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ondée par les professeurs Denis Baranger, Armel Le Divellec et Carlos-Miguel Pimentel il y a maintenant dix ans, Jus Politicum, revue de droit politique figure désormais parmi les revues de référence en droit constitutionnel. Son rayonnement dépasse assez largement les seules frontières nationales, comme en témoignent les statistiques de fréquentation de son site internet (www.juspoliticum.com/la-revue), mais aussi et surtout les nombreuses références faites aux articles qui y sont publiés dans des travaux scientifiques.

Comme cela était souligné dans l’article inaugural de présentation de la revue, ses fondateurs, constatant un « important rétrécissement de l’horizon d’étude des processus de l’action politique », souhaitaient créer un support où pourraient « apparaître toutes les contributions requises en vue d’appréhender de la façon la plus vaste et la plus diversifiée le phénomène des constitutions politiques[1] ». Pour cela, Jus Politicum s’efforce de retisser les liens largement distendus dans le monde académique entre la science juridique et certaines disciplines voisines (la science politique, l’histoire et la philosophie, notamment) en refusant le cloisonnement disciplinaire et la réduction du champ de la science du droit constitutionnel à l’étude des seuls discours produits par le juge.

À l’occasion de son récent anniversaire qui coïncidait – à deux mois près – avec les soixante ans de la Constitution de la Ve République, l’idée est née d’un colloque qui interrogerait la fécondité de la perspective de droit politique comme outil d’analyse et de compréhension du fonctionnement de la Ve République.

Héritier du constitutionnalisme classique, le droit politique s’efforce de renouer avec la dimension institutionnelle du droit constitutionnel, que la fascination qu’exerce une vision purement contentieuse de ce droit ou que la rigueur du normativisme d’inspiration kelsénienne tendent à éclipser. La constitution peut-elle être, en effet, réduite à un code de procédure ou encore à une norme ? N’y a-t-il pas, au contraire, résurgence constante d’enjeux politiques, constituants, épistémologiques ou doctrinaux ?

Autant de questionnements qui expliquent pourquoi le droit politique a pour ambition de s’efforcer d’appréhender le phénomène politique dans son entièreté, même – et surtout – s’il sort du cadre purement normatif. En effet, si la politique appelle l’existence d’un cadre normatif, elle s’affranchit aussi allégrement des formes juridiques préétablies et produit des réalités qui ne sauraient être réduites aux seules normes. Ainsi les décisions stratégiques et tactiques, l’évaluation de l’adaptation des fins aux moyens, les interprétations subjectives des gouvernants et des gouvernés, sont autant de réalités et de comportements qui excèdent la définition et l’observation d’une règle et qui, pourtant, intéressent la science du droit constitutionnel dans la mesure où ils donnent un contenu aux abstractions juridiques et déterminent le fonctionnement et la spécificité d’un système politique déterminé.

Le droit politique repose ainsi sur l’idée très générale selon laquelle le droit constitutionnel ne peut être correctement appréhendé sans la prise en compte de la réalité politique qui lui est sous-jacente (l’exercice du pouvoir, la production d’institutions et de valeurs ou de faits à valeur normative, etc.). C’est même là l’un de ses postulats fondamentaux, qui marque d’ailleurs sa filiation avec le constitutionnalisme classique, pensée de la limitation du pouvoir par le droit. Pour le droit politique, la subordination du pouvoir au droit, son encadrement juridique, sont perçus comme des présupposés fondant la discipline du droit constitutionnel. Un autre de ses présupposés est plus contesté de nos jours, puisqu’il revient à soutenir que la justice constitutionnelle n’est pas la seule technique permettant de rendre compte de cette limitation du pouvoir des gouvernants par le droit. D’une certaine manière, la constitutionnalisation des branches du droit par la voie du contentieux, si elle est intégrale, détruit l’objet même de la science du droit constitutionnel : paradoxal succès que celui d’une discipline qui perd son objet et sa raison d’être en réalisant ses fins[2]. La réduction du droit constitutionnel au contentieux constitutionnel est donc une impasse, tout comme l’est probablement celle du droit international public au contentieux international. Cela explique pourquoi l’on a pu se dispenser, dans ce colloque et dans ce numéro de la revue, d’une étude portant spécifiquement sur le Conseil constitutionnel pour rendre compte de l’actuelle Ve République. Une telle omission volontaire embarrassera certains, mais c’est pourtant le résultat d’un jugement de fait : la jurisprudence du Conseil constitutionnel n’a pas bouleversé l’architecture constitutionnelle de notre pays, malgré la prétendue « révolution » de 1971.

