Ce dossier sur Hermann Heller (1891-1933), Franz Neumann (1900-1954) et Otto Kirchheimer (1905-1965) fait suite à un colloque organisé en juin 2017 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en collaboration avec l’Institut Michel Villey et l’Université de Caen. Les diverses contributions au présent numéro soulignent la manière dont ces trois juristes allemands de la première moitié du xxe siècle, encore peu connus en France, ont pour particularité de mener une approche critique du droit dans l’idée de faire progresser la démocratie et l’État de droit social (« sozialer Rechtstaat », expression dont Heller a la paternité).

 

I. Des pensées réformatrices ou critiques du droit

 

Notre intérêt pour ces trois théoriciens du droit – l’un, Heller, actif sous Weimar ; les deux autres, Neumann et Kirchheimer, membres de l’école de Francfort, s’impliquant durant la période nazie et l’après-guerre – tient à leur manière singulière d’examiner les institutions de l’État de droit. Une même méthode les rapproche : ils combinent des analyses techniques du droit constitutionnel et des institutions juridiques et politiques de l’État de droit à une analyse des faits politiques et sociaux de leur temps. Ces auteurs croisent différentes approches de théorie du droit, de théorie constitutionnelle, de philosophie politique et de théorie sociale avec l’intention de saisir les insuffisances du droit moderne face aux pouvoirs antidémocratiques, de nature politique ou économique, et d’y répondre.

Ainsi, Peine et structure sociale, écrit à quatre mains par Otto Kirchheimer et Georg Rusche, développe une théorie critique du système pénal qui croise l’histoire des régimes de pénalité à des analyses marxiennes de philosophie sociale. Le célèbre Béhémoth de Neumann intègre une analyse de la transformation du droit à des études de théorie politique et de théorie économique pour analyser les pratiques et structures du national-socialisme. Et la Staatslehre de Heller est autant informée de droit constitutionnel que de la « réalité sociale » de son temps (suivant le titre de la deuxième partie).

Ces théoriciens du droit poursuivent une ligne d’analyse qui, à l’inverse de la position de neutralité revendiquée par le positivisme juridique de Hans Kelsen, s’inquiète de ce que le droit puisse échouer à asseoir les bases d’une démocratie. Leur approche du droit reste nourrie d’études sociologiques et relève en un sens d’une théorie sociale du droit, s’il est clair que cette expression ne désigne pas une réduction de l’étude du droit à une approche sociologique.

Heller, Neumann et Kirchheimer proposent chacun des réflexions en matière constitutionnelle pour tâcher d’enrayer les forces contraires au développement et à l’application des lois qui proviennent, selon eux, de décisions politiques autoritaires et d’une administration pléthorique, ou encore d’une économie capitaliste débridée. L’œuvre majeure de Hermann Heller, Staatslehre, sera ainsi suivie par des projets de réforme constitutionnelle cherchant à implanter une démocratie sociale chez Kirchheimer et Neumann. À titre d’exemple, mentionnons l’une des propositions de Neumann qui est de théoriser une constitution économique.

Comme toute la Staatslehre social-démocrate, Heller et les membres de l’Institut en Recherche Sociale présentent une lecture du droit qui se situe à mi-chemin entre celle de Marx qui, de façon radicale, affirmait que « le droit [par définition] est bourgeois » et celle de Lassalle, lequel, dans Über Verfassungswesen (1862), voulait agir avec la constitution en prenant en compte la « constitution réelle » – c’est-à-dire les conflits sociaux et la politique constitutionnelle – par-delà le texte constitutionnel.

Aux côtés d’Ernst Fraenkel, ces trois auteurs sont qualifiés de « juristes de gauche ». Il est vrai qu’au sein même du parti social-démocrate, Neumann et Kirchheimer, de tendance plus marxiste, représentaient des tendances différentes de celles de Heller. Mais des points communs les rapprochent sur un certain nombre d’aspects significatifs. Ces trois penseurs ont mené sous la République de Weimar et, pour Neumann et Kirchheimer, après 1933, un examen et une défense des institutions de l’État de droit en pointant du doigt les faiblesses de Weimar et en critiquant les dérives fascistes de l’Italie dans le cas de Heller (Europa und der Faschismus, 1929) et pour Neumann et Kirchheimer, la déconstruction du droit par le régime nazi. Heller, Neumann et Kirchheimer écrivent en temps de crise. Si seuls Neumann et Kirchheimer verront le démantèlement de l’État de droit être opéré par le régime nazi, lequel prononce la nullité des droits fondamentaux, ils sont auparavant tous trois contemporains de la crise des institutions politiques de Weimar qui dégénère en une crise généralisée du système politique. Ils écrivent en réaction à la crise d’un ordre démocratique que la Constitution de 1919 avait la tâche de mettre en place et qui n’est pas vraiment venu. Il en ressort en particulier des écrits importants sur la crise de la légitimité, qui comme ceux de Carl Schmitt et en réponse à lui, dépassent largement le contexte des années 1930.

