La liberté d’expression à l’ère digitale : des conceptions américaines et européennes réconciliables, en pratique ?

Thèmes : Liberté d’expression - Droit constitutionnel comparé - Premier amendement - Régulation des plateformes

Le Premier Amendement américain tel qu’interprété par la Cour Suprême et par la doctrine est souvent perçu à l’étranger comme « exceptionnel ». Il protège l’expression plus largement qu’ailleurs, et il perçoit toute sorte de régulation étatique comme un danger pour la mise en œuvre de cette liberté. En Europe, au contraire, la liberté d’expression est en effet vue comme devant être mise en balance avec d’autres droits fondamentaux, comme la dignité ou la vie privée. Cette balance est assurée en dernier lieu par l’État. La création des réseaux sociaux a fait ressurgir la tension existante entre les différentes conceptions de la liberté d’expression et en a fait un problème pratique, et pas seulement théorique. Les réseaux sociaux ont été inventés aux Etats-Unis, où les entreprises ont bénéficié de la conception très généreuse du Premier Amendement selon lequel l’État n’est pas autorisé à intervenir pour réguler l’expression des personnes privées, ce qui incluent les plateformes et leurs algorithmes. Les entreprises américaines opérant partout dans le monde ont ensuite dû faire face au développement de législations plus strictes que la législation américaine. Cet article présente les deux grandes incompréhensions entre le modèle européen et le modèle américain : l’incompréhension quant aux limites matérielles du contrôle, et l’incompréhension quant à l’application verticale ou horizontale de la liberté d’expression. Il soutient qu’en dépit de leurs différences, les conceptions américaines et européennes de la liberté d’expression sont réconciliables à l’ère digitale. Le Premier Amendement laisse une grande place aux acteurs privés (ce qui inclut les réseaux sociaux) pour s’organiser à l’intérieur de leur communauté. Le législateur européen a pris acte de cet état de fait et a tiré parti de la liberté laissée aux acteurs privés dans le système américain pour les forcer à mettre en œuvre, dans le système européen, des règles de civilité et de vie privée. Les citoyens américains ont en retour bénéficié et continueront de bénéficier des régulations imposées par le législateur européen, alors que la conceptualisation du Premier Amendement rend difficile une telle intervention. Les interactions entre systèmes juridiques ont rendu possible le système actuel, menant à ce que Jack Balkin appelle « la liberté d’expression en triangle ».

Freedom of expression in the digital age: American and European conceptions reconciliable in practice?

The American first Amendment as interpreted by the Court and in literature is often seen as ‘exceptional’: it protects speech more widely, and it sees the State as fundamentally at odds with the regulation of speech. On the contrary, in Europe, freedom of speech is generally seen as to be balanced with other fundamental rights such as dignity or privacy. The creation of social media, that operate without borders and without condition of nationality, has also rekindled the tension existing between these two conceptions. It has made it a practical – not only theoretical – issue. Social medias have been created in the US, where the enterprise have benefited from the First Amendment conception, according to which the State is not allowed to regulate private person’s speech, including their algorithms. In a second step, American enterprises operating all over the world have faced the development of a European regulation stricter than the American ones, in order to protect European citizens. This article describes the two big misunderstanding between the American and the European conception of freedom of speech. The first one is substantive, and refers to the possibility – or impossibility - for the  State to regulate harmful speech through the imposition of civility rules. The second one is procedural: it refers to the possibility (or impossibility) for the State to enforce these rules between private people. The article argues that despite their big differences, the European and American conceptions of freedom of speech are reconcilable in the digital era. Not only are they reconcilable, but the different conceptualizations also allow, in practice, to resolve some important issues of who should regulate, and what should be regulated, through a more pluralist perspective. Because the First Amendment applies to the State, but not to private actors (except in some cases of quasi-public spaces), private actors are free to apply their own standards of free speech in private spaces. European Law makers have taken advantage of this room left to private actors in the American legal framework to impose some regulation to them and to force them to enforce civility rules, in order to protect the health of the European public sphere. The interaction between legal systems has made possible, in practice, a process of hybridization that led to what Jack Balkin calls ‘the triangle of free speech’: the effective dialogue and influence between the State, private owners of the means of communication, and citizens.

L

a liberté d’expression est sans aucun doute l’une des libertés les plus importantes de nos démocraties libérales. Toutes les démocraties libérales protègent cette liberté comme un droit constitutionnel ou quasi constitutionnel, car elle est perçue comme nécessaire pour que les citoyens d’une société donnée s’acquittent de leur droit à l’auto-détermination politique. Un État dans lequel les élections sont libres, mais dans lequel le gouvernement restreint le débat politique de sorte que les électeurs soient en incapacité d’exprimer des opinions qui sont inconfortables pour le pouvoir en place ne pourrait être considéré comme démocratique. La liberté d’expression n’est pourtant pas absolue : les contours, et par conséquent les limites de ce droit peuvent varier selon les États et les systèmes juridiques.

À cet égard, le Premier amendement américain tel qu’interprété par la Cour suprême et par la doctrine est souvent perçu à l’étranger comme « exceptionnel[1] ». Il protège l’expression plus largement, et il perçoit toute sorte de régulation étatique comme un danger pour la mise en œuvre de cette liberté. Une telle théorisation n’a pas de parallèle dans les autres démocraties libérales. En Europe, la liberté d’expression est en effet vue comme devant être mise en balance avec d’autres droits fondamentaux, comme la dignité ou la vie privée et cette balance est assurée en dernier lieu par l’État. Alors que les Américains regardent les normes européennes régulant la liberté d’expression avec dédain, ou même crainte du totalitarisme, les Européens ont du mal à comprendre pourquoi, alors que le Premier amendement américain est la clause la plus protectrice du monde, les universités, les médias et les réseaux sociaux peuvent décider de mettre en œuvre des règles de civilité de manière apparemment arbitraire, en vertu d’un processus que d’aucuns ont appelé cancel culture, « la culture de l’annulation ».

Jusqu’à récemment, ces oppositions doctrinales étaient avant tout théoriques : elles intéressaient avant tout les juristes comparatistes, qui étaient à la fois amusés et étonnés devant une conceptualisation de la liberté d’expression si différente de l’autre côté de l’Atlantique[2]. Mais ces différences n’avaient pas d’impact pratique : chaque État conceptualisait et appliquait sa propre théorie de la liberté d’expression à l’intérieur de ses frontières, sans prendre en compte la conceptualisation qui était faite par un autre État de l’autre côté de l’Atlantique, de la Manche, ou des Alpes.

La création des réseaux sociaux a fait ressurgir la tension existante entre les différentes conceptions de la liberté d’expression et en a fait un problème pratique, et pas seulement théorique[3]. Les réseaux sociaux, qui opèrent sans condition de frontières ou de nationalité, ont été inventés aux États-Unis, où les entreprises ont bénéficié de la conception très généreuse du Premier amendement selon lequel l’État n’est pas autorisé à intervenir pour réguler l’expression des personnes privées. Ceci inclut, selon la conception la plus répandue, leurs algorithmes. La section 230 du « Communications Decency Act » de 1996 a rendu possible une gouvernance privée de la liberté d’expression[4], qui a fortement affecté les utilisateurs des réseaux sociaux partout dans le monde. Ceci a créé d’importants malentendus entre les Européens et les Américains. Alors que les utilisateurs français des réseaux sociaux ne comprenaient pas pourquoi certains contenus tels que des seins (postés volontairement par la personne) étaient censurés sur Facebook, Angela Merkel critiqua ouvertement la suspension permanente du compte de Donald Trump après les émeutes du capitole. Elle considérait que l’État, et non les compagnies privées, devait être compétent pour limiter la liberté d’expression[5].

Toutefois, parce que les plateformes opèrent sans limitation de frontières, les propriétaires de ces réseaux sociaux ne sont pas soumis seulement au droit du pays dans lequel leur siège social est implanté. Ils sont aussi soumis au droit des pays dans lesquels ils opèrent, et où résident leurs utilisateurs[6]. Dans un second temps, les entreprises américaines opérant partout dans le monde ont donc dû faire face au développement de législations plus strictes que la législation américaine. Ceci a notamment été le cas dans l’Union européenne. Les législations européennes ont eu un effet de débordement (aussi appelé « Bruxelles effect[7] »), car les entreprises ont dû changer les designs de leurs plateformes pour se conformer aux obligations européennes. Le dialogue entre Européens et Américains sur les conceptions juridiques de la liberté d’expression est donc devenu indispensable.

