P. Charlot, N. Droin, D. Espagno-Abadie (dir.), Le Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit (2020)

Recension de P. Charlot, N. Droin, D. Espagno-AbadieLe Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit, Paris/Bayonne, Institut francophone pour la Justice et la démocratie, 2020, 312 p. 

Review of P. Charlot, N. Droin, D. Espagno-AbadieLe Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit, Paris/Bayonne, Institut francophone pour la Justice et la démocratie, 2020, 312 p. 

L

e livre que nous proposent Patrick Charlot, Nathalie Droin et Delphine Espagno-Abadie, intitulé Le Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit, est un recueil de seize contributions issues d’un colloque éponyme, organisé les 7 et 8 novembre 2019 par le Centre de recherche et d’étude en droit et science politique (credespo) de l’Université de Bourgogne Franche-Comté et le Laboratoire des sciences sociales du politique (lassp) de Sciences Po Toulouse. Ainsi que le rappellent les coordinateurs de l’ouvrage, c’est l’originalité même du Traité – « tant en raison de la méthode mise en œuvre que des objectifs visés » par Léon Duguit – davantage encore que la postérité de l’œuvre et son « rôle important dans la construction du droit public » (p. 8), qui justifiait qu’un colloque y fût intégralement consacré. Les auteurs nous livrent ainsi, par cette relecture du Traité, une contribution à l’histoire contemporaine des idées politiques et juridiques, non seulement celles du maître bordelais, mais plus généralement celles de nombreux de ses collègues français et étrangers (notamment allemands) à partir desquelles Duguit se positionne pour élaborer son œuvre, dont elles recevront en retour l’héritage. Ici réside le principal intérêt de l’ouvrage : au-delà de l’étude de la structure et de l’élaboration du Traité, les auteurs se livrent à une véritable analyse du discours doctrinal de Léon Duguit à partir de ses lectures (celles qui nourrissent et expliquent son projet et ses méthodes) mais aussi de ses lecteurs (ceux qui réceptionnent son œuvre, la confrontent à leurs propres travaux, la critiquent et la diffusent). Au fil des contributions, le livre nous offre également une stimulante mise en contexte de la pensée du maître bordelais : paru entre 1911 (1ère édition) et 1930 (troisième volume de la 3ème édition), le Traité de droit constitutionnel est d’abord le produit d’un moment doctrinal encore très nettement dominé par le conflit intellectuel qui oppose la doctrine française à la doctrine allemande à l’aube du xxe siècle sur les fondements du droit et la justification des pouvoirs de l’État – cette fameuse « crise allemande de la pensée française » évoquée par Olivier Jouanjan (p. 295). Mais, rappellent les auteurs, le Traité est aussi marqué des crises institutionnelles qui affectent progressivement et durablement la iiiRépublique, conduisant Duguit à remettre en cause le dogme de la primauté du Parlement et de la suprématie de la loi et à s’interroger – de manière très précoce – aux mutations et au rééquilibrage du système parlementaire. Cette richesse des approches et des développements fait du livre coordonné par Patrick Charlot, Nathalie Droin et Delphine Espagno-Abadie un ouvrage dont l’intérêt dépasse la seule relecture critique de l’œuvre de Léon Duguit : au-delà de l’analyse du Traité, le livre offre une prosopographie de la science juridique française, et des clivages qui la traversent, au début du xxe siècle. Cette remise en perspective doctrinale, juridique et politique de la pensée du maître bordelais est précieuse pour quiconque s’intéresse à l’histoire des idées constitutionnelles, à l’histoire des institutions et au droit constitutionnel en général.

L’ouvrage se compose de cinq parties : la première s’intéresse à la « place du Traité » (p. 11 à 45) dans l’œuvre de Duguit et dans le champ scientifique de la iiie République ; la deuxième partie (p. 47 à 121) s’intitule « la méthode du Traité » et renseigne sur la démarche intellectuelle et méthodologique de Duguit ; la troisième partie (p. 123 à 196) est consacrée aux « obligations de l’État », c’est-à-dire aux libertés publiques telles que les entend Léon Duguit ; la quatrième partie (p. 197 à 235) s’intéresse aux « organes de l’État » dont la disposition et les fonctions revêtent, pour Duguit, une importance stratégique dans sa recherche des garanties du respect par l’État de ses obligations ; la cinquième partie (p. 237 à 286) s’intitule « la portée du Traité » et propose un examen de la réception de l’œuvre de Duguit par la doctrine et en droit positif ; enfin Olivier Jouanjan (p. 287 à 296) propose en guise de conclusion une stimulante analyse critique de l’œuvre du maître bordelais, dont il reconnaît qu’elle « force l’admiration et impose le respect » (p. 289) sans manquer toutefois d’en souligner « les grandes et profondes faiblesses » (p. 292).

