Propos sur l’empirisme procédural dans le contrôle de constitutionnalité a priori. Le cas des «portes étroites»

Thèmes : Contrôle a priori - Procédure - Pouvoir réglementaire - Portes étroites - Lobbying

Plus de soixante ans après l’instauration du Conseil constitutionnel, il est nécessaire de questionner le maintien de l’absence de réglementation du contrôle de constitutionnalité des lois a priori par rapport au développement de la puissance de la juridiction constitutionnelle et aux revendications des forces démocratiques, qui conscientes d’une telle puissance  souhaitent se produire devant lui.

Sixty years after the creation of the French Constitutional Council, it seems necessary to question the sustainability of the lack of regulation of the abstract constitutional review of legislation in relation to the growing power of the jurisdiction and to the call of democratic forces, who conscious of such power, search for an access to the constitutional review.

En ces termes Georges Vedel exprimait l’incertitude qui règne jusqu’à aujourd’hui sur la conception du rôle du Conseil constitutionnel. Cette conception tend d’une part à considérer le contrôle de constitutionnalité a priori comme une étape administrative de la procédure législative. Mais elle tend aussi d’autre part à concevoir le contrôle de constitutionnalité comme un contentieux qui a partiellement emprunté certaines techniques procédurales aux contentieux ordinaires, au premier rang desquels se trouve le contentieux administratif. Cette incertitude a influencé la procédure suivie par le Conseil constitutionnel pour le contrôle a priori. Ainsi, l’aveu d’insaisissabilité de la nature organique du Conseil constitutionnel aboutissait au constat de la liberté de ce dernier dans l’organisation procédurale de l’exercice de la garantie juridictionnelle de la Constitution.

Cette liberté, d’abord défendue par l’institution elle-même[2], a principalement été gagnée par l’absence de formalisation de la procédure dans le contrôle de constitutionnalité a priori. Cela aurait pu être questionné lorsque, le 23 février 2017, le Conseil constitutionnel en tant qu’institution collégiale reconnaissait pour la première fois dans un communiqué de presse[3] recevoir des « contributions extérieures », communément appelées « portes étroites » à l’occasion du contrôle a priori. L’institution admettait alors la participation d’entités intéressées au contrôle de constitutionnalité[4]. Dans ce communiqué, le Conseil constitutionnel affirmait également que dans la mesure où il ne s’agit pas, selon lui, de « documents de procédure, il a fait le choix de ne pas en publier le contenu ». Par ce premier communiqué, il régissait à la fois la question de la publicité et de la procéduralisation de la participation des entités intéressées dans le contrôle de constitutionnalité. Néanmoins, le Conseil constitutionnel a accepté de rendre publique « la liste des publications extérieures[5] ». La première publication de cette liste a eu lieu lors de la décision sur la Loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre[6]. Dorénavant, les mémoires seront aussi accessibles[7]. Toutes ces avancées ont été décidées par des communiqués de presse.

La décision[8] du refus de la procéduralisation a été rendue à la suite du rapport du professeur Denys de Béchillon, Réflexion sur le statut des « portes étroites » devant le Conseil constitutionnel. Ce rapport été présenté au Président du Conseil constitutionnel le 21 février 2017[9]. Bien avant, des membres du Conseil constitutionnel avaient individuellement révélé l’existence de cette pratique devant lui[10], notamment en soulignant l’utilité de ces mémoires qui interviennent au stade de l’instruction[11], voire du délibéré[12], et qui sont utilisés par le Conseil pour soulever des moyens d’office[13].

Or, si par ces communiqués de presse l’objectif était de démontrer une ouverture du contrôle de constitutionnalité à la société civile, on peut craindre que, à l’opposé de l’effet escompté, par l’absence de formalisation de la procédure, la question des « portes étroites » dévoile de sérieuses apories en termes d’égalité d’accès à la justice constitutionnelle.

L’association Les amis de la terre a déposé un recours devant le Conseil d'État pour contester l'absence de procéduralisation du contrôle de constitutionnalité a priori. Ce recours a été rejeté[14]

 

Les « portes étroites » comme forme d’intervention dans le contrôle a priori

Alors qu’elles sont « une procédure empiriquement ouverte par le juge constitutionnel, permettant à toute personne de produire par écrit des observations juridiques soutenant la constitutionnalité de la norme déférée au Conseil constitutionnel, ou au contraire, et plus généralement en la mettant en cause au moyen de griefs d’inconstitutionnalité[15] », la terminologie procédurale « d’intervention » est parfois refusée pour ces contributions fondées sur un intérêt non procéduralisé[16]. Pourtant, en ce qu’elles constituent l’une des premières formes de participation des tiers dans le procès constitutionnel français, elles sont l’une des modalités de l’accès au contrôle de constitutionnalité par ce qui est classiquement dénommé « intervention » dans les contentieux ordinaires. Par ailleurs, dans la mesure où leur finalité est la défense d’intérêts corporatistes et que leur admission est fondée exclusivement sur le pouvoir discrétionnaire du juge[17], elles imitent la pratique nord-américaine de l’amicus curiae par laquelle l’apparente neutralité des mémoires censés éduquer le juge sur des questions de droit mais surtout de fait, permet à des groupes de défendre leurs intérêts dans un cas pendant, en alertant le juge sur les conséquences éventuelles de ses décisions à leur égard. 

 

Le constat de l’empirisme procédural

De l’aveu des membres de l’institution, la procédure dans le contrôle de constitutionnalité a priori est empirique[18]. Georges Vedel, ancien membre du Conseil constitutionnel[19], affirmait que l’absence de formalisation de la procédure qui caractérise le cours de l’examen des saisines devant le Conseil constitutionnel était un gage de liberté du Conseil constitutionnel dans l’instruction qu’aucune disposition écrite ne pourrait garantir. Il affirmait ainsi que le contradictoire était organisé non pas en droit mais en fait, et que « le respect du contradictoire [était] inorganisé mais tout de même réel[20] ». Toutefois, il approuvait la transparence des mémoires envoyés au Conseil constitutionnel[21]. Cette conception reposait donc sur l’idée que la procédure comporte une logique propre devant le Conseil constitutionnel, puisqu’il y a des exigences structurelles posées par le pouvoir politique (choix du juge, de sa compétence, de ses pouvoirs), mais qui ensuite déroulent, selon une expression assez abstraite, « leurs conséquences logiques[22] ».