 

 

II. Notoriété et réception

 

Les trois juristes auxquels nous consacrons ce dossier ont connu une certaine notoriété de leur vivant. La pensée de Hermann Heller a inspiré durablement les théories de la démocratie et a influencé les rédacteurs de la Constitution de la RFA après la guerre. L’analyse par Neumann des structures et des pratiques du régime nazi dans Béhémoth lui a valu l’obtention immédiate d’un poste de professeur à l’Université de Washington lors de son arrivée aux États-Unis. Kirchheimer, de la même manière, était reconnu comme un grand théoricien de l’État. En dépit de l’influence que ces penseurs ont eue sur de nombreux auteurs, parmi lesquels, comme le souligne Olivier Jouanjan dans sa contribution, le juriste et juge de la Cour constitutionnelle fédérale allemande Ernst-Wolfgang Böckenförde le temps a fait que, de cette période, on retient surtout les noms de deux autres juristes de langue allemande : Hans Kelsen et Carl Schmitt. C’est d’ailleurs souvent l’étude des opposants à Carl Schmitt qui font connaître Heller, Neumann ou Kirchheimer – ce dernier a d’ailleurs été le doctorant de Schmitt, avant de s’opposer à lui.

Les écrits de Neumann et Kirchheimer ont été également mis à l’écart en théorie sociale. Comme l’a souligné Axel Honneth, tous deux faisaient partie de la « périphérie[1] » de l’école de Francfort. D’une part, parce que le directeur de l’Institut en Recherche Sociale, Max Horkheimer, les maintenait à une certaine distance des recherches en cours ; d’autre part, parce que les écrits de Neumann et de Kirchheimer ont été tellement bien accueillis aux États-Unis qu’ils ont d’eux-mêmes pris des distances par rapport au cercle étroit de l’Institut.

Avec le temps, Heller, Neumann et Kirchheimer ont été occultés en théorie du droit par Kelsen et Schmitt et, en théorie sociale, Neumann et Kirchheimer, par Adorno et Horkheimer.

De façon générale, la réception de ces auteurs est restée assez discrète en langue française. Leurs textes ne sont pas encore tous disponibles et peu sont traduits. Une évolution est cependant en cours. Après la parution des œuvres complètes de Heller en 1971 chez Sijthoff, celles de Kirchheimer viennent d’être publiées sous la direction de Hubertus Buchstein aux éditions Nomos[2]. Et en langue anglaise, il faut saluer le travail d’édition de William Scheuerman et de Keith Tribe qui ont chacun réuni divers essais de Neumann et de Kirchheimer sous les titres Social Democracy and the Rule of Law et The Rule of Law under Siege[3].

Notre conviction est que la pensée de ces juristes – dont le but était d’orienter les développements du droit, en pleine crise, en direction d’une démocratie sociale et d’un État de droit plus assuré – est éminemment actuelle.

L’une des intentions de ce dossier est de montrer que les travaux de Heller, de Kirchheimer et de Neumann anticipent de façon lucide et surprenante la crise dans laquelle nous nous trouvons, les blocages de la démocratie et du droit social, aussi bien au niveau national qu’européen. En effet, l’apport principal de ces juristes est d’avoir vu, dans les transformations considérables du système juridique et institutionnel des années 1920, visibles après coup dans les années 1930, non seulement une réalisation de la démocratie mais aussi des facteurs de crise et de blocage du système politique. Or, comme le dit le philosophe Giacomo Marramao, il est possible que « les années 1930 soient devant nous » : la République de Weimar est un laboratoire incomparable pour penser la dé-démocratisation et la révolution conservatrice actuelles.

 

III. Trois approches singulières du droit

 

Les études de Heller, Neumann et Kirchheimer présentent des points communs, on l’a vu. Mais ce sont surtout trois personnalités théoriques bien distinctes. Cette esquisse sera, bien entendu, complétée par les différentes contributions du dossier.

 

Heller versus Kirchheimer et Neumann

 

Heller fait l’objet de plusieurs contributions dans le présent dossier aussi ne présentons-nous ici que les écarts entre sa théorie et celles des Francfortois.

