont pas interdites par le droit international[171]. Le Kosovo a fait cette déclaration d’indépendance le 17 février 2008. Cet acte est antérieur à  la promulgation de la Constitution, en juin 2008. On pourrait donc considérer que cette déclaration d’indépendance est l’acte de souveraineté marquant la naissance du Kosovo en tant qu’État indépendant. L’État kosovar préexistait à  l’adoption de sa Constitution.

La chronologie du Timor-Leste est a priori plus problématique : d’après la Constitution de 2002, l’indépendance aurait été proclamée le « 28th of November 1975 by Frente Revolucionária do Timor-Leste Independent (FRETILIN)[172] ». Cependant, d’une part, cette déclaration d’indépendance n’a pas été faite par un représentant légitime du peuple timorais mais par un parti politique ; d’autre part, dans les faits, cette indépendance ne fut pas acquise en 1975 car le Timor-Leste, sous domination coloniale du Portugal, fut occupé par l’Indonésie puis administré par l’ATNUTO jusqu’en 2002. Le gouvernement Est-timorais admet que l’indépendance a dû être « restaurée » le 20 mai 2002[173]. Si l’on considère que le Timor-Leste est né le 20 mai 2002 alors l’antériorité de l’État par rapport à  la Constitution n’est pas respectée puisque la naissance de l’État est concomitante à  la Constitution. Dietrich Murswiek a envisagé cette hypothèse qui, selon lui, n’est que théorique : « Théoriquement, il peut arriver que la fondation de l’État et la fondation constituante coïncident. Mais en règle générale, la constitution de l’État constitutionnel coexiste avec un État déjà  formé (konstituiert)[174] ». La naissance du Timor-Leste déroge donc à  cette règle générale et illustre la possibilité d’une synchronie entre apparition de l’État et apparition de l’État constitutionnel.

Malgré les apparences, les administrations internationales de territoires n’ont pas créé les États kosovars et timorais. Elles ont permis leur naissance en adoptant des règles structurelles et administratives. Cependant, le Kosovo et le Timor-Leste sont devenus des États de leur propre initiative dont la manifestation est l’adoption de leur Constitution, acte de souveraineté suprême.

2. La création d’un modèle d’État par le droit

Les administrations internationales de territoires vont profiter de leur rôle dans la formation de l’État pour en contrôler également la forme. Le phénomène des AIT illustre une tendance à  la standardisation du modèle étatique, qui doit être un État démocratique et un État de droit. Ce pose alors la question du « bon État » comme critère de l’État. L’organisation démocratique de l’État, sa soumission au droit sont-ils des nouveaux critères d’existence de l’État ? Cette exigence n’est-elle pas plutôt exogène à  la notion d’État ?

En droit international, le principe de non-intervention — qui interdit aux États d’intervenir dans les affaires intérieures d’un autre État y compris quant au choix du système politique[175] — et le principe de l’autonomie constitutionnelle — qui reconnaît la liberté de l’État de choisir son système politique[176] — semble tous deux exclure la possibilité d’exiger de l’État d’adopter une structure démocratique. Il faut cependant admettre que la nature du régime politique peut avoir des effets sur la reconnaissance internationale. En 1991, les États européens ont ainsi exigé des nouvelles entités issues de l’ex-Yougoslavie ou de l’ex-URSS qu’elles présentent des garanties d’État de droit pour pouvoir être reconnues[177]. L’organisation démocratique devenait une condition de l’application du droit international mais sans pour autant devenir une condition d’existence de l’État.

Néanmoins, parce que l’on considère, à  tort ou à  raison, que les institutions démocratiques sont les plus aptes à  pacifier une société[178], les AIT ont cherché à  créer au Kosovo et au Timor oriental des démocraties et à  y instaurer un État de droit. Ce souci de créer des démocraties n’est pas nouveau puisque, déjà  au sortir de la seconde guerre mondiale, l’occupation militaire de l’Allemagne et du Japon avait conduit à  la naissance de démocraties[179]. Concernant les AIT, elles ont directement influencé la nature des régimes politiques du Timor-Leste et du Kosovo. Aussi, bien que la MINUK et l’ATNUTO ne fonctionnent pas elles-mêmes de façon démocratique[180], elles se donnent pour mission de poser les bases d’un régime démocratique. Cet objectif est expressément formulé : lorsque l’ATNUTO organise les élections de l’Assemblée constituante, elle précise que la Constitution devra créer « an independent and democratic East Timor[181] » ; de même, la MINUK, dans le Constitutional Framework for Provisional Self-Government, manifeste son souhait que le « Kosovo shall be governed democratically through legislative, executive, and judicial bodies and institution[182] ». Dès lors se pose la question du droit à  l’autodétermination interne : les AIT n’ont-elles pas confisqué ce droit aux peuples kosovars et timorais ?

