Pages d’Histoire. [Note sur l’élection de Jean Casimir-Perier à la présidence de la République]

Thèmes : Gouvernement parlementaire - Président - Troisième République - Parlementarisme - Pouvoir exécutif - Casimir-Perier (Jean)

En complément d’un ouvrage paru en septembre 2015 chez Dalloz (Jean Casimir-Perier, Notes sur la Constitution de 1875, Paris, Dalloz, 2015), ces trois documents (le premier de la main du secrétaire général de la présidence de la République, les deux autres de l’ancien président lui-même), issus du même fonds d’archives, éclairent les six mois de la présidence Casimir-Perier, de son élection en juin 1894, à sa démission en janvier 1895. Ces divers témoignages, qui concernent principalement l’articulation des différents pouvoirs dans le cadre du gouvernement parlementaire (rapports entre l’exécutif et le parlement, mais surtout rapports des différents organes de l’exécutif entre eux), révèlent les efforts sans cesse contrariés de Jean Casimir-Perier pour faire prévaloir la Constitution formelle sur la Constitution réelle, et ses velléités de résistance, toujours impuissantes, à l’interprétation moniste du fonctionnement des institutions qui résultait de la pratique du régime dans l’après 16-mai.

Résumé en Anglais

Texte manuscrit non daté, Archives départementales de l’Isère, cote 11J65-123

Précédé d’une introduction d’Elina Lemaire

 

Elina Lemaire : Introduction

 

Jean-Paul Lafargue fut le secrétaire général de la présidence de la République pendant les six mois de la présidence de Jean Casimir-Perier[1]. Né à Paris le 12 janvier 1841, fils de rentiers, Lafargue – dont on ignore le niveau d’études – fit carrière dans les cabinets[2]. Rédacteur au quotidien Le XIXe siècle (qui se revendiquait « républicain et conservateur »), il tissa progressivement un important réseau de connaissances parmi les opportunistes. En décembre 1887, il entra ainsi au service de Pierre Tirard, alors Président du Conseil et ministre des finances, comme secrétaire particulier. En avril 1888, Jules Méline, qui venait d’être élu au perchoir – au fauteuil, comme on disait alors –, le nommait chef de son cabinet – fonctions qu’il devait exercer pendant un an et demi. C’est néanmoins sa rencontre avec Casimir-Perier qui fut décisive, ce dernier lui témoignant sa confiance dans la longue durée. Lafargue fut son chef de cabinet tant qu’il exerça les fonctions de président de la Chambre des députés (de janvier à décembre 1893), puis son directeur de cabinet lorsqu’il prit la présidence du Conseil et le portefeuille des affaires étrangères (de décembre 1893 à mai 1894), avant de le suivre à l’Élysée où il fut, sans aucun doute, son collaborateur le plus proche.

À cet égard, et avant de revenir à Lafargue et à son texte, il n’est pas inutile d’observer la façon dont Casimir-Perier choisit, à l’Élysée, de composer son entourage – sa « maison », comme on disait à l’époque[3]. La rupture avec les usages établis depuis plus de deux décennies révèle en effet, dans une certaine mesure et dès le début de son mandat, la conception que Perier se faisait du rôle du président de la République.

Sous la troisième République, l’entourage du chef de l’État fut la plupart du temps réduit à sa plus simple expression. Entre 1871 et 1920 – période pour laquelle nous disposons de statistiques précises –, même si la situation pouvait varier d’un Président à un autre, l’entourage présidentiel (civils et militaires confondus) comptait, en moyenne, entre huit et dix membres. Les collaborateurs civils étaient en général sous-représentés, puisqu’on comptait alors, en moyenne, un civil pour un peu plus de trois militaires. L’agencement de la maison présidentielle s’expliquait en partie par la situation institutionnelle du président de la République[4]. Si le chef de l’État ne pouvait, depuis le 16 mai, peser sur la définition de la politique intérieure que de façon très marginale, il conservait en revanche un rôle – plus ou moins significatif, en fonction de sa personnalité et du contexte – sur la détermination de la politique extérieure. C’était là l’une des raisons de la légèreté de l’entourage présidentiel et de la marginalisation des civils, moins directement « utiles » au palais de l’Élysée.

Dans ce contexte, l’architecture de la maison de Casimir-Perier ne peut qu’interpeller, tant ses choix s’éloignent des pratiques établies et à venir[5]. Trois éléments doivent être soulignés : on peut d’une part observer que pratiquement jamais, entre 1871 et 1920, l’entourage présidentiel n’a été aussi étoffé que pendant la courte présidence de Perier (douze membres au total, entre juillet 1894 et janvier 1895). Ce nombre, qui sera égalé pendant toute la présidence d’Émile Loubet, sera une seule fois dépassé : en 1903, la maison présidentielle de Loubet comptait treize membres. D’autre part, le nombre de collaborateurs civils atteignit, sous la présidence de Perier, un record : six au total, alors que jamais, depuis 1871, la maison civile n’avait compté plus de trois membres[6]. Enfin, Perier fit sensiblement évoluer l’organigramme de la maison présidentielle durant son bref séjour à l’Élysée. Lafargue, l’auteur des lignes qui suivent, fut nommé secrétaire général de la présidence, alors qu’aucun civil n’avait occupé ce poste, accaparé par les militaires, depuis 1877. Le cabinet du Président, organe à vocation politique qui avait significativement disparu un an après l’élection de Jules Grévy, réapparut.

Autant d’innovations ne peuvent être totalement fortuites : Jean Casimir-Perier a manifestement œuvré dans le sens du renforcement de l’entourage présidentiel qui devait être, à ses yeux, un prélude à la réhabilitation du chef de l’État. Si, comme il le souhaitait, l’autorité présidentielle était restaurée (conformément à l’esprit de la Constitution de 1875), le président de la République aurait eu besoin d’être mieux entouré, mieux informé et mieux conseillé. C’est dans cette perspective qu’il s’est assez largement entouré de collaborateurs, et civils et militaires. Mais son départ prématuré devait mettre un terme à cette tentative, très vivement contestée à l’époque et rapidement avortée, de renforcer le poids de l’Élysée au sein des équilibres institutionnels.

Les collaborateurs de Casimir-Perier le suivirent dans sa retraite : tous les membres de sa maison civile furent remerciés par son successeur, Félix Faure, et Lafargue le premier[7], que le nouveau Président jugeait en partie responsable de la démission de Perier et dont il brossait un portrait au vitriol dans son Journal. À la date du 16 janvier 1895 (le lendemain de la démission de Perier), Faure, qui était ministre de la marine dans le cabinet Charles Dupuy III, notait :

On nous dit [au] conseil [des ministres] qui se passa en conversations et en racontars que Casimir Perier était véritablement malade, qu’il était absolument privé de sommeil depuis plusieurs mois et que c’était à cet ébranlement nerveux qu’il fallait surtout attribuer sa résolution. On dit aussi qu’il avait une intrigue avec une femme qu’il aimait beaucoup et qu’il ne pouvait supporter la surveillance dont il était l’objet dans ses sorties. Tout cela est possible, mais je crois à la vérité que Casimir Perier avait été fort mal entouré ; il avait choisi son personnel avec beaucoup d’inexpérience. M. Lafargue l’avait tout à fait chambré et, loin de lui cacher les attaques ridicules[8] auxquelles le silence et le mépris répondaient assez, il les lui mettait sous les yeux avec une persistance au moins extraordinaire. De plus on excitait son esprit déjà soupçonneux à voir partout des ennemis et des traîtres, même parmi ses amis les plus fidèles et les plus dévoués[9].

Proche collaborateur et confident de Casimir-Perier depuis janvier 1893, Lafargue connaissait bien le Président et était, bien entendu, parfaitement renseigné. Il a assisté, en coulisses, à l’ensemble des tractations qui ont précédé l’élection de Perier en juin 1894, et sa démission en janvier 1895. Les éléments de son récit recoupent d’ailleurs assez largement ceux qui sont livrés par le principal intéressé lui-même, comme par ses proches. Dans son texte, rédigé sans doute peu de temps après la démission de Perier – le détail, notamment des conversations, est précis et exact – Lafargue commence par exposer les circonstances de l’élection du Président, pour mieux expliquer celles de sa démission.