Afin de compléter cette dimension abstraite des présupposés du droit politique, ce colloque avait pour ambition de permettre une meilleure définition de la notion de droit politique en s’efforçant de la saisir à travers l’usage qui en est fait lorsqu’elle est appliquée à un système politique déterminé : ici, celui de la Ve République. Réciproquement, il visait à éprouver ce que la perspective du droit politique pouvait apprendre de ce régime politico-juridique qu’est la Ve République.

Mesurer la fécondité du concept de droit politique pour comprendre la Ve République supposait au préalable de faire retour sur la définition de la notion de droit politique. C’est à cette tâche que se sont courageusement attelés les auteurs des premières contributions rassemblées dans cette livraison. Parmi eux, certains ont procédé par l’exemple ; d’autres ont préféré la comparaison avec d’autres « manières de faire du droit constitutionnel », tandis qu’un troisième ensemble d’auteurs a tenté de caractériser le « regard » droit politique afin de dégager, si ce n’est un critère d’identification, du moins des tendances communes aux auteurs « empruntant » le regard du droit politique.

S’agissant des exemples – et l’on pourrait même dire, si l’on se réfère aux termes d’Olivier Beaud[3] dans son hommage appuyé à la thèse de Jean Rossetto, des « modèles » –, le droit politique semble faciliter l’étude et l’analyse proprement juridique du phénomène politique par le constitutionnaliste. Tel est le cas, ainsi que l’a montré Olivier Beaud, de la thèse de Jean Rossetto qui s’efforce d’expliquer ce décalage propre au droit constitutionnel entre les énoncés constitutionnels et leur mise en œuvre. Tel est également le cas de Böckenförde, dont l’œuvre constitutionnelle peut, comme le démontre Olivier Jouanjan, être interprétée à la lumière de ce concept-clé que constitue la notion du politique[4]. Tel est enfin le cas de Maurice Hauriou qui, comme le montre la contribution de Jacky Hummel[5], peut être considéré comme une inspiration très précieuse pour comprendre le pouvoir administratif bureaucratique et son développement sous la Ve République, ainsi que l’idée selon laquelle gouverner, c’est d’abord et avant tout agir. Là encore, le regard « droit politique » de Maurice Hauriou tel qu’interprété par Jacky Hummel permet de cerner le lieu du pouvoir et de le confronter au droit. Que ce soit pour Jean Rossetto ou pour la lecture « haurioutiste de l’article 20 de la Constitution de 1958 », on voit bien que le droit politique n’hésite pas à puiser ses sources dans les disciplines voisines du droit constitutionnel : le droit international public pour Jean Rossetto, le droit administratif pour mieux comprendre, à l’aune des écrits d’Hauriou, l’essor et l’exercice du pouvoir sous la Ve République.

Cette ambition du droit politique de « brouiller » les contours des différentes disciplines du droit public n’aura pas échappé aux analyses de Manon Altwegg-Boussac[6] et d’Eleonora Bottini[7]. Manon Altwegg-Boussac estime que l’une des caractéristiques du droit politique est bien de « redéfinir les contours de son objet », ce qui implique de s’intéresser prioritairement au phénomène politique tout en se rattachant aux grands courants de doctrine que l’on pourrait qualifier de « traditionnels », y compris le kelsénisme – observe Manon Altwegg-Boussac dans un clin d’œil intellectuel[8]. Eleonora Bottini, quant à elle, montre que le droit politique, parce qu’il se passe de la sanction pour définir son objet, pourrait être considéré comme une sorte de « matrice » à redéfinir des objets : en opérant un rapprochement entre droit souple et droit politique, l’auteur estime que l’on pourrait très bien imaginer un « droit politique pénal », « un droit politique des affaires » ou encore « un droit politique fiscal ». Autant d’horizons insoupçonnés par les fondateurs de la revue Jus Politicum !