Le droit à  l’autodétermination interne a pour origine le droit des peuples à  disposer d’eux-mêmes consacré dans la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale des Nations Unies. Initialement, il s’agissait de garantir aux peuples soumis à  une domination coloniale, le pouvoir de se libérer de ce joug. Dans ce cadre, le choix de son gouvernement par le peuple était surtout un moyen de se soustraire de la subjugation coloniale qu’une finalité en soi[183]. Progressivement, le droit à  l’autodétermination interne s’est émancipé du contexte de la décolonisation pour s’appliquer aux États souverains, s’engageant vers une « conception universelle et démocratique du droit des peuples[184] ». En 1993, la Déclaration de Vienne sur les droits de l’homme proclame que « [l]a démocratie est fondée sur la volonté, librement exprimée, du peuple qui détermine le système politique, économique, social et culturel qui sera le sien et sur sa pleine participation à  tous les aspects de la vie de la société[185] ». L’instauration d’un régime démocratique semble alors directement liée à  l’exercice du droit des peuples à  l’autodétermination interne. L’autodétermination interne engendre un droit à  la démocratie.

Conscientes de cette corrélation, les AIT ont cherché à  développer l’autodétermination interne des peuples timorais et kosovars. Envisageant la démocratie comme un « projet »[186], elles ont mis en place des procédures permettant au peuple de gouverner et susceptibles in fine d’instaurer la démocratie.

Pour ce faire, les règlements des AIT ont d’abord prévu une implication progressive de la population locale pour qu’elle s’approprie les institutions. Les AIT ont intégré ainsi les Kosovars et les Timorais dans les procédures normatives[187]. Les nouveaux organes sont composés de représentants des différentes composantes de chaque société. Au Kosovo, le Conseil transitoire regroupe les principaux groupes ethniques et politiques du Kosovo tandis que le Conseil administratif par intérim réunit trois leaders politiques Kosovars albanais, un observateur Kosovar serbe et quatre représentants de la MINUK[188]. Concernant l’Assemblée du Kosovo, outre les Kosovars, elle devait représenter l’ensemble des minorités du Kosovo dont les communautés serbe, rom, ashkali, égyptienne, bosniaque, turque et gorani[189]. Au Timor, l’approche est similaire : les nouvelles instances administratives doivent être composées de représentants de la société civile timoraise comme ce fut le cas pour le Conseil National et le Cabinet du gouvernement transitoire[190]. De même, les élus de l’Assemblée constituante mise en place en 2001 ne peuvent être que des personnes démontrant un lien de rattachement territorial ou personnel avec le Timor[191]. L’intégration de la population locale dans le processus démocratique se manifeste donc d’abord dans la composition des organes.

La réalisation de cet objectif démocratique se manifeste également dans l’organisation régulière d’élections car « [e]lections are the preferred mechanism for handing over power from an undemocratic but internationally legitimate transitional administration to a democratic and (ideally) locally legitimate government[192] ». Au Kosovo, la MINUK a organisé des élections aux niveaux local et national. En juillet 2000, sont programmées les premières élections municipales[193] tandis qu’en 2001 a lieu la première élection législative de l’Assemblée du Kosovo[194]. D’autres suivront puisque l’Assemblée a un mandat de trois ans[195]. Ces élections vont permettre aux Kosovars de se réapproprier progressivement l’administration et la gestion de leur territoire. Au Timor, seules deux élections ont été organisées par l’ATNUTO : l’élection de l’Assemblée constituante et l’élection du Président du Timor. Toutefois, il s’agit de deux élections essentielles dans ce régime : la première aura permis au pouvoir constituant d’exercer ses prérogatives ; la seconde permettra au peuple d’élire au suffrage universel direct le titulaire du pouvoir exécutif[196].

On pourrait cependant douter de la réelle autodétermination des peuples kosovar et timorais car ce n’est pas le peuple lui-même qui s’est directement doté de ces outils démocratiques. Ce sont les AIT qui ont mis en place ces mécanismes d’autodétermination interne.