Avec le recul, il semble que Heller présente davantage une « grande théorie » de l’État que ne le font Neumann et Kirchheimer, lesquels, pour des raisons conjoncturelles mais également théoriques, sont plus portés vers la critique et les analyses historiques.

Alors que Heller oppose radicalement État de droit et dictature (« Rechtsstaat oder Diktatur ? », 1929), Kirchheimer et Neumann montrent qu’il existe plutôt un rapport dialectique entre les deux : la dictature n’est pas seulement l’autre de l’État de droit, elle en est aussi la face sombre. On retrouve cette idée au centre du Béhémoth de Neumann, qui est non seulement un livre sur le fascisme mais aussi sur le capitalisme organisé et sur l’État social des démocraties de masse.

Neumann et Kirchheimer se détachent ainsi de Heller en montrant que ce ne sont pas seulement des forces externes qui affaiblissent l’État social et la démocratie. Une dialectique interne les mine tout autant. Le fascisme mais aussi la technocratie et l’extension inquiétante de la bureaucratie[4] sont à leurs yeux des risques internes à la démocratie elle-même.

Une thèse importante de Heller, par rapport à laquelle Neumann et Kirchheimer se positionnent également, consiste à dire que l’État de droit a besoin de l’État social : le mot de démocratie ne signifie plus rien sans les droits sociaux et sans la construction de ce qu’Ernst Fraenkel appelle la « démocratie collective », depuis qu’on est passé du capitalisme concurrentiel au « capitalisme organisé » des monopoles, des cartels et des trusts. Dans le prolongement de cette idée, l’un des diagnostics prégnants de Kirchheimer et de Neumann signale la façon dont les fondements sociaux de l’État de droit libéral se sont effrités.

Mais alors que Heller pense encore maintenir le cadre conceptuel et les instruments de l’État de droit libéral, Kirchheimer et Neumann dévoilent ses insuffisances. Pour trouver un compromis entre les différents groupes sociaux et pour institutionnaliser l’intérêt public, les théoriciens critiques ont montré que la défense des libertés fondamentales de l’individu, l’insistance libérale sur l’égalité devant la loi et le pouvoir affaibli du parlement ne suffisaient plus. Le cadre de l’État de droit libéral du xixe siècle est, pour eux, devenu incapable de pacifier les luttes sociales et de résoudre le problème de la concentration du pouvoir dans l’économie.

 

Kirchheimer et Schmitt

 

Kirchheimer est sans doute le plus schmittien des trois. Et son rapport à Schmitt, à qui il reprenait des intuitions tout en s’opposant à lui sur le plan politique, le rendait difficile à identifier. Pour la gauche, sa proximité avec Schmitt était suspecte. Pour les socio-démocrates, dès les années 1920, il était trop marxiste et radical. Et pour la gauche radicale, c’est son orientation malgré tout parlementariste qui était suspecte.

Nombreux sont les propos de Kirchheimer et les différends qu’il a avec Neumann qui trouvent un motif dans son prisme schmittien. Ainsi, Kirchheimer, dans un soupçon tout à la fois marxiste et schmittien, a moins confiance que Neumann dans les syndicats comme facteur de changement social. À la différence de Neumann, il émet des réserves sur la seconde partie de la constitution de Weimar et son étonnante reconnaissance des soziale Grundrechte. Il y voit moins un programme d’action que l’atermoiement d’un tel programme, ce qui lui fait dire que la Constitution de Weimar est une « constitution sans décision ».

Quand il critique la vision « romantique » qu’ont les pluralistes anglais (Figgis, Cole et Laski) des rapports entre groupes dans la société industrielle, ce sont aussi ses camarades Neumann et Fraenkel qu’il critique (Neumann était l’élève de Laski). Il écrit en 1944 : « entre l’image créée par les Genossenschaftstheorien en tout genre » qui veulent « réconcilier la réalité de la société industrielle avec les principes individualistes des différentes constitutions » et « la réalité des groupes dans la société industrielle, l’écart est grand ». Et encore :

On croirait lire Schmitt. Et, de fait, comme Schmitt, Kirchheimer abandonne l’espoir de trouver un sujet permanent de la souveraineté qui serait capable d’harmoniser les intérêts des différents groupes d’intérêt. Mais il refuse aussi le décisionnisme qui consiste à attribuer la souveraineté à ceux qui sont capables d’exercer la domination politique dans les situations d’exception. Le décisionnisme n’est pour lui qu’un symptôme, celui « d’une société où l’équilibre des groupes est très instable et où aucun automatisme ne peut assurer leur coordination[6] ».

