En complément d’un ouvrage paru en septembre 2015 chez Dalloz (Jean Casimir-Perier, Notes sur la Constitution de 1875, Paris, Dalloz, 2015), ces trois documents (le premier de la main du secrétaire général de la présidence de la République, les deux autres de l’ancien président lui-même), issus du même fonds d’archives, éclairent les six mois de la présidence Casimir-Perier, de son élection en juin 1894, à sa démission en janvier 1895. Ces divers témoignages, qui concernent principalement l’articulation des différents pouvoirs dans le cadre du gouvernement parlementaire (rapports entre l’exécutif et le parlement, mais surtout rapports des différents organes de l’exécutif entre eux), révèlent les efforts sans cesse contrariés de Jean Casimir-Perier pour faire prévaloir la Constitution formelle sur la Constitution réelle, et ses velléités de résistance, toujours impuissantes, à l’interprétation moniste du fonctionnement des institutions qui résultait de la pratique du régime dans l’après 16-mai.

 

De son expérience politique en général, et de son bref passage à l’Élysée en particulier, Jean Casimir-Perier n’a pratiquement jamais livré de détails. Après son retrait brutal de la vie politique, en janvier 1895, il n’a que très rarement consenti à évoquer les six mois de sa présidence, qui furent pour lui une expérience extrêmement douloureuse.

Les événements, les rapports de force entre les principales institutions, les circonstances mêmes de sa démission nous étaient, certes, partiellement connus : Jean Casimir-Perier venait tout juste d’accéder à la magistrature suprême lorsque le capitaine Alfred Dreyfus fut arrêté, le 15 octobre 1894, puis condamné, le 22 décembre de la même année, à la dégradation et à la déportation pour crime de trahison. Sans « l’affaire », nul doute que l’éphémère présidence serait pratiquement tombée dans l’oubli. Au moment de la révision du procès devant le Conseil de guerre de Rennes et devant la Cour de cassation (en août 1899[1] et en mai 1904[2]), Perier fut en effet appelé à témoigner devant la justice, afin notamment d’exposer son degré de connaissance du dossier, et – question cruciale – la nature de ses relations avec le général Mercier et Gabriel Hanotaux, qui étaient respectivement, à l’époque de la condamnation du capitaine, ministre de la guerre et ministre des affaires étrangères.

En dehors des dépositions de Perier pendant la révision – dépositions qui furent riches de renseignements sur sa situation à l’Élysée – et des récits et analyses des nombreux historiens de « l’affaire[3] », la lettre que l’ancien chef de l’État avait adressée au journal le Temps, en février 1905[4] fut, pendant très longtemps, la principale source – de ce fait très largement exploitée – de toute enquête consacrée à sa présidence[5].

Ces documents pourront désormais être complétés par une série de notes et de textes, inédits à ce jour, issus de l’immense fonds du Château de Vizille et de la famille Perier (conservé aux Archives Départementales de l’Isère[6]), publiés en septembre 2015 chez Dalloz, et aujourd’hui dans la revue Jus Politicum.

L’ouvrage paru chez Dalloz comprend notamment une « Étude sur la Constitution de 1875 », rédigée entre 1899 et 1903 par l’ancien président de la République. Après avoir brossé un état des lieux de la pratique des institutions mises en place par les lois constitutionnelles de 1875 en dénonçant les dysfonctionnements du parlementarisme à la française, Jean Casimir-Perier y formulait une série de propositions de réforme visant au rééquilibrage des différents organes constitués, qui devait principalement être atteint par un renforcement de l’autorité de l’exécutif[7]. Issus du même fonds d’archives, les trois documents ici publiés complètent les textes plus théoriques rassemblés dans les Notes sur la Constitution de 1875. On y trouve, sous les plumes de Perier lui-même et de l’un de ses plus proches collaborateurs, à travers le récit des événements marquants de la présidence, le témoignage direct d’observateurs avisés sur le fonctionnement des institutions et sur les contraintes, notamment politiques, qui ont souvent lourdement pesé sur le jeu institutionnel.

Malgré la subjectivité dont ils sont inexorablement empreints, ces témoignages sont précieux à plusieurs titres : en raison de leur rareté, d’une part, les titulaires de la fonction présidentielle sous la Troisième République n’ayant que rarement pris la peine de tenir un journal ou de rédiger des Mémoires : « à quoi bon, observe Bertrand Joly, dresser la chronique d’une abstention permanente ou se souvenir d’une longue passivité[8] ? ». En raison de la spécificité de la conception de la présidence de Jean Casimir-Perier, d’autre part, ce dernier refusant à tout prix de revêtir l’étroit costume présidentiel hérité de Jules Grévy. Son témoignage révèle ainsi ses efforts sans cesse renouvelés et immanquablement contrariés pour faire prévaloir la Constitution formelle sur la Constitution réelle, ses velléités de résistance, toujours impuissantes, à l’interprétation moniste du fonctionnement des institutions qui résultait de la pratique du régime dans l’après 16 mai.