La question de la procéduralisation – entendue comme la formalisation de la procédure[23] – dans le contrôle de constitutionnalité a priori et celle de la transparence de ces mémoires n’est pas nouvelle. Elle a été posée dès les délibérations sur la décision Interruption volontaire de grossesse rendue en 1975[24]. On trouve dans les délibérations[25] pour la première fois cité le mémoire d’un auteur identifié, celui de Jean Foyer, et qui développe des arguments fondés essentiellement sur la Convention européenne des droits de l’Homme. Le considérant de principe de la décision[26] déclarant la conformité de la Loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse est adopté immédiatement après la discussion sur la question d’inscrire ou non les mémoires reçus dans les visas de la décision. Cette solution n’a pas alors été adoptée. Pierre Chatenet décrivait à cette occasion l’utilité de ces mémoires comme servant uniquement à l’information du Conseil, « qui n’est pas une instance judiciaire et n’a rien d’autre à vérifier que la conformité de la loi à la Constitution ». À cette époque, la pratique des « portes étroites » n’était pas la pratique intéressée qu’elle est devenue à partir des années 1980[27]. Toujours est-il qu’hormis le fait que cette discussion témoigne de l’utilité de ces mémoires, sinon de leur caractère fréquent, l’inscription dans les visas ne fournit aucun renseignement sur le statut procédural de ces mémoires. En effet, en aucune façon une telle inscription ne permettrait de connaître les critères normatifs qui déterminent la recevabilité et la justiciabilité de ces mémoires.

De la procédure régissant le contrôle a priori, hormis les articles 61, 63 de la Constitution de 1958 et l’article 56 de l’ordonnance portant loi organique sur le Conseil constitutionnel de 1958[28], nous avons connaissance, grâce à Robert Badinter[29], « d’un guide interne qui régissait la procédure devant le Conseil constitutionnel » pour ce qui est du contrôle a priori et qui a été l’œuvre du Secrétaire général Bruno Genevois[30]. Nous avons également connaissance d’une tentative échouée de procéduralisation de la consultation sur place des courriers conservés depuis 1992 jusqu’en 1999. Le droit de consulter sur place ces courriers a été obtenu à titre individuel par une chercheuse grâce à l’intervention personnelle de Jean-Claude Colliard[31].

Le principal argument avancé par la juridiction elle-même[32] et qui constitue la doctrine majoritaire[33]est la spécificité de l’organisation du Conseil constitutionnel, qui empêcherait la procéduralisation du contrôle a priori, contrôle abstrait censé se dérouler sans la présence de parties. D’un point de vue doctrinal, cette conception exprime la doctrine majoritairement réaliste, qui visait paradoxalement à renforcer la légitimité du Conseil constitutionnel dans l’architecture institutionnelle en défendant l’absence de procéduralisation du contrôle de constitutionnalité[34]. Aujourd’hui, on s’aperçoit que cette liberté affaiblit l’image et la légitimité de l’institution aux yeux du citoyen[35].

Surtout, les articles 61 et 63 de la Constitution régissent la répartition des compétences entre les pouvoirs publics. Ils sont donc neutres d’un point de vue contentieux sur l’existence ou non de parties. L’article 56 de l’ordonnance portant loi organique sur le Conseil constitutionnel[36] remplit le même rôle. Ces lois intéressent la séparation des pouvoirs et ne concernent pas le déroulement du processus du contrôle de constitutionnalité. Ainsi, il ne s’agit pas de lois procédurales si on définit ces dernières à la fois d’un point de vue formel, comme un ensemble ordonné de règles qui président au fonctionnement du Conseil dans le strict exercice de sa mission auquel est essentiellement consacré son titre II[37], mais aussi d’un point de vue matériel comme l’ensemble des normes régissant la succession d’actes du moment de la saisine à la décision rendue par le Conseil constitutionnel. Il est donc possible de qualifier matériellement les « portes étroites » comme élément de la procédure dans la mesure où elles font partie de l’enchaînement de tels actes, même si elles ne sont pas formellement des éléments la procédure entendue comme les « règles et des principes qui gouvernent cet enchaînement[38] ». De ce dernier point de vue, rien ne décrit le déroulement de cette succession d’actes dans le contrôle a priori[39]. Pour ce qui est de l’existence de règles sur les archives[40], selon les mots du Commissaire du Gouvernement Guillaume Goulard, il s’agit de « règles d’organisation administrative et non [de] règles d’organisation de la procédure[41]. »

Dans le champ procédural du contrôle de constitutionnalité a priori, l’étude se limite au cas des « portes étroites », car il s’agit de l’élément de procédure qui met en jeu l’égale participation des citoyens à la détermination de leurs droits dans le contrôle de constitutionnalité, et la possibilité pour les entités représentants leurs intérêts d’accéder à la justice constitutionnelle. Toutefois, d’autres questions tout aussi importantes ne sont pas réglementées dans le contrôle a priori, telles que l’administration de la preuve ou encore l’expertise, l’audition ou même le contradictoire[42]. Ces éléments concernent majoritairement les droits des parties en raison du fait que le contrôle a priori est réputé ne pas en connaître. 

 

Le non-respect des exigences de la Convention européenne des droits de l’homme

Alors que la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité a conduit le Conseil constitutionnel à adopter un règlement de procédure conforme aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel appuyé par la doctrine majoritaire se fonde sur l’idée que le contrôle de constitutionnalité a priori n’obéirait pas aux modèles procéduraux des contentieux ordinaires et que, à l’opposé des contentieux issus d’autres cultures juridiques, l’instruction obéit à un modèle inquisitoire. Partant, il n’y aurait donc ni partie ni obligation de motiver la saisine[43], car le contrôle de constitutionnalité serait une procédure interinstitutionnelle. Or, en réalité, les textes qui régissent le contrôle de constitutionnalité a priori sont neutres sur la question de savoir s’il existe des parties dans le contrôle de constitutionnalité a priori, même si dans les faits est organisé un contradictoire informel par la présence des observations du gouvernement et la pénétration des intérêts dans le contrôle de constitutionnalité.