Indépendamment de ce découpage, l’ouvrage nous semble enfermer trois séries d’enseignements : il renseigne d’abord sur le projet politique et méthodologique de Léon Duguit : déconstruire les doctrines subjectivistes pour bâtir une nouvelle théorie générale de l’État (I) ; il analyse ensuite, dans ses différentes dimensions, la doctrine fondamentale à laquelle Léon Duguit consacre son Traité : la limitation de l’État par le droit objectif (II) ; il nous renseigne enfin sur la réception, souvent très critique, de cette œuvre magistrale (III).

I. Le projet duguiste : détruire pour reconstruire

De l’analyse du Traité, à laquelle se livrent les différents contributeurs de l’ouvrage, ressort un constat assez partagé, significatif du projet et de la personnalité de Léon Duguit : celui d’un « querelleur » (p. 288), d’un « homme plutôt méchant » (ibid.) selon les mots d’Olivier Jouanjan, voire d’un « sniper du droit public » (p. 73) d’après la formule de Mathieu Touzeil-Divina. Si Duguit « s’épanouit dans la controverse » ainsi que le souligne Anne-Sophie Chambost (p. 15-16), c’est à raison du projet ambitieux qu’il se fixe : celui d’une « croisade anti-subjectiviste » (l’expression est empruntée à Alexandre Viala, p. 117) le conduisant à prendre le contrepied de la quasi-totalité de la pensée juridique française et allemande de la fin du xixsiècle. Son dessein est de détruire les vieux dogmes métaphysiques et subjectivistes, dominants depuis la fin du xviiisiècle, pour reconstruire une théorie de l’État capable de penser la légitimité et la limitation du pouvoir des gouvernants à partir des réalités sociales. Il s’agit, pour Olivier Jouanjan, d’un « programme inouï » (p. 289), d’une « authentique révolution scientifique » (ibid.) dont la « radicalité nécessairement isole » (p. 289) – et qui vaudra à Léon Duguit son surnom, bien connu, « d’anarchiste de la chaire » (la formule est de Maurice Hauriou en 1910).

À vrai dire, Duguit entretient cette radicalité. Son projet implique de se positionner nettement par rapport aux thèses de ses contemporains et de s’y confronter. Anne-Sophie Chambost nous montre que le Traité est pensé, par Léon Duguit lui-même, au fil des éditions, comme une œuvre de doctrine, supposée nourrir la controverse avec ses collègues. Il ne se contente pas d’y délivrer sa pensée ; il la confronte précisément à celle de ses pairs, dont il relève les erreurs, et qu’il synthétise – de manière parfois cinglante – dans ses tables analytiques (p. 28, p. 69, p. 288). Surtout, et là réside pour Anne-Sophie Chambost, la véritable originalité du Traité par rapport au Manuel de droit constitutionnel (paru en 1907 et réédité trois fois), Duguit y répond à ses contradicteurs ; les rééditions, particulièrement les préfaces, lui donnent l’occasion de régir aux critiques dirigées contre lui. « Cette manière de faire révèle un auteur attentif à ce qui s’écrit de lui et sourcilleux sur la restitution qu’on a fait de son propos » (p. 27).

Cette analyse est corroborée par la contribution de Mathieu Touzeil-Divina, consacrée à l’étude de l’appareil doctrinal du Traité. Le nombre de citations – 4459 (p. 65) – confirme la volonté qu’a Duguit de faire de son Traité un ouvrage de dispute doctrinale. Lorsqu’elles figurent dans le corps du texte (et non en bibliographie à la fin d’un paragraphe), les citations sont majoritairement effectuées a contrario (62 %, p. 71) et témoignent de la rupture qu’entend incarner Duguit dans sa théorie du droit et de l’État. Parmi les auteurs les plus cités dans le Traité, l’on retrouve sans surprise les maîtres de la pensée juridique française (Maurice Hauriou, de loin le plus cité, Adhémar Esmein, Léon Michoud, Jean-Jacques Rousseau, Raymond Carré de Malberg, p. 70) ou allemande (Georg Jellinek) dont Duguit entend saper les postulats subjectivistes, « métaphysiques » ou individualistes. Mathieu Touzeil-Divina s’interroge aussi sur les auteurs « non cités ou minorés » dans le Traité (p. 77). Parmi eux figurent notamment les publicistes non-républicains du xixe siècle (tels Serrigny, Foucart, Vivien, Batbie) « scientifiquement infréquentables » depuis 1870 (p. 84), représentants d’une ancienne génération dont Duguit entend prendre le contre-pied. Étonnamment, Émile Durkheim – qu’il tient pourtant pour maître – demeure relativement peu cité (p. 85).

