Renaud Baumert, La découverte du juge constitutionnel, entre science et politique. Les controverses doctrinales sur le contrôle de la constitutionnalité des lois dans les Républiques française et allemande de l’entre-deux-guerres, Paris, L.G.D.J. (Fondation Varenne, vol. n° 33), 2009, 642 p.

En un temps d’épuisement de toutes les promesses portées par l’idée classique de progrès, la pensée juridique contemporaine se complaît, dans le domaine de l’histoire des idées doctrinales, à  se montrer quelque peu atypique. En effet, ayant fait du discours de l’État de droit une idéologie dominante propre à  donner un sens à  l’histoire constitutionnelle, elle semble échapper au doute qui pèse désormais sur toutes les théories défendant l’idée d’un développement linéaire. Confronté à  un objet scientifique généralement présenté comme un des moments décisifs de cette réalisation progressive de l’idée d’État de droit, Renaud Baumert se propose, dans son ouvrage consacré à  la découverte du juge constitutionnel, de rompre avec le continuum d’une histoire reconstituée pour enregistrer l’histoire chaotique et syncopée du débat doctrinal ayant porté, dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, sur la naissance du contrôle de constitutionnalité. En effet, loin de s’inscrire nécessairement dans une évolution prédéterminée et d’y apparaître comme le moment d’achèvement, le processus d’énonciation et de réalisation du contrôle juridictionnel des lois se présente, tout au contraire, comme une suite d’atermoiements, d’avancées remarquables ou de brusques reculs : le débat doctrinal qui l’accompagne peut donc être appréhendé comme « une lutte d’interprétation faite de coups de théâtre, de revirements d’alliance et de quiproquos souvent sincères, parfois calculés ».

Renoncer ainsi à  suivre le chemin de la linéarité n’est pas chose aisée car de nombreux et divers objets apparaissent alors pour s’offrir, dans une totale disparité, au regard du chercheur. Soucieux de percer à  jour le mouvement intérieur qui s’accomplit au cœur de ces controverses doctrinales et l’action, saturée d’enjeux politiques, où elles se trouvent engagées, le travail de R. Baumert nous permet de prendre la mesure des silences et omissions de la traditionnelle lecture téléologique. Cette dernière, essentiellement préoccupée de produire un sens, occulte en effet les nombreuses, contradictoires et secrètes justifications politiques qui sont à  l’origine de telle ou telle proposition. Par exemple, outre-Rhin, alors que durant les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, les assemblées populaires, plutôt conservatrices, craignent le contrôle de juges défendant majoritairement des idées progressistes, c’est la situation contraire que l’on peut observer à  l’époque weimarienne : ainsi, des luttes de pouvoir et des renversements de rapports de force ne sont pas sans peser lourdement sur les interprétations données au principe de la séparation des pouvoirs. L’attention portée à  cet environnement politico-historique est le propre de la démarche scientifique circonspecte adoptée par l’auteur, c’est-à -dire marquée par la certitude que la signification d’un discours ou d’une notion ne se laisse entièrement appréhender que dans son contexte politique et social originel.

Quand la littérature juridique s’efforce de retracer les débats ici restitués et de souligner la dynamique théorique qui les suscite, elle décrit traditionnellement le renversement historique suivant : de part et d’autre du Rhin, le principe d’un contrôle de constitutionnalité, majoritairement rejeté avant 1918, fait, plus tard, l’objet d’un consensus croissant qui parvient à  s’imposer à  la veille du second conflit mondial. R. Baumert se propose d’aller à  rebours de l’économie de ce récit en montrant que ce consensus, à  vrai dire fragile, est sujet à  de nombreuses éclipses et qu’une telle interprétation des choses « se situe à  un tel niveau d’abstraction qu’elle en devient presque insignifiante ». Pour ce faire, son raisonnement s’adosse à  une certaine manière de pratiquer l’histoire des discours doctrinaux. Placées dans les lignes de feu des rapports de force politiques, étudiées dans leur dépendance aux intérêts sociaux ou décrites dans leur posture stratégique, les idées juridiques et politiques sont données à  voir dans une réalité située et non dans un monde purement conceptuel (il est, par exemple, souligné qu’il est impossible de comprendre certains traits du débat weimarien sans une attention particulière portée au fait que la magistrature allemande n’a pas connu de véritable « épuration » entre l’Empire et la République). Les idées et notions sont ainsi exposées dans toute leur stimulante complexité. Cette dernière procède du fait que chaque proposition ou thèse doctrinale défendue n’est que le résultat fragile de nombreux facteurs dont R. Baumert parvient à  démêler l’écheveau avec une rigueur et un souci de clarification dont c’est peu dire qu’ils sont les bienvenus. Par exemple, quant aux conséquences que peut produire la réception tardive d’une œuvre étrangère, il prend soin d’observer que Léon Duguit porte le fer contre le conservatisme positiviste de l’École impériale allemande sans voir que les auteurs weimariens (Thoma, Anschütz) qui s’inscrivent dans la tradition jellinekienne, condamnée sévèrement par le maître bordelais, défendent, à  vrai dire, le modèle d’une république parlementaire…

Malgré cette surabondance de matière qui accompagne l’étude du processus de découverte du juge constitutionnel, des lignes de force ou de fracture apparaissent toutefois au fil de l’ouvrage.