Ceci est d’autant plus vrai qu’alors que l’expression sur les réseaux sociaux est devenue la forme dominante d’expression dans l’espace public, les sociétés américaines et européennes font face aux mêmes difficultés liées à la multiplication de la désinformation et des contenus toxiques. Ces deux phénomènes ont fragilisé les théorisations européennes et américaines de la liberté d’expression. Devant le déferlement de haine et de discours mensongers sur les réseaux sociaux, la doctrine états-unienne est forcée de reconnaître les limites de la métaphore du « marché des idées non entravé ». En Europe, au contraire, la participation spontanée des citoyens sur les réseaux sociaux a affaibli l’idée habermassienne d’un débat rationnel devant être supervisé par l’État. L’une des façons de résoudre les problèmes nés de ces errements théoriques est le dialogue entre ordres juridiques.

Cet article affirme qu’en dépit de leurs différences, les conceptions états-uniennes et européennes de la liberté d’expression sont réconciliables à l’ère digitale. Non seulement ces conceptions sont réconciliables, mais les différentes conceptualisations permettent également de résoudre, en pratique, des questions concernant les limites matérielles du contrôle, et la compétence pour adopter un tel contrôle, à travers une perspective pluraliste.

La distinction entre la « sphère publique » (public discourse) et la « sphère privée » est essentielle pour comprendre comment les États-Unis résolvent la tension entre l’absolutisme du Premier amendement et les normes de civilité qui rendent possible toute conversation – sans parler du processus de délibération. Parce que le Premier amendement s’applique à l’État mais pas aux acteurs privés (à l’exception des cas dits de « quasi-espaces publics[8] »), les acteurs privés sont libres d’appliquer leurs propres standards à l’intérieur des espaces qu’ils possèdent[9]. Les espaces privés sont souvent qualifiés de « communautés ». Cette distinction entre espace privé et espace public est essentielle pour comprendre non seulement le processus de modération des contenus sur les réseaux sociaux, mais aussi pourquoi les conceptions européennes et américaines de la liberté d’expression sont en pratique réconciliables. Alors que le Premier amendement laisse une grande place aux acteurs privés (ce qui inclut les réseaux sociaux) pour s’organiser à l’intérieur de chaque communauté, la doctrine américaine n’est pas d’une grande utilité pour contraindre les acteurs privés ni pour prendre en compte et atténuer les différences de pouvoir dans l’espace public. Le législateur européen a pris acte de cet état de fait et a tiré parti de la liberté laissée aux acteurs privés dans le système américain pour les forcer à mettre en œuvre des règles de civilité et de vie privée. Les citoyens américains ont en retour bénéficié et continueront de bénéficier des régulations imposées par le législateur européen, alors que la conceptualisation du Premier amendement rend difficile une telle intervention. Les interactions entre systèmes juridiques est ce qui a rendu possible le système actuel, menant à ce que Jack Balkin appelle « la liberté d’expression en triangle[10] ».

Pour étayer cet argument, l’article est structuré de la façon suivante : la partie i revient sur les différentes justifications philosophiques pour protéger la liberté d’expression en Europe et aux États-Unis. La partie ii revient sur les deux principales distinctions dans la mise en œuvre de la liberté d’expression entre l’Europe et les États-Unis. La partie iii explique pourquoi ces différences sont réconciliables – et même bénéfiques – à l’ère des réseaux sociaux.

 

I. Des justifications philosophiques différentes pour la liberté d’expression

 La métaphore du marché des idées non entravé (uninhibited marketplace of ideas) a dominé l’interprétation du Premier amendement au xxe siècle aux États-Unis. Cette métaphore reflète le fait que tous les types de discours, même ceux potentiellement néfastes, sont vus comme nécessaires pour garantir la légitimation démocratique (A). En Europe, le fondement philosophique de la liberté d’expression est le processus de délibération dans la recherche d’un compromis ou d’une prise de décision (B).

 

A. Le marché des idées non entravé aux États-Unis

Au xxe siècle, le Premier amendement a progressivement été conceptualisé à travers la métaphore dominante du « marketplace of ideas », une métaphore qui avait été formulée pour la première fois par Justice Holmes en 1919, dans son opinion dissidente de l’arrêt Abrams vs United States[11] :

Les fondements théoriques de cette métaphore remontent notoirement au livre de John Stuart Mill, On Liberty[13], dans lequel l’auteur défend la liberté d’expression. Dans le second chapitre du livre, Mill explique qu’une société doit accueillir tous les discours, même ceux qu’elle trouve répréhensibles. En effet, l’expression d’opinions, même fausses, peut aider, à travers le débat, à accéder à la vérité plus facilement[14]. Les justifications de Mill et dans une moindre mesure, d’Holmes, sont épistémologiques plus que politiques. Mill et Holmes font de la recherche de la vérité la justification la plus importante de la liberté d’expression et de discussion. Dans cette perspective, la vérité est vue comme objective et absolue[15]. Cette conception pose évidemment problème puisque la majorité des opinions ne sont ni vérifiables ni objectives : elles sont relatives. Justice Holmes était cependant conscient de cette tension. Dans une lettre à son ami Sir Frederick Pollock, datant de 1908, il écrit que « la vérité pour une personne est un mensonge pour une autre personne[16] ». Il semble donc concevoir la vérité non pas comme objective et unanime, mais comme l’opinion la plus forte qui subsiste après un vigoureux débat. Holmes considère donc la liberté d’expression comme la condition nécessaire pour qu’une société puisse faire des choix pragmatiques et qu’elle détermine la direction dans laquelle elle souhaite s’engager[17].

Dans l’arrêt Whitney v. California[18], Justice Brandeis, joint en concurrence par Justice Holmes, adopta une vision politique – et non épistémologique, du marché des idées :

Cette opinion, passionnante et fondamentale dans l’histoire de la liberté d’expression aux États-Unis, envisage la liberté d’expression comme nécessaire à la fois pour la formation de l’opinion publique et pour la légitimation du gouvernement. Si les citoyens sont libres de s’exprimer, de participer à la formation de l’opinion publique à laquelle le gouvernement est réceptif, ils peuvent par la suite se considérer comme les auteurs de l’action gouvernementale. La liberté d’expression permet donc la légitimation démocratique, à travers la réconciliation entre l’autonomie individuelle et collective. Alors que le phénomène majoritaire est parfois vu comme en tension avec l’autonomie individuelle, car il impose la volonté de la majorité sur la minorité[19], la liberté d’expression permet de résoudre cette tension car il situe la légitimation sur des processus antérieurs à la prise de décision[20].

 

B. Le fondement européen : le processus de délibération

En Europe, l’idéal rousseauiste a eu plus de force qu’aux États-Unis. Rousseau résout la tension entre les choix individuels et collectifs en créant la fiction de la « volonté générale ». Selon cette théorie, la volonté générale est distincte de l’addition des volontés privées :

Cette distinction entre volonté de tous et volonté générale est fondée sur l’idée, ou l’utopie, que les citoyens peuvent décider de ne pas penser à leurs intérêts privés, mais à l’intérêt général, c’est-à-dire au bien commun, lorsqu’ils prennent une décision. Dans la théorie de Rousseau, c’est la volonté générale qui fonde la légitimité du pouvoir politique. Des auteurs postérieurs ont mis l’accent sur les risques que cet engagement majoritaire poserait à la démocratie représentative : la conception de Rousseau nierait en effet qu’il peut exister plusieurs « volontés » légitimes et que la volonté des citoyens minoritaires, à défaut d’être suivie, est aussi légitime à être exprimée et débattue. Alexis de Tocqueville a utilisé le terme de « despostisme » de la majorité[22] pour décrire ce risque.

