Si, depuis quelques années, les débats ont tendance à se tendre, autant sur la forme que sur le fond, au Palais Bourbon et que la parole parlementaire se radicalise souvent, à l’instar du climat politique dans le pays, la réforme des retraites de 2023 a constitué l’acmé d’une dés-affectio societatis à l’œuvre entre les députés. Cette dernière, liée aussi bien à des comportements individuels que collectifs, s’est constatée dans l’hémicycle comme en dehors, au sein d’instances et de lieux autrefois épargnés par les tensions partisanes. Ces comportements ont entrainé une multiplication des sanctions disciplinaires prononcées en séance ou par le Bureau de l’Assemblée nationale. Ils déboucheront certainement dans les mois et années à venir sur des modifications dans le Règlement de l’Assemblée nationale.

Pension reform: peak of disaffectio societatis at the Palais Bourbon

If, in recent years, the debates have tended to become tense, both in form and in substance, at the Palais Bourbon and parliamentary speech is often radicalized, like the political climate in the country, the reform of pensions of 2023 constituted the acme of a dis-affectio societatis at work between the deputies. The latter, linked to both individual and collective behavior, has been observed in the hemicycle as well as outside, within bodies and places formerly spared from partisan tensions. These behaviors have led to a proliferation of disciplinary sanctions pronounced in session or by the Bureau of the National Assembly. They will certainly lead in the months and years to come to modifications in the Standing Orders of the National Assembly.

L

es premiers mois de la XVIlégislature ont, à l’évidence, été marqués par de graves dysfonctionnements individuels ou collectifs dans le fonctionnement de nos instances de travail et par une inquiétante dégradation de la sérénité et de la qualité de nos échanges. Lors de sa réunion du 5 avril 2023, le Bureau de l’Assemblée nationale a longuement évoqué cette situation, ainsi que la multiplication des comportements inacceptables ou inappropriés qui ont pu être observés au cours des dernières semaines. Ces comportements ont – trop souvent – justifié que des sanctions soient prononcées, et ce dans des proportions jamais atteintes sous la Ve République. » C’est par ces mots forts que la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, ouvre son courrier adressé à tous les députés, le 7 avril 2023, afin, comme l’avait souhaité le Bureau de l’Assemblée, de « solennellement [leur] rappeler l’ensemble des règles[1] destinées à encadrer et guider [leur] comportement en tant que députés de la Nation ».

Pratique récurrente des présidents de l’Assemblée nationale successifs[2], l’envoi en cours de mandature d’une lettre à tous les députés les enjoignant à plus d’autodiscipline, survient cette fois dans un climat particulièrement dégradé. En effet, si « à l’échelle des dernières législatures, une dynamique de radicalisation de la parole » s’était préalablement mise en place à l’Assemblée nationale, c’est bien à l’occasion de l’examen de la réforme des retraites que cette assemblée a semblé « trahir la promesse d’un pluralisme pacifié[3] » et qu’elle a renoncé à être le lieu de la « pacification des mœurs politiques[4] ».

Depuis le début de cette législature, le nombre de sanctions disciplinaires[5] prononcées par les présidents de séance ou par le Bureau de l’Assemblée nationale a, en effet, atteint un niveau inédit au Palais Bourbon. De 1958 à 2017, ce sont à peine une vingtaine de sanctions, vingt-trois au total, qui avaient été infligées aux députés[6]. Déjà, sous la précédente législature, entre 2017 et 2022, le nombre de sanctions prononcées s’était élevé à quinze au total. Cette fois, depuis le début de la XVIe législature, en quelques mois, ce ne sont pas moins de quatre-vingt-douze sanctions, qui ont été prononcées contre des députés, dont soixante-dix-neuf à l’occasion du débat sur la réforme des retraites[7].

Cette explosion des sanctions disciplinaires prononcées à l’Assemblée nationale est venue répondre à des comportements multiples et de différente nature. Certains, individuels ou collectifs, sont plus directement liés à une « stratégie de rupture[8] » ouvertement revendiquée[9], destinée à tendre les débats dans l’hémicycle, véritable caisse de résonance de la démocratie française. D’autres comportements peuvent se rattacher plus précisément à des stratégies médiatiques personnelles, aboutissant, ainsi, à transformer l’hémicycle en véritable home-studio. De plus en plus, la tension ne se limite plus à l’hémicycle, mais touche désormais des instances et des lieux épargnés par le passé par ces tensions.