Dans ce schéma, si les groupes d’intérêts ne constituent pas des organes du contrôle de constitutionnalité, ils en sont au moins des acteurs[44]. Nous retiendrons plus précisément la qualification de « parties au contrôle de constitutionnalité » en considérant que la qualité de partie entendue comme toute personne qui est dans l’instance[45] n’exclut pas celle de tiers intervenant, cette dernière étant un « degré de plus dans la qualité de partie[46] », et la partie n’étant par ailleurs pas uniquement l’acteur du procès qui lie le contentieux[47].

Sur la question de l’applicabilité de la Convention aux contentieux constitutionnels, la Cour européenne des droits de l’Homme (Cour EDH) s’est gardée d’exclure par principe l’applicabilité de l’article 6 § 1 à toute forme de contentieux. Ainsi, dans l’affaire Süssman c. Allemagne, le Gouvernement avait invoqué les spécificités de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale[48], et la Cour avait alors rappelé « l’article 6 par. 1 astreint les États contractants à organiser leur système de telle sorte que leurs juridictions puissent remplir chacune de ses exigences notamment quant au délai raisonnable[49] ». Elle a alors refusé de se prononcer dans l’abstrait sur cette question et, concernant les modèles abstraits de contrôle de constitutionnalité, elle a affirmé qu’« il lui fallait néanmoins rechercher si des droits garantis aux requérants par ce texte avaient été touchés en l’espèce[50] ». Quant au champ d’application de la Convention, il est possible d’en déduire que la Cour est indifférente au modèle de contrôle de constitutionnalité.

Si l’exigence d’une lésion des droits des saisissants rend nécessaire l’application de la Convention des droits de l’homme et que le champ d’application de l’article 6 § 1 concerne les procédures dont « l’issue est déterminante pour les droits et les obligations à caractère civil[51] », le caractère déterminant ne dépend pas de ce que prévoient les normes réglementant le contrôle de constitutionnalité, mais de l’appréciation concrète de l’ensemble des circonstances de la cause[52]. Partant, on ne peut déduire de l’absence de réglementation du contrôle a priori, l’absence de droits processuels substantiels des groupes d’intérêts dès lors que le Conseil constitutionnel leur a ouvert une voie d’accès, fut-elle informelle, au contrôle de constitutionnalité; cela d’autant plus que la cour s’astreint à ne pas donner une définition abstraite de la notion de droit à caractère civil.[53] Ainsi, les exigences de l’article 6§1 de la Convention peuvent être applicables au contrôle abstrait dès lors qu’il connaît de facto la présence de parties dont les droits subjectifs sont potentiellement atteints par l’absence de réglementation du contrôle de constitutionnalité a priori.

L’interdépendance entre les droits procéduraux et les droits substantiels qui a été posée par la Cour, peut également être illustrée par les propos de Hans Kelsen, qui rappelait que dans le contrôle de constitutionnalité,

En dépit du mythe de la spécificité de l’organisation du Conseil constitutionnel et du caractère atypique de sa mission, la répartition normative des compétences dans l’élaboration de la procédure ne lui confie pas la liberté d’organiser sa procédure (I). Le cas des « portes étroites » démontre que le maintien de l’empirisme procédural, parce qu’il est un facteur de liberté excessive de la juridiction constitutionnelle, est néfaste aux droits des parties dans le contrôle de constitutionnalité a priori (II).

 

 

I. Un empirisme procédural contraire à l’exigence législative d’un règlement de procédure dans le contrôle a priori

 

Louis Favoreu affirmait que le droit constitutionnel processuel est un droit souple, « en ce sens que son application dépend assez largement de l’interprétation qu’en donne le juge constitutionnel lui-même. Le juge constitutionnel peut apprécier lui-même et corriger, au besoin, le sens et la portée des textes législatifs qui régissent son fonctionnement[55]. » L’objet de cette partie est de réfuter l’idée selon laquelle le Conseil constitutionnel disposerait d’une liberté totale dans l’organisation de sa procédure, ce qui lui donnerait compétence pour organiser la participation des groupes d’intérêt dans les formes qu’il le souhaite[56]. La répartition de la compétence procédurale est faite de telle sorte que l’article 63 de la Constitution confie une compétence de principe au législateur organique pour élaborer la procédure dans le contrôle de constitutionnalité (A). Sur ce fondement, le législateur organique a prescrit des formes dans la réglementation de la procédure qui s’opposent au traitement coutumier de l’intervention dans le contrôle de constitutionnalité a priori (B).

 

 

A. La compétence matériellement subordonnée du Conseil constitutionnel dans l’élaboration de la procédure

 

L’article 63 de la Constitution de 1958 dispose qu’une loi organique détermine les règles d’organisation et de fonctionnement du Conseil constitutionnel, la procédure qui est suivie devant lui et notamment les délais ouverts pour le saisir de contestations. Le titre II qui est évoqué concerne le fonctionnement du Conseil constitutionnel. Selon l’interprétation de Louis Favoreu,

 

La compétence de principe du législateur organique dans l’élaboration de la procédure

L’ensemble des règles qui gouvernent la répartition des compétences procédurales dans le contrôle de constitutionnalité laisse paraître une compétence de principe du législateur organique dans l’établissement de la procédure et un pouvoir réglementaire subordonné du Conseil constitutionnel. Le seul pouvoir réglementaire qui bénéficie d’une protection constitutionnelle est celui qui est confié aux chambres[58] du Parlement dans l’exercice de la fonction législative. Cela produit une différence importante, qui tient à ce que seul le pouvoir d’auto-organisation des chambres repose sur une assise constitutionnelle. Ce pouvoir d’auto-organisation est d’ailleurs contrebalancé par le fait que le contrôle automatique des règlements des assemblées est déclenché par une transmission et non par une saisine.