Pour remédier à cette tension, les théoriciens européens de la démocratie ont généralement considéré que la démocratie devait impliquer la participation de tous les citoyens au processus menant à la prise de décision. Hans Kelsen a par exemple expliqué l’importance de l’opinion publique pour la démocratie : « La volonté d’une communauté, en démocratie, est toujours créée à travers une discussion permanente entre majorité et minorité, à travers la considération libre d’arguments pour et contre une régulation. Cette discussion a lieu non seulement au parlement mais aussi lors de meetings politiques, dans les journaux, livres, et autres véhicules de l’opinion publique. Une démocratie sans opinion publique est une contradiction en soi[23]. »

Contrairement à Rousseau, qui est préoccupé par la substance de la volonté générale (la volonté générale est légitime parce que les citoyens ont mis de côté leurs intérêts privés), Kelsen se focalise sur la procédure : la décision est légitime parce qu’elle a été prise à l’issue d’un processus valide de délibération[24]. Au sein de cette procédure, tous les participants doivent être à même de s’exprimer librement et sont considérés comme des égaux[25]. C’est ici que les conceptions américaines et européennes tendent à diverger. Alors que dans la conception européenne, le débat a une finalité, celui de la prise de décision et la recherche du bien commun[26], le but attaché à la liberté d’expression dans la conception états-unienne est beaucoup plus ouvert. L’opinion publique, dans la conception américaine, n’est pas seulement protégée pour légitimer la mise en œuvre des décisions par le gouvernement, après un débat public rationnel[27]. La formation de l’opinion publique est au contraire toujours en mouvement, agonistique et sans but particulier[28]. Elle joue un rôle même lorsque la décision a déjà été prise[29]. Dans cette conception, la démocratie n’est pas seulement délibérative, elle est surtout réactive, et la liberté d’expression ne protège pas seulement la formation de la volonté générale, mais aussi et surtout l’autonomie des individus à l’intérieur de la société. Le débat public est plus individualiste aux États-Unis qu’il ne l’est en Europe, parce que les buts poursuivis sont différents. En Europe, le but du débat public est avant tout la formation d’une décision considérée comme légitime, éventuellement à travers la formation d’un consensus. Aux États-Unis, le but du débat public est la réactivité du gouvernement à la volonté du peuple, mais aussi la réconciliation de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective. L’autonomie individuelle est une valeur beaucoup plus importante pour la liberté d’expression aux États-Unis qu’en Europe parce que c’est ce qui permet, dans la conception américaine, de créer la fiction selon laquelle le peuple est l’auteur des décisions gouvernementales. Il en résulte qu’aux États-Unis, la possibilité pour n’importe quel individu de s’exprimer de la manière dont il le souhaite prime sur les externalités négatives que ce discours peut créer pour d’autres personnes[30]. Le Premier amendement protège généralement les prérogatives des individus contre le groupe[31]. Cette protection est légitimée par le postulat que le discours d’un individu pourrait pousser un autre individu à changer d’avis, mais aussi parce que l’impossibilité de s’exprimer est perçue comme une intrusion dans l’autonomie individuelle et politique du citoyen, intrusion qui remet en cause par essence la fiction selon laquelle les citoyens sont les auteurs des décisions gouvernementales.

Ces différentes théorisations ont eu un impact très important sur la façon dont le débat public est organisé en pratique.

 

II. Les incompréhensions pratiques entre droits américain et européen de la liberté d’expression

 

Il existe deux types de différences, que l’on peut même qualifier d’incompréhensions, entre les deux systèmes. L’incompréhension substantielle concerne la régulation par l’État des discours néfastes (A). L’incompréhension structurelle concerne l’application verticale ou horizontale des droits fondamentaux (B).

 

A. L’incompréhension substantielle : la régulation des discours néfastes

En Europe, l’État est compétent pour mettre en œuvre des règles de civilité qui incluent l’interdiction des propos perçus comme entravant le processus de délibération politique (1). Ce n’est pas le cas aux États-Unis (2).

1) En Europe, la mise en œuvre par l’État des règles de civilité
a) L’exemple de la CEDH et de l’Allemagne

Nous avons vu que la théorie européenne de la liberté d’expression est justifiée par la participation du peuple à la prise de décision gouvernementale à travers la délibération publique. Cependant, dans la conception européenne, certains types de discours sont vus comme perturbant plutôt qu’encourageant le processus de délibération publique. La conception européenne a été résumée, entre autres, par le concept d’agir communicationnel d’Habermas. Ce concept permet d’expliquer les conditions nécessaires à la formation d’un consensus rationnel. Habermas est lui-même inspiré par Kant, qui a eu beaucoup d’influence sur le droit allemand. La conception de dignité humaine dégagée par Kant peut expliquer pourquoi certains discours sont jugés néfastes par essence, et peuvent donc être légitimement interdits. L’architecture des droits peut aussi expliquer pourquoi il est légitime de restreindre certains discours en Europe, sans pour autant remettre en cause l’essence de la liberté d’expression[32]. Dans les modèles non américains, lorsqu’un droit est identifié, le juge procède généralement à un contrôle de proportionnalité entre ce droit et d’autres intérêts concurrents. Ceci n’est pas le cas du modèle américain, dans lequel l’arbitrage judiciaire est résolu par la délimitation de ce droit. Une fois qu’un acte verbal a été qualifié de discours au sens du Premier amendement, cet acte jouit d’une protection très importante, presque absolue[33].

L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme est un exemple parfait de la vision non absolutiste de la liberté d’expression. L’alinéa 2 de cet article dispose que « l’exercice de ces libertés comportant des devoirs et responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et la prévention du crime ». Cet alinéa permet la mise en balance des intérêts. La Cour européenne des droits de l’Homme résout généralement la balance en se demandant si la restriction est « nécessaire dans une société démocratique » comme le requiert l’alinéa 2[34]. La Cour a généralement exigé qu’il existe un « besoin social impérieux[35] » pour la restriction et a considéré que la restriction ne devrait pas être plus intrusive que nécessaire pour accomplir ce but[36]. Les lois qui régulent les insultes et le racisme sont généralement considérées comme nécessaires et répondant à ce besoin social impérieux. La Cour a par exemple jugé que la condamnation en droit allemand de David Irving, qui avait affirmé que l’existence des chambres à gaz était un mensonge, n’était pas contraire à l’article 10 de la Convention[37]. Selon la Cour, cette condamnation était nécessaire dans une société démocratique et l’intérêt public que constitue la prévention des crimes en droit allemand supplantait la liberté d’expression du requérant. Dans l’arrêt Jersild[38], un journaliste danois avait été condamné pour avoir transmis à la télévision une interview avec un groupe de skinheads qui y exprimaient des opinions racistes et extrêmement offensantes[39]. La Cour considéra que la condamnation de ce journaliste était contraire à l’article 10 de la Convention. Il faut toutefois noter que la condamnation du groupe de skinheads n’était pas contestée devant la cour[40]. L’opinion majoritaire était par ailleurs assortie d’une substantielle opinion dissidente, à laquelle sept juges sur dix-neuf se joignirent. Cette opinion considérait que les propos haineux diffusés à la télévision, même si elle visait à provoquer une réaction de rejet auprès des téléspectateurs, constituait un risque important pour les jeunes téléspectateurs qui pourraient être séduits par ces propos[41].

De la même façon que l’article 10 de la Convention, l’article 5(1) de la loi fondamentale allemande garantit la liberté d’expression, mais prévoit dès l’article 5(2) les limites à cette liberté. L’article 5(2) dispose que : « ces droits sont limités par les dispositions des lois générales, les dispositions législatives pour la protection des mineurs et le droit de l’inviolabilité de la dignité humaine. » La loi fondamentale allemande accepte les restrictions aux droits fondamentaux, tant que ces restrictions sont explicites, prévues par une loi générale, et d’une façon qui préserve l’essence même du droit[42].

L’article 130 du Code pénal interdit les attaques à la dignité humaine qui sont susceptibles de troubler la paix publique, par des propos diffamatoires ou injurieux. Il interdit également l’incitation à la haine[43]. L’article 131 punit la production ou la dissémination d’écrits incitant à la haine raciale. Dans le cas Irving, jugé en Allemagne, le tribunal constitutionnel mit en avant que l’article 5(1) n’était pas une protection absolue de la liberté d’expression, mais que des limitations à cette liberté étaient possibles en vertu de l’article 5(2) et que certaines règles avaient été développées pour effectuer cette balance. La Cour considéra que la protection de l’identité personnelle prévalait normalement sur la liberté d’expression, dans les cas où l’expression prenait la forme d’abus ou d’insultes.

En plus de la référence traditionnelle à Kant, il est assez courant d’expliquer la primauté du concept de dignité sur la liberté d’expression par la période historique nazie de l’Allemagne. Des 1937, Karl Loewenstein, un professeur allemand qui avait fui aux États-Unis, forgea le terme de « démocratie militante[44] » pour faire référence à la nécessité de protéger la démocratie contre elle-même. Il s’agissait notamment d’empêcher les ennemis de la démocratie d’utiliser les institutions démocratiques et les droits prévus par la Constitution dans le but de faire tomber la démocratie. Les défenseurs du concept font souvent référence à Goebbels, qui s’enorgueillissait que les nazis soient arrivés au pouvoir démocratiquement[45]. Après la guerre, le concept de démocratie militante fut adopté par le droit positif. L’idée selon laquelle la République de Weimar n’avait pas pu empêcher la chute de la démocratie du fait de sa tolérance envers ses ennemis a même été mise en avant par la Cour constitutionnelle allemande dans un arrêt de 1956 concernant l’interdiction du parti communiste allemand[46]. La Cour considéra que le régime de
Weimar avait abandonné toute solution, et qu’elle avait maintenu son indifférence politique et avait donc succombé au plus agressif des partis totalitaires[47]. Ces affirmations semblent toutefois inexactes, et ce pour plusieurs raisons[48].