Ces comportements renvoient autant à l’accroissement des tensions politiques et sociales à l’œuvre dans le pays qu’à des phénomènes plus larges liés aux évolutions de la société ou une situation parlementaire particulière sous la Ve République, celle d’une assemblée sans majorité absolue en soutien au gouvernement. Mais, pour la première fois depuis des décennies, ce qui paraît marquant, aujourd’hui à l’Assemblée nationale, c’est la perte entre ses membres d’une notion chère aux privatistes, celle d’affectio societatis, qui caractérise la volonté de plusieurs personnes de s’associer dans un intérêt commun, en l’occurrence la démocratie parlementaire.

En portent particulièrement témoignage[10] les mots extrêmement violents utilisés par la présidente du groupe LFI , Mathilde Panot[11], dans sa lettre à la présidente de l’Assemblée nationale en réponse aux sanctions prononcées par le Bureau du 5 avril. Elle n’hésite pas à y dénoncer des sanctions intervenues « dans un contexte marqué par plusieurs dérives autoritaires du gouvernement et de ses soutiens[12] », mettant personnellement et directement en cause la présidente de l’Assemblée :

Et, autre marque de cette dés-affectio societatis à l’œuvre au Palais Bourbon, la présidente du groupe LFI menace d’en appeler contre les sanctions prononcées à d’autres instances comme le Conseil d’État[13] ou la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui, rappelle-t-elle,

Contester de façon virulente l’impartialité de la présidence, menacer d’en appeler à une instance extraparlementaire, voire supranationale, de questions internes au fonctionnement de l’Assemblée nationale, c’est bien le signe qu’il y a quelque chose de perdu au Palais Bourbon quant à l’affectio societatis, qui devrait lier les députés au-delà des clivages politiques. L’étude qui suit, vise, sans a priori, à examiner comment le débat sur les retraites a constitué une véritable acmé de cette dés-affectio societatis à l’œuvre à l’Assemblée nationale, au sein de l’hémicycle comme en dehors, dont chacun des tenants d’une démocratie parlementaire vivante, mais relativement pacifiée, ne peut que se désoler.

 

I. Une dés-affectio societatis manifeste dans l’hémicycle

 

Cette remise en cause de l’affectio societatis entre les députés touche d’abord le cœur de l’Assemblée nationale, l’hémicycle du Palais Bourbon, aussi bien parce qu’une partie des acteurs parlementaires entendent en faire, avant tout, la caisse de résonance de leur combat partisan qu’à cause de comportements particuliers propres au développement des nouveaux outils de la communication.

 

A. L’hémicycle transformé en caisse de résonance du « bruit » et de « la fureur[15] »

Les débats dans l’hémicycle du Palais Bourbon n’ont jamais été un long fleuve tranquille, particulièrement ceux consacrés aux précédentes réformes des retraites en 2003, en 2010 ou en 2014. Ce qui est singulier pour ceux de la réforme de 2023, c’est que leur contexte[16] a non seulement pris le pas sur le texte lui-même, comme cela peut arriver régulièrement, mais qu’il l’a, cette fois, pratiquement effacé en l’espèce. En effet, à peine deux articles du projet de loi ont pu être discutés, avant que le texte ne parte au Sénat, et ce, sans que le 49.3 soit utilisé pour l’examen du texte en première lecture.

Cette situation inédite dans l’histoire parlementaire française d’un texte partant au Sénat sans vote d’ensemble ou engagement de la responsabilité du gouvernement à l’Assemblée est d’abord le résultat direct du véhicule législatif choisi par le gouvernement, celui d’une loi de financement de la Sécurité sociale, celui de l’article 47-1 de la Constitution, une sorte de « temps législatif programmé de niveau constitutionnel » (Éric Thiers) qui interrompt brutalement le débat[17] à la fin du délai inscrit au deuxième alinéa de cet article au point du texte, où les députés sont parvenus[18]. C’est aussi le résultat de la stratégie suivie, comme précédemment en commission, et totalement assumée, par le groupe LFI de privilégier la lutte politique au détriment de la délibération parlementaire en l’espèce et d’essayer de contraindre le gouvernement à recourir au 49.3[19] pour nourrir la contestation sociale[20].

Les « pratiques gouvernementales[21] » comme le « caractère inhabituel en réponse aux conditions du débat » de « l’utilisation combinée » des dispositifs de la rationalisation du parlementarisme inscrits au Titre V de la Constitution, selon les termes mêmes employés par le Conseil constitutionnel[22], ont pris toute leur part dans le caractère particulièrement tendu des débats sur la réforme des retraites. Pour autant, on s’en tiendra principalement ici au jeu des acteurs parlementaires pour apprécier la perte de l’affectio societatis entre eux, et tout particulièrement à la stratégie conduite par le groupe LFI.