Le Traité occupe ainsi une place singulière dans l’œuvre de Duguit. Il est son « ouvrage de la maturité » comme le souligne Delphine Espagno-Abadie. Lorsque paraît la première édition, en 1911, Duguit a cinquante-deux ans et l’essentiel des thèses qu’il y développe figure déjà dans ses écrits antérieurs, tels que les Études de droit public parues en 1901 et 1903. Le Traité donne donc à Duguit l’occasion de « sceller » sa pensée (p. 35) « dans sa forme dernière », comme il l’écrit lui-même, et de la réunir en un même endroit – afin sans doute de mieux la diffuser. Cette démarche révèle un auteur qui « vraisemblablement veut marquer la doctrine juridique, veut laisser son nom dans l’histoire des doctrines et des idées juridiques » (p. 36). Cette « volonté d’unité » (p. 39) et de postérité se double chez Duguit d’un sentiment de complétude à l’égard de son Traité. Ses dernières préfaces, en forme de bilan, donnent à voir un homme assez satisfait de son œuvre (p. 18 et p. 42). Cette vanité révèle en fait un projet véritablement colossal : bâtir une nouvelle théorie générale de l’État.

Pour Olivier Jouanjan, l’entreprise de Duguit « semble folle » (p. 289). Il entend débarrasser la théorie générale du droit et de l’État de ses soubassements subjectivistes, « métaphysiques » et individualistes. Il récuse l’idée d’une transcendance des fondements des pouvoirs de l’État (p. 290). Cette position le conduit à combattre les concepts dominants depuis la fin du xviiisiècle – la souveraineté, la volonté générale, la puissance publique, la personnalité de l’État, la séparation des pouvoirs etc. Ce « dégagisme » (p. 291) l’amène à entrer en guerre (intellectuelle) contre les théories subjectivistes de la fin du xixsiècle. Pour Olivier Jouanjan, le véritable ennemi que désigne Duguit dans son Traité, n’est donc pas tant Hauriou, que la doctrine allemande – celle de la Herrschaft et de l’autolimitation – qu’incarne encore principalement Georg Jellinek (p. 290). Cette observation est confirmée par Jacky Hummel qui décèle chez Duguit un réel « nationalisme juridique » (p. 110) né de la défaite de 1870 et de l’impérialisme allemand d’avant 1914 – témoignage de cette « crise allemande de la pensée française » déjà mentionnée. Le Traité est donc l’instrument d’un véritable « combat » intellectuel, l’expression est d’Yves Poirmeur (p. 53), également dirigé contre la doctrine volontariste française – principalement Esmein et plus tard, Carré de Malberg – accusée de personnifier la volonté de la Nation au point d’assimiler le Parlement au souverain.

Duguit au contraire entend bâtir une théorie susceptible de légitimer et de limiter le pouvoir de l’État par une « loi objective » tirée des réalités sociales – immanente donc. Ce projet implique une méthode : un réalisme méthodologique, nous rappelle Yves Poirmeur, caractérisé par l’observation directe du réel, la seule capable d’identifier les faits sociaux susceptibles de fonder et de limiter le pouvoir des gouvernants (p. 53). Duguit est donc un authentique « militant » de la sociologie holiste (p. 49), qu’il découvre à Bordeaux auprès d’Émile Durkheim à la fin du xixsiècle (p. 52). Mais il use de la sociologie de manière instrumentale, il en fait une arme (p. 53) afin de déconstruire les dogmes métaphysiques et subjectivistes dominants. Il l’emploie aux fins d’identifier dans les faits sociaux des règles susceptibles de s’imposer à l’État. Ce dernier ne préexiste pas à la société ; né de la différenciation des rôles sociaux, il a au contraire pour raison d’être de favoriser la solidarité (ou l’interdépendance) sociale générée par cette division du travail (p. 57). Les gouvernants ne conservent leur légitimité à gouverner que de la réalisation de cette solidarité sociale ; la satisfaction des besoins sociaux est donc à la fois le fondement et la limite de leur pouvoir (p. 60). Ainsi s’explique la place centrale conférée au « service public » dans cette théorie. Bien qu’instrumentalisé, ce qui en amoindrit la valeur (cf. infra, III), le recours à la sociologie permet donc à Duguit de penser l’État à partir des réalités sociales.