Les articles 63 de la Constitution et 56 de l’ordonnance organique sur le Conseil constitutionnel visent à opérer un équilibre démocratique dans le fonctionnement du contrôle de constitutionnalité, en ne conférant pas la compétence exclusive au Conseil constitutionnel pour l’élaboration de sa procédure. La répartition qui est ainsi opérée par l’article 63 et l’article 56 de l’ordonnance organique agit comme une mise en œuvre de la règle démocratique selon laquelle les organes institués ne peuvent délimiter l’étendue de leur propre compétence en soumettant l’exercice de la compétence procédurale du Conseil constitutionnel à une forme de contrôle démocratique. Ce contrôle est ainsi confié par l’article 63C au législateur organique, qui dispose en priorité de la compétence constitutionnelle d’établir la procédure. Ainsi, de la même façon qu’il a adopté la loi organique de 2008 concernant la réglementation des archives du Conseil constitutionnel[59] pour surmonter la décision du Conseil constitutionnel de 2001 réglementant ses archives[60], rien ne pourrait empêcher le législateur organique de réglementer, de circonscrire, voire d’interdire la pratique de la participation des groupes d’intérêts dans le contrôle de constitutionnalité a priori, sans porter atteinte à l’indépendance du Conseil constitutionnel. Dans l’exercice d’une telle compétence, le contrôle automatique des lois organiques[61] pourrait dès lors apparaître comme un obstacle à la mise en œuvre effective de cette répartition des compétences. Toutefois, lors du contrôle de la loi organique en 2008, le Conseil constitutionnel avait reconnu que la réglementation des archives relevait de la mission et non du fonctionnement du Conseil constitutionnel. Partant, il décidait qu’il s’agissait d’une matière organique[62].

De même, l’ancien rapporteur public Guillaume Goulard a interprété la compétence du législateur organique comme visant à protéger l’indépendance du Conseil par rapport aux autres organes et spécialement par rapport au Parlement[63]. Il est également possible de considérer que l’article 56 fixe davantage les limites de la compétence du Conseil constitutionnel qu’il ne lui octroie une marge d’appréciation dans l’organisation de sa procédure[64]. Cette compétence n’est cependant pas une compétence exclusive du législateur organique. En l’absence de délimitation matérielle de la notion de procédure[65], cela pourrait conduire le législateur à agir de façon omniprésente dans le contrôle a priori et à remettre en cause l’indépendance du Conseil constitutionnel dans l’exercice de sa mission juridictionnelle. Cette solution pourrait à l’inverse soumettre à l’activité des cours constitutionnelles aux vicissitudes des activités du pouvoir politique.

 

Le pouvoir réglementaire subordonné du Conseil constitutionnel

La lettre de l’article 56 de l’ordonnance organique de 1958, qui dispose que le Conseil constitutionnel « complétera par son règlement intérieur les règles de procédure « applicables devant lui », crée simplement un pouvoir réglementaire subordonné du Conseil constitutionnel dans l’élaboration de la procédure. La même interprétation a été retenue par François Luchaire dans son commentaire de l’article 63 de la Constitution[66]. En effet, le Conseil constitutionnel a assez tôt jugé que la loi organique ne pouvait pas renvoyer à une autorité le soin de déterminer ce que la Constitution a placé dans le domaine de la loi organique[67]. L’article 56 de l’ordonnance organique n’opère donc pas de délégation au Conseil constitutionnel, mais seulement une fonction de compléter le règlement de procédure[68] qui est une fonction exécutive. La compétence prévue par la loi organique est partant un exercice du pouvoir réglementaire d’exécution du Conseil constitutionnel dans la mesure où il n’intervient que pour de préciser et compléter les dispositions législatives de façon à rendre possible l’exécution concrète, sur invitation expresse du législateur organique[69], des dispositions organiques et constitutionnelles régissant la saisine du Conseil constitutionnel. Cette subordination à la loi est celle dans laquelle se trouve la majorité des cours constitutionnelles européennes dans l’exercice de leur compétence procédurale.

La notion de pouvoir d’exécution implique alors une obligation à la charge de son titulaire qui repose sur la supériorité normative de la loi sur ses textes complémentaires[70].

L’identification d’un pouvoir d’exécution conduit nécessairement à interroger l’existence d’une sanction pour défaut d’exécution puisque cette dernière conditionne l’exercice effectif de la compétence législative procédurale du législateur organique. En effet, si l’on fait l’analogie avec le pouvoir réglementaire d’exécution qui est confié aux organes gouvernementaux, certains auteurs ont pu assimiler le défaut d’exécution à l’exercice d’un véto sur les normes législatives[71].

Si une telle constatation ne peut être faite concernant le contrôle de constitutionnalité dans la mesure où le législateur n’exerce que marginalement sa primauté en matière procédurale, il est possible d’identifier une sanction juridique qui est celle d’une substitution du législateur organique dans l’exercice de l’élaboration de la procédure comme cela avait été le cas en 2008 lorsque le Conseil avait cru à tort pouvoir élaborer le régime de ses archives (voir supra).

Toutefois, le champ d’application de son pouvoir réglementaire est difficile à déterminer. Matériellement la notion de procédure n’est définie que par renvoi au titre II sur le fonctionnement du Conseil comprenant les chapitres Ier et II qui concernent les dispositions communes[72]. Parmi les dispositions de cette ordonnance, il existe une matière à l’article 18 alinéa 1er dans laquelle la compétence de réglementer les contributions extérieures pourrait trouver son assise. Cet article énonce que, « lorsqu’une loi est déférée au Conseil constitutionnel à l’initiative des parlementaires, le Conseil est saisi par une ou plusieurs lettres comportant au total les signatures d’au moins soixante députés ou soixante sénateurs. » Il s’agit donc de dispositions qui régissent la recevabilité de la saisine et que le Conseil constitutionnel pourrait compléter en rajoutant la possibilité d’observations extérieures. Ainsi, nous ne partageons pas la position selon laquelle la règlementation des observations extérieures seraient une procédure inconstitutionnelle dans la mesure où elle ne contrevient pas aux règles qui gouvernent la recevabilité des questions de constitutionnalité telles que prévues à l’article 61 de la Constitution. De même, le caractère incident des « portes étroites » en tant que modalités de l’intervention coïncide avec le caractère accessoire de la compétence du Conseil constitutionnel de prévoir des règles dérogatoires à sa procédure[73].

 

 

B. La compétence formellement limitée du Conseil constitutionnel dans l’élaboration de sa procédure

 

Si le traitement empirique de la participation des groupes d’intérêt résulte nécessairement du fait qu’aucun règlement de procédure n’a été adopté pour le contrôle a priori[74], l’article 56 de l’ordonnance de 1958 exige un règlement intérieur lorsque le Conseil constitutionnel complète la procédure dans le contrôle a priori. Eu égard à cette exigence, il serait difficile de soutenir que les « portes étroites » peuvent être exclues du champ d’application de l’article 56 de la loi organique qui prévoit de telles formalités.