En France, une dispute relative à  la reconnaissance de la thèse tocquevillienne du juge conservateur (c’est-à -dire la croyance en une inclinaison des légistes, soucieux de placer la légalité au-dessus de la liberté, à  servir l’autorité) traverse longtemps le débat doctrinal dont la summa divisio oppose les auteurs conservateurs, plutôt favorables au contrôle, aux auteurs progressistes qui y voient un frein au développement de la législation sociale. Parallèlement au « camp du refus » de tout contrôle matériel de la loi qui, après avoir été majoritaire, connaît, dès l’aube du XXe siècle, une inexorable érosion, le débat français se caractérise par l’opposition entre deux principales propositions : d’une part, des auteurs appellent de leurs vœux l’importation du système américain consistant à  confier au juge ordinaire le contrôle de la loi par le jeu d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée à  titre préalable. Si cette possibilité connaît des obstacles culturels (la France n’est certes pas un pays de common law où l’autorité sociale des juges autorise à  les placer « sur le terrain législatif » et à  leur conférer la faculté de mettre la loi en échec), elle apparaît toutefois moins attentatoire aux droits du Parlement que l’idée d’un contrôle centralisé des lois. Ayant retenu l’amère leçon historique qu’a constitué la destinée de l’idée de « jurie constitutionnaire » (le projet de Sieyès ayant trouvé une réalisation sous la forme des sénats impériaux qui n’ont guère protégé les libertés), la doctrine française est réticente à  l’égard d’un contrôle centralisé de la loi qu’elle juge inopérant et délétère. En outre, les partisans du contrôle par le juge ordinaire se montrent soucieux de limiter la puissance, jugée excessive, du Parlement de la IIIe République.

S’oppose, d’autre part, à  ce projet d’importation du modèle américain, celui, plus minoritaire car apparaissant comme un « reliquat d’inspiration impériale », de l’instauration d’un contrôle centralisé sous la forme d’une « cour suprême » qui monopoliserait le contrôle de la loi. Porté par tous ceux qui sont attachés aux valeurs du libéralisme classique, à  la défense des intérêts catholiques ou à  une perception conservatrice de la société, il se propose de limiter le Parlement et d’asseoir l’autorité d’une élite technique sur la formation du droit.

Dans ce débat doctrinal français, la révélation de l’impuissance de la légalité à  garantir les libertés apparaît comme un élément déterminant dans la conversion de certains auteurs à  l’idée d’un contrôle de la loi. Ainsi, quand Duguit prend conscience du fait que la loi devient potentiellement aussi oppressive que le règlement, il comprend que l’injustice ne réside plus dans le « bon plaisir » du Prince, mais dans la violation de règles que la société perçoit comme justes et nécessaires à  sa solidarité. Fidèle à  l’affirmation audacieuse de Laboulaye selon laquelle le contrôle de constitutionnalité de la loi apparaît comme un substitut à  la guillotine, Duguit voit dans l’exception d’inconstitutionnalité « un heureux ersatz du droit à  l’insurrection ». Il comprend, en outre, qu’une telle approbation du contrôle de constitutionnalité revient à  confier au juge un office d’évaluation de la matière du droit et de refondation de la hiérarchie des normes.

De l’autre côté du Rhin, le débat est profondément marqué par la rupture historique de 1918 où l'écroulement du monde wilhelminien est suivi de l'instauration d'un ordre politique républicain qui, loin de consacrer l'achèvement du système constitutionnel allemand, sanctionne, au contraire, son échec. Le débat relatif à  l’opportunité d’un contrôle des lois hérite de ce contexte troublé une très forte politisation de ses enjeux. Sous l’Empire wilhelminien, tout en cherchant à  conjurer une démocratisation du régime politique en limitant la part que prend la représentation populaire au sein de l’organe législatif complexe formé par le Bundesrat, l’Empereur et le Reichstag, P. Laband s’efforce également de faire pièce à  l’avancée de la pensée libérale en neutralisant le droit de contrôle du juge et en plaçant sur le même plan la loi et la Constitution (qui ne saurait être, selon lui, « une puissance mystique »). Il est vrai que la conception labandienne de la sanction monarchique conduit à  attribuer à  la loi ordinaire une force exécutoire qui ne peut plus être contestée à  l'avenir, la promulgation par l’Empereur créant une présomption de constitutionnalité irréfragable.