Le débat sur la réforme des retraites constitue l’illustration la plus marquante de la stratégie suivie sur les textes les plus importants et emblématiques par le groupe LFI depuis sa création en 2017. Une stratégie qui privilégie l’affrontement politique, « usant d’une théâtralisation ingénieuse dans un lieu comme l’hémicycle[23] ». Une stratégie au style souvent outrancier, mais efficace du point de vue des objectifs poursuivis[24], faite notamment d’interventions destinées autant – sinon davantage – à être relayées sur les réseaux sociaux qu’à contribuer à l’écriture commune des textes de loi. Dans une enquête sur le fonctionnement de l’Assemblée sous la précédente législature, Danièle Obono reconnait sans sourciller que cette communication[25] relève d’une tactique. « Ce qui est sûr, c’est qu’on a tous appris à améliorer nos prises de parole, ça s’est fait sur le tas et avec les sensibilités des uns et des autres, mais on a développé une stratégie permettant d’avoir des interventions qui sortent du format classique du débat parlementaire […] », confie-t-elle. Avec comme objectif que les débats parlementaires ne soient pas en chambre, mais « ouverts sur le monde et la société », précise Obono. Aussi, lorsque les députés LFI interviennent, ce n’est pas pour être « dans le ronron » :

La différence entre la XVe et la XVIe législature réside dans le fait que les effectifs du groupe LFI ont été multipliés par quatre[27]. Dès lors, les effets de cette stratégie sont largement amplifiés dans l’hémicycle, comme cela a été le cas à l’occasion de débats comme celui portant sur la réforme des retraites largement nourri d’outrances[28] ou d’excès comportementaux. Pour y faire face, la Présidente de l’Assemblée nationale, les présidents de séance et le Bureau de l’Assemblée nationale ont choisi de s’attacher, davantage que sous les précédentes législatures, à sanctionner les excès les plus manifestes, qu’ils soient individuels ou collectifs. « Nous assistons au renouveau de la discipline parlementaire. Elle est aujourd’hui utilisée en tant que mode de régulation des débats, notamment face aux nombreux dérapages verbaux[29] » a ainsi pu souligner le Professeur Jean-François Kerléo.

Du point de vue des comportements individuels, la sanction de censure avec exclusion temporaire – la plus élevée dans la hiérarchie des sanctions – prononcée contre le député LFI de Seine-Saint-Denis, Thomas Portes, pourrait paraître paradoxalement singulière dès lors que les faits en cause renvoyaient au tweet publié le 9 février 2023 par ce député dans lequel il posait, ceint de son écharpe tricolore, le pied posé sur un ballon à l’effigie du ministre du Travail, Olivier Dussopt. Il s’agissait, sans conteste, de faits intervenus en dehors de l’Assemblée nationale, ne relevant pas expressément de la discipline parlementaire. En réalité, le Bureau de l’Assemblée n’a pas été amené à se prononcer directement sur ces faits, mais sur les incidents provoqués par la tentative de Thomas Portes de prendre la parole dans l’hémicycle le vendredi 10 février, à savoir le brouhaha provoqué sur plusieurs bancs de l’hémicycle et les propos de Thomas Portes en réponse selon lesquels il ne retirerait son tweet que le jour où le gouvernement retirerait sa réforme. C’est sur la base de cet incident de séance dans l’hémicycle que le Bureau a décidé, à l’issue de sa réunion du 10 février 2023, de proposer à l’Assemblée de prononcer la censure avec exclusion temporaire à l’encontre de Thomas Portes sur le fondement de l’article 70 alinéa 5, qui dispose que peut faire l’objet de peines disciplinaires un député qui s’est rendu coupable de « provocations envers l’Assemblée nationale ». À l’issue de la réunion du Bureau, l’Assemblée a prononcé cette peine disciplinaire[30] à l’encontre du député de Seine-Saint-Denis.

Plus traditionnelle, si l’on peut dire, a été la voie suivie, le 13 février 2023, concernant la sanction prononcée par le président de séance contre le député LFI des Hauts de Seine, Aurélien Saintoul, sanction consistant en un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal après que ce député[31] eut qualifié le ministre du Travail, Olivier Dussopt, d’« assassin ».