Il est inutile de répéter ici ce qui a été dit ailleurs : Jean Casimir-Perier a dû véritablement se faire prier pour accepter d’être candidat à la présidence. Il n’avait aucunement l’ambition de porter le costume présidentiel, parce qu’il ne pouvait, selon ses propres dires, se résigner à l’abstention permanente[10]. D’ailleurs – et contrairement au sous-titre attribué au texte (sans doute par l’archiviste) – le récit de Lafargue a davantage pour objet d’expliquer les raisons de la démission de Perier, plutôt que de décrire les conditions de son élection. Ce sont donc principalement les motifs de sa retraite qui seront ici examinés, plutôt que les circonstances de son arrivée à l’Élysée.

Eu égard à la personnalité tourmentée de Jean Casimir-Perier, il est impossible de négliger les raisons proprement psychologiques de la démission. Lafargue n’en fait pas mention, mais elles ont évidemment pesé lourdement dans sa décision. Sous son air raide et hautain, Jean Casimir-Perier était en réalité, de l’aveu de tous ses proches, un personnage extrêmement fragile, angoissé et sujet à la paranoïa. Cette fragilité, cette sensibilité à fleur de peau – défauts lourds à porter pour un homme d’État – sont aussi perceptibles dans son comportement et dans ses écrits, beaucoup plus que l’assurance que lui prêtaient les parlementaires de son époque.

En dehors de ces facteurs psychologiques que nous ne mentionnerons plus mais qu’il faut toujours garder à l’esprit pour comprendre la résolution de Perier, il est possible, en simplifiant à outrance, d’expliquer son départ prématuré en janvier 1895 par des motifs principalement institutionnels (I), que vinrent conforter de nombreux éléments conjoncturels (II).

I. Les motifs institutionnels de la démission de Jean Casimir-Perier

Ministre de la marine dans le cabinet Dupuy et successeur de Casimir-Perier à l’Élysée, Félix Faure a suivi de près les heures critiques qui ont séparé la démission du gouvernement mis en minorité à la Chambre (le 14 janvier), de celle du président de la République (le 15 janvier). Perier, qui depuis de nombreuses semaines songeait à la retraite, était déjà sombre le 14 lorsque, collectivement et conformément à l’usage, les ministres vinrent lui remettre leur démission. Après leur entretien et alors que les membres du gouvernement démissionnaire se retiraient, Casimir-Perier demanda à Félix Faure de venir le voir le soir même à l’Élysée. Le futur Président consigna le récit de cette entrevue dans son Journal. Le passage, un peu long, est reproduit en entier, car il éclaire parfaitement l’état d’esprit de Jean Casimir-Perier à la veille de sa démission :

Nous étions dans le salon doré, le président, Madame J. Casimir-Perier et Lafargue, secrétaire général de la présidence. J’ai pris en rentrant au ministère des notes sur cette entrevue, notes que je copie textuellement.

Le président – Mon cher ami, je vous ai prié de venir pour que vous me disiez sincèrement, et devant ma femme et devant Lafargue, ce que vous pensez de la situation générale et de la mienne en particulier.

Moi – […] Je ne crois pas la Chambre aussi mauvaise que vous le croyez ; la majorité, à mon sens, est modérée. Il est certain qu’elle ne soutient pas les siens et qu’elle cède trop à la crainte de l’impopularité. La majorité ne voit souvent d’autre moyen pour sortir d’embarras que de renverser un cabinet et pour cela elle ne craint pas de s’allier à ses adversaires politiques. […] On a voté aujourd’hui contre un ministère, demain un nouveau cabinet soutiendra la même politique, on votera pour lui et on le renversera sur une question insignifiante pour encore recommencer. Mais cela ne prouve pas que la Chambre de 1893[11] soit aussi mauvaise que vous le pensez.

Le président – Par exemple ! Si vous trouvez que les défauts que vous venez vous-même d’indiquer sont de nature à rendre le gouvernement possible, vous n’êtes pas difficile ! [...]

Moi – On vient de renverser, et pour la troisième fois depuis cette législature, un ministère dont le chef était modéré[12]. Donnez le pouvoir aux radicaux.

Le présidentCela jamais ! Je ne suis pas ici pour cela. Vous ne me voyez pas, j’aime à croire, appeler M. Bourgeois[13] ou M. Brisson[14] ?

Moi – Pourquoi pas ? C’est cependant absolument logique !

Le président – Mais, mon cher ami, je n’en aurais pas pour trois mois avant d’être prié de partir et, alors, je partirais déshonoré, ayant trompé mes convictions et mes amis. Brisson ou Bourgeois aux affaires, si vous saviez ce qu’est la présidence ! Le président est à la discrétion de ses ministres qui peuvent tout. Lui ne peut rien, pas même se défendre. C’est impossible, jamais je n’accepterai une pareille solution.

Moi – Alors que voulez-vous faire ?

Le président – C’est bien simple. M’en aller. J’ai lieu de penser que le son de cloche que je donnerai par un acte aussi grave ouvrira les yeux de tous et qu’on comprendra, que le pays comprendra, qu’il faut armer le chef de l’État plus qu’il ne l’est.

Moi – Il est certain que la secousse sera violente et, avant de prendre une détermination aussi grave, vous devez réfléchir très sérieusement. J’avoue du reste que je trouve comme vous que la présidence est bien désarmée vis-à-vis d’un ministère hostile. Mais il faut compter sur le pays.

Le président – Le pays ! Le pays ! Mais vous savez bien que Dupuy a tout fait pour me rendre impopulaire, vous savez bien qu’il y a réussi grâce à des manœuvres que je connais et que je ne puis déjouer. Que sera-ce avec un ministère radical ? […] Aujourd’hui ma démission peut s’expliquer. Je me retire pour qu’on modifie les pouvoirs présidentiels. […] On peut résister pendant 15 jours avec un but, faire une loi sur la presse, faire la dissolution. On ne résiste pas pour suivre la politique courante, sans budget et sans autorité.

Moi – Et que dit Lafargue ?

Lafargue – Moi je dis qu’on ne peut s’en aller comme cela. Je suis aussi pour la résistance.

Le président – Mais mieux que personne, vous Lafargue, vous savez que c’est impossible. Vous n’avez rien trouvé à répondre aux raisons qui me déterminent. Cent fois vous m’avez dit vous-même que la présidence organisée telle qu’elle l’est, est impossible.

Lafargue – Demandez la dissolution au Sénat.

Le président (haussant les épaules) – Vous voulez que je demande la dissolution sur la question des conventions[15] !

– (s’adressant à moi) Vous le voyez, il n’y a rien, rien à faire, d’ailleurs mon parti est pris. Je vous ai fait venir pour vous l’exposer et vous voyez bien que vous ne trouvez pas une bonne raison à me donner pour me faire revenir sur cette détermination.

Moi – Ah, permettez ! Moi je trouve, pour sortir de l’embarras, un moyen fort simple et tout à fait constitutionnel. La Chambre a renversé un ministère modéré ou soi-disant modéré. Constituez un ministère radical et nettement radical. Vous me dites que vous ne voulez le faire à aucun prix. Madame Perier et Lafargue sont de votre avis sur ce point. Vous faites valoir des raisons personnelles que vous déclarez insurmontables. Alors j’avoue que je suis fort embarrassé[16].

Deux éléments sont à souligner, que cet entretien met en valeur : d’une part, Jean Casimir-Perier refusait de façon catégorique l’interprétation moniste du régime parlementaire, qui prévalait pourtant contre l’esprit des lois de 1875 depuis le 16 mai. C’est parce qu’il récusait cette interprétation moniste – et l’effacement du chef de l’État qui en résultait – qu’il ne pouvait en aucun cas admettre de cohabiter avec un président du Conseil et un gouvernement radicaux[17]. D’autre part, durant cette entrevue, Perier livrait à Faure des explications sur sa résolution, qu’il justifiait d’abord par la faiblesse du chef de l’État (liée au parlementarisme moniste), à laquelle il ne pouvait se résigner, et ensuite par le souhait que la crise ouverte par son départ provoquât une prise de conscience sur les dysfonctionnements du régime (de ce point de vue-là, ses attentes furent déçues, son départ se faisant dans l’indifférence générale).