Cette méthode est tout entière placée au service d’une fin : concevoir la limitation du pouvoir de l’État par le droit objectif, c’est-à-dire par les règles immanentes à la société. Ce projet, éminemment politique, est à l’origine d’une évolution dans la pensée même de Léon Duguit au cours de sa carrière. C’est ce que démontre Renaud Baumert (p. 88) qui observe et explique les raisons d’une « refonte du programme doctrinal » de Léon Duguit au tournant du xxsiècle. Penser la subordination de l’État au droit objectif supposait, en effet, de rompre avec certaines thèses défendues par le « jeune Duguit » dans les années 1890 lorsqu’il proposait, influencé alors par la sociologie d’Herbert Spencer, une théorie organiciste de la société et de l’État (p. 89, 99, 103). Cette doctrine apparentait la société à un organisme vivant, quasi biologique, dont l’État, son cerveau, apparaissait comme « le siège de sa conscience et de sa volonté collective » (p. 92). Ce postulat revenait à doter l’État d’une véritable personnalité morale, sinon de souveraineté, rendant impossible sa limitation par le droit (p. 103). Ainsi s’explique, pour Renaud Baumert, l’abandon par Duguit de son organicisme de jeunesse : « en un mot, pour justifier l’hétérolimitation de l’État, il fallait abjurer Spencer » (p. 103). En proposant une théorie du droit objectiviste, fondée sur le solidarisme juridique, le Traité reçoit l’héritage de ce remaniement théorique.

Loin de se contenter de commenter les lois constitutionnelles de 1875, le Traité de Léon Duguit propose donc une véritable théorie générale de l’État – un programme paradoxalement très « allemand » ainsi que le relève Olivier Jouanjan (p. 295), qui faisait même douter Duguit du titre de son ouvrage, comme le rappelle Delphine Espagno-Abadie (p. 45). Ce programme explique cependant, selon Jacky Hummel, l’attrait du maître bordelais pour le droit comparé dans un contexte – celui de la consolidation de la République par référence aux principes de 1789 – pourtant peu favorable à l’étude des droits étrangers (p. 108). Sa méthode sociologique d’observation du réel, sa volonté de découvrir les règles de droit « sous les faits sociaux », ses voyages à l’étranger, créent chez Duguit une « sensibilité comparatiste » (p. 107) qui l’amènent à « dépasser le légalisme » et les frontières (p. 107). Son comparatisme est tout entier tourné vers la « recherche universelle des principes » (p. 117) au fondement d’une théorie générale de l’État. Il lui permet surtout, et par conséquent, de « soumettre à un implacable examen critique » les doctrines du Kaiserreich (p. 112), l’objectif assumé de son Traité.

Détruire, envers et contre tous, le subjectivisme ambiant de la fin du xixe siècle pour reconstruire une théorie objectiviste de l’État, tel est donc le projet du Traité de Léon Duguit que mettent longuement en lumière les auteurs de l’ouvrage ici commenté. Ce projet est porteur d’une finalité fondamentalement politique : la limitation de l’État par le droit objectif.

II. La doctrine du Traité : la limitation de l’État par le droit objectif

La doctrine fondamentale à laquelle Léon Duguit consacre entièrement son Traité est donc la suivante : limiter le pouvoir de l’État par des règles de droit objectif tirées des réalités sociales. Assurer cette limitation suppose, d’une part, de reconnaître l’existence d’une série d’obligations (négatives et positives) qui s’imposent aux gouvernants et, d’autre part, d’identifier les mécanismes permettant de garantir la réalisation de ces obligations.