Ce qui est davantage nouveau, c’est que le Bureau de l’Assemblée a également été amené à prononcer des sanctions contre un comportement que l’on pourrait qualifier de collectif et préalablement organisé. Il s’agit, en l’espèce, du fait que plusieurs dizaines de députés, principalement du groupe LFI, qui, le jeudi 16 mars 2023, alors que la Première ministre annonçait sa décision de recourir aux dispositions de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution sur l’adoption des conclusions de la commission mixte paritaire, ont brandi dans l’hémicycle des pancartes « 64 ans, c’est non » ou « Démocratie » et qui ont refusé de cesser de le faire alors que la présidente le leur avait expressément demandé. À cet instant de la séance, la présidente de l’Assemblée avait enjoint ces députés d’abaisser ces pancartes et, pour ceux qui avaient continué à les brandir, demandé aux huissiers de leur retirer. Elle n’avait alors pas suspendu la séance ou prononcé des rappels à l’ordre contre les nombreux députés en cause[32].

Par le passé d’ailleurs, de tels comportements n’avaient pas fait l’objet de sanctions[33]. Ainsi, par exemple, au moment de la réforme des retraites de 2010, les députés communistes avaient brandi des pancartes « taxer le capital » ou « la retraite à 60 ans », ou encore en 2018, quand les députés LFI avaient agité des pancartes « bon débarras » alors que l’ancien Premier ministre Manuel Valls quittait l’Assemblée pour se porter candidat à la mairie de Barcelone[34]. Cette fois-ci, au cours de sa réunion du 5 avril 2023, le Bureau de l’Assemblée nationale a prononcé « un rappel à l’ordre à l’encontre des députés ayant participé au tumulte survenu lors de la deuxième séance du jeudi 16 mars 2023 », soit près de 70 députés au total, presque tous membres du groupe LFI. La présidente de l’Assemblée a choisi de proposer au Bureau de sanctionner individuellement les députés en cause, dès lors que, sur la base des images de la séance, il était possible de les identifier nettement. Sanctionner ce type de comportement soulève la question de savoir s’il relève bien de sanctions individuelles[35] ou s’il ne faudrait pas réfléchir à établir, dans le Règlement, une sanction collective, qui n’est pas prévue aujourd’hui, contre le groupe en cause ou contre son président es qualité, s’il est manifeste qu’il s’agit d’un comportement collectif.

 

B. L’hémicycle transformé en home-studio

À côté des « comportements inacceptables ou inappropriés » liés aux tensions politiques, d’autres, liés à des motivations individuelles ou collectives témoignent aussi, particulièrement, de la dés-affectio societatis au Palais Bourbon. Ce sont ceux correspondant à l’usage individualiste et très personnel fait par certains députés dans l’hémicycle des nouveaux moyens de communication comme des réseaux sociaux, tels Twitter, TikTok, Facebook ou Twitch notamment. L’effet produit par le développement des réseaux sociaux sur la vie parlementaire n’est pas nouveau. Depuis une dizaine d’années, des députés sur tous les bancs ont pris l’habitude de publier sur Facebook ou Twitter des selfies ou des photos de groupe pris au sein de l’hémicycle. Plus directement, la délibération parlementaire a pu être aussi affectée par les messages diffusés sur les réseaux sociaux, en particulier twitter, par des députés commentant le déroulement de la séance en cours, entraînant ainsi des discussions parallèles, susceptibles de déboucher sur des incidents de séance[36].

Le début de la XVIe législature et le débat sur la réforme des retraites ont néanmoins, indéniablement, marqué le franchissement d’un cap. Parmi les rappels à l’ordre décidés par le Bureau du 5 avril, figurent ceux à l’encontre des députés « ayant contrevenu aux règles de communication avec l’extérieur depuis l’hémicycle lors d’un reportage télévisé diffusé le dimanche 26 mars 2023. En l’espèce, il s’agissait de plusieurs députés[37] suivis par France 2 pour un documentaire sur le débat de la réforme des retraites et ayant accepté de porter un micro-cravate, y compris dans l’hémicycle, sans que les autres députés le sachent, quitte ensuite à ce que tous les propos tenus par eux-mêmes ou par leurs collègues à proximité soient diffusés[38]. Au-delà des sanctions prises par le Bureau de l’Assemblée nationale, ce comportement a été très largement et publiquement condamné par beaucoup de députés, y compris ceux appartenant aux groupes des impétrants, comme faussant la nature des échanges pouvant être tenus.