Président « maudit[9] » et dénigré par la postérité, Jean Casimir-Perier (1847-1907) fit ses débuts en politique en février 1876, à l’âge de vingt-neuf ans. Il fut alors élu – sans concurrent – à la Chambre des députés, dans l’arrondissement de Nogent-sur-Seine, situé dans l’Aube, où son grand-père, le « grand » Casimir-Pierre Perier, avait acquis en 1820 le château de Pont-sur-Seine. Entre 1877 et 1893, il fut constamment réélu dans son « fief » de Nogent, et conserva ainsi son siège à la Chambre jusqu’en juin 1894, date de son élection à la présidence de la République. Dans l’hémicycle, Perier siégea d’abord à gauche parmi les députés de la majorité républicaine puis, l’axe de la majorité parlementaire se déplaçant au fil des élections successives, il se déporta vers le centre pour prendre place parmi les opportunistes[10]. Un seul événement vint interrompre ce mandat de représentant qu’il exerça pendant près de vingt ans : en février 1883, il présenta sa démission au président de la Chambre afin de ne pas prendre part au vote de la loi privant les familles ayant régné sur la France de certains de leurs droits[11]. À cette occasion, il expliqua à ses électeurs qu’il lui était impossible de « concilier » ses « devoirs de famille avec la conduite que [lui] dict[ai]ent [s]a conscience et [s]es convictions républicaines[12] ». La grande dynastie bourgeoise des Perier était en effet, depuis la monarchie de Juillet, alliée aux orléanistes : le grand-père (Casimir) et le père (Auguste) de Jean Casimir-Perier avaient servi Louis-Philippe ; sa tante Jenny Fontenilliat (la sœur de sa mère) avait épousé, en 1845, le duc d’Audiffret-Pasquier[13].

Un mois après sa démission, en mars 1883, Jean Casimir-Perier se fit réélire dans l’Aube dans le cadre de l’élection législative partielle organisée pour pourvoir son siège laissé vacant. Après ce bref intermède, il ne quitta plus l’hémicycle que pour prendre ses fonctions de chef de l’État.

À l’été 1894, son élection à la magistrature suprême (le 27 juin) après cinq mois et demi de présidence du Conseil[14], se fit dans les conditions dramatiques de l’assassinat de Sadi Carnot, à Lyon, par le militant anarchiste Caserio. Perier fut alors notamment choisi pour la fermeté que lui prêtaient les républicains modérés, et malgré la très vive opposition des radicaux et des socialistes qui lui reprochaient tour à tour ses origines, ses alliances familiales, sa fortune supposée, mais aussi, sur le plan politique, les lois « scélérates » adoptées par le Parlement alors qu’il était président du Conseil, quelques jours après l’attentat d’Auguste Vaillant contre la Chambre[15]. Six mois à peine après son arrivée au palais de l’Élysée, le 15 janvier 1895, Jean Casimir-Perier adressait aux députés et aux sénateurs son message de démission.

C’est précisément le contexte de son élection à la présidence, et les circonstances de sa démission, qu’explore pour les éclairer la courte note de Jean-Paul Lafargue, qui est le premier texte ici publié. Comme les deux autres, ce texte manuscrit (d’environ vingt-cinq mille signes), rédigé par le secrétaire général de l’Élysée de la présidence Perier, est conservé aux Archives Départementales de l’Isère, dans le fonds du Château de Vizille et de la famille Perier[16].

Le second document, rédigé de la main de Jean Casimir-Perier lui-même[17], se présente sous la forme d’un texte d’environ quatre-vingt-cinq mille signes, couché sur soixante folios. Dans son Histoire des Présidents de la République, Adrien Dansette faisait état, sans autres précisions, d’un mémoire rédigé par Casimir-Perier rue du Faubourg Saint-Honoré[18] ; peut-être s’agit-il de ce même document, à ceci près que le « Récit des événements de la présidence » (le titre a peut-être été attribué au document par l’archiviste), qui n’est pas daté, a été écrit après la démission de janvier 1895, sans doute dans les semaines qui l’ont suivie. Trois éléments permettent d’étayer cette affirmation : d’une part, si le texte est parfois incomplet d’une façon qui laisse entendre que Perier a oublié certains éléments dont il aurait pu souhaiter rendre compte, les détails sont livrés de façon extrêmement précise. L’incomplétude permet de supposer que le texte du « Récit... » n’a pas toujours été écrit sur la base de notes journalières, prises de façon systématique ; sa précision laisse entendre que c’est dans les semaines qui ont suivi la retraite que sa rédaction a débuté. Cette intuition est d’autre part confortée par le texte d’une lettre, adressée en février 1895 par Perier à sa mère – avec laquelle il s’entretenait régulièrement de sujets politiques, comme le révèle une partie de leur correspondance conservée dans le fonds. Jean Casimir-Perier notait alors qu’il avait entreprit de coucher sur le papier des « notes » concernant les six mois et demi de sa présidence :

Je vous assure que la politique ne me manque pas du tout. En rédigeant des notes sur les évènements de ces sept derniers mois, je me condamne à revivre en pensée cette période qui m’a paru si stérile et si longue. Il m’en reste un dégoût profond des politiciens, un mépris à peu près général pour les mobiles qui les font agir. Quelle est la force mystérieuse qui peut faire vivre un pays et un gouvernement quand les passions généreuses y sont à ce point remplacées par les calculs individuels et les appétits matériels[19] !