Même si, de l’aveu même de l’ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel, « il s’agit […] d’une procédure essentiellement coutumière à la différence du contentieux électoral objet d’un règlement intérieur du Conseil », au terme de l’article 56 de la loi organique, l’organisation coutumière de l’intervention semble prohibée. Cela réfute l’idée avancée dans le rapport de Béchillon selon laquelle « puisque rien n’est dit à son sujet [celui des « portes étroites »], rien n’est expressément interdit et tout est a priori possible ». Cet argument reprend celui du Doyen Vedel qui supposait que l’absence de procédure qui caractérise le cours de l’examen des saisines devant le Conseil constitutionnel était un gage de liberté du Conseil constitutionnel dans l’instruction qu’aucune disposition écrite ne pourrait garantir.

Si certaines positions doctrinales, notamment celles du droit par la coutume[75], peuvent amener à concevoir que la pratique des cours peut être légiférante[76], la formalisation de la procédure agit comme un moyen d’assurer la sécurité juridique des intervenants et des personnes dont ils portent les intérêts. Or, la légifération procédurale par la pratique des cours constitutionnelles ne permet pas de satisfaire aux exigences de clarté et d’intelligibilité du droit que le Conseil constitutionnel a contribué lui-même à consacrer concernant la loi votée par le Parlement[77].

 

La compétence liée du Conseil constitutionnel pour formaliser la procédure

La formulation de l’article 56 de l’ordonnance organique n’est pas équivoque en disposant que « le Conseil constitutionnel complétera par son règlement intérieur les règles de procédure applicables devant lui édictées par le titre II de la présente ordonnance ». Le Conseil constitutionnel trouve sa compétence liée par l’exigence d’un règlement pour compléter la procédure. Toutefois, la loi organique est silencieuse sur la question de savoir si un tel règlement doit être une décision au sens de l’article 62 de la Constitution, notamment par une décision ORGA[78] pour l’établissement de la procédure. La terminologie de « règlement intérieur » au sens de la « solution déterminant les méthodes et règles de travail intérieures qui doivent être observées dans le fonctionnement d’une assemblée, d’un conseil d’un organe complexe ou d’un ordre[79] » est à cet égard inadaptée, puisqu’elle signifie une obligation de publicité des règles de travail observées par la juridiction dans la mesure où sont concernés les droits des parties.

 

L’obligation d’adopter une décision portant règlement intérieur

Il existe une ambiguïté sur les formes que doivent adopter la réglementation. Cette question, qui est interdépendante des recours contentieux ouverts contre ces « règlements intérieurs[80] », a d’abord été soulevée par le Conseil d’État lors de la question sur la réglementation des archives par la décision du Conseil constitutionnel[81]. Le refus du Conseil d’État de les contrôler en invoquant la rattachabilité matérielle du règlement des archives à l’activité du Conseil constitutionnel[82] a amené la doctrine à envisager plusieurs qualifications, comme celles de mesures d’ordre intérieur[83], d’actes de gouvernement[84] ou à interroger leur appartenance à la catégorie des décisions du Conseil constitutionnel relevant de l’article 62 de la Constitution et qui seraient revêtues de l’autorité prévue à l’article 62 de la Constitution. Concernant la dernière hypothèse, l’article 56 de l’ordonnance portant loi organique ne renvoie pas expressément à l’article 14 de la même ordonnance qui dispose que « les décisions et les avis du Conseil constitutionnel sont rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal. ». Une décision au sens de l’article 14 de cette ordonnance ne semble donc pas être exigée.

 

L’insuffisance d’un communiqué de presse, pour réglementer l’accès à la justice constitutionnelle

La décision de n’assurer ni la transparence ni la procéduralisation des « portes étroites » est présentée dans le communiqué de presse cité, lequel contient des mesures qui décident de leur statut procédural. Ce communiqué énonce que le « Conseil constitutionnel peut recevoir aussi des “contributions extérieures” », et que de telles contributions « n’ont pas le caractère de documents de procédure ».

Or, un communiqué de presse était insuffisant pour régir une telle matière. Si certains communiqués de presse ont pu intéresser le contentieux constitutionnel et plus spécifiquement l’organisation interne du Conseil constitutionnel comme l’aménagement des locaux pour la publicité des audiences pour la QPC dont le principe avait déjà été posé par l’article 23-10 de l’ordonnance no 58-1067[85], aucun d’entre eux n’a jusqu’à présent concerné les modalités d’accès au contrôle de constitutionnalité. La situation était alors que, par ce communiqué de presse, le Conseil constitutionnel a officiellement ouvert une voie d’accès au contrôle de constitutionnalité sans toutefois la réglementer. Ainsi, le seul document permettant de connaître la place des « portes étroites » dans le déroulement du contrôle a priori, en somme leur statut procédural, est un communiqué de presse dont l’auteur n’est pas précisé.

Le Conseil constitutionnel semble ainsi s’être saisi de la tendance à utiliser du droit souple pour conserver une liberté dans la réglementation du contrôle a priori et pour conserver le pouvoir discrétionnaire de réglementer la question éminemment politique qu’est la participation des groupes d’intérêts à l’exercice de son pouvoir normatif.

D’un point de vue contentieux, ce communiqué de presse présente au premier abord toutes les caractéristiques de « l’acte de l’Administration, incitatif qui n’impose rien, n’oblige à rien , ne contraint à rien […] ne modifie pas l’ordonnancement juridique dans lequel il s’inscrit : il ne crée aucun droit ni aucune obligation à l’égard de ses destinataires[86] ». Cette modalité de « réglementation » est symptomatique des contentieux atypiques, dont se sont d’abord saisis d’autres organes quasi-juridictionnels que sont les autorités administratives indépendantes. Toutefois, le juge administratif a été amené à reconnaître la justiciabilité de tels actes, qui, sans être des actes administratifs unilatéraux produisent des effets dans le chef des justiciables, de telle sorte qu’ils peuvent être attaqués par la voie du recours pour excès de pouvoir.[87] Dans le cas présent, si le communiqué de presse ne modifie pas l’ordonnancement juridique, il est en réalité impératif en ce qu’il prescrit[88], oblige[89], interdit et permet[90]. Il produit des effets juridiques sur ses destinataires, à savoir les porteurs d’intérêts qui souhaiteraient participer au contrôle de constitutionnalité. Du point de vue de sa contestabilité devant le juge administratif, si le recul de la théorie de mesures d’ordre intérieur[91] pouvait laisser penser que ce communiqué serait peut-être attaquable par les justiciables, le maintien de la théorie de la rattachabilité aux missions du Conseil constitutionnel développée dans l’arrêt Brouant laisserait peu de chance à un tel recours. Le recours des Amis de la terre a presque été rejeté par prétérition par le Conseil d’État comme n’étant pas une question justiciable devant lui[92].