Dans sa contribution, Patrice Rolland discute ainsi la théorie générale des libertés publiques de Duguit, c’est-à-dire sa théorie des obligations de l’État. Il démontre que, dans son combat contre le subjectivisme et les postulats métaphysiques, le maître de Bordeaux est conduit à récuser les fondements individualistes du droit ; tels ces « droits naturels » de l’individu extérieurs et antérieurs à la société (p. 127). « Ces volontés surnaturelles que la science ne peut établir » ne sont susceptibles de limiter l’État d’aucune manière (p. 129). Au contraire, l’observation de l’évolution des sociétés humaines modernes révélerait la nécessité croissante d’interdépendance (ou de solidarité) sociale du fait de la différenciation et de la spécialisation accrues des rôles sociaux (p. 129). Il en résulte, pour les gouvernants comme pour les gouvernés, des obligations (ou devoirs sociaux) qui leur imposent de réaliser la solidarité sociale ; ainsi l’État a-t-il non seulement le devoir de ne rien faire qui entrave l’activité individuelle (obligations négatives) mais encore de tout mettre en œuvre pour que chacun puisse développer la sienne (obligations positives) au profit de l’ensemble social (p. 133). Là se trouve la véritable originalité de la pensée solidariste de Léon Duguit par rapport à la doctrine individualiste classique : sa théorie des libertés (ou des devoirs sociaux) permet, non seulement de penser la limite de l’action de l’État, mais de solliciter son intervention par le développement des services publics pour réaliser la solidarité sociale (p. 133). En ce sens, elle « accompagne de près l’émergence de l’État Providence » (p. 142). Originalité encore de Léon Duguit dans l’imagination des mécanismes censés garantir le respect par l’État de ses obligations : tels le contrôle de constitutionnalité des lois au regard d’un droit supérieur, écrit ou non écrit, dont relève notamment la Déclaration de 1789 (perçue comme nécessaire à la réalisation de la solidarité sociale) (p. 135‑137) ou le droit de résistance à l’oppression (p. 137). Mais Patrice Rolland relativise aussi la portée de la rupture théorique proposée par Léon Duguit. Sa théorie des libertés demeure tout entière tournée, comme il le reconnaît lui-même, vers la protection des intérêts individuels contre l’omnipotence de l’État ; l’homme ne s’efface jamais derrière la collectivité. Malgré des soubassements théoriques différents « son propos converge [donc] avec les analyses du libéralisme classique » (p. 132). Patrice Rolland relève d’ailleurs les ambiguïtés de cette théorie solidariste des libertés individuelles : en rejetant l’idée de l’égalité naturelle entre les hommes, et en lui substituant celle des « différences naturelles » dans la division du travail social, Duguit entretient une conception élitiste de l’égalité (p. 139-140). De même, en appréhendant les libertés individuelles sous l’angle des « devoirs sociaux », Duguit cède à une forme d’utilitarisme social peu susceptible, en définitive, de préserver l’individu dans ses droits et libertés face à l’État (p. 144). Tel était pourtant l’objectif fondamental de son projet doctrinal.

L’analyse des libertés économiques (libertés du travail, du commerce et des contrats) chez Léon Duguit par Laurent Fonbaustier confirme cette ambiguïté de la conception solidariste de la liberté (p. 153). Aux fins de permettre à chacun d’exercer son rôle en société, les libertés économiques apparaissent effectivement comme le « prolongement naturel » des libertés physique, intellectuelle et morale de l’individu et impliquent principalement l’abstention de l’État, son « laisser faire » (p. 149 et 152). Ici Duguit s’inscrit dans le prolongement de la doctrine individualiste classique. Mais la réalisation de la solidarité justifie également l’intervention de l’État pour restreindre les libertés économiques : protection des travailleurs par le droit du travail (p. 156), élévation de certaines activités d’intérêt général en services publics monopolisés (p 159), prohibition des activités nocives (ibid.) etc. Le solidarisme est donc tout à la fois, et paradoxalement, la condition et la limite de l’intervention de l’État (p. 162).

Nathalie Droin propose, quant à elle, une analyse critique de la liberté de la presse chez Léon Duguit. Même s’il en fait une dimension indispensable de la liberté d’opinion (p. 167) – ce socle fondamental de l’idée républicaine – les développements qu’il y consacre paraissent peu originaux ; « l’essentiel selon [l’auteure] n’a pas été saisi » (p. 169). En effet, Duguit consacre de nombreuses pages à l’histoire de la liberté de la presse au xixe siècle mais s’intéresse assez peu à ce qui, pour Nathalie Droin, paraissait plus capital à éclaircir sur ce sujet : ainsi le maître de Bordeaux s’interroge-t-il assez peu sur les fondements juridiques du rétablissement de la censure sous la Première guerre mondiale (p. 174), sur la compétence (alors controversée) du jury populaire pour juger les délits de presse (p. 175) ou sur les limites admissibles de la liberté de la presse (p. 176). Surtout, Duguit opère une confusion regrettable entre le délit de presse et le délit d’opinion, ce dernier paraissant pourtant exclu de l’ordre juridique républicain depuis la loi du 29 juillet 1881 (p. 183). En refusant de discuter précisément ces différentes questions, Duguit « semble valider, en l’état, le droit existant » (p. 183) de la liberté de la presse. Sur ce sujet, l’originalité des thèses solidaristes du doyen bordelais est donc moins évidente à établir.