D’un point de vue historique d’une part, de nombreux auteurs ont maintenant démontré que la chute du régime de Weimar avait des racines politiques et économiques, plus que juridiques. Contrairement aux idées reçues[49], l’arrivée au pouvoir des nazis peut être expliquée non par un excès de démocratie, mais par les excès du libéralisme économique et l’affaiblissement des pratiques démocratiques sous Weimar[50].

D’autre part, comme plusieurs auteurs l’ont montré, l’interdiction par la loi de certains types d’expression a existé bien avant l’adoption de la Loi fondamentale allemande en 1947. L’article 118 de la constitution du Reich protégeait déjà la liberté d’expression « dans les limites des lois générales ». Une loi générale est une loi qui protège un intérêt juridique pour lui-même : l’intérêt dont il est question peut être violé par l’expression comme par d’autres moyens, et la loi qui entend le protéger n’est pas dirigée en particulier contre la liberté d’expression[51]. Selon Thomas Hochmann, l’exigence d’une loi générale pour restreindre la liberté d’expression ne s’oppose pas à des restrictions visant à protéger un intérêt qui ne pourrait être enfreint que par l’expression, tel que la diffamation ou la calomnie[52]. L’apparent paradoxe qui en découle peut être expliqué, selon cet auteur, par la double signification de la « généralité » de la loi. Dès le début du xixe siècle, il a été affirmé en France et en Allemagne que les lois régulant la presse devaient être générales, c’est-à-dire qu’elles devaient s’appliquer non seulement à la presse mais à tous types d’expression. Les contenus interdits dans la presse devaient l’être aussi dans la vie courante. Les lois de presse étaient alors considérées comme générales, par opposition à « sectorielles ». Mais une loi régulant la diffamation, dans la presse, et en dehors, pouvait toujours être considérée comme « spéciale » puisqu’elle ne régulait que l’expression. En réalité, l’exigence de « généralité » était considérée comme remplie à partir du moment où la loi régulait l’expression pour protéger un autre intérêt, et ne visait pas l’expression en soi. Il devait y avoir un lien entre l’expression et la conséquence de cette expression sur une autre personne[53]. L’idée que l’expression pouvait être limitée pour protéger l’intérêt d’une autre personne ne peut pas être expliquée seulement par le concept de démocratie militante. Certains auteurs remettent également en cause l’origine kantienne des limites de la liberté d’expression, qui trouveraient plutôt leurs sources dans les concepts féodaux d’honneur et de respect personnel.

b) Un processus d’extension des honneurs et du respect personnel aux classes non aristocratiques

Comme le démontre James Whitman, la conceptualisation différente de la liberté d’expression entre les États-Unis et l’Europe au xxe siècle repose sur des différences historiques profondes. L’idée que certains types de discours ne peuvent pas faire partie de la discussion repose, en Europe, sur une conception féodale de l’honneur et du respect personnel[54]. Les règles de déférence, qui s’appliquaient jusqu’au xviiie siècle seulement aux aristocrates, ont été étendues progressivement, selon James Whitman, aux classes inférieures. L’engagement pour l’égalité qui caractérise le xixe siècle en Europe a mené à la généralisation des règles de déférence concernant non pas la dignité mais surtout l’honneur. Cette nouvelle culture du respect, antérieurement liée au statut et désormais élargie à toute la population, aurait, selon James Whitman, contribué à la régulation de la haine et aux autres formes d’incivilités. Alors que l’égalité s’est concrétisée en Europe par un nivellement par le haut, c’est-à-dire par l’extension des privilèges du passé à toutes les classes sociales, ce même principe d’égalité s’est concrétisé aux États-Unis par un nivellement par le bas, c’est-à-dire en rejetant toute marque de respect imposée par le droit[55]. Ceci découle sans doute de l’absence d’une classe aristocratique aux États-Unis, et l’absence conséquente d’une éthique féodale comme celle qui existait en Europe[56] et peut expliquer, en partie, le rejet des lois régulant la diffamation de groupe (qui aurait pu être la base juridique d’une régulation des propos haineux et discriminatoires, visant en particulier les minorités raciales).

2) Aux États-Unis, l’absence de mise en œuvre par l’État des règles de civilité

Comme nous l’avons expliqué dans la première partie, la métaphore du « marché non-entravé des idées » a guidé l’interprétation du Premier amendement dans la seconde moitié du xxe siècle aux États-Unis. Selon la théorie sous-tendant cette métaphore, le remède aux faux discours est « plus de discours[57] ». Pour cette raison, il est communément admis que le Premier amendement ne permet pas au gouvernement d’intervenir pour distinguer les discours qui sont protégés et ceux qui ne le sont pas en se fondant sur le point de vue, ou même le contenu du discours. Cette interdiction de ce qu’on appelle techniquement « la discrimination selon les points de vue » (viewpoint discrimination) ou encore « la discrimination selon le contenu » (content discrimination), s’étend même aux points de vue selon lesquels certaines races ou religions sont inférieures, que la haine envers les minorités est désirable, ou encore que certaines actions illégales ou violentes se justifient contre des personnes au nom de leur race, de leur ethnicité, ou de leurs croyances religieuses[58].

Dans l’arrêt Beauharnais v. Illinois de 1952[59], la Cour suprême avait d’abord accepté de considérer constitutionnelle une loi de l’État de l’Illinois qui criminalisait la publication ou l’exposition de tout écrit ou image qui dépeignait « la dépravation, la criminalité, l’immaturité ou le manque de vertu d’une catégorie de citoyens de toute race, couleur, croyance ou religion ». Beauharnais avait été pénalement condamné sur le fondement de cette loi car il avait distribué des tracts demandant à ce que le maire de Chicago « mette un terme à l’empiètement, au harcèlement et à l’invasion des Blancs, de leurs biens, de leurs quartiers et de leurs personnes par les Noirs ». La Cour suprême déclara la loi et la condamnation pénale constitutionnelles. Justice Frankfurter, l’auteur de l’opinion majoritaire, expliqua que le discours en question n’était pas protégé par le Premier amendement parce qu’il avait violé « la diffamation de groupe » (group libel). La diffamation (libel) est l’un des seuls types de discours non protégé par le Premier amendement[60], et le fait d’établir qu’il pouvait exister une « diffamation de groupe » permettait donc de condamner les discours haineux et racistes.

L’exclusion de la diffamation de groupe de la protection du Premier amendement fut toutefois seulement de courte durée.

Dans l’arrêt Brandenburg v. Ohio[61], en 1969, la Cour suprême revint partiellement sur ce principe. En l’espèce, un membre du Ku Klux Klan avait été incriminé en vertu d’une loi de l’Ohio qui interdisait l’appel à la violence lors des manifestations. Ce leader du KKK avait participé à une manifestation, lors de laquelle il proféra un discours incitant à la vengeance contre les « nègres » et les juifs, et appela à marcher sur le Congrès le 4 juillet. La Cour suprême annula la condamnation, et jugea la loi inconstitutionnelle. La Cour déclara que le gouvernement ne pouvait pas punir les discours incendiaires, à moins que ces discours ne visent à « inciter ou produire des actions illégales imminentes et soient susceptibles de provoquer ou de produire de telles actions ». Dans cet arrêt, la Cour considéra alors que les discours d’incitation à la haine, qui incluent la « diffamation de groupe » étaient protégés par le Premier amendement, tant qu’il n’existait pas de « danger clair et imminent » ( clear and present danger), un standard établi par l’arrêt Schenck v. United States[62].

Le rejet de l’interdiction de la diffamation de groupe se fonde, selon la doctrine dominante, sur le fait que dans les limites de la sphère publique, les personnes ne sont pas considérées comme faisant partie d’un groupe, mais comme des individus à part entière. Les individus doivent pouvoir se sentir libres de rejeter leur affiliation à tel ou tel groupe[63]. La structure de la communication à l’intérieur de la sphère publique est individualiste : l’auto-détermination individuelle est primordiale. En conséquence, l’attaque contre un groupe ne peut être considérée comme une attaque personnelle. De la même façon, selon les théories américaines dominantes, la possibilité de critiquer les groupes, même dans des termes haineux, permet de soumettre la constitution de ces groupes à débat[64].