L’absence d’encadrement normatif des « portes étroites » est regrettable à plusieurs titres. D’abord parce qu’une procédure établie est une condition de la légitimité du Conseil constitutionnel, celle de sa légitimité en tant que juridiction qui doit être un organe qui décide de la recevabilité des recours en droit et non en opportunité. Ainsi, comme le souligne le professeur Ferdinand Melin-Soucramanien,

Sur ce point, contrairement à l’argument selon lequel « le vieux débat sur la nature – juridictionnelle ou non – du Conseil constitutionnel est aujourd’hui dépassé[93] », on peut soutenir que la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel n’est pas encore aboutie et l’absence de procéduralisation des « portes étroites » en témoigne[94]. Le Professeur Ferdinand Melin-Soucramanien a ainsi exprimé l’idée dominante dans les systèmes de contrôle de constitutionnalité évoluant dans des cultures pluralistes (États-Unis, Canada, Inde), selon laquelle la légitimité juridictionnelle est avant tout procédurale[95]. Cette idée a auparavant été défendue par certains auteurs comme Raymond Carré de Malberg, qui faisait de la formalisation de la procédure l’un des critères formels d’identification de l’acte juridictionnel en se fondant sur le fait qu’un tel acte n’a pas de nature propre. Il faisait alors reposer la différence entre l’administration et la juridiction administrative uniquement sur des différences formelles empruntées par la voie juridictionnelle. Sur ce fondement, la procédure est ce qui démontre que l’activité juridictionnelle est régie par des règles spécifiques à la fonction de juger distinctes des formes administratives[96] ou, dans le cas d’espèce, de la fonction législative.

Si l’empirisme procédural est maintenu pour assurer la liberté de l’institution défendue par certains membres de la doctrine et par l’institution elle-même, cette liberté ne peut être gagnée qu’au prix d’une atteinte aux droits procéduraux des porteurs d’intérêts qui souhaitent devenir des parties au contrôle de constitutionnalité.

 

 

II. Un empirisme procédural défavorable aux droits des intervenants
dans le contrôle de constitutionnalité a priori

 

La question qui a été jusqu’à présent centrale dans la littérature contentieuse constitutionnelle était celle de justifier la légitimité démocratique d’un organe non élu à assurer un contrôle de constitutionnalité dans une culture juridique de tradition légicentriste. Ainsi, le recours à la théorie de la juridiction (voir infra) a longtemps servi à décrire la spécificité organique du Conseil constitutionnel. Il s’agissait d’une réflexion sur la séparation des pouvoirs dont les parties étaient absentes au détriment d’une théorie de la procédure complète.

Par ailleurs, en considérant qu’elle aboutissait seulement à des classifications doctrinales, l’identification de l’existence des éléments du procès a été sous-estimée. En effet, elle lie en réalité le juge constitutionnel dans l’organisation normative d’un tel procès, en ce que sont atteints les droits subjectifs des parties au contrôle de constitutionnalité. La théorie de la procédure, en mobilisant les notions d’action, d’instance et de juridiction permettrait alors de déceler les insuffisances des droits procéduraux des défenseurs d’intérêt dans le contrôle de constitutionnalité comme l’atteinte à l’égalité des armes dans l’accès à la justice constitutionnelle (B). Ces insuffisances découlent prioritairement de l’absence de statut procédural de l’intervention (A).

 

 

A. L’absence de statut procédural de l’intervention dans le contrôle a priori

 

Le langage processuel étant considéré généralement comme inadapté au contentieux abstrait, on trouve les « portes étroites » décrites comme des contributions extérieures, comme « une information[97] » ou « un simple document, non formalisé, par lequel ceux qui n’ont pas d’accès procédural au Conseil constitutionnel tentent de lui faire entendre une préoccupation[98] ».

La première justification qui est avancée pour dénier la qualité d’élément de procédure aux contributions extérieures est que le contrôle de constitutionnalité n’est pas un procès[99] et qu’on ne peut lui appliquer les éléments d’analyse de la théorie du procès parce qu’un contrôle défini comme abstrait est supposé se dérouler en l’absence de parties. La deuxième justification est l’inexistence d’un statut procédural formalisé des « portes étroites ». Partant, sans les confronter à tous les éléments de la théorie de la procédure, au lieu notamment de la dénomination procédurale d’intervention, les « portes étroites » ont été qualifiées par la doctrine de moyen d’information pour justifier une totale liberté du juge constitutionnel dans leur organisation et leur utilisation[100]. Or, la dénomination d’information ne permet pas de saisir juridiquement leur statut processuel. Il s’agit d’une théorie développée en science politique étasunienne sous le nom « théorie de l’information », permettant de mesurer l’influence de l’action des groupes d’intérêts sur les votes des juges dans un modèle où les données du contrôle de constitutionnalité sont largement régies par un principe de publicité, que ce soit celle des votes des juges, les opinions dissidentes, les mémoires des parties et ceux des groupes d’intérêt[101].

La théorie de la procédure fournit davantage de notions pour appréhender l’accès des groupes d’intérêt au contrôle de constitutionnalité par la voie des « portes étroites ». Cette théorie se fonde sur trois niveaux d’analyse systématisés par Henry Vizioz. D’abord, l’action du point de vue des modalités d’accès au contrôle de constitutionnalité permet d’interroger les sources des droits subjectifs d’agir des acteurs du contrôle de constitutionnalité, en l’absence de procéduralisation du contrôle a priori. Elle permet notamment de confronter l’action des groupes d’intérêts avec l’exercice du droit de pétition[102]. Puis, la théorie de la juridiction, entendue comme la théorie qui étudie la fonction publique qui consiste à juger et des actes accomplis en vue de son exercice[103] permet quant à elle, d’envisager la question des « portes étroites » sous l’angle des conflits d’intérêts[104], de la privatisation de l’administration de la preuve dans un modèle d’instruction réputé inquisitoire, de la remise en cause de la légitimité experte des juges dans la justice constitutionnelle française. Mais c’est surtout la théorie de l’instance, terminologie qui se veut neutre, qui analyse le déroulement du processus de contrôle de constitutionnalité, qui permet d’analyser les « portes étroites » dans l’instruction ou de les envisager comme une modalité de l’intervention. De ce point de vue et dans la mesure où les « portes étroites » concluent « pour » ou « contre » la constitutionnalité de la loi et surtout au regard de leur caractère incident, il s’agit de véritables interventions définies comme « la demande incidente par laquelle un tiers entre dans un procès déjà engagé, de son propre mouvement (intervention volontaire) ou à l’initiative de l’une des parties en cause (intervention forcée)[105] ». Il en va de même des observations du gouvernement, lesquelles sont à, la différence des « portes étroites », spontanément vues comme des éléments de procédure, sans disposer d’aucun statut procédural. Leur existence est donc également purement coutumière dans le contrôle a priori.

