Pierre Avril, « Penser le droit politique » (article publié le 06 novembre 2018)

Pour citer cet article :
Pierre Avril, « Penser le droit politique », Jus Politicum, « Actualités », mis en ligne le 6 novembre 2018 [http://juspoliticum.com/article/Penser-le-droit-politique-1264.html].

L

a publication de Jus Politicum l’atteste : l’ancienne appellation du droit constitutionnel a retrouvé droit de cité doctrinal. Cependant, la singularité de la discipline ainsi réhabilitée n’a peut-être pas été suffisamment interrogée, en ce sens que la qualification politique n’y désigne pas seulement le domaine régi comme dans les autres branches du droit, mais participe de la nature même de l’ordre constitutionnel.

1. Pour préciser cette nature, il convient de remonter en quelque sorte à la Genèse – au moment où le Fiat[1] de l’acte constituant prescrit ce que doit être le gouvernement de l’État –, c’est-à-dire quand l’ordre normatif ainsi instauré n’a pas encore été séparé de la décision politique qui l’a l’engendré (moment crucial qu’escamote l’hypothétique Grundnorm[2]). Consubstantiels à la souveraineté de l’acte constituant, droit et politique s’expriment dans l’instrumentum qu’il produit : en raison tant de son origine que de son objet, la Constitution procède de la rencontre de ces deux sources. Prolongeant la métaphore, disons que leurs eaux y confluent mais ne se confondent pas dans leurs cours ultérieurs – bien que leurs écarts de température ne puissent les laisser réciproquement insensibles (la source politique étant évidemment plus chaude et celle du droit plus froide !).

L’ordre constitutionnel qui en découle n’est donc réductible ni à « la politique saisie par le droit », ni au « droit saisi par la politique », il se situe à l’articulation des deux mouvements et tout le problème est de déterminer les caractères et le mécanisme de cette articulation – en suivant le précepte scolastique : distinguer pour mieux unir.

 

2. La Constitution est d’abord le produit d’une décision sur la forme du gouvernement de l’État. Manifestation de souveraineté, cette décision initiale institue un ordre spécifique dans lequel la nature politique de la décision est inséparable de la nature normative du texte : elle exprime la volonté qui arrête par l’acte constituant les caractères essentiels que doit revêtir l’exercice du pouvoir de l’État, mais cette norme suprême (ou plus exactement cet ensemble de normes) est aussi un « instrument de gouvernement » à vocation opérationnelle.

Une telle présentation théorique appelle une précision et une nuance qui se conjuguent d’ailleurs. Il faut d’abord souligner que la volonté politique – celle du peuple dans une démocratie – qui a décidé cet acte ne disparaît pas après son édiction ; loin d’être figée (jusqu’à une nouvelle décision constituante explicite), elle ne s’épuise pas plus dans cet acte qu’elle ne se résume en l’instrumentum qu’il produit. D’autant que celui-ci est parfois le résultat d’un « compromis dilatoire » qui dissimule un désaccord de fond sous une rédaction ambiguë : Carl Schmitt[3] cite à ce propos les lois constitutionnelles de 1875 pour lesquelles la décision différée ne fut tranchée qu’après la victoire électorale des républicains en 1877. Un tel exemple signifie que la volonté du souverain populaire, « toujours égale à elle-même », se manifeste au travers de l’application de la Constitution… mais elle doit alors s’exercer dans le cadre de celle-ci.

D’autre part, ce même exemple du compromis dilatoire de 1875 n’est qu’un cas particulier d’une expérience historique multiple qui montre que la formation et le développement constitutionnels ont parfois suivi des processus concrets complexes : la Genèse ne se réduit pas au « premier jour » et peut se prolonger en phases successives. Une décision solennelle comme le référendum de 1958 établissant la Constitution de la Ve République fut complétée en 1962 par la ratification de la pratique gaullienne et tenue depuis comme une seconde naissance. Mais la manifestation de volonté était ici incontestable, tandis que dans d’autres situations celle-ci se révéla moins explicite, voire même malaisément identifiable sur le moment – il suffit d’évoquer la « Constitution » britannique[4]. Dans toutes les hypothèses cependant, le consentement populaire est toujours présent car il est finalement la condition de l’effectivité d’une constitution. C’est un signe révélateur qu’il soit aujourd’hui très couramment requis pour en attester la légitimité.