L’originalité du solidarisme réapparaît en force dans l’appréhension du régime de la liberté religieuse, ainsi que le montre la contribution d’Elsa Forey. Appréhendée comme fait individuel autant que fait social, la religion est génératrice de limites aux pouvoirs de l’État (p. 187). Ce dernier, conformément à la théorie objectiviste, ne peut non seulement rien faire qui puisse entraver la manifestation des croyances, mais doit tout faire pour réprimer les atteintes à la liberté religieuse (p. 188). Duguit est donc un fervent partisan de la neutralité de l’État et de l’interdiction de reconnaître et de financer les cultes (p. 189). Mais son objectivisme le conduit également à appréhender le « fait catholique » comme un « élément essentiel du phénomène religieux » (p. 190) imposant à l’État d’admettre la spécificité de l’Église romaine parmi les Églises, et même l’autorité du pape. Pour Duguit, l’Église catholique est une puissance internationale (p. 195), « l’égale de l’État », dont les relations avec lui doivent être régies par le droit international (p. 193). Ici, le solidarisme, s’il limite les pouvoirs de l’État, revient paradoxalement à relayer la puissance du catholicisme.

Léon Duguit, dans son Traité, s’attèle aussi à la recherche des garanties (ou sanctions) susceptibles d’assurer le respect par l’État de ses obligations. À ce titre, et bien qu’il récuse l’idée de « séparation des pouvoirs », Duguit est amené à reconnaître la supériorité du système parlementaire comme meilleure garantie contre le despotisme – à condition toutefois, nous montre Carlos Miguel-Pimentel, que le chef de l’État et le Parlement représentent chacun une « force politique », se trouvent en situation d’équilibre et soient contraints à collaborer (par le jeu de la dissolution et de la responsabilité des ministres) (p. 200-201). Facile à réaliser en monarchie, ce système se heurte, en République, au mode d’élection du chef de l’État : à la menace « césariste » qu’induirait son élection au suffrage universel direct s’oppose la dérive « oligarchique » générée par son élection par les chambres (p. 202‑203) et observée depuis 1877 au profit du Parlement. Duguit est contraint de dresser un tableau assez sombre du système politique français d’avant-guerre, condamné au déséquilibre (p. 203). La Première guerre mondiale conduit Duguit à revoir ses positions ; les formes du gouvernement de guerre ont montré leur efficacité pour mener la France à la victoire. L’infériorité du chef de l’État n’est plus un problème mais la solution à l’émergence d’un véritable pôle décisionnel et responsable autour du chef du gouvernement. Telle est pour Duguit la conception désormais véritable du système parlementaire (p. 205). L’équilibre des organes fait place à la fusion des fonctions aux mains du cabinet. Cette volte-face doctrinale, pour étonnante qu’elle soit, permet à Duguit de théoriser – dix ans avant ses pairs – le caractère moniste de la responsabilité. Ce constat conduit Carlos-Miguel Pimentel à qualifier Duguit de « lecteur incohérent, mais précurseur du régime parlementaire » (p. 199).

Dans son étude du pouvoir exécutif chez Léon Duguit, Bernard Quiriny corrobore absolument cette analyse. La volonté de limiter le pouvoir des gouvernants conduit Duguit à se méfier, tant du césarisme, que de la tendance du Parlement à l’omnipotence (p. 213). La déviation du système parlementaire vers le régime d’assemblée à la fin du xixe siècle conduit Duguit, à rebours des radicaux, à militer pour le renforcement de l’Exécutif, particulièrement du chef de l’État, « en défendant la comptabilité de l’idée républicaine avec l’existence d’un gouvernement fort, et même leur liaison nécessaire » (p. 212). Ce qui est un problème avant 1914 ne l’est plus après 1918 à la faveur de l’expérience de guerre : c’est au gouvernement responsable, mieux à même d’identifier l’intérêt général, qu’il appartient de conduire, sinon de déterminer, la politique de la Nation, sous le contrôle de l’opinion publique, principalement du Parlement (p. 217-218). Duguit comprend donc très tôt l’évolution inéluctable du système parlementaire vers le monisme et se trouve, après-guerre, à défendre les institutions de 1875 ainsi remodelées.