Sans être irréfragable, la présomption est forte que Perier faisait alors état du texte ici publié. Enfin, dans le fonds d’archives, le texte de ce « Récit... » est conservé juste avant le procès-verbal des entretiens avec Dupuy, Hanotaux et Poincaré, qui est, quant à lui, précisément daté de mars 1895, et qui constitue le troisième document publié. Cette proximité matérielle permet aussi de supposer, au moins dans une certaine mesure, que les documents ont été rédigés à peu près à la même époque.

Le « Récit des événements de la présidence » s’ouvre par la relation des faits survenus le dimanche 24 juin 1894, c’est-à-dire par l’assassinat du président Sadi Carnot à Lyon. Jean Casimir-Perier, qui était alors le président de la Chambre des députés issue des élections législatives de l’été 1893, fut évidemment immédiatement prévenu, et très rapidement pressenti pour prendre la succession du défunt président[20]. Le texte du « Récit... » s’achève le 16 janvier 1895, c’est-à-dire le lendemain de la démission de Jean Casimir-Perier. Sans toujours respecter une présentation chronologique des événements[21], Perier a consigné dans son manuscrit certains épisodes de sa présidence, qui concernent principalement ses rapports avec les membres du gouvernement. Tous révèlent la marginalisation du chef de l’État au sein des équilibres institutionnels résultant de l’après 16 mai, et les vains efforts du président pour faire prévaloir sa conception dualiste du régime parlementaire.

Le troisième et dernier document, enfin, également rédigé par Jean Casimir-Perier en mars 1895[22], résume les entretiens qu’il eut, après sa démission, avec trois membres du gouvernement qui avait exercé ses fonctions pendant sa présidence : Charles Dupuy, le président du Conseil et ministre de l’intérieur et des cultes ; Gabriel Hanotaux, le ministre des affaires étrangères ; et enfin Raymond Poincaré, le ministre des finances. Les relations entre Jean Casimir-Perier et les membres du cabinet furent, durant toute sa présidence, extrêmement tendues, Perier étant incapable de se résigner à l’effacement. S’il chercha, en mars 1895, à obtenir des explications ou des excuses de la part de « ses » ministres – comme il les désignait lui-même à tort –, il n’en obtint guère. Tous les entretiens, qui concernaient indirectement les rapports entre le chef de l’État et le gouvernement dans un régime parlementaire tournèrent rapidement au dialogue de sourds, Perier se prévalant d’une interprétation dualiste des lois de 1875 et du régime parlementaire, alors que les membres du gouvernement en défendaient une conception moniste.

La note de Lafargue était précisément référencée dans l’inventaire du fonds du Château de Vizille et de la famille Perier, et a été découverte en même temps que les commentaires de Perier sur la Constitution de 1875 (publiés dans le recueil des Notes sur la Constitution de 1875), lors d’une première exploration du fonds, six mois avant les deux autres documents. Lorsque le « Récit des événements de la présidence » et le « Résumé des entretiens... » furent exhumés, la présentation du texte de Lafargue, complémentaire de l’introduction aux Notes sur la Constitution de 1875 et rédigée au même moment, était pratiquement achevée. Il nous a semblé superflu (et difficile, si l’on souhaitait éviter les redites) de recommencer alors le travail de présentation approfondie des deux derniers documents ici publiés. C’est pourquoi les témoignages de Jean Casimir-Perier sont, contrairement au texte de Lafargue, publiés pratiquement « bruts » – en dehors des notes de présentation des noms cités[23], et de quelques notes critiques jugées indispensables à la bonne compréhension des textes. La lecture de ces deux documents peut être utilement complétée par la présentation du texte de Lafargue, qui concerne principalement les motifs de la démission de Perier, en janvier 1895, et par notre présentation des Notes sur la Constitution de 1875, qui résume les idées constitutionnelles de l’ancien chef de l’État.

 

Nota bene : La ponctuation a été très légèrement modifiée par endroits afin de rendre plus aisée la lecture des différents textes. Le texte du « Récit des événements de la présidence » a été amputé de quelques passages qui ne présentaient aucun intérêt (une dizaine de lignes au total).

Elina Lemaire est maître de conférences à l’Université de Bourgogne, membre du CREDESPO et de l’Institut Michel Villey.

Pour citer cet article :
Elina Lemaire «Présentation générale des trois textes publiés », Jus Politicum, n° 15 [https://juspoliticum.com/article/Presentation-generale-des-trois-textes-publies-1047.html]