Ces justifications ne semblent pas satisfaisantes : elles minimisent grandement les préjudices psychologiques infligés aux personnes qui font partie des groupes historiquement opprimés aux États-Unis, telles que les personnes noires, les Amérindiens et les Juifs[65]. Ces règles créent le contraire de l’effet désiré : elles sapent le principe d’égalité parce qu’elles participent à l’idée qu’il est légitime de s’attaquer à certaines personnes en raison de leur race ou de leur religion[66]. Les discours de haine raciale peuvent empêcher les victimes de ces discours de s’exprimer, parce que ces personnes ne sont pas considérées comme égales à celles qui les insultent. Ces justifications minimisent également la violence potentielle qui peut découler de l’expression de la haine raciale[67] : les mots sont performatifs, c’est-à-dire qu’ils changent l’état de la société dans laquelle nous vivons[68]. Une société dans laquelle les discours de haine raciale sont considérés comme légitimes donne l’impression qu’il est légitime d’exercer une violence du fait de la race.

Robert Post a appelé ceci « le paradoxe de la sphère publique » : il explique que le Premier amendement, au nom de l’égalité et de la démocratie, suspend l’application par le droit des règles de civilité qui rendent pourtant possible la délibération publique (et qui pourraient pourtant protéger la participation des catégories les plus fragiles à cette délibération)[69]. L’exceptionnalisme américain concernant les discours de haine, et cette apparente opposition irréconciliable entre les perspectives européennes et américaines sur ce sujet peuvent être modérés, cependant, par un examen plus approfondi des aspects sociétaux dans lesquels ces discours se développent.

 

B. L’incompréhension structurelle : application verticale contre application horizontale des droits fondamentaux

Un autre aspect essentiel pour comprendre la distinction entre les traditions européennes et états-uniennes concerne l’effet vertical – ou horizontal – des droits fondamentaux. Alors qu’en Europe, les droits constitutionnels peuvent être opposés non seulement à l’État mais aussi aux personnes privées (ce qu’on appelle l’application horizontale[70]) (1) ce n’est pas le cas aux États-Unis. Dans ce pays, les droits constitutionnels sont vus comme contraignants pour le gouvernement uniquement[71] (2). Cette différence a des effets sociaux (et pratiques) très importants.

1) En Europe, la possibilité pour l’État de faire respecter les droits fondamentaux entre personnes privées

L’effet horizontal des droits constitutionnels signifie que l’État est compétent pour forcer les personnes privées à respecter les droits constitutionnellement protégés d’autres personnes. Cela signifie que le processus de délibération, même lorsqu’il a lieu à travers des moyens de communication appartenant à des personnes privées, peut être supervisé par l’État. Aux États-Unis, la sphère publique repose sur la fiction selon laquelle les individus sont libres et égaux quand ils agissent à l’intérieur de cette sphère publique. Au contraire, en Europe, le législateur et les Cours constitutionnelles ont souvent pris en compte les conditions concrètes d’exercice de cette liberté, et les différences de pouvoir pour intervenir dans la sphère publique.

Dans les années 1950, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a développé la doctrine connue comme Drittwirkung (effet des droits constitutionnels sur les tiers). Dans une décision Lüth de 1958[72], la Cour déclara que : « Ce système de valeurs [créé par les droits constitutionnels], qui s’articule autour de la dignité humaine et le libre épanouissement de la personnalité de chacun à l’intérieur de la communauté sociale doit être regardé comme une décision constitutionnelle fondamentale qui affecte l’intégralité du système juridique. Ce système de valeurs influence le droit privé ; aucune règle de droit privé ne doit rentrer en conflit avec lui, et toutes les normes doivent être interprétées en accordance avec son esprit. » Par cette décision, la Cour constitutionnelle rend les droits constitutionnels opposables non seulement contre l’État mais également contre les tiers.

Dans une décision très importante du Conseil constitutionnel français, Loi relative à la liberté de Communication[73], le Conseil constitutionnel déclara que

Dans cette décision, le Conseil indique clairement que les personnes publiques comme les personnes privées peuvent constituer une menace à la liberté d’expression des citoyens français. Pour cette raison, la régulation pesant sur les personnes privées, visant à protéger le pluralisme des idées et opinions n’est pas contraire à la Constitution. Tout comme en Allemagne[74] et en Italie[75], l’intervention de l’État pour garantir le pluralisme externe (incluant une intervention quant à la structure du marché) et le pluralisme interne (intervention quant au contenu fourni par le marché) est conforme à la Constitution.

2) Le modèle américain : l’effet vertical et la constitution de communautés auto régulées

Le modèle américain de la sphère publique ressemble plus à un « Hyde Park », c’est-à-dire à un espace de « bavardages incontrôlés » qu’à une assemblée générale. Au sein de cette dernière, l’agenda de la discussion est fixé en avance, et personne ne doit parler à moins que la parole ne lui ait été donnée par le président de l’Assemblée[76]. L’État ne peut pas organiser le débat public de cette manière, parce qu’organiser le débat public reviendrait à imposer une version de l’identité nationale, ce qui est contraire au principe d’auto-détermination. Le principe d’auto détermination impose, dans la théorie américaine, que l’identité collective, et donc l’organisation du débat public, soient indéterminées ; qu’ils restent sans garants et sans finalités[77]. Justice Harlan a immortalisé cette vision de la sphère publique dans l’arrêt Cohen v. California[78]. Il observa que le dialogue démocratique « peut souvent apparaître comme du tumulte verbal, de la zizanie, et même constitué seulement de propos injurieux ». Selon Justice Harlan, ce désordre, cette cacophonie verbale est un effet secondaire nécessaire « dans une société aussi diverse que les États-Unis[79] ». Cette vision repose sur le fait que la définition des alternatives est l’instrument suprême du pouvoir, car la définition des alternatives définit les conflits possibles, et le choix des conflits permet de distribuer le pouvoir[80]. L’idée que l’État n’est pas compétent pour organiser le débat public, en imposant des obligations aux organisateurs privés de ce débat, repose également sur l’effet vertical des droits fondamentaux. Aux États-Unis, l’application verticale des droits fondamentaux signifie que les droits régulent seulement la conduite de l’action gouvernementale, mais pas les relations entre les citoyens. Cette distinction vis-à-vis du modèle européen résulte de la conception individualiste et libertarienne du droit public américain : la Constitution s’applique uniquement à l’État pour préserver la liberté, l’autonomie et la vie privée des citoyens à l’intérieur de la sphère privée[81]. Les citoyens sont protégés de l’uniformité que produirait l’application obligatoire des normes – et ceci protège l’hétérogénéité constitutive de la société américaine. Cette conception résulte également d’un manque de confiance envers l’État pour organiser le débat public, manque de confiance constitutif de la théorie politique américaine.

Il résulte de ceci, toutefois, qu’à l’intérieur de la sphère privée, les personnes qui ont constitué une communauté sont libres d’appliquer les normes qu’elles pensent nécessaires et appropriées pour l’évolution du groupe qu’elles ont créé. Ceci a rendu possible une distinction très importante entre la sphère publique et la sphère privée, ou entre ce que Robert Post appelle démocratie et communauté. À l’intérieur de la communauté, les personnes privées sont libres d’appliquer des règles qui sont plus strictes que le Premier amendement, et de mettre en œuvre des règles de civilité, parce que le Premier amendement ne s’applique pas à eux. Comme l’a observé le philosophe John Dewey, il n’y a pas de délibération possible quand les individus utilisent leur liberté d’expression pour exercer une violence psychologique les uns contre les autres, ce qui inclut l’intimidation, ou les agressions verbales. Pour se développer et se sentir valorisés, les individus peuvent attendre des autres qu’ils les traitent avec du respect[82]. Alors que, comme nous l’avons vu dans le grand A, le droit du Premier amendement ne met pas en œuvre ces règles de civilité, ceci ne signifie pas que ces règles n’existent pas dans la société américaine.

En effet, les Américains sont généralement moins directs, et plus attentifs à ne pas heurter la susceptibilité d’autres personnes que ne le sont les Européens, encore moins des Français. Malgré leur Premier amendement absolutiste, ou peut-être à cause de celui-ci, les Américains ont généralement internalisé les règles de bienséance qui ne sont pas imposées par la loi, mais qui sont nécessaires et font partie de la socialisation primaire et secondaire. Comme le reconnaît Robert Post, « la conséquence du paradoxe de la sphère publique est que la séparation entre la sphère publique et les communautés dépend, dans une certaine mesure, de la persistance de la civilité. L’autonomie démocratique dépend de la persistance d’autres formes non démocratiques d’organisation sociale, comme l’est la communauté[83] ».