Sans nier la part des autres considérations qui ont poussé Casimir-Perier à la démission et qu’il ne pouvait pas forcément partager avec Félix Faure, la situation institutionnelle du président de la République fut, comme l’explique d’ailleurs Lafargue, l’une des raisons principales de sa sortie. Joseph Reinach se souvient que Perier lui avait fait part de sa décision d’écourter son mandat dès le début du mois d’octobre 1894[18]. Les événements ultérieurs (élection de Brisson au perchoir, élections de Gérault-Richard et de Bachimont à la Chambre des députés, dislocation puis mise en minorité du cabinet Dupuy[19]), ont certainement agi comme des catalyseurs. Mais ils vinrent sans aucun doute simplement conforter une décision qui avait déjà été prise depuis plusieurs semaines.

Pourtant, lorsque se posa, en juin 1894, la question de la succession de Carnot, Jean Casimir-Perier avait une expérience solide du fonctionnement des institutions. Il savait la présidence considérablement affaiblie. Il avait eu l’occasion d’observer la marginalisation de Carnot pendant les six mois de sa présidence du Conseil. Pourquoi, dans ces circonstances, a-t-il accepté de se faire élire ? Pourquoi, une fois à l’Élysée, a-t-il si rapidement renoncé à se battre pour tenter de faire prévaloir sa conception des rapports entre les organes constitués ? Cette attitude paradoxale a souvent conduit les historiens à chercher les raisons fondamentales de sa démission ailleurs que dans l’impuissance présidentielle – et donc dans le motif institutionnel[20].

Il est en réalité probable qu’au lendemain de l’assassinat de Carnot, Casimir-Perier n’ait pas su résister à la pression qui s’exerça sur lui de toutes parts pour qu’il accepte la présidence (c’est d’ailleurs ce que suggère Lafargue). Le terrorisme anarchiste révélait, que malgré l’effondrement de la contestation parlementaire à droite – les royalistes étant les grands perdants des élections législatives de 1893 –, la République, régime jeune et fragile, pouvait encore être très diversement menacée. Or dans ces circonstances, et notamment en raison du caractère énergique qu’on lui prêtait – sans doute à tort –, Perier semblait être le candidat idéal à la succession de Carnot. Par ailleurs, il est aussi possible que Perier, qui était favorable à un exécutif fort, ait songé qu’il serait en mesure de vaincre les préjugés de ses contemporains, de faire plier les usages nés de la pratique politique, de renforcer l’autorité présidentielle. Son entreprise était évidemment vouée à l’échec : le texte de la Constitution, les mœurs politiques de l’époque et ses propres défauts représentaient des obstacles majeurs à son succès. Naïf et peu prudent, Jean Casimir-Perier n’a pas su mesurer l’ampleur de ces difficultés. Il s’est, sans aucun doute, retiré sans s’être vraiment battu – parce qu’il était ou se sentait incapable de se battre, ce qui revient à peu près au même. Mais on ne peut douter de sa sincérité lorsqu’il expliquait à ses proches qu’il quittait l’Élysée en raison de la marginalisation de la présidence, et de son impuissance à la réformer. Pendant sa retraite et malgré le « dégoût » éprouvé pour la politique après son passage au Gouvernement et à l’Élysée, il continuera d’ailleurs, avec rigueur et méthode, à critiquer la crise du parlementarisme français et à réfléchir à la façon de réformer les institutions : le texte de son « Étude sur la Constitution de 1875 » en est la preuve.

Comme l’explique Lafargue dans son texte, l’affaiblissement de l’institution présidentielle sous Perier fut encore aggravé par l’attitude du président du Conseil, Charles Dupuy, et de certains des membres du Gouvernement. La reconduction du cabinet Dupuy fut, selon le secrétaire général de la présidence – qui prétendait « incrimin[er] un système », et non des « personnalités » – une « faute » grave et déterminante.

Charles Dupuy avait été nommé président du Conseil par Sadi Carnot à la chute du cabinet Casimir-Perier, en mai 1894[21]. Après l’assassinat de Carnot et conformément à l’usage établi, Dupuy remit, en juin 1894, la démission de son Gouvernement au président de la République nouvellement élu. La cessation des fonctions du tout jeune cabinet Dupuy ne trouvait donc pas sa cause dans une mise en jeu de la responsabilité politique du Gouvernement devant la Chambre des députés. Pour le dire autrement, et c’est d’ailleurs la thèse qui fut soutenue par certains parlementaires de l’époque, appuyés par une partie de la presse, le gouvernement Dupuy avait toujours, au moment de sa démission, la confiance du Parlement. La reconduction de Dupuy dans ses fonctions pouvait donc s’inscrire dans la logique du régime parlementaire dans son interprétation moniste – qui n’était pas celle de Perier, favorable quant à lui au parlementarisme d’inspiration orléaniste[22]. Pourquoi, dans ces circonstances, a-t-il choisi de conserver le cabinet Dupuy, au lieu de rompre immédiatement avec une conception du régime parlementaire qui n’était pas la sienne ? Dans son « Récit des événements de la présidence », Perier évoquait principalement trois raisons : d’abord, la nécessité d’éteindre la « querelle personnelle » avec son adversaire de la veille – Dupuy, candidat contre lui, ayant été meurtri par son échec à l’élection présidentielle[23]. Ensuite, l’opportunité de manifester son respect pour la volonté de la Chambre, qui n’avait pas mis le cabinet en minorité (de « ne froiss[er] en rien les usages parlementaires », note Lafargue dans son texte). Enfin, le besoin de rassurer les parlementaires qui étaient nombreux à penser qu’avec Perier, une politique nouvelle – comprendre : une politique présidentielle – « s’affirmer[ait] à l’Élysée[24] ».

Aucun de ces arguments n’emporte réellement la conviction. Sans nier l’importance des contraintes politiques qui pesèrent alors sur Perier, la nomination de Dupuy s’explique peut-être et avant tout par sa propre faiblesse. Perier était incapable, dans une certaine mesure, d’assumer la conception qu’il avait du rôle du chef de l’État dans un régime parlementaire. Alors qu’il souhaitait vivement le renforcement du président de la République et le retour à l’esprit dualiste des lois constitutionnelles de 1875 (meilleur moyen, à ses yeux, de rééquilibrer le jeu institutionnel), le choix de Dupuy et les justifications qu’il en donnait sonnaient comme une abdication avant l’heure. Incontestablement, Jean Casimir-Perier souhaitait que le président de la République puisse peser sur la conduite des affaires publiques ; mais en pratique, dans ses rapports avec la Chambre, il n’a cherché qu’à ménager les susceptibilités des députés, sans jamais tenter de faire prévaloir sa propre conception du fonctionnement des institutions.

Comme l’explique Lafargue, la nomination malheureuse de Dupuy eut d’abord des conséquences immédiates sur les relations entre le chef de l’État et le Gouvernement. Dupuy, aigri par sa défaite, fit payer sa victoire à son adversaire de la veille en incitant secrètement les membres de son cabinet à lui refuser la connaissance des affaires[25]. Lafargue évoque les déconvenues de Casimir-Perier avec le ministre de la guerre, le général Mercier, avec le ministre des finances, Raymond Poincaré et, surtout, avec Hanotaux, qui détenait le portefeuille des affaires étrangères[26]. À cet égard, l’entrevue – brièvement relatée par Lafargue – de Perier avec l’ambassadeur d’Allemagne en France, le comte de Münster, le 6 janvier 1895, dans le cadre de l’affaire Dreyfus, révèle de façon éclatante la situation proprement intenable du chef de l’État. Invité par le Chancelier allemand à prendre position au nom de la France[27], Perier reçut l’ambassadeur sans rien connaître ni de ses conversations antérieures avec le ministre des affaires étrangères ni même, plus largement, du dossier du capitaine Dreyfus[28]...