 

Quelques mots enfin sur Neumann

 

Comme le note Gert Schäfer dans la postface de l’édition allemande du Béhémoth, les interprétations de Neumann prennent le contre-pied de tous les courants idéologiques de l’Allemagne postfasciste. En refusant d’opposer si simplement totalitarisme et pluralisme, Neumann heurte de front les analyses dominantes du totalitarisme de l’après-guerre.

Neumann prend la structure de la République de Weimar comme point de départ pour comprendre le régime nazi. Son point de départ est le rapport étroit qu’ont noué les bureaucraties étatiques et les dirigeants de l’industrie après la Première Guerre mondiale, rapport quasi symbiotique sur lequel on jetait le manteau de la loi. Son analyse du dépassement tendanciel de l’opposition de l’État et de l’économie, et de l’apparition de nouveaux sujets de pouvoir dans le système du marché de presque tous les pays capitalistes (les Konzerne, monopoles, syndicats, trusts et cartels) le conduit à penser que c’est au niveau des corps intermédiaires entre individu et État que se joue le destin de la démocratie dans la société post-libérale.

À la différence de Horkheimer, Pollock ou Arendt, Neumann refuse de penser le nouvel ordre autoritaire comme la suppression, par le politique, de l’autonomie de la sphère « civile » ou « privée », ou encore comme une diminution de complexité. Le régime nazi n’est pas pour lui un étatisme intégral dans lequel police et administration prennent tout en charge. La dynamique même de la dictature provient pour lui de l’équilibre précaire et de la relation conflictuelle entre différents corps et « blocs » de pouvoir, dans le contexte du capitalisme monopolistique. Ce qui suppose que la distinction entre société civile et État soit abandonnée.

En effet, pour Neumann, ce qui est nouveau sous le nazisme (l’adhésion obligatoire et le principe du Führer) n’est que l’aboutissement d’un processus déjà à l’œuvre sous Weimar au cours duquel l’économie privée elle-même se bureaucratisait et se soumettait de plus en plus à des principes autoritaires.

Loin donc de se traduire par un primat du politique sur l’économie, le régime nazi avait selon lui peu de choses à ajouter à la structure des associations de l’économie « privée » de la République de Weimar. C’est une thèse semblable que Kirchheimer avait soutenue en 1935 contre Horkheimer : pour lui, le capitalisme de monopole était renforcé par le régime nazi et non pas dissous par lui et par un prétendu primat du politique[7].

À ce sujet, Kirchheimer et Neumann sont donc très proches l’un de l’autre, même si Neumann ne s’est rallié que plus tard au pessimisme de Kirchheimer. On sait qu’en 1930 au « Weimar und was dann? » de son camarade qui critiquait la tendance au compromis des socio-démocrates, Neumann avait d’abord répondu « Erst einmal Weimar! ». Mais il lui a finalement donné raison dans Béhémoth. Rappelons que le but du livre de Neumann était de reconstruire l’Europe : l’Europe ne devait pas se reformer en États hostiles. On aimerait savoir ce que Heller, Neumann et Kirchheimer écriraient aujourd’hui face à la perte de légitimité des institutions européennes.

 

IV. Les contributions au numéro de Jus Politicum

 

Le présent dossier comprend cinq articles sur Heller, une contribution sur Kirchheimer, et une autre sur Neumann.

Dans sa contribution, Marcus Llanque montre en quoi on peut rattacher la pensée de Heller à la tradition intellectuelle du républicanisme. Celle-ci était beaucoup moins développée en France et aux États-Unis qu’en Allemagne, en dehors d’éléments chez Fichte et Hegel et du souvenir de l’expérience de 1848. La terminologie du républicanisme n’était donc pas disponible immédiatement pour l’auteur de la Staatslehre. Llanque s’emploie à montrer qu’il est néanmoins possible de traduire les concepts et les engagements de Heller dans le langage de cette tradition. Lisant la pensée hellérienne au prisme de distinctions apparues dans la science politique après 1945, il rapproche l’œuvre de Heller de la tradition du républicanisme « civique » – qui promeut l’action collective des citoyens et identifie l’État au self-government – plutôt que du néo-républicanisme, lequel cherche à réconcilier le libéralisme individualiste et le républicanisme classique.

L’article d’Olivier Jouanjan, « Enjeux de la théorie hellérienne de l’État », offre un examen précis de la théorie de l’État de droit de Heller en soulignant la manière dont elle prend appui sur une sociologie de l’État. Olivier Jouanjan met en valeur l’importance de Heller de nos jours en s’intéressant en particulier à sa postérité : il détaille avec soin la manière dont le juriste Ernst-Wolfgang Böckenförde trouve chez Heller un appui pour défendre l’idée selon laquelle l’État est d’abord une « forme de vie humaine et sociale », soit, ajoute Jouanjan, « un système d’organisation avant d’être un système de valeurs ». Dans la pensée de Heller, Böckenförde aurait trouvé un contrepoids de taille face aux analyses acerbes de la démocratie élaborées par Carl Schmitt.