La question du droit de suffrage dans l’œuvre de Duguit, étudiée par Jean-Marie Denquin, confirme la logique générale de son objectivisme. Conformément à sa méthode sociologique, Duguit prend la représentation comme un « fait social » (p. 222). La différenciation des gouvernants et des gouvernés, nécessaire au gouvernement des grands groupes humains, est une donnée essentielle et observée de l’évolution des sociétés contemporaines (p. 222). Les gouvernants (ou représentants) ne sont donc pas une pure construction doctrinale, ils existent en tant que « force sociale » (p. 224) dont il faut limiter le pouvoir par le droit. Ceux-ci ne sont d’ailleurs dotés, conformément à la doctrine anti-subjectiviste, d’aucune volonté ou personnalité collective ; Duguit récuse ainsi absolument la théorie de l’organe (p. 225) qui reviendrait à assimiler – de manière oligarchique et arbitraire – la volonté du Parlement à celle de la Nation. Au contraire, pour Duguit, les gouvernants et les gouvernés sont liés par des « besoins communs » à satisfaire au profit de l’ensemble social (p. 225). La solidarité qui les unit – leur nécessaire communauté d’intérêt – forme le pendant de la solidarité sociale en général. Aussi, et par conséquent, appartient-il au droit électoral de la garantir le mieux possible : la représentation proportionnelle (p. 226), la dissolution et le référendum (p. 227), le suffrage des femmes (p. 230), le vote obligatoire (p. 231) et la représentation professionnelle (p. 233) sont, pour Duguit, des mécanismes propres à assurer la conformité de la volonté parlementaire à celle des citoyens, à sauvegarder la solidarité nécessaire entre représentants et représentés. Ici encore, l’objectif est de subordonner le pouvoir des gouvernants aux réalités sociales. Cette doctrine fait l’objet d’une réception assez critique.

III. La réception du Traité : une œuvre exposée à la critique.

Au-delà d’une seule analyse du projet de Léon Duguit et du contenu du Traité, les contributions nous renseignent enfin sur la réception de l’œuvre par la doctrine et en droit positif. La virulence des critiques confirme paradoxalement le rang de maître reconnu à Léon Duguit dans le champ scientifique de la iiie République.

Anne-Sophie Chambost le démontre dans sa contribution : « [Duguit] a d’emblée marqué son monde et ses positions sont immédiatement tranchées » (p. 17). Dès 1901-1903, la doctrine française discute et se divise aussitôt sur l’œuvre du professeur bordelais. Hauriou y voit une doctrine « socialiste », sinon « anarchique », qui « sacrifierait l’individu à la société » (p. 20), tandis qu’Adhémar Esmein, Léon Michoud et Henry Berthélemy réprouvent l’abaissement de l’État qu’implique le refus de sa personnalité morale (p. 20 et p. 27). Gaston Jèze, quant à lui, prend le parti d’expliquer l’œuvre de Duguit (p. 26), alors que Joseph Barthélemy fait figure d’admirateur (p. 17). La quantité et la diversité des recensions du Traité, tant en France qu’à l’étranger (notamment dans le monde anglo-américain), tant par les sociologues que par les juristes, tant par les publicistes que par les privatistes (p. 18-24), et les réactions majoritairement sévères qu’il suscite, témoignent quoi qu’il en soit du statut et de la stature reconnus à Léon Duguit par ses pairs (p. 29). Son œuvre, en stimulant la controverse, oblige aussi ses adversaires à remettre en question leurs propres thèses.

Parmi eux figure la doctrine privatiste. Jean-Jacques Clère nous montre combien l’œuvre de Duguit suscite chez elle « une incompréhension quasi absolue » (p. 242). Rien d’étonnant devant l’attaque violente à laquelle se livre Duguit contre le subjectivisme et l’individualisme sur le fondement desquels s’était construit le droit civil tout au long du xixsiècle (ibid.). Pour certains civilistes, comme Julien Bonnecase ou Georges Ripert, la condamnation est irrémissible (p. 243) : la négation par Duguit des droits subjectifs passe pour inacceptable. Raymond Saleilles, pour sa part, accepte de se confronter aux thèses anti-subjectivistes de Duguit et de les discuter pour mieux les démonter (p. 264). François Gény, quant à lui, relativise – comme Duguit – le monopole de la loi dans le système des sources du droit (p. 257) au profit de la coutume et de la jurisprudence, mais lui reproche son objectivisme radical (p. 249) qui nie la part de raison et de conscience humaines dans la création du droit et lui ôte sa nécessaire transcendance morale (p. 250). Ici Gény et Duguit sont irréconciliables. Mais l’œuvre de Duguit, en pleine crise du modèle libéral, ouvre néanmoins à la doctrine privatiste de nouvelles perspectives doctrinales : au début du xxe siècle René Demogue ou Louis Josserand reconnaissent qu’il est temps de dépasser l’approche purement individualiste et absolue des droits, principalement du droit de propriété (p. 271-272). Le solidarisme de Duguit n’est du reste pas si éloigné de la théorie déjà ancienne de l’abus de droit (p. 274) et fournit au droit social naissant un renfort théorique majeur (p. 275).