Les analyses de droit processuel opèrent un lien entre le statut d’intervenant et celle de partie au procès. L’intervenant ne pourrait exister que là où existeraient des parties dans un procès classique. Or, la notion doctrinale de procès est insuffisamment consensuelle pour l’exclure du droit procédural constitutionnel ou pour en faire un schéma unique de représentation de l’instance dans contrôle de constitutionnalité. Ainsi, pour les auteurs qui défendent une conception matérielle du procès, l’existence d’un litige suffit à identifier la forme processuelle qui revêt nécessairement un forme contentieuse dans l’opposition de personnes qui portent des prétentions contradictoires et dont la résolution est ce qui constitue l’acte juridictionnel[106]. D’autres auteurs se sont attachés à la force juridique de l’acte juridictionnel, ce qui est une forme conception matérialiste de l’acte juridictionnel[107]. À l’inverse, ceux qui défendent la conception formaliste font dépendre l’identification de l’acte juridictionnel de l’existence d’une procédure qui organise ce litige[108].

L’ensemble de ces positions doctrinales sont des analyses de droit processuel qui partent de la prémisse selon laquelle la forme litigieuse ou contradictoire du litige ou encore la résolution de ce dernier est le critère d’identification de l’acte juridictionnel. Ainsi, sans avoir suffisamment questionné l’utilité du droit processuel pour le modèle concentré et abstrait de contrôle de constitutionnalité, la recherche de l’identification d’un procès constitutionnel résulte d’un processus doctrinal de naturalisation d’un modèle processuel dit traditionnel ou commun incarné par les procès civil puis administratif. Elle résulte également de la transposition de principes dits généraux qui sont censés le régir, comme la contradiction fondée sur l’existence d’un litige, d’un contentieux ou de parties. Or, le développement de formes non litigieuses de l’instance démontre que le procès dans sa dimension contentieuse, au sens de l’opposition entre plusieurs parties, n’épuise pas toutes les modalités possibles de l’instance et que l’absence d’identification de procès ne peut être un obstacle à l’identification de droits procéduraux juridictionnels. D’ailleurs, le langage de l’ordonnance de 1958 sur le Conseil constitutionnel est neutre sur ce point en exigeant simplement l’établissement d’une procédure. À l’inverse, la règle du contradictoire étant le principe cardinal de la démocratie au sens procédural du terme, d’autres organes politiques tels que le Parlement décident au terme d’une procédure fixée en partie dans le texte même de la Constitution, mais aussi par un règlement et organisent un contradictoire en l’absence de toute instance juridictionnelle.

La disjonction entre la notion de juridiction et de contentieux a été entreprise par le droit procédural. Ainsi, comme le souligne Henry Vizioz dans ses Études de procédures :

La théorie de la procédure est ainsi indépendante de la notion de procès, en ce sens qu’elle s’intéresse à la fois à l’action, à l’instance et à la juridiction, sans faire dépendre leur identification des formes classiques de litige décrivant l’instance comme un processus qui n’est pas forcément litigieux et ne dépend pas des autres contentieux ordinaires. Dans cette même perspective procédurale, Marcel Waline a entrepris de distinguer l’identification d’une juridiction constitutionnelle de celle d’un contentieux constitutionnel[111]. Les deux critères qu’il retient sont, d’une part, le fait que la juridiction statue en droit et non en équité et, d’autre part, un élément formel qui est celui de l’autorité de la chose jugée. Dans cette conception de la juridiction, il n’est pas nécessaire de faire trancher un litige entre parties, car il n’y a pas de jonction entre contentieux et juridiction[112].

Cela n’empêche ni que le Conseil constitutionnel ait pu volontairement emprunter certains éléments techniques des procès ordinaires comme l’intervention, ni que certains éléments du modèle procès civil soient spontanément identifiables dans le contrôle a priori avec une demande formée par l’acte de saisine et une défense assurée, de facto, par les observations du gouvernement, lesquelles à la différence des avis du Gouvernement devant le Conseil d’État qui servent à l’éclairer et s’en remettent à la sagesse de la Cour, contiennent bien des conclusions formées par la phrase conclusive suivante :

On peut donc identifier les traits d’un contentieux qui présente dans les faits des « affirmations contraires sur un point de droit objectif[113] », quand bien même l’objet d’un tel procès est atypique.

 

 

B. Une atteinte à l’égalité des armes dans l’accès à la justice constitutionnelle

 

L’atteinte au droit de participation du citoyen dans la détermination de ses droits

Certains systèmes juridiques consacrent le droit d’ester en justice comme un droit de pétition politique. Par exemple, le Portugal conçoit l’action populaire comme un droit fondamental consacré dans l’article 52 de la Constitution avec le droit de pétition politique[114]. L’inscription des critères d’admission des « portes étroites » dans une procédure au sens formel est fondamentale en raison du développement de l’analyse doctrinale de l’intervention des groupes d’intérêt comme un moyen de la démocratie participative[115], en ce sens qu’elles constitueraient selon les groupes eux-mêmes[116] comme l’expression juridictionnelle leur droit de participation politique à la détermination de leurs droits constitutionnels. En effet, dans les États qui donnent une traduction juridique au pluralisme des intérêts, la réglementation de la participation des groupes d’intérêt agit comme une modalité de la réglementation, voire de l’organisation du pluralisme dans le contentieux constitutionnel[117]. Toutefois, cela implique également que la juridiction constitutionnelle, outre la formalisation des critères procéduraux d’admission de l’intervention assure les garanties matérielles procédurales susceptibles d’assurer l’égalité des armes pour se prémunir des dérives du pluralisme observées dans les systèmes juridiques qui en sont les plus familiers[118].