Le courrier adressé par la présidente de l’Assemblée à l’ensemble des députés, à l’issue du Bureau du 5 avril, a également été l’occasion pour Yaël Braun-Pivet de revenir sur la prohibition de « l’emploi de tout outil de communication avec l’extérieur depuis l’hémicycle, en particulier pour les plates-formes retransmettant le flux vidéo ou audio des débats ». Ce rappel est directement lié à l’audition par le Bureau de l’Assemblée, le 5 avril, du député Ugo Bernalicis à la suite du rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal prononcé à son encontre lors de la séance du 20 mars 2023[39]. Depuis 2020, ce député a régulièrement tenu, depuis l’hémicycle, des live Twitch, sur la plate-forme de streaming vidéo Twitch[40]. Il relayait en direct sur Twitch le flux vidéo des séances publiques, en le commentant par écrit ou parfois en se filmant avec une webcam. La sanction a été prononcée sur la base de l’article 9 de l’Instruction générale du Bureau interdisant de téléphoner à l’intérieur de l’hémicycle[41].

Ce renvoi à l’Instruction générale du Bureau pour pouvoir rappeler à l’ordre le « dépuTwitch », Ugo Bernalicis[42], tient au fait que le Règlement ne traite pas directement des réseaux sociaux. Il a donc fallu, pour le Bureau, recourir à l’interdiction posée dans l’Instruction générale du Bureau à son article 9 de téléphoner à l’intérieur de l’hémicycle[43]. Toutefois, cette interdiction peut certainement renvoyer à celle « des manifestations troublant l’ordre » inscrite à l’article 70 du Règlement de l’Assemblée consacré aux sanctions disciplinaires.

Le Bureau du 5 avril a confié mission, comme l’a indiqué la présidente Yaël Braun-Pivet dans son courrier à l’ensemble des députés, à la vice-présidente en charge de la communication et de la presse, Naïma Moutchou, de faire des propositions à « l’utilisation faite par les députés des différents outils de communication ». Naïma Moutchou pour qui « l’Assemblée doit évoluer avec la société sinon le changement se fera sans nous. Si on ne parle pas des réseaux sociaux dans notre règlement, ce sera l’anarchie[44] ».

L’entrée de la télévision dans l’hémicycle depuis plusieurs décennies a bien entendu bouleversé, pour partie, les canons de l’éloquence parlementaire. Pour autant, à côté de la séance des Questions au Gouvernement retransmise chaque semaine à la télévision, les députés restaient tributaires, pour ce qui concerne les débats législatifs eux-mêmes, du choix des chaînes de reprendre ou non les points les plus saillants de leurs interventions dans leurs journaux télévisés[45]. Ce qui expliquait largement le décalage du ton des débats entre ces deux types de séance. Dorénavant, grâce aux nouveaux moyens de communication et au développement des réseaux sociaux, les députés ont pu devenir, selon la formule du Questeur Eric Woerth, « leur propre metteur en scène[46] », mais aussi, élément non négligeable, leur propre diffuseur. Il s’agit, dès lors, pour les députés, de calibrer leurs interventions dans l’hémicycle en fonction des codes des réseaux sociaux sur lesquels ils entendent la relayer et des attentes du public visé, de privilégier avant tout la parole courte, la punchline et le buzz[47].

Des bouleversements qui ne manquent pas de troubler de nombreux députés, des plus anciens aux plus jeunes. Pour le président du groupe GDR, André Chassaigne, élu à l’Assemblée depuis 2002, « le temps où les élus s’exprimaient en ayant en tête le compte-rendu des débats est fini. Même si prendre la parole spontanément était fréquent, nous préparions plus ou moins nos interventions. Désormais, le travail parlementaire repose moins sur le texte que sur le contexte. Ce n’est pas facile à vivre pour un député blanchi sous le harnois comme moi[48] ». Cette situation ne manque pas d’interpeller également des députés élus depuis moins longtemps à l’Assemblée nationale, comme le président de la commission de la Défense, Thomas Gassilloud, qui souligne : « Il y a une forme de détournement quand on prononce un discours non pas pour faire passer un message, mais pour générer des vues. Ce n’est alors plus la véracité du propos qui compte, mais l’émotion qu’il génère[49]. »

 

II. Une dés-affectio societatis également présente en dehors de l’hémicycle

 

La dés-affectio societatis au Palais Bourbon ne se mesure pas qu’à ses manifestations dans l’hémicycle. La réforme des retraites a aussi offert l’occasion d’en mesurer d’autres effets dans des lieux ou des circonstances jusqu’alors plus ou moins épargnés par les affrontements et clivages partisans.