Puisque l’État n’est pas compétent pour imposer aux personnes privées les règles découlant du Premier amendement, les personnes privées ne s’attendent pas à ce que les règles du Premier amendement s’appliquent à toutes les parties de leur vie sociale[84]. Les Européens sont habitués à respecter les mêmes règles de bienséance selon qu’ils aillent au club de sport, à l’université, parlent à la télé, etc., parce que les règles découlant de la liberté d’expression s’imposent aux personnes publiques comme aux personnes privées. Au contraire, aux États-Unis, chaque université (privée), chaque école (privée) et chaque club de sport est compétent pour édicter les règles de bienséance qui s’appliqueront dans la sphère privée qu’ils ont fondée. Ceci crée une autre forme de paradoxe, non mentionnée par les auteurs : il est difficile de soutenir que le discours appartient à la sphère privée lorsqu’on s’exprime à l’université, et pourtant les normes de la communauté s’appliquent.

Ce nouveau paradoxe est résolu par ce que Robert Post appelle « le marché des communautés[85] ». Il existe une idée (et une pratique) répandue selon laquelle si un individu n’est pas satisfait des normes s’appliquant à sa communauté, il peut facilement changer d’Église, d’école, de chaîne de télévision ou même d’université pour trouver une « communauté » qui lui convienne mieux.

Résumons les observations que nous avons faites jusqu’à présent. Il existe deux grandes distinctions entre les conceptions européenne et américaine de la liberté d’expression. L’une peut être qualifiée de « substantive » et se réfère au type de discours pouvant être régulé par l’État ; l’autre peut être qualifiée de « structurelle » et se réfère à la possibilité ou l’impossibilité d’opposer la liberté d’expression aux personnes privées. Ces différences ont des impacts importants sur la façon dont chaque sphère géographique et juridique conçoit la régulation des plateformes[86], mais elles rendent aussi possible un dialogue important entre les deux ordres (III).

 

III. La régulation du contenu sur les réseaux sociaux et l’influence réciproque entre les ordres juridiques

 

Alors que la création des réseaux sociaux aux États-Unis a donné lieu à la création de communautés qui doivent s’autoréguler (A), ceci a donné un pouvoir incommensurable aux plateformes que le droit américain n’est pas capable de saisir et d’encadrer. Les droits européens ont alors tenté d’encadrer le pouvoir des plateformes sur la modération des contenus de leurs utilisateurs, créant de ce fait une hybridation des modèles juridiques, en pratique (B).

 

A. La création aux États-Unis des réseaux sociaux « auto-gérés »

1) L’adoption de la Section 230 du Communication Act

Les réseaux sociaux, qui ont été créés aux États-Unis, ont profité du haut degré de protection de la liberté d’expression, et du fait que la protection du Premier amendement ne s’applique pas entre personnes privées[87]. Du fait des deux importantes caractéristiques, les entreprises de réseaux sociaux ont eu le pouvoir d’organiser la modération de contenu sur leurs plateformes, et donc d’organiser la liberté d’expression d’autres citoyens. Ce pouvoir a été renforcé par l’adoption de la Section 230 du Communications Act de 1934, introduit par le Communication Decency Act de 1996[88]. La section 230 dispose qu’« Aucun fournisseur ou utilisateur d’un service informatique interactif ne peut être considéré comme l’éditeur ou le locuteur d’une information fournie par un autre fournisseur de contenu d’information ». Cette disposition est suivie d’une clause, connue comme la clause du « bon Samaritain », qui indique explicitement qu’« aucun fournisseur ne peut être tenu pour responsable en raison d’une action prise pour restreindre l’accès à tout matériel, ou toute action prise pour rendre ce matériel disponible ».

L’adoption de cet article de loi constitue une réaction à deux arrêts importants au début des années 1990. L’interprétation conjointe de ces arrêts suggérait que les fournisseurs d’internet agissant en tant qu’intermédiaires seraient considérés comme juridiquement responsables des contenus illicites postés sur leurs sites web, dès lors qu’ils avaient exercé une quelconque discrétion éditoriale, en supprimant les discours qu’ils considéraient comme offensants. Dans le premier cas, Cubby Inc. v. CompuServe Inc.[89], la Cour de district considéra que CompuServe Inc, le propriétaire du site web en question, n’avait pas examiné activement les contenus postés sur son site, et agissait en conséquence comme un distributeur de contenu, et non un éditeur[90]. Pour cette raison, en l’état du droit américain, il ne pouvait pas être considéré comme responsable pour un contenu illicite dont il n’avait pas connaissance[91].

Dans le second cas, Stratton Oakmont Inc. v. Prodigy Services Co.[92], une Cour avait décidé que Prodigy devrait être considéré responsable en tant qu’éditeur pour toutes les publications effectuées sur le site qu’il détenait, et ce parce qu’il avait exercé une activité de modération en effaçant certaines des publications. Il avait pour ce faire utilisé un logiciel automatique, ce qui signifiait qu’il désirait exercer de manière presque systématique un contrôle éditorial[93]. Ces deux décisions, interprétées conjointement, créaient une situation d’insécurité juridique pour les fournisseurs internet à partir du moment où ils choisissaient d’exercer une quelconque décision éditoriale sur certains contenus publiés par des tiers sur leur site[94]. Ils auraient pu être considérés comme responsables pour un éventail large, et assez imprévisible, d’actes délictueux[95]. La doctrine et le législateur américain considérèrent que ceci créait un fort effet dissuasif (chilling effect, un concept extrêmement présent en doctrine) à la modération de contenus illicites par les distributeurs internet. Cette situation était vue comme une menace au développement d’internet et de la libre circulation des idées sur ces plateformes[96].

Suite à ces préoccupations, deux députés introduisirent un amendement à la proposition de lois Communication Decency Act qui avait été introduit au Congrès en 1995 dans le but de réguler les contenus indécents visant les mineurs[97]. Cet amendement, qui devint la Section 230 du Communications Act de 1934, reposait sur le postulat explicite que « les services internet offrent un forum pour une véritable diversité de discours politiques, et qu’ils ont prospéré grâce à un minimum de régulation gouvernementale[98] ». Ces postulats, formulés explicitement par le législateur, reflétaient l’idéologie numérique utopiste qui prévalait à cette époque dans les discours et en doctrine. Selon cette idéologie, la création d’internet et des plateformes numériques allait résoudre tous les problèmes de pouvoir qui caractérisaient l’ère de la télévision. Yochai Benkler et Manuel Castells louaient par exemple, dans les années 2000, la communication multidirectionnelle qu’internet permettait, contrairement à la télévision. Ils considéraient que la montée en puissance d’internet permettrait de créer les conditions pour que les téléspectateurs passifs se transforment en citoyens actifs, et en créateurs culturels – parce que les messages et la diffusion du savoir ne leur seraient plus imposés par les propriétaires des moyens de communication[99]. Les nouvelles technologies devaient aussi permettre d’éloigner le pouvoir de l’État et de le rendre aux individus[100]. En 1997, la Cour suprême adopta cette vision utopiste d’internet dans la décision Reno v. American Civil Liberties Union[101]. La Cour établit une comparaison explicite entre la télévision et les plateformes. Elle déclara que les raisons pour lesquelles la télévision avait été régulée, à savoir la nature invasive du média et la rareté des ondes, n’étaient pas présentes à l’ère d’internet.