Si la promotion d’un contrôle de constitutionnalité est donc interprétée, sous l’Empire, comme une revendication progressiste, elle épouse, plus tard, une forme conservatrice. En effet, comme le montre très bien R. Baumert, la question allemande du contrôle juridictionnel de la loi change de signification politique avec l’adoption de la Constitution de Weimar et se formule dans des termes nouveaux qui sont ceux de la possibilité de restreindre un législateur démocratique. Ainsi, soucieux ne pas empiéter sur les prérogatives d’un législateur et d’un constituant démocratiques, Anschütz et Thoma n’admettent le contrôle de constitutionnalité que sous une forme très encadrée (comme l’écrit Thoma, « le conseil de modération, qu’Aristote et Montesquieu prodiguaient à  toutes les aristocraties, vaut aussi pour l’aristocratie de la haute magistrature »). De leur côté, les conservateurs les plus radicaux ne cessent de fustiger le Parlement, devenu, selon eux, le lieu d’un « crépuscule de la loi », selon les termes dont use en 1924 J. Goldschmidt pour condamner l’«absolutisme démocratique de la majorité » qui sonne le glas de la culture bourgeoise d’outre-Rhin.

Au fil des pages consacrées au débat weimarien, le lecteur ne se lasse pas d’être surpris par l’ampleur de l’ombre portée de la pensée wilhelminienne sur ce dernier. En effet, à  l’instar de la doctrine dominante sous le Kaiserreich, les auteurs conservateurs, persuadés de l’idée que l’État, neutre et supra-partisan, est seul à  même de préserver l’unité de la communauté nationale, sont prêts, sous Weimar, à  apporter davantage leur loyauté à  l’État qu’à  sa forme de gouvernement (la république démocratique). La « nostalgie impériale » qui les habite les conduit à  défendre l’idée d’un Etat dépositaire d’un « intérêt public » objectif qui transcende les intérêts sectoriels de la société et dont la prééminence effective ne peut être garantie que par la séparation entre l’Etat et la société. Cette nostalgie participe d’une condamnation sans appel du rationalisme et des méfaits qu’il a emportés, au premier chef desquels on trouve l’atomisation libérale et la massification démocratique. Interprétant ces derniers phénomènes comme issus de la victoire historique remportée contre le modèle allemand de l’État autoritaire par une société civile progressivement gagnée aux idées libérales, E. Kaufmann présente le combat contre le rationalisme (qui a poussé l’idolâtrie jusqu’à  confondre le législateur avec Dieu et à  transformer le juge en serviteur mécanique des abstractions législatives) sous la forme d’une lutte contre la confection législative du droit. Pour faire front à  l’idéologie rationaliste des « concepts généraux et désincarnés », idéologie qu’il estime être devenue définitivement impropre au peuple allemand de 1918, « saturé » par la défaite, la révolution et la crise, il place ses espoirs dans la figure d’un juge qui, doté d’une certaine hauteur de vue morale, serait à  même de saisir les manifestations du droit naturel dans les institutions concrètes et situées. Ce projet conservateur de fonder l’Etat sur un socle de valeurs matérielles (recherchées dans le droit naturel ou dans les institutions sociales) fait alors l’objet d’une importante critique kelsénienne qui se fait fort de montrer qu’un tel renouveau jusnaturaliste ne cache rien d’autre qu’une réaction des anciennes élites impériales contre le parlementarisme démocratique (Kelsen n’a de cesse de dire que celui qui soulève, sans fermer les yeux, le voile du droit positif, ne trouvera pas « la justice absolue d’un droit naturel », mais « la face hideuse de Gorgone du pouvoir » qui le fixe).

On sait que ce débat weimarien, particulièrement représentatif de la hauteur de vue à  laquelle s’est élevée la pensée juridique allemande avant qu’elle ne sombre dans le ventre du Léviathan, a été en quelque sorte cristallisé, dans ses traits principaux, par la célèbre controverse doctrinale opposant, en 1931, Kelsen à  Schmitt. Toutefois, ces derniers ne font que rejouer, avec de plus denses et étayés dialogues, une pièce doctrinale dont le levée de rideau avait été, dès novembre 1925, la célèbre décision du Reichsgericht qui, soucieux de protéger les droits des créanciers alors menacés par la dépréciation monétaire, avait reconnu aux juges ordinaires le droit et le devoir de contrôler la constitutionnalité de la loi du Reich.

