Feng shui au Bundestag. À propos de C. Schönberger, Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, Beck, 2022

Thèmes : Parlement - Gouvernement - Parlementarisme - Architecture

Dans son ouvrage, Christoph Schönberger explique comment et pourquoi l’organisation spatiale du parlement allemand présente le gouvernement comme s’il n’était pas politiquement responsable, comme s’il était un organe neutre extérieur aux luttes partisanes.

Feng shui in the Bundestag. About C. Schönberger, Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, Beck, 2022

Christoph Schönberger’s book explains how and why the spatial organization of the German parliament presents the government as if it were not politically responsible, as if it were a neutral body external to partisan struggles.

C

ertains livres répondent à des questions que l’on s’était toujours posées, d’autres à des questions que l’on ne se posait même pas. C’est au premier abord dans la seconde catégorie qu’on croit pouvoir ranger l’ouvrage de Christoph Schönberger qui étudie, de manière comparée dans le temps et dans l’espace, l’emplacement des sièges réservés au gouvernement dans les enceintes parlementaires. Prenant au mot l’idée d’une « architecture parlante », l’auteur rappelle que l’architecture est un langage et en examine les moindres détails, la localisation du banc surtout, mais aussi la couleur des coussins ou la hauteur d’un dossier. Il montre toute l’importance de la topographie parlementaire. D’abord, la répartition des meubles au sein d’une pièce, et donc des places au sein d’une assemblée parlementaire, favorise ou limite les interactions : il sera plus aisé pour un député de l’opposition de critiquer un ministre qui lui fait face. Les parlementaires, notait un observateur français de l’Allemagne à la fin du xixe siècle, montent rarement à la tribune : « L’orateur qui s’y aventure a derrière lui le conseil fédéral et le chancelier. Il faut de l’héroïsme pour critiquer la politique de M. Bismarck en lui tendant l’échine[1]. » Ensuite, et surtout, l’agencement des pouvoirs au sein du parlement révèle l’idée qu’une société se fait des rôles de chacun. Comme l’écrivait encore Lavisse, « l’architecte qui a transformé la manufacture de porcelaine en palais de parlement a bien compris les données que la politique lui fournissait[2] ». Ce n’est pas parce que d’imposants sièges lui sont réservés au-dessus des députés que le gouvernement en impose au parlement. C’est parce qu’il le domine politiquement qu’on lui octroie une telle position. Or, la conception du gouvernement que donne à voir aujourd’hui l’architecture du Bundestag ne manque pas de surprendre le lecteur français : elle communique l’image d’un gouvernement neutre, extérieur aux querelles partisanes.

En le démontrant et en l’expliquant, Christoph Schönberger traite donc aussi, bien qu’il ne l’aborde pas directement, d’une question qui préoccupe beaucoup les observateurs du droit constitutionnel allemand contemporain[3]. Depuis quelques années, suite à des recours formés par les partis d’extrême droite NPD et AfD, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe affirme en effet que l’expression des ministres est soumise à un devoir de neutralité. Pour ne pas nuire à l’égalité des chances entre les partis, il serait interdit aux ministres de dénoncer les néonazis et l’extrême droite[4].

Cette jurisprudence a par exemple été confirmée en 2022 à propos d’une déclaration de la chancelière Angela Merkel. En voyage officiel en Afrique du Sud, interrogée sur une élection où son parti s’était joint à l’extrême droite pour désigner le chef d’un Land, la chancelière avait qualifié ce comportement d’« impardonnable » et avait évoqué une « mauvaise journée pour la démocratie ». Saisie par l’AfD, la Cour constitutionnelle a perçu dans ces propos la violation inconstitutionnelle d’une obligation de neutralité qui porte atteinte à l’égalité des chances des partis politiques[5].

La Cour constitutionnelle fonde cette position sur un raisonnement qui s’apparente à une distinction entre les « deux bouches du Roi » : le ministre pourrait s’exprimer librement en tant que particulier ou personnage politique, mais serait soumis à une obligation de neutralité lorsqu’il prend la parole en tant que titulaire de sa fonction. Cette argumentation ne semble néanmoins tenable ni en pratique ni en théorie. Il semble d’abord que les deux rôles sont toujours mêlés : personne n’oublie jamais que le ministre est un personnage politique, et que le personnage politique est ministre. Ensuite, même à supposer la distinction possible, pour quelle raison le gouvernement devrait-il être neutre politiquement ? Ce qui est défendu au gouvernement, on le comprend aisément et Christoph Schönberger le rappelle (p. 193)[6], c’est d’utiliser ses ressources pour fausser la compétition politique. L’arrêt fondateur de la Cour constitutionnelle sur ce point, auquel elle se réfère systématiquement dans la jurisprudence récente, portait sur la campagne d’autopromotion dans la presse que le gouvernement avait financée sur fonds publics quelques mois avant les élections législatives de 1977. Un tel comportement, avait jugé la Cour, fausse la compétition électorale et l’égalité des chances des partis politiques. Mais peut-on vraiment voir dans cette décision un précédent pertinent ? Critiquer publiquement une formation politique n’a pas grand-chose à voir avec l’utilisation importante de sommes d’argent pour vanter l’action du gouvernement. Comme l’écrit la juge Wallrabenstein dans l’opinion dissidente qu’elle joint à l’arrêt rendu par la Cour sur la déclaration d’Angela Merkel, la décision de 1977 ne visait pas le contenu de l’expression des ministres, mais l’utilisation des ressources gouvernementales à des fins partisanes[7].