À moins que l’on considère que ces peuples ont validé rétroactivement ces outils et se sont réapproprié leur droit à  l’autodétermination interne lors de l’adoption de la Constitution. Matériellement ce droit reste le même, mais il provient désormais d’une source différente qui lui confère sa légitimité. D’ailleurs, le pouvoir constituant a confirmé ce choix d’un gouvernement démocratique puisque les Constitutions du Kosovo et du Timor ont mis en place des régimes où le peuple élit ses représentants[197] et où il peut être consulté directement par référendum[198]. La démocratie et l’autodétermination interne qu’elle suppose ont joué un rôle essentiel dans l’apparition des États kosovars et timorais. La démocratie a rendu possible l’acte de souveraineté qui est l’adoption d’une constitution et elle confère à  l’État nouveau une « légitimation démocratique et libérale[199] ». La démocratie n’est peut-être pas un critère de l’État mais elle est certainement un moyen de le légitimer.

En effet, la nature démocratique du régime renvoie à  la question de la légitimité du pouvoir. Certains auteurs considèrent qu’il s’agit d’une question méta-juridique[200] ou qu’elle est absorbée par celle de la légalité. Mais d’autres estiment au contraire que le concept de légitimité permet d’envisager à  la fois « l’origine du pouvoir (le "titre du pouvoir" au sens formel) et […] l’exercice du pouvoir ("titre du pouvoir" au sens matériel)[201] ». Dès lors, on peut parler de “légitimité étatique” au sens que « le pouvoir tire sa justification du fait qu’il répond aux exigences d’un État moderne[202] ». C’est dans cette doctrine que s’inscrit l’action des administrations internationales de territoires. En permettant la réalisation de l’autodétermination interne des peuples kosovars et timorais via la mise en place de mécanismes démocratiques, la MINUK et l’ATNUTO ont fait en sorte que la légitimité des États du Kosovo et du Timor ne soit pas contestable. Ce qui d’ailleurs ouvrira la possibilité de la reconnaissance internationale.

Cette légitimation démocratique s’est accompagnée de la volonté de créer des États respectant le principe d’État de droit. N’oublions pas que la naissance du Kosovo et du Timor est postérieure à  la fin de la guerre froide et à  la "victoire" du bloc libéral. Il n’est donc pas étonnant que ce soit une vision libérale de l’État qui ait prévalu au sein des AIT et avec elle la notion d’État de droit[203]. Sur le modèle de la théorie habermasienne, l’État de droit apparaît comme une condition nécessaire au fonctionnement de la démocratie libérale, à  l’instauration d’un “bon gouvernement” au Kosovo et au Timor. L’unanime adhésion des États de la communauté internationale à  l’idéal d’État de droit[204] masque pourtant l’absence de définition unanime de ce concept[205]. Initialement envisagé du point de vue formel, l’État de droit renvoyait uniquement à  l’idée d’un État soumis au droit[206]. Désormais, la doctrine opte également pour une approche substantielle de l’État de droit comme désignant un État qui reconnaît et respecte les droits de l’homme.

À lire les Constitutions timoraise et kosovare, on observe qu’elles reconnaissent que « la puissance de l’État doit être encadrée par des normes juridiques[207] » mais elles n’ont pas cherché à  trancher entre les deux conceptions formelles et matérielles de l’État de droit.

On y trouve des dispositions qui traduisent la soumission de l’État au droit (État de droit au sens formel). Cet assujettissement de l’État au droit suppose que les « organes de l’État ne peuvent agir qu’en vertu d’une habilitation juridique[208] », que l’exercice de leurs compétences est limité par le droit. Les organes étatiques ne peuvent agir que dans le respect des normes qui les ont instituées et qui encadrent leur action. L’État de droit se conçoit alors « sous l’aspect formel de la hiérarchie des normes[22] ». Cette conception de l’État de droit est présente et garantie dans les Constitutions du Timor et du Kosovo. Elle est présente puisqu’une hiérarchie des normes y est inscrite qui est garantie par l’existence d’une juridiction constitutionnelle[210]. La Constitution apparaît ainsi à  la fois comme un acte de souveraineté et comme un acte encadrant l’exercice de cette souveraineté.

Les Constitutions timoraise et kosovare contiennent également des dispositions relevant d’une définition substantielle de l’État de droit. Cette approche matérielle signifie que l’État doit reconnaître et respecter les droits et libertés fondamentales des individus. Ces droits et libertés constituent autant de limites à  l’action de l’État. Les deux Constitutions contiennent à  cet effet des « normes régulatives[211] » qui entendent limiter l’exercice des compétences des organes étatiques et qui se formulent sous la forme des droits subjectifs garantis aux citoyens. La Constitution du Kosovo dispose en son article 1 que « 2. The Republic of Kosovo […] exercises its authority based on the respect for human rights and freedoms of its citizens and all other individuals within its borders » et contient un Chapitre 2 intitulé « Fundamental Rights and Freedoms ». La Constitution du Timor-Leste rappelle dans sa Section 2 que « The State shall be subject to the Constitution and to the law » et prévoit en sa Section 6 que « The fundamental objectives of the State shall be: […] b) To guarantee and promote fundamental rights and freedoms of the citizens and the respect for the principles of the democratic State based on the rule of law[212] ». Elle contient également une Partie II consacrée aux « Fundamental Rights, Duties, Liberties and Guarantees ». La Constitution, cet acte de souveraineté qui caractérise un « État de citoyens[213] », permet ainsi de protéger les citoyens de l’État.