Aux yeux de Kelsen, parallèlement au fait qu’elle peut apparaître comme une étape vers l’apparition d’un État universel capable de conjurer la guerre et qu’elle est à  même d’apaiser les tensions qui peuvent exister entre un État fédéral et ses États-membres, la justice constitutionnelle est essentiellement appelée, sur le plan intérieur, à  donner forme à  une vision consensuelle de la démocratie soucieuse de condamner la domination de la seule majorité. Au soutien de sa célèbre thèse selon laquelle la tâche essentielle du juge consiste à  favoriser le compromis parlementaire et à  conférer ainsi toute sa place à  la minorité politique, le juriste autrichien défend le raisonnement suivant : en l’absence d’une majorité de Dieux qui, seule, serait à  même de donner forme à  l’idéal d’une acceptation du compromis politique par la majorité parlementaire, il convient de promouvoir et d’établir un artifice institutionnel sous la forme d’un juge constitutionnel qui, soucieux de faire du principe audiatur et altera pars un impératif politique, a pour office de sanctionner le défaut de compromis et l’abus de position politique dominante. Pour ce faire, ce juge s’efforce de contenir le législateur parlementaire à  l’intérieur du « cadre » tracé par les interprétations régulières de la constitution. La fonction politique d’un tel juge constitutionnel consiste ainsi à  garantir la fonction intégratrice par laquelle le Parlement harmonise les différents intérêts en présence et les fond en un compromis mutuellement acceptable. C’est d’ailleurs là , en France, un des aspects occultés de la théorie kelsénienne de la justice constitutionnelle qui a été présentée, pour des raisons tenant aux enjeux particuliers du moment de réception, sous la forme dépolitisée d’une pure technique juridique (comme l’observe R. Baumert, « en voulant voir dans le Conseil constitutionnel une véritable juridiction, les publicistes contemporains ont souvent réduit la théorie kelsénienne à  l’idée d’une hiérarchie des normes »).

A l’opposé de cette thèse kelsénienne, la solution schmittienne, désireuse de restaurer le sens du devoir envers la communauté nationale, conduit à  renforcer la place d’un groupe d’intérêt qui s’exprime par la voix du Chef de l’État tout en affirmant que cette voix est celle du peuple entier. La critique schmittienne de la justice constitutionnelle, dont R. Baumert souligne clairement la grande ressemblance avec celle adressée au parlementarisme libéral, insiste sur le danger d’une possible subversion oligarchique ou aristocratique de la démocratie par le biais d’une méconnaissance de la « transformation fonctionnelle » qui a permis le passage d’un pacte constitutionnel à  une Constitution fondée sur la décision souveraine du peuple allemand uni. Pour Carl Schmitt, le rôle du gardien de la Constitution (à  savoir le Président du Reich à  qui il revient de fixer la politique générale) est, en effet, de défendre les décisions fondamentales contenues dans la Constitution positive et non de garantir un contrat passé entre différentes puissances constituantes. A cet égard, comme l’ont montré de récents travaux, il est manifeste que cette théorie schmittienne du pouvoir neutre n’est que le déguisement libéral d’une thèse en faveur « d’un leadership présidentiel et d’une déparlementarisation – par le jeu de l’interprétation – de la Constitution de Weimar » (A. Le Divellec). Ce que défend in fine le gardien de la Constitution, c’et le peuple comme pouvoir constituant et non comme pouvoir constitué. Kelsen considère d’ailleurs que la thèse schmittienne, qui constate l’existence du pluralisme tout en prétendant pouvoir l’exorciser, relève en quelque sorte de la pensée magique. Pour lui, au contraire, la réalité du pluralisme commande de renoncer à  cette idée d’une unité réelle du peuple constituant susceptible d’être restaurée par la présidence.

C’est instruit de l’économie de ces controverses des années 1920 et 1930 que le lecteur est disposé à  suivre R. Baumert quand il estime que le combat, qui se joue alors au sujet d’un « déplacement pérenne des sources effectives du droit », oppose le rationalisme législatif exaltant la volonté politique à  la valorisation d’un jugement situé et concret (comme l’écrit Baumert, « non seulement le juge décèle le transcendant dans le mondain, mais il le réalise »). Quand on pose sur ces controverses doctrinales un regard distancié et attentif aux « sensibilités » qu’elles révèlent, il est possible d’y voir, plus ou moins explicitement affirmée, « la lutte de la Réforme et de la Contre-Réforme, de la Révolution et de la contre-Révolution, des Lumières et des anti-Lumières, du classique et du baroque ».