À ses proches, à ses collaborateurs, dans son « Récit des événements de la présidence », Jean Casimir-Perier n’eut de cesse de se plaindre de son isolement présidentiel. Il n’avait, dans les faits, pratiquement aucune relation avec la plupart des membres du Gouvernement. Il ne savait presque rien de la conduite de la politique nationale, la plupart des ministres refusant, de façon systématique et délibérée, de l’en entretenir. Le Conseil des ministres, qu’il présidait comme chef de l’État, n’était plus le lieu véritable de la délibération et de la décision gouvernementales. L’essentiel se faisait ailleurs, et surtout hors de sa présence – à la Chambre, bien entendu, mais aussi, si l’on évoque simplement les agencements institutionnels au sein de l’exécutif, au sein des Conseils de cabinet, auxquels le président de la République n’assistait pas. Cet ostracisme, réel dans une certaine mesure mais sans doute aussi exagéré par la paranoïa du Président, était totalement inacceptable aux yeux de Casimir-Perier : contrairement à ses prédécesseurs républicains et à la plupart de ses successeurs, il ne put accepter d’être cantonné dans un rôle principalement protocolaire.

Il est à peu près certain que la nomination de Dupuy eut pour conséquence d’aggraver cet isolement et cette sensation d’impuissance qui furent insupportables à Jean Casimir-Perier. Mais la situation eut-elle été différente si, au lieu de reconduire Dupuy, Perier avait formé un autre Gouvernement ? C’est ce que semble suggérer Lafargue, qu’il est toutefois difficile de suivre sur ce point. L’attitude de Dupuy et de certains de ses ministres, pour mesquine et peu courtoise qu’elle fût, était parfaitement tenable politiquement et juridiquement. En réalité, leur comportement n’était possible qu’en raison de la faiblesse de l’institution présidentielle, qui s’expliquait par des éléments tant textuels que conjoncturels. Pour le dire autrement, la désinvolture et l’indélicatesse de Dupuy et de certains des ministres à l’égard de Perier étaient une conséquence de la situation institutionnelle du Président, et certainement pas la cause de sa faiblesse et de son impuissance. Or cette faiblesse était insurmontable en raison des textes constitutionnels, dont la lettre contenait en germe l’impuissance présidentielle (principalement en raison de la carence de légitimité du chef de l’État résultant de son mode d’élection, et de son irresponsabilité), insurmontable aussi en raison des mœurs politiques d’une partie très influente des contemporains de Perier (et notamment des députés radicaux), qui ne pouvaient, en aucun cas, admettre un renforcement des organes de l’exécutif en général, et du président de la République en particulier. C’est pourquoi il n’est pas interdit de penser que quels que fussent les protagonistes du duo chef de l’État-chef du Gouvernement, l’issue eût été fatalement la même. Dans une autre configuration, c’est-à-dire placé face à un cabinet moins hostile, Perier eût peut-être été davantage impliqué dans le suivi des affaires politiques. Sans doute n’eût-il pas pu renforcer le poids de la présidence ; mais, moins dédaigné, moins contrarié, davantage écouté, il eût peut-être consenti à enfiler plus longtemps le très étroit costume présidentiel.

Si l’on envisage à présent les rapports entre le chef de l’État et le Parlement, la reconduction du cabinet Dupuy fut, aussi, lourde de sens et de conséquences. Perier ne le mesura sans doute pas immédiatement, mais son souhait de ne pas froisser les députés en reconduisant le Gouvernement auquel ils n’avaient pas retiré leur confiance fut – à juste titre, d’ailleurs – interprété par les parlementaires et par la presse comme l’acceptation du statu quo institutionnel, c’est-à-dire des règles du parlementarisme dans sa version moniste. Car, juridiquement, cette reconduction signifiait que pour le maintien en fonction du Gouvernement, la confiance du Parlement était seule déterminante. Un article publié au journal Le Temps à cette époque est, à cet égard, éloquent :

Qui voudrait blâmer M. Perier […] de démontrer par un acte significatif que son énergie politique saura toujours se concilier avec la plus entière correction ? Le cabinet Dupuy, à la veille du voyage de Lyon, avait la confiance du Parlement. Rien encore, officiellement et publiquement du moins, n’annonçait qu’il fût en train de la perdre. Donc, en le conservant, le président de la République fait un acte de déférence constitutionnelle à l’égard de la Chambre et du Sénat et semble leur dire qu’il gouvernera suivant leurs indications et qu’il les attend loyalement avant d’arrêter ses propres résolutions. Tout cela est d’une régularité parfaite et le pays appréciera avec une satisfaction particulière cette continuité de la politique républicaine et ce fonctionnement normal de nos institutions[29].

En choisissant de reconduire Dupuy, Casimir-Perier semblait, au fond, se satisfaire des équilibres institutionnels tels que la pratique les avait modelés.

II – Les motifs conjoncturels de la démission de Jean Casimir-Perier

Outre la question de fond, qui était celle du statut du chef de l’État et, plus généralement, des rapports entre les organes de l’exécutif et le Parlement dans un régime parlementaire, la démission de Jean Casimir-Perier s’explique par des éléments de conjoncture que l’on pourrait qualifier de politiques – en retenant une acception un peu large de ce terme. Ces raisons plus immédiates de la démission ne sont d’ailleurs pas, loin s’en faut, sans lien avec ce qui précède. Nerveusement fragile, Casimir-Perier n’avait sans doute pas la carrure nécessaire pour résister à la pression et aux déconvenues qu’il subît à l’Élysée. Mais comme l’observe Lafargue, comme Perier le racontait lui-même dans ses diverses notes, comme le répétaient certains de ses amis, il craignait aussi que les attaques dont il était personnellement l’objet, que l’échec des modérés en général et le sien en particulier ne compromissent et donc n’affaiblissent encore davantage l’institution qu’il incarnait.

Ces éléments de conjoncture concernent, d’une part, le harcèlement systématique dont Jean Casimir-Perier fut la victime pendant les six mois de sa présidence et, d’autre part et de façon plus globale, l’échec politique cuisant des opportunistes, républicains modérés dont Perier était issu.

Jean Casimir-Perier a dû faire face, alors qu’il était à l’Élysée, à une campagne de dénigrement extrêmement violente[30]. Il est vrai qu’il était, qualité hautement suspecte pour les républicains radicaux et pour les socialistes, un « héritier » dans tous les sens du terme : héritier d’une dynastie bourgeoise d’hommes d’affaires, incarnant, au XIXe siècle, le grand capitalisme industriel honni des socialistes[31] ; héritier d’une grande fortune, progressivement constituée dès le milieu du XVIIIe siècle par son arrière-arrière-grand-père, Jacques Perier (qui fut propriétaire et gérant, à Grenoble, d’une maison de toilerie prospère) puis par ses descendants (banquiers influents, grands industriels ou spéculateurs immobiliers[32]) ; héritier d’une dynastie de serviteurs de l’État qui, depuis Claude-Nicolas Perier (l’arrière-grand-père de Jean), avaient successivement servi l’Ancien régime et la monarchie de Juillet, avant de se rallier à la République ; héritier d’une famille entretenant de longue date des relations (politiques, économiques et sociales) avec les milieux orléanistes[33] et alliée, comme précédemment évoqué, aux Audiffret-Pasquier. Pour nombre de ses contemporains, l’élection de Casimir-Perier « méconnaissait, selon le mot de Daniel Halévy, la “loi non écrite” du régime qui écartait du sommet de l’État les hautes classes[34] ».

Sa réputation de fermeté, son engagement pour l’adoption des lois « scélérates » en décembre 1893, et les propos tenus à la Chambre sur le nécessaire leadership gouvernemental alors qu’il était président du Conseil[35], achevèrent de discréditer Perier aux yeux de ses adversaires. La restauration de l’autorité des organes de l’exécutif, qu’il appelait de ses vœux, était en effet inacceptable pour les députés d’extrême-gauche et notamment pour les radicaux, viscéralement attachés à la souveraineté des assemblées parlementaires issues du suffrage universel.

Attaqué par une partie de la presse et les députés d’extrême-gauche, Casimir-Perier fut aussi, dans une certaine mesure, desservi par l’accueil parfois favorable qui lui fut réservé à droite. Lafargue le souligne dans son texte, et Perier lui-même s’en étonne dans ses papiers :

Je me suis expliqué la défiance de beaucoup de républicains de la province qui ne me connaissaient pas, quand j’ai su l’attitude et le langage d’un grand nombre de réactionnaires qui dans le centre, dans l’Ouest, dans le Midi se servaient de mon nom sans m’avoir jamais vu et parlaient de moi comme si j’étais leur ami dévoué[36].