S’agissant toujours des contributions permettant de mieux cerner le « droit politique », celle d’Arnaud Le Pillouer[9] comme celle de Renaud Baumert[10] s’avèrent également précieuses, puisque les deux auteurs procèdent par comparaison. Arnaud Le Pillouer, dans sa confrontation du droit politique à ce qu’il a appelé le « réalisme nanterrois », identifie « une vraie convergence » sur les objets étudiés – la pratique constitutionnelle –, mais également une « vraie divergence » qui porte sur la méthode et sur l’engagement de la doctrine : évaluation pour le droit politique, priorité à l’absence d’évaluation, précisément, pour le « réalisme nanterrois ». À travers sa critique kelsénienne et wéberienne de certains travaux de Pierre Avril, qui constituent eux aussi dans une certaine mesure un « modèle » du droit politique[11], Renaud Baumert permet quant à lui de cerner l’utilité du regard du droit politique sur la Ve République. Selon ce dernier en effet, les travaux de Pierre Avril ont permis de renouveler, en l’élargissant, la compréhension de l’objet du droit constitutionnel, puisqu’il s’agissait pour celui-ci d’étudier davantage que les seules normes juridiques valides. Les travaux de Pierre Avril ont de ce fait permis d’approfondir et d’améliorer la compréhension de certains traits de la Ve République et notamment la nature du régime. Renaud Baumert regrette en revanche que cette amélioration de la compréhension de la Ve République ait été assortie chez Pierre Avril d’une certaine prise de distance à l’égard de la « neutralité axiologique » du chercheur et donc d’une « politisation du discours doctrinal ».

Une fois précisée cette question de la définition du droit politique, un second ensemble de contributions s’est davantage employé à appliquer et à donner plus directement au lecteur l’occasion de juger pour lui-même si le droit politique est un objet fécond pour la compréhension de la Ve République. Ce second ensemble vient d’ailleurs en partie illustrer les caractères épistémologiques dégagés par le premier ensemble, et notamment cette idée selon laquelle le droit politique « dilate » l’objet du droit constitutionnel – au-delà des normes et de la pureté théorique, au-delà du contentieux – et permet un décentrement de la focale. Au vu des contributions à ce colloque se rattachant au droit politique, ce décentrement permet, d’une part, de renouveler les objets d’étude du droit constitutionnel et, d’autre part, de mettre en lumière de manière inédite certains concepts – voire d’en inventer de nouveaux.

C’est ainsi que les contributions d’Elina Lemaire, d’Éric Buge et la contribution à quatre mains de Cécile Bargues et Céline Roynier ont cherché à se saisir d’objets jusqu’à présent délaissés par la science du droit constitutionnel, révélant par là même que le droit politique comme regard fait apparaître des phénomènes se trouvant jusqu’alors dans des « zones d’aveuglement ». Elina Lemaire s’est ainsi intéressée à la réserve parlementaire[12] dont le dispositif était un parfait exemple de mise en forme, de régulation, par le droit, de manifestations du pouvoir politique qui précédaient son existence. Dans le même ordre d’idées, Éric Buge, dans sa contribution[13], identifie un objet fondamental, mais longtemps délaissé par le droit et la science contemporaine du droit : celui des relations entre l’argent et le régime politique de la Ve République. Enfin, Cécile Bargues et Céline Roynier ont tenté[14], à partir d’une analyse de documents d’archives, de livrer une interprétation constitutionnelle des événements de Mai 68. C’est ainsi que plusieurs problématiques constitutionnelles leur sont apparues dans cette séquence constitutionnelle : rapports entre président de la République et Premier ministre, institutionnalisation, grâce à la crise, d’un véritable pouvoir exécutif, sortie de l’exceptionnel et du « tout État ».

Au-delà même de l’identification de nouveaux objets d’études, le droit politique permet également de mettre en lumière, de manière inédite, des concepts à forte portée heuristique. C’est bien ce que montre la contribution de Jean-Marie Denquin[15], en ce qu’elle met en avant le caractère structurant que joue, pour la Ve République, le « fait majoritaire » depuis 1962, alors que le phénomène n’est pas même évoqué dans le texte de la Constitution de 1958, la Vdes origines ayant précisément été fondée sur le postulat de son absence. C’est également l’ambition de la contribution de Pierre-Marie Raynal[16] qui propose le concept de savoir politique comme clé d’interprétation d’un certain nombre de phénomènes politiques sous la Ve République. Au terme de sa démonstration, il parvient à la conclusion que, sous la Ve République, le « savoir politique » n’est pas détenu par le corps civique, mais par le président de la République et son gouvernement technicien.

 

À la question de savoir si le droit politique est un objet fécond pour la compréhension de la Ve République, nous sommes donc très tentées de répondre positivement. Mais ce qu’a également révélé cette journée et demie de colloque, c’est que le « droit politique » doit sans doute se comprendre moins comme une « école » de pensée que comme la réouverture d’un certain nombre de possibilités de discussion.

 

Cécile Bargues
Elina Lemaire
Céline Roynier

 

Pour citer cet article :
Céline Roynier, Elina Lemaire, Cécile Guérin-Bargues «Propos introductifs », Jus Politicum, n° 24 [https://juspoliticum.com/article/Propos-introductifs-1322.html]