Ces affirmations, qui apparaissent aujourd’hui excessivement optimistes, ont conduit à une interprétation extensive de la Section 230 dans les arrêts postérieurs. Dans l’arrêt fondateur Zeran v. America Online, Inc.[102], le plaignant, Zeran, soutenait que AOL devrait être considéré comme responsable pour des propos diffamatoires qui avaient été publiés sur une plateforme d’AOL par un utilisateur. La plateforme avait été informée de la nature diffamatoire des propos, mais ne les avait pas supprimés. Les plaignants soutenaient que la Section 230 éliminait la responsabilité juridique des éditeurs, mais pas des distributeurs, et qu’en tant que distributeur, AOL était responsable des propos diffamatoires publiés sur son site. La Cour considéra que la responsabilité juridique des distributeurs n’était qu’une sous-catégorie de la responsabilité juridique des éditeurs : elle était donc proscrite, sur internet, par la Section 230[103]. La Cour fonda son raisonnement sur le but explicitement affirmé par le Congrès lors de l’adoption de la loi : « S’ils étaient confrontés à une potentielle responsabilité juridique pour chaque message publié par leurs services, les fournisseurs de services informatiques interactifs pourraient choisir de restreindre sévèrement le nombre et le type de messages publiés. Le Congrès considéra le poids de chacun des intérêts impliqués et décida d’immuniser ces services avec pour but d’éviter un tel effet restrictif. » La Cour fit aussi référence à la « clause du bon Samaritain » qui avait été adoptée en réponse à l’arrêt précité Cubby Inc v. Prodigy[104]. Elle rappela que le Congrès avait adopté cette clause dans le but de supprimer l’effet dissuasif à l’autorégulation des plateformes, ainsi qu’à l’utilisation de filtres de blocage qui permettraient aux parents de restreindre l’accès de leurs enfants à certains types de contenus[105]. En d’autres termes, dans cet arrêt fondateur, la Cour donna aux plateformes non seulement le pouvoir mais aussi le devoir de s’engager largement dans l’autorégulation des contenus postés sur leurs plateformes.

2) La modération de contenus, une autorégulation par la « communauté »

Comme Kate Klonick l’a montré dans un article fondateur, les plateformes sont devenues, grâce à la Section 230, des entités privées autorégulées[106]. Le Congrès et la Cour suprême leur donnèrent le pouvoir de devenir des communautés autorégulées, une situation somme toute assez commune en droit américain comme nous l’avons décrit dans la partie ii. Kate Klonick avance également que la culture du Premier amendement, substantielle comme procédurale, eut un impact très important sur la façon dont les réseaux sociaux ont établi leur politique de modération[107]. Ceci était peut-être vrai au tout début, au moment où les entreprises vantaient la liberté d’expression sans entrave que permettaient leurs plateformes. Toutefois, comme nous l’avons précédemment montré, la protection que le Premier amendement prévoit pour la plupart des discours, même ceux qui sont néfastes et préjudiciables, ne permet pas l’établissement d’un dialogue constructif. Pour pouvoir participer à une conversation de manière constructive, les individus doivent pouvoir savoir que certains types de contenus seront proscrits de cette conversation[108]. Un dialogue constructif requiert donc la régulation de la liberté d’expression et cet état de fait a été progressivement reconnu par les propriétaires des réseaux sociaux. En 2015, le président de Twitter reconnut que « La liberté d’expression n’a aucun sens, en tant que philosophie, si nous continuons de permettre à des voix d’être réduites au silence parce qu’elles ont peur de prendre la parole[109] ». Les plateformes ont progressivement reconnu que pour former une communauté, au sens américain du terme, elles devaient s’autoréguler et accepter de ne pas appliquer les règles de civilité très souples du Premier amendement. Plus précisément, les plateformes de réseaux sociaux ont accepté de mettre en œuvre des règles plus strictes que ce que peut demander le Congrès américain[110]. Elles ont donc accepté de jouer le rôle de « gardien de la communauté », en rendant possible la survie d’une communauté diverse, mais fragile[111]. Ce faisant, les plateformes n’utilisent plus le langage de la sphère publique, mais celui de la sphère privée. Elles ne se décrivent pas comme régulant la sphère publique : elles se décrivent comme régulant une communauté privée, qu’elles ont créé, plus comparable à un club de sport, une université privée, ou une Église[112]. Instagram utilise, par exemple, le langage de la sphère privée pour expliquer à ses utilisateurs quels types de contenus sont indésirables sur sa plateforme : « Si vous ne montreriez pas la photo ou la vidéo que vous pensez publier à un enfant, ou à vos parents, vous ne devriez probablement pas la partager sur Instagram[113]. »

La politique de modération de contenu des plateformes est explicitée dans deux documents principaux : « Les termes de service » et les « lignes directrices de la communauté ». Le document « termes de service » est « un contrat qui explicite les termes selon lesquels les utilisateurs et les plateformes interagissent, et les obligations que les utilisateurs doivent accepter comme condition pour leur participation »[114]. « Les lignes directrices de la communauté » est un document qui explique la vision des plateformes concernant les règles de civilité qui doivent être respectées à l’intérieur de leur communauté[115]. Les réseaux sociaux se sont engagés dans une politique de modération de grande envergure en se fondant sur ces documents[116]. Très vite, cette politique de modération de contenu a été contestée, de toutes parts : de la part des partisans d’une politique de modération plus complète[117] ; de la part des partisans d’une politique de modération adoptée plus démocratiquement[118] ; et enfin de la part des partisans d’une politique de modération plus conforme, substantiellement, aux principes du Premier amendement.

Le problème naissant de cette forme de modération de contenu – adoptée non démocratiquement – est le suivant : dans la théorie américaine, les formes de gouvernance non démocratiques qui caractérisent la communauté sont légitimes tant qu’il existe une véritable compétition entre les communautés. J’accepte de respecter les règles qui gouvernent mon club de sport, ou mon école privée car je sais qu’il existe une alternative, et que je peux quitter le club de sport si je ne suis pas en accord avec les standards gouvernant la communauté. Or, certaines des caractéristiques du marché des plateformes font de ce marché un marché très concentré, ce qui réduit grandement la possibilité et la désirabilité de quitter les plateformes. Le secteur des plateformes n’est donc pas comparable aux écoles ou aux clubs de sport.

3) Les effets de réseau et la constitution d’un oligopole de communautés

Le développement de la Silicon Valley à partir des années 1980 s’est appuyé sur la vision idéologique suivante : contrairement au marché de la télévision limité par la rareté des fréquences et les coûts de production[119], le nouveau médium qu’était internet devait permettre aux startups de rivaliser effectivement et de manière juste, pour promouvoir l’innovation de manière continue. Cette vision était fondée sur l’idée schumpetérienne de « destruction créatrice » : selon cette vision, la croissance économique se produit grâce à l’entrée de nouveaux venus sur le marché, qui remplace les anciens compétiteurs. Ceci devait permettre de stimuler l’innovation et le progrès et de prévenir la création de monopoles[120].

La réalisation de cette utopie numérique ne fut que de courte durée. Les startups devinrent des monopoles larges et puissants, ce qui perturba les postulats des utopiens digitaux et des économistes qui les soutenaient[121]. La création de nombreuses startups digitales, que l’on considéra comme des caractéristiques structurelles de ce nouveau régime techno-économique, ne formait en réalité que des caractéristiques transitoires[122]. De nombreux auteurs ont désormais démontré la centralité du droit dans l’émergence de ce capitalisme informationnel[123]. Mais même si le droit américain a sans conteste facilité la mise en place d’un oligopole en concentrant les rentes découlant des plateformes[124], il est vrai aussi qu’un certain degré de concentration est nécessaire pour que les plateformes soient efficientes. Alors que la plupart des biens sont rivaux, ce qui signifie que leur usage par une personne exclut les autres personnes de l’usage du bien, les réseaux, comme le savoir, les idées ou les logiciels sont anti-rivaux[125]. Cela signifie que non seulement nous ne sommes pas lésés lorsque d’autres utilisateurs utilisent le bien, comme dans le cas de biens non rivaux, mais plus le nombre d’utilisateurs est élevé, plus nous tirons avantage de notre utilisation du bien. Plus un utilisateur a d’amis sur Facebook, plus il est intéressant pour cet utilisateur de rester sur cette plateforme. En conséquence, il existe une incitation très importante pour les utilisateurs à rejoindre le même réseau social dans le but de pouvoir contacter le plus de personnes possibles. Ces externalités positives dissuadent les utilisateurs de quitter la plateforme sur laquelle ils sont inscrits, puisque quitter la plateforme reviendrait à perdre tout le réseau créé au cours du temps. Pour que cela soit avantageux pour eux, il faudrait que tous les utilisateurs quittent la plateforme au même moment, mais cette démarche est extrêmement difficile à coordonner[126]. Ceci donne en pratique un pouvoir énorme au gardien de la communauté, puisque les utilisateurs sont fortement dépendants de son existence ; mais la théorie américaine du marché des idées est incapable de saisir ce pouvoir et de le gérer[127]. Du fait de l’application verticale des droits fondamentaux, mais aussi du fait de convictions philosophiques et culturelles libertariennes, les Américains se méfient plus de leur gouvernement que des entreprises privées. Ceci est d’autant plus vrai au moment où une nouvelle forme de Lochnerisation[128] du droit est apparue en droit américain du Premier amendement. Une série d’arrêts, à partir des années 1970, a étendu la définition de « l’expression » au sens du Premier amendement, pour empêcher la régulation d’activités économiques. Ce phénomène est qualifié de First Amendement opportunism[129] parce que les entreprises utilisent l’importance du Premier amendement dans la culture juridique et l’identité nationale américaine pour contester les régulations économiques[130]. Ce n’est pas le cas en Europe où le pouvoir des personnes privées pour organiser la sphère publique a été vu avec méfiance.