Yan Laidié s’interroge, quant à lui, sur la réception des thèses de Léon Duguit dans le droit positif de la propriété et de la domanialité publiques. En la matière, le doyen bordelais fait encore œuvre de « révolution doctrinale » (p. 279) : après avoir logiquement récusé les fondements subjectivistes de la propriété et de la domanialité publiques, il s’attèle à en reconstruire une théorie articulée autour de l’idée d’affection au service public (p. 278-280). Ces prémisses le conduisent à proposer une « échelle de domanialité publique », dont les degrés définissent et distinguent le régime des biens publics selon leur proximité avec le service public (p. 282). La théorie duguiste de la propriété et de la domanialité publiques connaît pourtant, selon Yan Laidié, une « postérité limitée » en droit positif (p. 284). Dans sa jurisprudence, le Conseil d’État reste notamment attaché au concept de propriété des personnes publiques sur leur domaine (p. 284). Surtout, et en dépit de l’intérêt qu’elle a pu susciter chez certains auteurs, tels Jean-Marie Auby ou René Capitant (p. 284), la théorie de « l’échelle de domanialité » proposée par Léon Duguit n’est jamais devenue une « réalité positive » (p. 285).

L’ouvrage coordonné par Patrick Charlot, Nathalie Droin et Delphine Espagno-Abadie révèle enfin combien la doctrine d’aujourd’hui se montre encore critique vis-à-vis de l’œuvre de Duguit. Chacune des contributions en témoigne. Yves Poirmeur reproche à Léon Duguit de « négliger les exigences méthodologiques » de la sociologie (p. 62) et d’en faire un usage instrumental, quasi politique, qui en altère la scientificité (p. 60 et p. 294). Mathieu Touzeil-Divina et Jacky Hummel relèvent les faiblesses méthodologiques du comparatisme de Duguit (p. 77 et p. 120) et lui imputent d’en faire, ici encore, un usage instrumental ; le doyen bordelais cherche surtout à opposer le modèle allemand au modèle français (p. 120). Patrice Rolland souligne les écueils utilitaristes du solidarisme de Léon Duguit (p. 141) et le place devant ses contradictions : comment penser le devoir d’assistance, indépendamment des considérations morales, sous l’angle seul de l’interdépendance sociale (p. 143) ? Nathalie Droin, nous l’avons vu, considère que Duguit laisse de côté les questions essentielles sur la liberté de la presse (p. 169). Quant à Carlos-Miguel Pimentel, il qualifie « d’incohérente » la typologie des régimes politiques imaginée par Duguit (p. 199). Olivier Jouanjan relève enfin certaines apories de la pensée de Duguit : sa mauvaise lecture de la théorie de l’autolimitation de Jellinek (p. 293) ou sa méconnaissance des « règles de la méthode durkheimienne » (p. 294). En assimilant les gouvernants à des individus comme les autres, soumis comme eux, au droit objectif, en refusant les concepts de puissance publique, de souveraineté et de domination, Duguit ne s’est-il pas surtout – s’interroge Olivier Jouanjan – « rendu incapable de penser (juridiquement) le problème du pouvoir » ? (p. 296).

C’est donc un ouvrage d’une richesse considérable que nous proposent aujourd’hui les contributeurs. On regrettera peut-être que certains des chapitres pourtant des plus originaux de la pensée de Duguit, tels ceux relatifs à l’acte juridique, aux fonctions juridiques de l’État ou au contrôle de constitutionnalité des lois, n’aient pas fait l’objet d’une contribution spécifique. Tout ne pouvait cependant être évoqué en un seul colloque. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage coordonné par Patrick Charlot, Nathalie Droin et Delphine Espagno-Abadie a l’immense qualité de rappeler combien l’œuvre de Duguit, loin de se réduire à « l’école du service public » et de présenter un attrait exclusif pour le droit administratif, intéresse avant tout la science du droit constitutionnel et l’histoire des idées politiques et juridiques.

Emilien Quinart

Maître de conférences en droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Emilien Quinart est l’auteur d’une thèse intitulée L’émancipation du pouvoir réglementaire (1914-1958) parue chez Dalloz en 2021.

Pour citer cet article :
Emilien Quinart «P. Charlot, N. Droin, D. Espagno-Abadie (dir.), Le Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit (2020) », Jus Politicum, n° 27 [https://juspoliticum.com/article/P-Charlot-N-Droin-D-Espagno-Abadie-dir-Le-Traite-de-droit-constitutionnel-de-Leon-Duguit-2020-1458.html]