La sincérité de l’attachement de Jean Casimir-Perier à la République fut donc contestée de toutes parts. Cette défiance fut pour lui, qui avait consacré une partie de sa vie à servir le régime républicain, source d’insupportables tourments, qu’il décrivit longuement dans ses notes et dont il entretint inlassablement ses amis et ses proches[37]. Non pas simplement en raison des suspicions qui pesaient sur sa personne, mais aussi parce que l’institution qu’il incarnait, la présidence de la République, était inexorablement ternie par les injures dont il était personnellement la victime[38].

Outre la campagne injurieuse dont il fit l’objet alors qu’il était à l’Élysée, Perier eut à souffrir, au même moment, l’échec de la « famille » politique dont il était issu. Sur le plan politique, la période qui sépare l’ouverture de la session de la Chambre des députés nouvellement élue (en novembre 1893) de la démission du président de la République (en janvier 1895) est en effet marquée par le naufrage des opportunistes – ou des « progressistes », comme ils préféraient se désigner alors, en raison du discrédit frappant l’opportunisme[39]. La déception fut, à l’époque, à la hauteur des espérances nées au lendemain des résultats des élections législatives de 1893. La conjonction de plusieurs éléments (renouvellement du personnel politique après le scandale de Panama et l’affaire Boulanger, conséquences de la politique du ralliement – qui explique notamment et pour partie l’effondrement de l’opposition royaliste) permit alors aux opportunistes, malgré une nette progression des radicaux et la percée des socialistes[40], d’obtenir une majorité sans doute relative mais homogène à la Chambre : selon les estimations, entre 270 et 320 sièges, sur un total d’environ 575. Appelée au pouvoir, la nouvelle génération de républicains modérés espérait être enfin en mesure de gouverner sans avoir recours à l’expédient de la concentration[41], et imprimer un nouvel élan à la pratique des institutions : en un mot, mettre fin à l’instabilité ministérielle chronique en instaurant un gouvernement stable, capable de gouverner dans la durée grâce au soutien d’une majorité parlementaire disciplinée.

Or, quinze mois plus tard, le constat fut amer : entre novembre 1893 et janvier 1895, trois ministères modérés (Dupuy I, Casimir-Perier et Dupuy III)[42], dont deux homogènes, c’est-à-dire non concentrationnistes (Casimir-Perier et Dupuy III), furent contraints à la démission par la Chambre. La majorité des républicains de gouvernement, divisée, n’avait pas su faire bloc et les défections, variables au gré des scrutins, furent nombreuses – au profit des radicaux ou de la droite[43]. L’absence de cohésion des opportunistes fut également criante en décembre 1894 lorsque, à la mort d’Auguste Burdeau, proche ami de Perier et président de la Chambre depuis juillet 1894[44], les députés furent appelés à élire un nouveau Président. Ils choisirent alors et contre Jules Méline[45], candidat des républicains modérés, Henri Brisson – le « chef officiel du parti radical », comme l’écrit Lafargue. Cette victoire des radicaux « était, analyse encore le secrétaire général de l’Élysée, un déplacement d’axe politique ». Quoi qu’il en fût réellement, et même s’il n’était pas certain que la perte du perchoir pût être interprétée comme le signe d’une évolution de la politique de la Chambre, l’échec de Méline et à travers lui de tous les progressistes constituait, à n’en pas douter, la preuve flagrante de la désintégration de cette « majorité » qui avait porté Perier au pouvoir. Cet épisode marquait une étape supplémentaire dans la déroute des modérés, quatorze mois à peine après les élections législatives de 1893[46]. Or Jean Casimir-Perier qui était, on n’ose dire un leader, mais en tout cas une personnalité de premier plan parmi ces républicains modérés[47], allait successivement assister à ce naufrage dont il était au moins un spectateur impuissant, comme président de la Chambre, puis comme président du Conseil, et enfin comme président de la République. Nul doute que, eu égard aux responsabilités qu’il exerçait alors, l’échec des siens fut, au moins dans une certaine mesure, interprété par lui comme un échec personnel.

Le coup de grâce fut porté à Perier à la mi-janvier 1895. La démission forcée du gouvernement Dupuy, mis en minorité à la Chambre le 14 janvier sur une question d’importance secondaire, était à ses yeux un nouveau témoignage du délitement de la majorité modérée qui l’avait porté à la présidence, et du décalage existant entre ses vues sur le fonctionnement des institutions et la réalité du parlementarisme à la française[48]. Mais – et cet élément compliqua encore la situation du président de la République – la crise ministérielle déclenchée par la Chambre en janvier 1895 présentait la particularité d’avoir été précédée d’une dislocation interne du ministère, dislocation qui fut d’ailleurs à l’origine de la perte de confiance à la Chambre.

Le 13 janvier 1895, le ministre des Travaux publics, Louis Barthou[49], remettait en effet au président du Conseil sa démission après que le Conseil d’État eût rendu, le 12, un arrêt invalidant sa position sur la durée de la garantie d’intérêt accordée par l’État aux compagnies de chemin de fer du Paris-Orléans et du Midi[50]. Les témoignages divergent sur la façon dont cette démission fut accueillie par le Président du Conseil, qui savait l’exaspération du président de la République : Casimir-Perier lui-même indique que Dupuy n’insista que « mollement » pour retenir Barthou[51]. Au Conseil des Ministres convoqué le lendemain de la démission de Barthou, Raymond Poincaré, alors ministre des finances, annonça sa décision de suivre Barthou dans sa retraite. Les relations entre Poincaré et Casimir-Perier étaient, depuis longtemps, exécrables, et Poincaré prit alors sans doute prétexte de cette affaire des garanties d’intérêt, pour expliquer, lors du Conseil, que le ministère des finances étant plus directement encore concerné que celui des travaux publics, il se sentait contraint de donner sa démission. Sous la pression de Perier – qui annonça sa décision de se retirer en cas de nouveau départ – ce dernier finit, semble-t-il, par céder[52]. Il reste que le gouvernement était fortement fragilisé, à la fois par la démission de l’un des siens et par l’absence manifeste de cohésion et de solidarité entre ses membres. Dans ces circonstances, avant même qu’il ne se présentât devant la Chambre pour subir l’assaut véhément des socialistes et des radicaux, ses jours semblaient comptés.

Au premier abord, il est difficile de mettre au jour le rapport entre la désintégration du ministère et la démission du président de la République. Rappelons que Casimir-Perier n’avait pas pesé sur la formation du cabinet Dupuy, simplement reconduit au décès de Carnot, et qu’il était hostile à la plupart des ministres qui le composaient. Pourquoi, dans ces circonstances, la dislocation du cabinet a-t-elle précipité sa décision ? Perier s’en explique dans son « Récit des événements de la présidence », en faisant curieusement valoir

l’exceptionnelle gravité que prenait, après toutes les attaques dirigées contre [lui], contre [s]es exigences autoritaires, une dislocation ministérielle se produisant sans incident parlementaire et à la suite d’un Conseil tenu à l’Élysée.

Si l’on se fie à ce qu’il écrivait, Jean Casimir-Perier ne souhaitait donc pas que la dislocation ministérielle fût imputée à une manœuvre présidentielle. Autrement dit, il voulait éviter que le chef de l’État ne fût accusé de faire prévaloir l’interprétation dualiste du régime parlementaire... Cet épisode révèle une fois de plus l’incapacité de Jean Casimir-Perier à assumer ses convictions institutionnelles face à la Chambre des députés. Plus largement, les pages de son « Récit des événements de la présidence » qui relatent les instants ayant précédé sa démission témoignent de façon générale son extrême irritation et reflètent la grande confusion qui fut la sienne durant ces heures critiques. À le lire, on s’aperçoit qu’au fond, il n’était certain que d’une chose : c’est qu’il lui fallait quitter le pouvoir et ce Palais dans lequel son existence n’était qu’une perpétuelle contrariété. La dislocation du ministère et sa mise en minorité à la Chambre furent le prétexte lui permettant d’écourter son mandat et de fuir l’Élysée.