Cet idéal d’État de droit formel et substantiel inscrit dans les Constitutions timoraise et kosovare s’est-il réalisé ? Le Kosovo et le Timor sont-ils devenus des États de droit ?

Le Timor-Leste semble être sur le chemin de la démocratie libérale au sens d’Habermas[214]. Le Conseil de sécurité a récemment salué les « progrès considérables que le Timor-Leste a faits pour renforcer les moyens et les ressources humaines de ses institutions publiques, notamment dans les secteurs de la sécurité, de la justice et de la gouvernance, qui sont essentiels pour le maintien de la stabilité et la promotion de la démocratie »[215].

En revanche, concernant le Kosovo, le doute est permis. Le dernier rapport de l’Ombudsperson Institution est éloquent : « Fundamental human rights and freedoms constitute the basis for the rule of law in the Republic of Kosovo. Legal justice, admissible and applicable in practice, for all individuals without any distinction in the entire territory of the state constitutes the basis of a rule of law state. Unfortunately in Kosovo these essential pillars of the rule of law are continuously impaired and continue to be frail in each area of life[216] ». Le Kosovo n’aurait donc pas encore atteint son objectif d’être un État de droit.

Cet échec pourrait-il remettre en cause la qualité d’État du Kosovo ? Pourrait-on inférer de l’absence d’État de droit, l’absence d’État ? De nouveau, il faut rappeler le principe de non-intervention qui irrigue le droit international. De même que l’on ne peut pas exiger d’un État qu’il soit démocratique, de même on ne peut exiger de lui qu’il soit un État de droit. Le critère de l’État de droit pourra cependant servir pour apprécier la légitimité démocratique de l’État.

Il n’en reste pas moins que le résultat des administrations internationales de territoires en termes de modélisation de la forme de l’État est remarquable. Il démontre une volonté d’uniformiser le modèle étatique. Les AIT, à  l’instar de l’ONU[217], semblent considérer que la seule forme d’État viable, apte à  satisfaire aux différentes exigences du droit international, susceptible de garantir la paix sociale, est un État démocratique, soumis au droit, respectant les droits et libertés des individus. La seule marge de manœuvre concédée aux populations locales concerne finalement le choix du régime parlementaire : les Timorais ont opté pour un régime parlementaire dualiste avec une double responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement et un Président élu au suffrage universel direct (article 107 de la Constitution) ; les Kosovars ont préféré un régime parlementaire moniste (article 97.1 de la Constitution) avec une Assemblée unique puissante. L’avenir dira si l’un de ces deux régimes se révèlera plus à  même de satisfaire l’idéal démocratique et d’État de droit. Il demeure que la question de la compatibilité de ce modèle d’État avec une société donnée est ignorée. Existe-t-il un autre modèle d’organisation politique également satisfaisant ? Faut-il le créer ? À quoi ressemblerait-il ? Le travail des administrations internationales de territoires ne permet pas de répondre à  ces interrogations.

Le phénomène des AIT n’en demeure pas moins fascinant. La MINUK et l’ATNUTO ont permis le passage d’un système juridique rattaché à  un État qui s’est désengagé du territoire concerné (Serbie pour le Kosovo ; Indonésie/Portugal pour le Timor-Leste) à  un système juridique étatique opérationnel. Elles ont permis une forme de transition constitutionnelle associée à  la création de l’État auquel s’est appliquée cette transition constitutionnelle.

Anne-Laure Chaumette Maître de conférences HDR à  l’Université Paris Ouest et membre du CEDIN[218].

Pour citer cet article :
Anne-Laure Chaumette «Les administrations internationales de territoires au Kosovo et au Timor : expérimentation de la fabrication d’un État », Jus Politicum, n° 13 [https://juspoliticum.com/article/Les-administrations-internationales-de-territoires-au-Kosovo-et-au-Timor-experimentation-de-la-fabrication-d-un-Etat-905.html]