Bref, cette idée de « neutralité » gouvernementale paraît incompréhensible à première vue. L’enquête de Christoph Schönberger sur « la mise en scène du gouvernement au sein du théâtre parlementaire » (comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage) permet d’éclaircir le mystère. Mais voyons d’abord en quoi la position du banc gouvernemental traduit en Allemagne cette image de neutralité.

Premièrement, les ministres sont historiquement assis aux côtés de la présidence de l’assemblée, censée veiller avec impartialité à la bonne tenue des débats. Le gouvernement est en quelque sorte « contaminé » par cette apparence de neutralité (p. 100, 139, 162). Deuxièmement, le député qui s’exprime à la tribune tourne le dos au gouvernement, ce qui place ce dernier « hors-jeu » (p. 138), en dehors du débat parlementaire. Cette organisation spatiale présente le gouvernement comme s’il était indépendant du parlement (p. 188), comme s’il n’était pas lié aux partis. Assis à l’écart des parlementaires, les ministres seraient en dehors de la politique.

Cette position présente plusieurs difficultés. À la fin de l’ouvrage, en décrivant de manière très vivante la tentative de coup d’État du 23 février 1981 à Madrid, Christoph Schönberger émet l’hypothèse qu’un agencement comme celui du Bundestag n’aurait guère permis l’héroïque acte de solidarité avec le parlement accompli par le chef du gouvernement Adolfo Suárez qui, face aux balles des putschistes, resta assis sur son siège, « non seulement devant tous les députés, mais aussi pour tous les députés » (p. 201). Mais de manière moins romantique, on peut s’interroger sur l’impression, conférée par cette localisation du banc des ministres, d’une stricte séparation, ou en tous cas d’une indépendance, entre le parlement et le gouvernement, situation qui ne correspond évidemment pas du tout au fonctionnement réel d’un régime parlementaire comme la République fédérale d’Allemagne.

Cette mise à l’écart, ou en surplomb, du gouvernement exprime en revanche certaines réalités et certaines représentations persistantes dans la société allemande (p. 189). Les réalités tiennent au peu de discussions politiques au sein du parlement. Une fois qu’il a déposé un projet de loi, le gouvernement n’intervient pas directement dans la procédure législative. Son engagement politique n’apparaît pas de manière évidente. Plus généralement, explique l’auteur, le parlement allemand abrite davantage des discussions techniques que des controverses politiques (y compris d’ailleurs entre les élus). Les échanges entre les ministres et le parlement sont donc très rares : l’installation du gouvernement à l’écart n’est peut-être pas tant la cause du manque de conversation avec les députés que sa conséquence (p. 193).

Ces aspects de fonctionnement du régime allemand contribuent à entretenir les représentations qui fondent le mythe de la neutralité politique du gouvernement. Mais cette conception est ancrée plus profondément dans une représentation traditionnelle du gouvernement en Allemagne. Cette vision indique deux idées, liées entre elles, qui impliquent toutes deux une certaine neutralité : le gouvernement est perçu à travers le modèle d’un monarque irresponsable entouré d’une administration (p. 146). Il est donc d’une part un pouvoir neutre, au-dessus des partis et des luttes politiques, qui s’efforce de faire régner une certaine harmonie (p. 194), et d’autre part une administration (p. 144). À lire Christoph Schönberger, on comprend que dans la conception dominante en Allemagne, la distinction entre gouvernement et administration s’estompe. Le gouvernement est assimilé à la haute administration, ils ne forment qu’un dans l’imaginaire social. Évidemment, cette perception bureaucratique empêche de concevoir le gouvernement comme un organe politique. L’Allemagne serait une République des fonctionnaires, non pas au sens où la plupart des ministres sont des fonctionnaires (même si tel est bien le cas), mais au sens où le gouvernement n’est rien d’autre qu’une administration. En France, le poids et l’influence de la haute fonction publique ne sont pas contestables. Mais il existe un gouvernement, des ministres politiquement responsables et politiquement engagés. Personne n’en douterait. En Allemagne, l’idée plus ou moins inconsciente demeure selon laquelle le gouvernement n’est qu’une administration, qui n’a pas grand-chose à voir avec le parlement. Cette conception traditionnelle (p. 191) subsiste jusqu’à aujourd’hui, alors même que la parlementarisation a eu lieu et qu’il existe sans aucun doute un gouvernement politique en Allemagne.