Renaud Baumert se penche sur les analyses que Heller a données du fascisme, notamment dans son livre Europa und der Fascismus. Plutôt qu’au marxisme, son interprétation s’apparente selon Baumert à celle de Benedetto Croce et à celles, plus tardives, des historiens Friedrich Meinecke, Gerhard Ritter ou Golo Mann. Pour Heller, comme pour ces historiens, le fascisme provient avant tout d’une « crise morale de l’Europe ». Il serait la réaction antirationaliste et antilibérale à la promesse d’émancipation non tenue du rationalisme des Lumières et à son renversement en rationalité instrumentale. C’est un « État de droit social » (sozialer Rechtsstaat) que Heller appelle de ses veux pour contrer la menace fasciste dès le début des années 1920.

Les deux contributions de Nathalie Le Bouëdec (« De l’État de droit libéral à l’État de droit social ») et de Céline Jouin (« “Donner une forme sociale à l’État” : Heller et Gierke ») examinent le sens que revêt ce concept hellerien d’« État de droit social », lequel sera repris en 1930 par Franz Neumann et surtout dans La loi Fondamentale de 1949 (article 28). Nathalie Le Bouëdec enquête sur les sources multiples du concept depuis la fin du xixe siècle et sur son rapport aux conceptions proches d’autres juristes de gauche de la République de Weimar (le droit du travail de H. Sinzheimer, la « démocratie collective » d’E. Fraenkel). Elle analyse de très près la manière dont s’articule chez Heller l’« État de droit social » et l’État de droit libéral, montrant que, pour lui, le rapport entre les deux est loin de se réduire à un simple antagonisme, ce qui fait l’originalité de sa pensée.

Céline Jouin se concentre sur la source principale du concept hellérien d’« État de droit social » : la pensée d’Otto von Gierke (1841-1921). Elle livre une synthèse inédite de la façon dont, au fil de ses textes, Heller lit la théorie de la Genossenschaft et en particulier le livre de Gierke sur Althusius (1880) qui lui sert de modèle. Elle montre en quoi l’auteur de la Staatslehre s’écarte de l’usage que font Duguit, Preuss et les pluralistes anglais de la théorie gierkienne. C’est parce que Heller a bien vu que Gierke ne dressait pas les corporations contre l’État, mais qu’il introduisait le droit constitutionnel à tous les niveaux, qu’il peut se servir de sa pensée pour promouvoir un État social qui, au lieu d’ajouter une fonction paternaliste de redistribution à l’État de droit libéral, le reconfigure de l’intérieur.

Le texte d’Augustin Simard, « La force d’inertie des formes juridiques. Otto Kirchheimer et la critique du droit », présente Otto Kirchheimer comme un critique singulier du droit qui, à son époque, se distingue à la fois de la critique des idéologies de style marxien et de la critique thérapeutique (dont la figure exemplaire est Kantorowicz). Simard analyse la manière dont la force critique des analyses de Kirchheimer réside dans une méthode particulière qui ne sépare pas l’étude des notions de leur dimension historique en procédant à une généalogie des concepts. L’étude détaillée de l’expropriation faite par Kirchheimer dans Die Grenzen der Enteignung fournit un cas exemplaire de cette ligne méthodologique.

La contribution de William Scheuerman, « Liberal Democracy’s Crisis: What a Forgotten “‘Frankfurter” Can Still Teach Us », met en exergue l’actualité de la théorie de Franz Neumann en partant de la situation de crise des démocraties occidentales. La question du césarisme ainsi que celle des émotions politiques analysées par Neumann dans The Democratic and the Authoritarian State retrouvent tout leur poids dans un contexte où les tendances autoritaires redeviennent une tentation démocratique. La théorie de Neumann, située à mi-chemin entre le marxisme et le libéralisme politique, offre des ressources critiques pour les temps présents selon Scheuerman.

 

Isabelle Aubert
Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (UMR 8103 ISJPS) et Institut Universitaire de France

Céline Jouin
Maître de conférences à l’Université de Caen Normandie (EA 2129 Identité et subjectivité)

 

Pour citer cet article :
Céline Jouin, Isabelle Aubert «Présentation », Jus Politicum, n° 23 [https://juspoliticum.com/article/Presentation-1294.html]