Sans chercher à  recouvrir d’un grand manteau de la synthèse toutes ces multiples et ambivalentes prises de position doctrinales, R. Baumert, peu disposé à  se départir du sentiment de « l’inintelligibilité » de son objet, cherche moins à  reconnaître des invariances doctrinales qu’à  décrire les « ressorts internes » et les significations des débats et des discours. De sa remontée des enfers doctrinaux de l’entre-deux-guerres, il s’efforce simplement d’identifier, au sein de multiples prises de parole, une sourde et commune interrogation en s’appuyant sur la méthodologie wébérienne d’idéaux-types qui rendent le réel intelligible, mais que la réalité ne réalise jamais que de façon approximative. Dans le temps long de la sécularisation des catégories de pensée juridico-politiques, le moment du débat sur le contrôle de constitutionnalité serait celui d’ « un conflit d’influence dont l’objet principal est de déterminer quel est le meilleur régime démocratique et libéral ». Dans les années 1920-1930, où il ne s’agit pas uniquement de raccommoder les béances ouvertes par le malaise dans la civilisation, les doctrines allemande et française prennent conscience du fait que le processus de démocratisation et les phénomènes qui l’accompagnent (« l’irruption des masses » en France ; la soudaine « invasion de l’État par la société » en Allemagne), modifient non seulement la physionomie du régime mais aussi celle du gouvernement au sens large du terme. Pour de nombreux juristes de l’entre-deux-guerres, en appeler à  l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité revient le plus souvent à  défendre une théorie substantielle de la démocratie propre à  imposer l’ordre transcendant au législateur : comme l’écrit R. Baumert, il s’agit alors de « réintroduire la priorité du bien sur le juste, de rétablir la prééminence de la vérité sur l’opinion et d’assurer la supériorité de l’interprète qualifié sur l’homme du commun ». Ces auteurs matérialistes font face aux partisans d’une théorie formaliste de la démocratie (faisant du contrôle des lois un contrôle de procédure) qui souhaitent, à  l’opposé, « préserver la priorité du juste sur le bien, […] de l’opinion sur une vérité désormais évanescente ».

Cette histoire des discours doctrinaux est, tout à  la fois, propre à  éclairer nos connaissances (par exemple, elle nous enseigne que les inflexions contemporaines de la constitution, devenue le réceptacle de principes supérieurs que seule une opération de connaissance permet de reconnaître et d’interpréter, ne peuvent que favoriser le contrôle de constitutionnalité de la loi) et à  ouvrir des abîmes dans nos certitudes. Il nous faut en effet admettre que le contrôle de constitutionnalité n’a pas été exclusivement conçu, dans l’entre-deux-guerres, comme un renforcement de la démocratie libérale, mais a été, bien plus, pensé dans le but de relativiser les effets d’un tel régime. Au fil des pages, le lecteur est également contraint de reconnaître que les socles sur lesquels repose la traditionnelle thèse d’un « modèle européen » de la justice constitutionnelle sont extrêmement fragiles, l’importante hétérogénéité des traditions doctrinales nationales rendant très incertaine la reconnaissance d’une « conscience juridique européenne ».

Tirées de cette histoire, qui n’est autre que celle des origines intellectuelles de la figure du juge constitutionnel aujourd’hui élevée en majesté, ces précieuses leçons procèdent, tout au long de l’ouvrage, d’une démonstration dont il convient de saluer l’invariable précision et élégance (celle-ci tient assurément à  un art de la lecture soucieux de rendre justice à  la vérité située des discours examinés). Si l’objet étudié est restitué dans toutes ses nuances et innombrables modulations, sa part de mystère lui est heureusement conservée. Procédant de l’insaisissabilité des modalités de circulation des idées et des discours, de l’invention et de la diffusion des concepts, ce mystère, loin d’obscurcir le propos de l’auteur, constitue, paradoxalement, ce qui parvient à  l’éclairer et à  lui donner une cohérence. Ce n’est pas là  le moindre des mérites de ce cheminement qui nous conduit, de part et d’autre du Rhin et d’une guerre à  l’autre, sur le champ de bataille de l’histoire des idées.

Jacky Hummel est Professeur de droit public à  l’Université Rennes 1

Pour citer cet article :
Jacky Hummel «Renaud Baumert, La découverte du juge constitutionnel, entre science et politique (...), Paris, 2009. », Jus Politicum, n° 4 [https://juspoliticum.com/article/Renaud-Baumert-La-decouverte-du-juge-constitutionnel-entre-science-et-politique-Paris-2009-222.html]