 

3. On a vu une contradiction entre l’idée de décision politique souveraine, par conséquent discrétionnaire et illimitée, et la vocation libérale de la Constitution dont l’objet est la limitation du pouvoir de l’État[5] : comment une volonté souveraine pourrait-elle se lier sans se nier elle-même ? C’est oublier que cette volonté ne s’exerce pas dans le vide, elle s’applique précisément au gouvernement de l’État. Or l’idée d’État ne peut être pensée sans autolimitation, c’est-à-dire sans respect par l’État lui-même des règles qu’il a édictées. Selon le commentaire par Olivier Jouanjan de la formule de Jellinek[6], l’État, personne juridique, impose à tous l’obligation d’obéir à ses ordres, mais cette obligation relève nécessairement du droit, sinon elle se résumerait à un pur rapport de force ; certes, l’État dispose du monopole de la violence légitime (critère sociologique de Max Weber), mais « c’est moins dans la contrainte que dans la garantie dont la contrainte est une forme particulière, que se trouve le caractère essentiel de l’idée de droit[7] ».

C’est donc dans le cadre de l’ordre juridique étatique que s’établit la Constitution, à la fois décision politique souveraine et limitation des pouvoirs de l’État (les libéraux retiennent uniquement la limitation). Elle doit satisfaire aussi bien à l’effectivité du gouvernement qu’à la sécurité de la société. Il s’ensuit une double problématique, politique et juridique, dans l’interprétation et l’application de la Constitution.

 

4. On partira très classiquement de la Constitution définie comme loi suprême, et donc du point de vue juridique, mais sur le mode pragmatique, en observant celle qui est en vigueur depuis 1958. Sous ce rapport, d’ailleurs, l’instauration d’un contrôle juridictionnel a contribué à clarifier la situation du droit positif (quoique partiellement, compte tenu des compétences limitées attribuées au Conseil constitutionnel).

On constate que le droit s’exerce en dehors de toute interférence politique directe dans l’interprétation et l’application juridictionnelles des dispositions relatives aux droits et libertés. Mais en observant qu’un tel contrôle spécifique n’était pas prévu initialement et qu’il n’a été introduit qu’en 1971 par la décision du Conseil constitutionnel intégrant au droit positif les textes auxquels renvoie le Préambule – avant que ce contrôle ne soit implicitement ratifié en 1974, puis explicitement étendu par la révision de 2008, avec la QPC qui consacre les droits subjectifs des gouvernés : témoignage d’une mutation constitutionnelle déclenchée au-delà des textes par la juridiction chargée d’en assurer le respect. Mais il est d’autres « jurisprudences » que juridictionnelles (voir ci-après).

Au regard des gouvernants, qui sont les destinataires immédiats de la Constitution, le contrôle de conformité s’exerce sur les lois (pourvu que le Conseil en soit saisi) ; il porte sur le fond mais aussi sur les conditions d’adoption qui doivent respecter les prescriptions constitutionnelles relatives à la compétence et à la procédure. Il vise également, mais obligatoirement, les lois organiques prévues par la Constitution et les règlements des Assemblées. De ce point de vue, encore, la supériorité juridique de la Constitution s’affirme dans le droit positif – sous la réserve de l’opportunité qui inspire la politique jurisprudentielle du Conseil constitutionnel[8].

Le contrôle de conformité du Conseil s’exerce donc essentiellement sur les dispositions constitutionnelles qui concernent les actes (lois et règlements parlementaires), c’est-à-dire sur la production normative, tandis que les dispositions programmatiques relatives aux missions des pouvoirs publics et celles qui concernent leurs rapports effectifs lui échappent[9]. Or c’est ici que la nature politique de l’ordre constitutionnel se manifeste librement. Elle se manifeste spécialement dans l’usage que font les gouvernants des prérogatives qui leur sont attribuées pour appliquer le texte ; de cet usage naissent des règles empiriques qui contribuent à le fixer et que l’on peut rapprocher des conventions de la Constitution britannique[10]. Ce sont bien des règles et non de simples « pratiques » dès lors qu’elles s’imposent aux comportements des acteurs, et ces règles sont matériellement constitutionnelles parce qu’elles concrétisent la Constitution comme mode effectif de gouvernement. Elles le font à la manière d’une « jurisprudence » qui interprète largement le texte – ou son silence. Et on sait combien elles peuvent contraster avec la lecture prima facie de celui-ci : il suffit de citer la responsabilité politique non écrite du Premier ministre devant le président de la République, laquelle détermine tout le reste, car c’est en vertu de cette convention que le Président a « capté » (selon l’expression d’Armel Le Divellec[11]) le pouvoir gouvernemental de l’article 20 C – Jean-Claude Colliard, témoin bien placé, parlera de confiscation[12].