 

B. L’introduction en Europe d’une supervision par l’État du processus de modération de contenu

Comme nous l’avons vu dans la partie ii, les Européens ne voient pas de problèmes théoriques à imposer une régulation aux personnes privées pour assurer l’égalité d’accès au marché et l’application horizontale des droits fondamentaux. Dans l’arrêt Delfi v. Estonia[131], la CourEDH a considéré qu’un site estonien pouvait être considéré comme responsable pour des contenus haineux postés dans la partie « commentaire » de ce site. Dans l’arrêt MTE contre Hongrie, au contraire, la
CourEDH a rejeté la condamnation par un juge hongrois du site MTE pour diffamation. Le site avait publié une opinion critiquant les pratiques commerciales de deux sites web d’annonces immobilières, leur reprochant de tromper leurs clients et cette opinion provoqua des commentaires injurieux et outrageant. La Cour reprocha aux juges hongrois d’avoir qualifié les commentaires de diffamatoires, alors qu’ils n’étaient en fait que l’expression d’un jugement de valeur sur des questions d’intérêt public. Ces deux arrêts, interprétés conjointement, donnent une idée de la conception adoptée par la Cour quant à la régulation de contenus en ligne, mais ils peuvent mener, comme dans le cas américain avant l’adoption de la Section 230, à une certaine insécurité juridique.

Dans le but d’assurer une meilleure application de la régulation de l’expression sur les réseaux sociaux en ligne, le Bundestag allemand a adopté une loi, NetzDG, qui est entrée en vigueur en janvier 2018. Cette loi vise à assurer l’application effective des législations existantes sur les réseaux sociaux[132]. Elle reprend pour ce faire les dispositions existantes du Code pénal. NetzDG a été reçue avec défiance par la doctrine américaine[133]. Elle a aussi reçu des critiques internes de la part de la doctrine allemande, qui s’inquiétait d’une potentielle application excessive de la part des plateformes[134]. D’autres auteurs se sont alarmés de la place excessive donnée aux personnes privées pour déterminer ce qui est illégal. Ces préoccupations avaient déjà été exprimées par la Cour constitutionnelle fédérale, qui a reconnu, en 2011, le problème fondamental de la sous-traitance des fonctions étatiques à des personnes privées[135].

La même préoccupation est apparue dans la décision du Conseil constitutionnel qui déclara inconstitutionnelle une partie de la loi Avia, en 2020[136], en se fondant sur le risque de censure collatérale que la loi pourrait créer, en forçant les plateformes privées à supprimer plus de contenus que nécessaire par peur de voir engager leur responsabilité. Ceci illustrait la défiance profonde des institutions européennes envers un système de modération de contenu hybride, dans lequel la définition du contenu illégal serait réalisée, dans un premier temps au moins, par des personnes privées, et non par le juge. L’adoption du Digital Services Act[137] par l’Union européenne semble sonner l’acceptation, par les Européens, du rôle important que les plateformes privées jouent dans la modération de contenu, qu’ils le veuillent ou non. Le DSA prévoit un modèle dans lequel les plateformes opèrent la modération de contenu sous l’étroit contrôle de la Commission européenne et des autorités nationales compétentes, en mettant en œuvre les législations nationales. Ce modèle correspond à une certaine hybridation des modèles états-unien et européen. Prenant acte du rôle primordial des plateformes privées dans la régulation des contenus de leurs utilisateurs, les Européens ont décidé d’adopter une régulation qui force les plateformes à s’engager dans une coopération avec les États et l’Union européenne. Cette coopération est, pour l’État, d’autant plus nécessaire que l’échelle à laquelle la modération de contenus est réalisée ne permet pas l’intervention d’un juge de manière systématique. Il n’est d’ailleurs pas possible pour ces institutions d’appliquer les jugements émis par une Cour, qui seront trop peu nombreux pour s’appliquer à toutes les situations créées sur internet[138]. Le Digital Services Act prévoit donc un cadre juridique permettant de contrôler a priori, et
a posteriori, la façon dont les plateformes mettent en œuvre, à travers leurs algorithmes, le processus de modération de contenu. Ce faisant, l’Union européenne entérine une nouvelle pratique de régulation de la liberté d’expression, que
Jack Balkin a décrite comme « la liberté d’expression en triangle[139] ». Alors que dans ce qu’il appelle l’ancienne école de la régulation (old-school regulation) qui caractérisait selon lui la régulation au xxe siècle, les lois étaient dirigées vers les locuteurs, dans la nouvelle école de régulation, les lois visent non pas les locuteurs, mais l’infrastructure internet[140]. Cette nouvelle pratique de régulation est rendue possible par l’hybridation des conceptions américaine et européenne. Si cette nouvelle forme de régulation est mise en œuvre dans l’Union européenne, il est probable qu’elle ait également des effets pour les citoyens états-uniens, du fait d’un effet de Bruxelles de facto. L’effet de Bruxelles, de facto, découle du fait que les entreprises basées aux États-Unis qui doivent respecter les législations européennes adoptent ces législations comme leurs standards « maison » et les imposent, par la suite, aux États-Unis[141]. Il a été particulièrement important après l’adoption du RGPD (Règlement général sur la protection des données), et il est probable que le Digital Services Act ait un effet similaire, résolvant peut-être, en pratique, des problèmes que les Américains sont incapables de résoudre du fait de leur Premier amendement absolutiste.

 

Conclusion

Les conceptions états-unienne et européenne de la liberté d’expression sont – en théorie – opposées. Alors que le Premier amendement, interprété au xxe siècle comme devant protéger le uninhibited marketplace of ideas, interdit dans la plupart des cas la régulation par l’État des contenus pouvant entraver le processus de délibération, le modèle européen interdit certains types de contenus au motif qu’ils portent atteinte à la dignité, à l’honneur, ou appellent à la discrimination. Alors que dans le modèle européen, l’application horizontale des droits fondamentaux permet à l’État d’imposer le respect de ces normes entre personnes privées, ce n’est pas le cas aux États-Unis. Ceci a permis, en pratique, la création de communautés au sein desquelles sont appliquées des normes souvent plus strictes que ce que requiert le Premier amendement. Ces oppositions théoriques permettent, paradoxalement, la réconciliation des modèles, en pratique à l’ère digitale. Puisque les plateformes ont été créées aux États-Unis, elles ont bénéficié de la conception états-unienne selon laquelle les communautés privées sont compétentes pour s’autoréguler. Cette conception a été renforcée par l’adoption de la Section 230 du Communication Act 1934 (introduite par la Communication Decency Act 1996). Cette loi a été confrontée à beaucoup de critiques, car elle permet aux plateformes de s’autoréguler en fonction de leurs intérêts économiques et non dans l’intérêt général, mais le Premier amendement représente une limite importante pour la régulation des plateformes du fait de l’absence d’effet horizontal. L’Union européenne représente alors un pôle important pour la mise en place de régulation, visant avant tout à protéger les utilisateurs européens, mais ayant un impact, de facto, sur les utilisateurs états-uniens. On assiste donc, en pratique, à une hybridation des modèles théoriques et à un dialogue important entre les ordres juridiques, qu’il soit voulu, ou très probablement qu’il ne le soit pas.

 

Pauline Trouillard

Pauline Trouillard est docteure en droit de l’Université Paris-Panthéon-Assas, et actuellement enseignante-contractuelle à l’Université de Rennes. Elle est chercheuse associée à l’Information Society Project de Yale Law School. Après une thèse sur la régulation du service public audiovisuel en droit européen comparé, elle s’intéresse désormais à la régulation de contenus sur les plateformes de réseaux sociaux, à travers une perspective comparée droit américain/droit européen.

Pour citer cet article :
Pauline Trouillard «La liberté d’expression à l’ère digitale : des conceptions américaines et européennes réconciliables, en pratique ? », Jus Politicum, n° 31 [https://juspoliticum.com/article/La-liberte-d-expression-a-l-ere-digitale-des-conceptions-americaines-et-europeennes-reconciliables-en-pratique-1561.html]