L’ouvrage commenté ne se contente pas d’expliquer les origines de cette image de neutralité du gouvernement, que vient exprimer en silence l’emplacement des sièges qui lui sont réservés au Bundestag. Il donne aussi des éléments d’explication au maintien de cet agencement spatial, quand bien même le message qu’il communique contredit fondamentalement le parlementarisme. La raison principale, on vient de le voir, est que cette image neutre du gouvernement correspond à une représentation sociale répandue. Mais il existe également des raisons plus spécifiques. D’abord, aucune incompatibilité n’existe dans la Loi fondamentale entre les fonctions gouvernementales et le mandat parlementaire. En pratique, le ministre allemand est souvent député. On peut d’autant plus facilement l’installer sur un banc gouvernemental marqué par la neutralité, qu’il lui est loisible de rejoindre son siège de député pour participer au débat (p. 164). Cette situation a donné lieu à une intéressante pratique en matière disciplinaire. Il n’existe en effet pas de possibilité de sanctionner le ministre, y compris celui qui détient un mandat de député, pour un comportement qui a eu lieu sur le banc gouvernemental. La vie parlementaire a néanmoins vu naître une réprimande symbolique sous la forme d’une sanction hypothétique, qui consiste à informer le ministre qu’il se serait exposé à une sanction disciplinaire s’il avait tenu des propos semblables en tant que député. Peut-être ce dédoublement, qui permet au même individu de s’exprimer en tant que membre du gouvernement ou du parlement, a-t-il joué un rôle dans le développement de la jurisprudence de la Cour qui croit pouvoir distinguer entre la chancelière et la présidente de la CDU ?

Ensuite, et peut-être surtout, le maintien de l’architecture parlementaire du Bundestag s’explique aussi par le fait qu’elle avantage le gouvernement, soutenu par une majorité parlementaire qui seule pourrait décider d’un chamboulement. Il est commode, pour le gouvernement, d’apparaître placé au-dessus des conflits. Il est en mesure d’éviter presque autant qu’il le souhaite la confrontation avec l’opposition (p. 187).

L’ouvrage permet donc de comprendre d’où vient le mythe de la neutralité du gouvernement et pourquoi il subsiste. Mais l’élucidation de l’origine d’une légende ne la transforme pas en vérité. Christoph Schönberger souligne à plusieurs reprises que l’emplacement des sièges des ministres allemands est un camouflage (p. 86, p. 96). On cache le gouvernement en l’installant sur le côté, avec le Bundesrat, en le noyant parmi les fonctionnaires. Durant les années où le parlement siégeait à Bonn, de nombreuses discussions eurent lieu sur une modification de l’architecture du parlement. Certaines réformes s’imposèrent, par exemple celle qui fit descendre les ministres de leur piédestal et les installa au même niveau que les députés (p. 123). D’autres restèrent à l’état de projet, telle l’opposition face à face de deux camps politiques, selon le modèle de Westminster (p. 119). D’autres, enfin, se concrétisèrent trop tardivement : l’idée d’un parlement réuni en cercle, proposée dès 1948, aboutit en 1992, mais ne fut pas reprise pour le nouvel aménagement du Reichstag à Berlin, où le Bundestag siège depuis 1999 (p. 124). Or, durant tous ces débats, il est révélateur qu’aucun partisan de la mise en retrait du banc gouvernemental n’ait jamais prétendu que le gouvernement était véritablement au-dessus ou en dehors des partis. Personne n’a jamais affirmé que cette organisation spatiale correspondait à la réalité du pouvoir. Son caractère trompeur n’est pas contesté. Le plan du parlement allemand est le fruit d’une « architecture du comme si » (p. 196) : il se présente comme si le gouvernement n’était pas responsable devant le parlement, comme s’il était un pouvoir neutre extérieur aux luttes partisanes, mais sans prétendre qu’il en va effectivement ainsi.

Si on la comprend mieux, on peut donc demeurer sceptique face à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle : de cette apparence d’impartialité, de cette « mise en scène précaire » (p. 167), elle prétend faire une obligation juridique, en astreignant le gouvernement à un devoir de neutralité. Quoiqu’il en soit, cette question n’est qu’une des nombreuses pistes de réflexion vers lesquelles mène l’enquête de Christoph Schönberger. En étudiant de fond en comble un sujet aussi divertissant qu’inattendu, l’auteur éclaire sous un jour nouveau des questions fondamentales. Et si c’était la définition d’un bon livre ?

 

Thomas Hochmann

Professeur de droit public, Université Paris Nanterre (CTAD).

Institut Universitaire de France.

Pour citer cet article :
Thomas Hochmann «Feng shui au Bundestag. À propos de C. Schönberger, Auf der Bank. Die Inszenierung der Regierung im Staatstheater des Parlaments, Munich, Beck, 2022 », Jus Politicum, n° 31 [https://juspoliticum.com/article/Feng-shui-au-Bundestag-A-propos-de-C-Schoenberger-Auf-der-Bank-Die-Inszenierung-der-Regierung-im-Staatstheater-des-Parlaments-Munich-Beck-2022-1568.html]