 

5. Laissant de côté le domaine des droits et libertés (bien qu’il monopolise l’intérêt de la doctrine…) pour ne considérer que le fonctionnement des institutions, on peut tirer de cette expérience les hypothèses constitutionnelles suivantes sur les rapports du droit et de la politique.

Sont juridiquement efficaces, parce que contrôlées et sanctionnées, les prescriptions sur les compétences et les procédures que le Parlement et le Gouvernement sont tenus de respecter (le président de la République – parce qu’il « veille au respect de la Constitution » en vertu de l’article 5 C ? – est pratiquement hors du champ du contrôle du Conseil, en dehors de son élection). Formant comme les pièces d’un appareil inerte, ces prescriptions représentent la part rigide et intangible (sauf révision) de la Constitution telle que l’a décidée le constituant dont la volonté s’impose ici dans le temps. Mais pour paraphraser Cormenin, cet appareil désigne la Constitution « au repos », tandis que c’est la loi électorale qui la met « en mouvement. » L’image était juste.

Quant au fond du droit, c’est la Constitution « en mouvement » qui le révèle, et la politique s’y exerce pleinement. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer une disposition, l’article 52 actuel, dont la rédaction est identique à celle de 1875 : son application confirme que le sens formel est impératif (les négociations internationales doivent être conduites au nom du président de la République et les traités doivent être ratifiés par sa signature) ; en revanche, le sens matériel dépend des rapports politiques qui en commandent la pratique. Ainsi le Gouvernement imposait sa volonté au Président de la IIIe République qui n’intervenait que marginalement pour consacrer l’engagement de l’État, au lieu qu’il en est le maître aujourd’hui. Le sens formel rend possible un contrôle juridique, tandis que le sens matériel exige une appréciation politique inévitablement discrétionnaire.

 

6. La question qui se pose alors n’est plus celle de la légalité mais celle de la légitimité d’une application qui peut s’éloigner des intentions du constituant originaire en attribuant au texte une portée parfois fort éloignée de sa signification apparente : en 1958 il était réputé établir un « régime parlementaire assaini » sous l’arbitrage du président de la République, tandis que le régime en vigueur est ce que l’on désigne commodément comme « présidentialiste » : un Président qui gouverne dans un cadre parlementaire formel.

À cette question de légitimité la réponse appartient naturellement au souverain : le peuple a approuvé cette transformation par les révisions – bien que les référendums de 1962 et de 2000 n’eussent formellement concerné que l’exercice du suffrage – et par les consultations électorales successives (à l’exception des trois cohabitations, mais ces velléités de retour à la lettre de l’article 20 C ont été neutralisées en 2000-2001). En conséquence, la pratique des gouvernants a tiré de ces ratifications répétées l’habilitation nécessaire à l’application de la Constitution par des règles non écrites, des conventions de nature à la fois politique et constitutionnelle. Si les formes ont toujours été respectées (au prix de quelques conflits d’interprétation), le fond a été substantiellement transformé en vertu de décisions politiques.

 

7. L’exemple de la Ve République n’est-il pas trop singulier pour conduire à une distinction systématique des formes, rigides parce que juridiquement efficaces, et du fond, indéterminé parce que politiquement influençable ?

L’histoire démontre cependant qu’en l’absence de tout contrôle juridictionnel les formes sont très généralement respectées, y compris dans un régime de souveraineté parlementaire comme la IIIe et la IVe République : René Capitant a souligné que l’application moniste des lois de 1875 qui établissaient un régime dualiste s’est opérée dans le respect scrupuleux des procédures alors que le fond du droit était subverti à ses yeux[13].