 

Les questions posées par la garantie de l’effectivité des droits des groupes

Dans le cas des groupes porteurs d’intérêts, l’absence de réglementation porte indirectement atteinte à certains droits subjectifs des justiciables dont le premier est l’atteinte au droit d’association. Ce droit assure, notamment par ses attributs dont le droit d’ester en justice, l’effectivité du droit de revendiquer les intérêts collectifs que l’association agrège[119].

À titre d’exemple, par la voie de l’intervention, le modèle judiciaire privé de contrôle de constitutionnalité dont l’archétype est le système étasunien, a pu s’adapter à la revendication par des associations de droits civiques ou environnementaux par essence collectifs, en consacrant des figures processuelles théorisées comme étant des requérants idéologiques (ideological plaintiff)[120] ou de requérants d’intérêt public (public interest litigants) pour distinguer les requérants qui agissent pour défendre des droits dans la sphère collective des requérants traditionnels qui réclament des droits individuels privés. À ce titre, l’opinion rendue par le juge Brennan dans un arrêt fondateur en matière de droits civiques aux États-Unis, NAACP v. Button[121] est utile pour comprendre le rôle accordé au droit d’ester en justice des associations comme mécanisme de la démocratie participative. Il affirme ainsi :

L’intervention a donc permis aux États-Unis une abstraction du contrôle de constitutionnalité, puisque la recevabilité a été élargie aux associations de défense d’intérêt collectifs ou transpersonnels et que l’intérêt pour agir a été éloigné de son instruction purement privée[124]. Mais en même temps les doctrines de justiciabilité tirées de l’article III de la Constitution et de l’arrêt Marbury v. Madison (1803) sont jusque-là maintenues dans le refus de la Cour de discuter de questions théoriques ou politiques.

L’intervention, plus spécifiquement, l’amicus curiae a également permis le développement des droits de la pauvreté devant la Cour suprême[125].

 

L’atteinte à l’égalité des armes dans le contrôle a priori par la sélection naturelle des intervenants

La participation d’entités intéressées rend nécessaire la mise en œuvre de l’égalité des armes. Cette égalité conditionne l’organisation du contradictoire tant d’un point de vue quantitatif que d’un point de vue qualitatif. Sur ce point, le rapport de De Béchillon reprend les arguments de Jacques Gros qui avait posé la question du caractère contradictoire des procédures[126] après les débats concernant la loi de nationalisation de 1982, affirmait que le caractère contradictoire de la procédure ne paraît pas utile en l’absence de parties et que le Conseil constitutionnel se trouve dans l’obligation de statuer dans des délais brefs.

Concernant les effets potentiellement dilatoires de l’organisation d’un contradictoire, il est difficile de concevoir dans quelle mesure la procéduralisation et la transparence des « portes étroites », à l’inverse du système actuel, devraient avoir un effet dilatoire sur le jugement des questions de constitutionnalité. Cela revient à admettre qu’actuellement le filtrage de la participation des groupes d’intérêt se fait par une forme de sélection naturelle, à savoir la méconnaissance, par certains groupes d’intérêt, de l’existence de cette faculté qui leur est donnée d’accéder au prétoire du juge constitutionnel. Il s’agit d’un aveu que le système actuel des « portes étroites » repose sur les inégalités de l’accès à la justice[127]. L’effet potentiellement dilatoire est d’autant plus contestable que, aux États-Unis, la réglementation de l’amicus curiae avait eu pour effet de diminuer drastiquement leur nombre devant la Cour suprême[128].

La recherche de l’égalité des armes s’entend aussi bien de la recherche de l’égalité des moyens juridiques (procédure, organisation de l’indépendance de la Cour) que non juridiques (les éléments techniques de la représentation d’intérêts tels que le financement privé ou public du représentant d’intérêt qui déterminent leur marge de représentation). L’égalité des moyens est celle qui tient compte des circonstances spécifiques, « les circonstances de fait particulières à l’affaire[129] ». Partant, elle ne peut être objective que si elle prend en compte « tous les éléments qui déterminent l’adoption et l’application des règles[130] » de procédure. Dans le cas d’espèce, ces éléments tiennent principalement à la hiérarchie qui existe dans le système juridique français entre intérêt public et intérêts particuliers[131] ou encore le fait que la nomination politique des membres et du Secrétaire général du Conseil, tributaire du fait majoritaire, est un sérieux obstacle à la réalisation du pluralisme des intérêts dans le contrôle de constitutionnalité[132]. En somme, il s’agit de garantir dans la procédure tout ce qui peut permettre de garder le contrôle de constitutionnalité de son instrumentalisation par une participation inégale des groupes d’intérêt au contrôle de constitutionnalité[133]. En cela, la régulation du pluralisme des intérêts par la réglementation des cours constitutionnelles pourrait paradoxalement constituer un terreau fertile de la puissance excessive des cours constitutionnelles. L’admission de tels groupes dépend donc de la neutralité procédurale de l’institution garantie par la formalisation de la procédure[134].

Le professeur Guillaume Drago s’est inquiété de cette difficulté en ces termes :

 

Conclusion :
La formalisation de la procédure
comme mécanisme de Contrôle des juges[136]

 

La réglementation de la participation des groupes d’intérêt au contrôle a priori en France illustre le fait que peuvent résider des enjeux démocratiques importants dans l’élaboration de la procédure des cours constitutionnelles. L’insularité du juge constitutionnel par rapport au pouvoir politique, censée garantir l’application neutre des règles constitutionnelles, doit bénéficier de garanties autres que l’auto-limitation des cours constitutionnelles. En l’absence de la formalisation de la procédure, on pourrait remettre en cause la capacité du contrôle a priori en France à assurer une garantie efficace des droits et des libertés fondamentaux.

 

Adja Mbengue
Attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Elle prépare une thèse sur l’intervention dans le contrôle de constitutionnalité des lois par le Conseil constitutionnel français et la Cour suprême des États-Unis.

 

Pour citer cet article :
Adja Mbengue «Propos sur l’empirisme procédural dans le contrôle de constitutionnalité a priori. Le cas des «portes étroites» », Jus Politicum, n° 22 [https://juspoliticum.com/article/Propos-sur-l-empirisme-procedural-dans-le-controle-de-constitutionnalite-a-priori-Le-cas-des-portes-etroites-1291.html]