Souvent résumée à la dérobade d’un homme égoïste et capricieux, cette démission signifie aussi, d’un point de vue institutionnel, l’échec du projet de restauration de l’autorité des organes de l’exécutif que Jean Casimir-Perier appelait de ses vœux. Une fois de plus – comme en 1877, comme, dans une autre mesure, en 1882[53] –, ce sont les tenants de la « souveraineté parlementaire » qui devaient triompher sur les défenseurs du parlementarisme à l’anglaise ou du parlementarisme d’inspiration orléaniste. Au-delà du parcours strictement personnel, c’est sans doute avant tout pour cela que l’épisode des présidences Casimir-Perier mérite l’attention.

 

Jean-Paul Lafargue : Pages d’Histoire

Pour bien comprendre, pour juger impartialement la démission de M. Casimir Perier, il est de toute nécessité de remontrer jusqu’à l’élection qui le porta à la Présidence de la République.

Quelques mois auparavant, M. Casimir Perier avait été Président du Conseil : son passage aux affaires avait transformé en une sorte de répulsion un éloignement instinctif pour cette première magistrature que certains cependant l’accusaient d’envier. L’affirmation paraîtra prodigieuse à quantité de gens, car, dans notre pays de France, pareil désintéressement – mettons : détachement des grandeur – trouve plus d’incrédules que de croyants et l’homme qui n’accepte pas d’emblée le pouvoir suprême doit compter avec les sceptiques qui, penchant la tête d’un air fin, clignant de l’œil, pinçant les lèvres, accusent doctement le récalcitrant de vouloir tout simplement « se faire prier ». Si j’insiste sur cette méconnaissance des débuts, c’est qu’elle explique la stupéfaction rageuse, voir les fureurs qui accueillirent la fin. Le public n’aime pas à se tromper.

La répulsion de M. Casimir-Perier s’était développée, durant six mois de Ministère, à voir M. le Président Carnot subissant, dans les conseils du Gouvernement, avec une résignation qui fut sa vertu suprême, une situation que les habitudes, bien plus que les prescriptions de la Constitution, lui avaient petit à petit imposée[54].

Aussi, lorsqu’au décès de M. le Président Carnot, il fut question de lui donner pour successeur M. Casimir-Perier, celui-ci opposa-t-il la résistance la plus acharnée à ses amis. Il faut avoir assisté, pendant deux jours, aux furieux assauts livrés à ce caractère, avoir vu la pesée formidable exercée sur cette conscience, pour saisir et ce qui se passa alors et ce qui s’est passé six mois plus tard.

D’une part, M. Casimir-Perier objectait à ceux qui le harcelaient : « Mon caractère est antipathique à la fonction, mes goûts sont tournés vers la politique active, militante[55] ; mes origines mêmes sont, à certains égards, plutôt une faiblesse qu’une force en pareil cas[56]. Il ne suffit pas, je le crains fort, pour inspirer toute confiance à la démocratie, de s’être donné tout entier à elle ; il faut encore être, de la veille, sorti de ses entrailles, car, si c’est d’avant-hier, l’esprit de parti est là pour exciter les défiances, exploiter même les services antérieurs que l’ancêtre a pu, en d’autres circonstances et dans d’autres milieux, rendre à son pays[57]. Vous me dites homme d’action et vous prétendez me placer au poste où l’action est presque interdite ; les qualités que vous voulez bien me reconnaître, vous les annihilez par l’emploi que vous en faites. N’y a-t-il pas folie à agir de la sorte ? N’y a-t-il pas sagesse à me laisser là où je suis, à mon banc de député, pour m’y trouver quand vous jugerez l’heure venue de défendre énergiquement les idées auxquelles je suis dévoué, ce que je crois le bien de mon pays et de la République[58] ? »

À cela les autres ripostaient : « Vous êtes un homme politique ; votre nom, votre situation politique appartiennent à vos amis politiques ; nous estimons que nous avons besoin de votre personnalité, vous ne pouvez nous la refuser. Vos raisons sont peut-être bonnes, mais les nôtres sont meilleures, – parce qu’elles sont les nôtres. En admettant que vous n’ayez pas sur la politique quotidienne l’influence que M. Jules Grévy a cependant exercée durant des années, n’y a-t-il pas une heure dans la vie d’un peuple, l’heure décisive, où l’autorité de votre parole, de vos conseils, pourra rendre un immense service au pays ? N’est-ce rien que cela ?... Vous avez [été] sous-secrétaire d’État à la guerre[59] : vous aimez l’armée, ses chefs vous estiment ; vous vous occuperez en silence des grands intérêts de la défense nationale. Vous avez été Ministre des Affaires Étrangères[60] ; vous avez réussi devant l’Europe, l’Europe vous continuera sa confiance ; à côté des Cabinets qui passent, vous serez la succession, vous serez la tradition, vous serez la stabilité que les Puissances seront sûres de trouver durant sept ans en face d’elles... À l’intérieur, il n’est pas possible que la Démocratie ne se rende point compte de la loyauté de votre caractère, de la droiture de vos intentions, et qu’elle ne vienne pas à vous... Enfin, le Président Carnot vient de mourir assassiné ; vous n’avez pas le droit, pour l’honneur de votre nom, de refuser un poste où l’on se fait tuer ».

Cet argument de sentiment, cent fois répété alors que le corps du Président Carnot était là, exposé aux regards de tous, est certainement celui qui eut le plus d’effet sur une nature telle que celle de M. Casimir-Perier.

Et cependant quelle lutte jusqu’à la dernière heure ! Certains doivent s’en souvenir. La veille de la séance du Congrès de Versailles, vers cinq heures du soir, des députés républicains qui venaient de se colleter avec des députés socialistes dans une réunion préparatoire tenue au Sénat, étaient accourus au Palais-Bourbon, les habits souillés d’encre ; je les vois, dans la grande salle à manger du bas, les uns atterrés, les autres furieux d’une résolution qui se maintenait négative. Là encore, je vois les délégués des groupes républicains du Sénat, qui, venus pour offrir la candidature à M. Casimir-Perier, s’en allaient navrés du refus qu’ils avaient essuyé. Combien d’hommes politiques je pourrais appeler en témoignage de cette heure émouvante et douloureuse, si je voulais citer des noms ! … J’en citerai un cependant, car c’est un hommage que je tiens à rendre à un mort.

M. Burdeau qui, le jour précédent, avait fait d’énergiques efforts pour amener M. Casimir-Perier à une acceptation, n’avait pu obtenir de lui que cette promesse : je ne prendrai pas de résolution définitive avant de vous avoir revu, demain, à cinq heures.

A sept heures trois quarts, j’allai prendre M. Burdeau dans la salle de billard, presque contiguë au cabinet du Président de la Chambre et lui dis : « Vous êtes la suprême ressource ; je dois vous l’avouer, je n’ai plus d’espoir. » « Moi non plus, me répondit-il ; mais je lui dirai une dernière fois tout ce que j’ai à lui dire. »

Jamais cette minute ne sortira de ma mémoire ; Burdeau était debout, le visage – ce visage modelé pour ainsi dire avec de la cire – éclairé en pleine lumière ; le côté gauche de sa redingote avait comme des battements, soulevé qu’il était par la maladie de cœur qui devait emporter ce vaillant cinq mois plus tard.

Et Burdeau, domptant le mal qui l’étreignait, entra dans le cabinet de M. Casimir-Perier. À huit heures un quart, il en sortait, en me jetant cette brève phrase : « J’ai sa parole ! » Il en sortait, se tenant au mur, tellement vacillant sous la poussée de l’émotion décuplée par la maladie qu’instinctivement j’étendis les bras pour le soutenir. « Non, pas moi ! Fit-il... Lui, il a besoin de vous ».

Voilà dans quelles circonstances M. Casimir-Perier fut, le lendemain, 27 Juin, Président de la République française[61].

Deux partis étaient à prendre au début de la Présidence nouvelle : former un Cabinet nouveau, conserver l’ancien.

La constitution d’un Cabinet nouveau avait ce grand avantage de permettre à M. Casimir-Perier, puisque les circonstances étaient propices, de bien marquer ses tendances politiques. Après ce qui vient d’être exposé, personne ne s’étonnera que M. Casimir-Perier eût, pour inaugurer la politique de son septennat, placé toute sa confiance en M. Burdeau, qui était d’ailleurs désigné pour cette tâche, par sa situation dans le Parlement[62]. Mais, si la veille on ne croyait M. Burdeau que souffrant, le lendemain on sut à quel point il était malade ; la tâche était au-dessus de ses forces physiques[63]. Il eût été criminel de les user en quelques jours au lieu de conserver l’espoir de les voir se rétablir.