A contrario l’extension du contrôle juridictionnel aux rapports politiques, comme dans le cas des conflits d’organes en RFA, peut soulever des interrogations sur sa pertinence. Dans de telles hypothèses, le prétexte du contentieux juridique recouvre inévitablement un affrontement politique dont l’arbitrage est assumé par la Cour de Karlsruhe. Appliquée à notre Constitution (comme la doctrine le souhaite parfois imprudemment), un tel arbitrage ne pourrait alors qu’excéder les prudences de l’opportunité jurisprudentielle ordinaire pour devenir ouvertement politique – avec les périls contradictoires du défi démocratique ou des contorsions argumentatives auxquels se trouve exposé le « gouvernement des juges ». La situation s’est d’ailleurs présentée au Conseil constitutionnel en 1962 lors du référendum sur l’élection présidentielle : saisi par le président du Sénat, le Conseil estimait la procédure de l’article 11 C irrégulière, mais pouvait-il censurer la volonté du peuple français ? Sa décision d’incompétence, controversée mais sage, n’atteste-t-elle pas l’impasse sur laquelle débouche une conception intégriste de l’État de droit ?

 

8. « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire ! » L’apostrophe d’André Laignel à Jean Foyer lors du débat de 1982 sur les nationalisations – qui n’exprimait en l’espèce qu’une évidence (la nécessité de l’expropriation devant être « légalement constatée », selon la Déclaration de 1789, cette constatation appartenait au législateur, donc à la majorité) –, cette apostrophe a fait scandale : la politique ne doit-elle pas respecter le droit ? L’opinion y confondait la loi et la Constitution dans la même exaltation du droit au détriment de la politique. Or c’est la nature et les conditions de leur relation que le concept de droit politique conduisait à apprécier au regard du texte canonique de 1789.

Précisons sur ce point qu’il s’agit de la Constitution en vigueur et non des conditions de sa révision, lesquelles soulèvent des problèmes quasi philosophiques quant aux limites extrêmes du positivisme normativiste – c’est ce qu’ont révélé les controverses de 1962 sur le recours à l’article 11 C déjà cité (pour la procédure), avant les interrogations que provoque (pour le fond) l’adhésion à l’Union européenne au regard de la souveraineté nationale qui « appartient au peuple français » (article 3 C).

Pour résumer, dans les limites du droit positif, la conjonction « au sommet » du droit et de la politique qui a engendré l’ordre constitutionnel par un acte de souveraineté, cette conjonction ne se réduit pas à un pur instant de raison, mais inaugure un processus dialectique permanent entre les deux principes dont la Constitution fixe le cadre :

– En tant que norme suprême, elle consacre comme on l’a vu, les droits et libertés des gouvernés, garantie inhérente à l’idée de constitution qui surplombe en quelque sorte la politique : en raison de son objet, dès lors qu’elle concerne immédiatement la société tout entière, elle s’entend au sens matériel comme au sens formel et se trouve donc pleinement justiciable. Cette justiciabilité répond à l’idée d’État de droit au sens strict.

– En tant qu’appareil de gouvernement, elle répartit les pouvoirs entre les organes, division également inhérente à l’idée de constitution, et se trouve alors de plain-pied avec la politique dont elle fixe en quelque sorte les règles du jeu ; la soumission à ces règles s’impose, mais au sens formel, car les prérogatives qu’elle distribue entre les organes sont exercées par des représentants du peuple qui en disposent discrétionnairement, sous leur responsabilité, pourvu qu’ils en respectent les prescriptions formelles.

 

L’analyse ici proposée du droit politique ne répond-elle pas au double programme de l’article XVI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (les droits du citoyen étant un peu oubliés dans les références que l’on fait aujourd’hui à ce texte vénérable) : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution » ?

 

Pierre Avril

Professeur émérite de l’Université Paris II Panthéon-Assas

 

 

Pour citer cet article :
Pierre Avril «Penser le droit politique », Jus Politicum, n° 20 [https://juspoliticum.com/article/Penser-le-droit-politique-1264.html]