L’acte de maintenir l’ancien Cabinet, outre qu’il ne froissait en rien les usages parlementaires, puisque le Ministère Dupuy n’avait pas été mis en minorité, avait quelque chose de séduisant au point de vue de la courtoisie : faire du concurrent de la veille un Premier Ministre évoquait comme l’oubli non seulement des querelles, mais encore des petites rivalités.

C’est au second parti que s’arrêta M. Casimir-Perier.

Là est la faute initiale, faute qu’on ne pouvait prévoir alors, puisque l’expérience seule était susceptible de la mettre en relief.

Et ici je voudrais très sincèrement qu’on ne vit pas dans mes appréciations une critique dirigée contre tel ou tel personnage politique. Elle est loin de mes intentions. Les personnalités n’ont rien à voir dans ce procès-verbal de constatations ; j’incrimine un système.

La faute dont on ne pouvait se douter, la voici : conserver l’ancien Ministère, c’était, au lieu d’établir un modus vivendi tout neuf, continuer le lendemain ce qui s’était fait la veille. À réformer dans ces conditions le vieil état de choses, les exigences étaient du côté de l’Élysée.

Des détails ont été donnés à ce sujet, dans la presse, à peu près exacts. Il me faut les rappeler pour en tirer une conclusion.

Oui, il est exact qu’une liste de décorations (celle du 2e semestre 1894) afférentes au Ministère de l’Intérieur fut publiée, comme la chose la plus naturelle du monde, par divers organes de la presse, avant que le Président de la République l’eût signée, avant qu’il en eût pris connaissance. Oui, il est exact qu’un mouvement préfectoral fut ensuite publié dans les mêmes conditions, – par mégarde, je n’en disconviens pas. Mais cette récidive même ne prouve-t-elle pas à quel point étaient enracinées les habitudes des bureaux ?

Oui, il est exact qu’en août 1894 un arrêté ministériel, renvoyant exceptionnellement dans leurs foyers 60 000 hommes de l’armée active, parut au Journal Officiel, sans que le Président de la République, à qui est reconnu cependant le privilège de présider les séances du Conseil Supérieur de la guerre, eût été avisé de cette grave mesure. Elle découlait d’un arrêté ministériel ; c’était le droit du Ministre de la prendre. Mais le lendemain, dans l’armée, la responsabilité de l’acte remontait au Président de la République et les respectueuses représentations des Chefs militaires ne faisaient pas défaut[64].

Oui, il est exact qu’un projet de loi remaniant cent millions dans les impôts supportés par le pays a été déposé le 28 Juillet au nom de M. Casimir-Perier, Président de la République, puis imprimé et enfin distribué au cours des vacances de 1894 aux membres du Parlement, sans que ce projet portât la signature du Président de la République, sans que celui-ci en connût l’économie. Ce qui est peut-être plus extraordinaire encore, c’est qu’il s’est trouvé un Ministre pour soutenir à ce sujet cette thèse : « la chose est des plus ordinaires, c’est l’habitude ».

Oui, il est exact que les renseignements concernant l’étranger n’étaient pas communiqués au Président de la République, de sorte qu’en présence des représentants de la France auprès des Puissances, venus à l’Élysée pour saluer le Chef de l’État et convaincus que celui-ci était au courant des questions engagées, M. Casimir-Perier se sentait incapable de donner la réplique. Il est même advenu, un jour, – et ceci dénote à quel point était poussée l’indifférence bureaucratique en pareille matière –, que la Reine Régente d’Espagne ayant chargé notre Ambassadeur à Madrid de quelques renseignements à l’adresse du Président de la République Française, la commission fût transmise six semaines plus tard, et que, l’Ambassadeur d’Espagne à Paris étant venu à l’Élysée sur ces entrefaites, le Président ne comprît point ce à quoi le diplomate faisait allusion.

Ainsi donc, M. Casimir-Perier, qui avait été par trois fois Président de la Commission du Budget, ne connaissait qu’après coup ce qui était présenté, sous son couvert, en matière financière. Pour le décider, on lui avait dit : « Vous vous préoccuperez des grands intérêts de la défense nationale... », et c’est par la lecture des journaux qu’il apprenait l’une des plus graves mesures qui puissent toucher les intérêts militaires. On lui avait dit aussi : « Vous serez la succession, la tradition en face de l’Europe... », et il était tenu dans l’ignorance de ce qui se passait à l’étranger.

Un incident survint qui lui fit sentir plus lourd encore le poids des responsabilités qu’il encourait journellement, pour ainsi dire à son insu.

Dans les premiers jours de janvier 1895, une réclamation, émanant d’une Puissance européenne et née de susceptibilités qu’on croyait calmées depuis un mois, fut adressée directement – et même quelque peu irrégulièrement – au Président de la République[65]. Il y aurait eu manque complet de dignité à se dérober. Il fallut donc – forcément, cette fois, – connaître les précédents de l’affaire, les pourparlers qui avaient été engagés, les notes qui avaient été échangées six semaines auparavant et accepter les choses au point où elles étaient. Après trois jours de vives préoccupations, le différend se trouva réglé dans de bonnes conditions. Et, l’incident clos, comme quelqu’un de son entourage disait au Président de la République : « Vous voyez qu’il est des heures où vous vous sentez utile à la République... ! » celui-ci de répondre : « Tout s’est bien terminé, cette fois. Qui me dit qu’un jour je ne porterai pas devant mon pays la responsabilité d’actes que je n’aurais connus que trop tard ? ».

Ce qui précède exposé, une objection vient naturellement à l’esprit. Ce qu’on jugeait mauvais, que ne tentait-on pas de le changer ?

Oui, à mon avis, d’importantes modifications auraient pu être obtenues. La preuve, c’est que – sans parler des Ministères de l’Agriculture, du Commerce et de l’Instruction Publique, qui, par leurs attributions mêmes, sont en dehors de ce débat – M. Delcassé[66] aux Colonies, comme M. Félix Faure à la Marine, agissaient tout différemment. La preuve, c’est que M. Guérin[67], Garde des Sceaux, avisé, dès le mois de Juillet, de la façon ironique dont ses bureaux comprenaient, pour les peines courantes, le droit de grâce du Président de la République – ce droit régalien qui implique une si grosse responsabilité – mit fort courtoisement ordre à un pareil état de choses.

Il est à présumer que d’autres membres du Cabinet – je ne dis pas : tous, n’ayant pas à sonder les consciences – eussent petit à petit fait de même.

On aurait donc pu sans doute, au risque de lire dans les journaux, sous forme de notes multipliées, des attaques immanquables contre « l’envahissement du pouvoir personnel[68] », obtenir des modifications. Il répugna à M. Casimir-Perier de se dépenser dans cette lutte mesquine, engagée contre qui ? Contre les hommes mêmes qui, avec lui, composaient le Gouvernement, contre ceux sur lesquels il devait par essence s’appuyer. Il ne l’engagea pas surtout parce qu’elle lui paraissait misérable en regard des considérations plus hautes qu’il entrevoyait à côté, en comparaison des graves difficultés politiques avec lesquelles il se sentait personnellement aux prises.

« Au lieu d’être utile à la République et aux intérêts dont j’ai la garde, je leur suis nuisible. » Telle est la conclusion que M. Casimir-Perier était, à tort ou à raison, mais très sincèrement, arrivé à tirer de mille faits quotidiens.

Le suffrage universel, consulté à Nogent-sur-Seine, dans la circonscription dont M. Casimir-Perier était le représentant depuis quinze ans, avait répondu : « Bachimont, radical-socialiste[69] ». Consulté à Paris, il avait répondu : « Gérault-Richard, révolutionnaire », personnage dont la seule valeur politique consistait en l’outrage du Président de la République[70]. Je sais bien que ce sont là des accidents locaux d’où l’on ne doit pas déduire une généralité. Cependant, aux yeux d’un homme à qui l’on avait dit : « le pays viendra certainement à vous... » l’expérience était rien moins que concluante, on en conviendra.

D’ailleurs, une polémique tantôt brutale, tantôt perfidement menée, travaillait l’opinion. On représentait M. Casimir-Perier comme l’exploiteur des travailleurs, comme le rempart de la féodalité financière ; une fortune fantaisiste lui était attribuée, source féconde de toutes sortes de dénigrements. D’autre part, des organes ou des écrivains qui s’étaient signalés jadis par leur zèle pour la monarchie, avaient à l’égard du Président de la République des gracieusetés d’une allure si pesante qu’on était tenté parfois de se demander si cette amabilité apparente n’était pas faite exprès pour provoquer les attaques de l’autre camp.

De là cette pensée, qui s’incrustait dans le cerveau de M. Casimir-Perier : « Mes origines, mes relations d’enfance, la fortune dont on me gratifie font l’objet d’une vaste exploitation qui tend à déconsidérer aux yeux des populations le Président de la République ; en ma personne je fais vilipender le Chef de l’État. Peut-être la mauvaise foi ne trouverait-elle pas les mêmes éléments à exploiter chez un autre ? »

En ce cas, c’est devant une campagne de presse qu’il a cédé ?

Nullement. Il a simplement tenu compte de faits dont il admettait l’authenticité. À la suite d’une enquête silencieusement menée, il avait appris qu’en province de bons républicains, de braves gens n’ayant aucune malicieuse intention, avaient tenu des propos de ce genre : « Ce Casimir-Perier, en êtes-vous bien sûrs ? » Il avait appris que ce doute, profondément froissant pour lui, prenait son origine dans la contre-partie que voici : en province aussi, des monarchistes de la veille, peu susceptibles d’être, avec toute la bonne volonté du monde, comptés comme républicains du lendemain, parlaient haut en son nom, faisant sonner des relations imaginaires.

Qu’on pût douter de sa droiture, cela le touchait au cœur et rendait d’ailleurs sa situation bien plus difficile.

Cet état de choses a été, un jour très judicieusement exposé par M. le sénateur Ranc[71], dans un article qui disait en substance : « Pour ceux qui, comme nous, connaissent de longue date la loyauté de M. Casimir-Perier, son dévouement aux institutions républicaines, le doute n’est pas permis. Mais tel n’est pas le cas de la masse et, là, on ne saurait se dissimuler que des préventions existent et sont soigneusement entretenues. Pour les faire tomber, il faut que M. Casimir-Perier fasse une politique plus nettement républicaine, plus à gauche, que tout autre ».

L’article était bienveillant et soulignait simplement une vérité.

Ce qui prouva d’ailleurs que la vérité est parfois bien près du paradoxe ! M. Casimir-Perier, élu comme modéré, était tenu, pour avoir un brevet de républicain, de s’adonner à la politique radicale. Voilà le service qu’il rendait aux convictions qui l’avaient porté au pouvoir !

De son côté, la Chambre prenait plaisir à compliquer la situation : avec une parfaite inconscience du lendemain, – les journaux ont même affirmé que certains membres du Cabinet Dupuy partageaient cette inconscience – la Chambre choisissait pour Président M. Henri Brisson, chef officiel du parti radical. C’était un déplacement d’axe politique ; à suivre de telles indications, M. Casimir-Perier était tenu d’obliquer du côté radical.

Arrêtons-nous seulement à mi-chemin.

M. Bourgeois pouvait être appelé [à présider le conseil des ministres, NdE].

Deux hypothèses étaient à envisager :

Ou M. Bourgeois échouait dans sa tentative de constitution d’un Cabinet – ainsi qu’il est advenu sur l’appel de M. le Président Félix Faure[72] –, ou il réussirait.

S’il échouait, n’eût-on pas, au ton où était montée la polémique, répété, dans les trois quarts de la presse française, que cet avortement était dû au machiavélisme du Président de la République, si loyalement qu’aurait agi celui-ci ? Et cette façon d’envisager les événements, au lieu de placer le parti radical en face de son impuissance, lui laissait le rôle de victime d’une intrigue ourdie par le Chef de l’État.

Si M. Bourgeois aboutissait, quelle était la situation de M. Casimir-Perier ? Quinze mois auparavant – il est impossible qu’on ne s’en souvienne point –, dans le Parlement comme dans la presse, avait éclaté un cri, par hasard unanime : « Assez de politique de concentration[73] ! C’est elle qui nous a conduits où nous sommes, au gâchis ; à la continuer, on mènerait le pays à la ruine ». De ce courant d’opinion était né, en Décembre 1893, le Cabinet Casimir-Perier ; ce fut sa raison d’être. Le Cabinet Dupuy procéda de la même idée. En Décembre 1894, la Chambre parut disposée à suivre un autre courant. M. Casimir-Perier n’en demeurait pas moins soucieux des préoccupations qui l’avaient porté à la Présidence du Conseil, et il disait : « Ce que tout autre, ayant été moins engagé que moi dans la politique militante, peut faire, fera bien de faire, le puis-je, moi, sans une palinodie indigne de ma conscience ? J’aurai soutenu, en qualité de Président du Conseil, que la politique de concentration mène au désarroi, et, sans qu’il se soit produit de circonstances nouvelles, mon premier acte de Président de la République sera de faire appel à cette politique que j’ai déclarée susceptible d’engendrer l’anarchie ! »

Et, si on lui objectait que ce serait tout au moins là un moyen de fournir la preuve indéniable de sa rectitude républicaine, il ajoutait : « Je n’ai même pas cette illusion. Quantité de mes amis politiques trouveraient étrange cette façon d’agir ; ceux qui me cherchent noise profiteraient de l’occasion pour proclamer qu’il m’a bien fallu passer sous leurs fourches caudines ; et, le jour où un désaccord surviendrait entre le Cabinet et moi, je n’aurais plus, abandonné des uns, malmené par les autres, qu’à me retirer, amoindri aux yeux de tous et de moi-même... »

Le raisonnement pourra paraître critiquable à certains ; je ne pense pas que nul l’accuse d’être dénué de fondement.

Mais il n’y a pas que M. Bourgeois dans le monde ? …. En effet.

Ceux qui ont pu s’imaginer que M. Casimir-Perier était homme à patronner un Ministère de réaction se sont grossièrement trompés et lui ont fait une injure qu’il ressentait profondément.

Il pouvait au besoin appeler un Ministère dit modéré, succédané du Ministère Dupuy. Mais, en ce cas, outre qu’il semblait se mettre en contradiction avec la Chambre qui venait de se donner un Président dit radical, il plaçait ce Ministère en face d’un budget non voté et de douzièmes enclins à se perpétuer.

Pour gouverner, il faut une majorité. Cet axiome quelque peu banal a besoin d’être réédité de temps à autre, car bien des gens paraissent l’oublier dans leurs calculs. La majorité de la Chambre se groupait la veille, sur le nom de M. Burdeau et, le lendemain, sur celui de M. Brisson. Quand la majorité parlementaire apparaît à ce point flottante, il ne manque pas de politiciens pour conseiller, les pieds sur les chenets, de la chercher dans le pays... Où l’eût-on trouvée ? M. Casimir-Perier estimait que, par le fait de circonstances qu’il regrettait vivement, de conditions personnelles qui ne dépendaient pas de lui-même, il aboutissait à couper le parti républicain au ras de la fraction la plus modérée, alors que, pour le bien de la République, il était nécessaire de la couper fort au delà, sur les confins du radicalisme.

Il peut se trouver une part d’erreur dans ces appréciations, qui étaient absolument personnelles à M. Casimir-Perier ; on ne saurait disconvenir qu’elles ne prissent naissance dans une conscience droite et une honnêteté scrupuleuse.

D’où cette conclusion que nous avons posée tout d’abord : « Au lieu d’être utile à la République et aux intérêts dont j’ai la garde, je leur suis nuisible ».

Cette impression, combinée avec le sentiment de responsabilité encourue et la constatation de l’impuissance quotidienne, devait fatalement donner, comme résultante, la démission de M. Casimir-Perier.

Cette démission fut connue le 15 Janvier, dans la soirée.

Pour citer cet article :
Jean-Paul Lafargue «Pages d’Histoire. [Note sur l’élection de Jean Casimir-Perier à la présidence de la République] », Jus Politicum, n° 15 [https://juspoliticum.com/article/Pages-d-Histoire-Note-sur-l-election-de-Jean-Casimir-Perier-a-la-presidence-de-la-Republique-1048.html]