 

A. La commission mixte paritaire contestée comme lieu de la recherche du compromis

La contestation de la non-publicité immédiate, intégrale et par voie de retransmission audiovisuelle des travaux de la commission mixte paritaire (CMP) est une marque supplémentaire de la dés-affectio societatis à l’œuvre au Palais Bourbon.

Traditionnellement, les CMP se réunissent à huis clos pour assurer la sérénité des échanges entre les parlementaires réunis dans la recherche de compromis entre les deux assemblées. Car, selon Jean-Jacques Urvoas et Magali Alexandre,

Ils poursuivent :

Une grande partie des parlementaires semblent ainsi attachés à cette relative confidentialité du déroulement des commissions mixtes paritaires[52].

Pourtant, à l’occasion du débat sur la réforme des retraites, cette règle ancienne de la non-publicité immédiate, intégrale et audiovisuelle des travaux de la commission mixte paritaire a été directement remise en cause, de façon inédite là encore.  D’abord, à travers la demande officielle adressée par le président du groupe socialiste, Boris Vallaud, à la présidente de l’Assemblée nationale en faveur d’une publicité audiovisuelle immédiate des travaux de la CMP ; ensuite, à travers la pratique de la diffusion de live-tweet sur le déroulement de ces travaux par plusieurs membres de la CMP.

Le 13 mars 2023, le président du groupe socialiste adressait un courrier à la présidente de l’Assemblée nationale mettant en balance le grand intérêt des Français pour le débat sur la réforme des retraites et la qualité « notoirement insuffisante » de la délibération parlementaire sur ce projet de loi. « Au nom de l’exigence de clarté, de sincérité et de transparence des débats parlementaires », il demandait que la Conférence des présidents puisse décider d’une publicité intégrale, immédiate et audiovisuelle des débats de la CMP[53].

Par courrier en date du 14 mars, la présidente de l’Assemblée[54] répondait négativement à cette demande, en s’appuyant sur les dispositions de l’article 112, alinéa 2 et de l’article 46 alinéa 3 du Règlement de l’Assemblée nationale. À propos de la publicité des travaux des commissions mixtes paritaires, l’article 112 alinéa 3 dispose que « seul l’alinéa 3 de l’article 46 est applicable aux commissions mixtes paritaires réunies dans les locaux de l’Assemblée nationale ». À l’article 46 consacré à la publicité des travaux des commissions, son alinéa 3 dispose qu’

De la combinaison de ces dispositions et, en particulier, du mot « seul » figurant à l’alinéa 3 de l’article 46, la présidente de l’Assemblée nationale concluait que « la publicité de la commission est assurée seulement par un compte-rendu écrit qui fait état des travaux et des votes de la commission, ainsi que des interventions prononcées devant elle, à l’exclusion de tout autre procédé » en indiquant au président du groupe socialiste :

La présidente de l’Assemblée nationale écartait donc que puisse s’appliquer, par extension, aux commissions mixtes paritaires les dispositions de l’alinéa 1er de l’article 46 selon lesquelles : « Les travaux des commissions sont publics », en dépit de ce qu’espéraient certains parlementaires. Une telle interprétation des dispositions de l’article 112 alinéa 3 n’aurait probablement pas manqué de déboucher sur un conflit avec le Sénat au sein duquel, contrairement à l’Assemblée nationale, les travaux des commissions ne sont par principe pas publics, sauf à ce que cela soit demandé par le président de la commission saisie au fond.

La seconde contestation de la publicité partielle des travaux de la CMP s’est opérée, de manière plus brutale, par la diffusion par voie de live-tweet par des membres de la CMP du déroulement de ces travaux. La demande du président Boris Vallaud s’était accompagnée de la part de son homologue du groupe LFI, Mathilde Panot, de prises de positions radicales s’il ne devait être fait droit à la demande de publicité des travaux de la CMP : « Nous nous chargerons nous-mêmes de rendre publics ces débats. Les parlementaires ont des comptes à rendre a à leurs électeurs ». Elle avait déjà menacé de « rendre publics en temps et en heure le déroulé et le contenu des débats » si la présidence de l’Assemblée nationale refusait de lever le huis clos[55].

En CMP, plusieurs députés de la NUPES[56] ont, en effet, twitté en direct sur le déroulement des travaux en cours de la commission. Dès lors, le Bureau du 5 avril a décidé, sur proposition de la Présidente de l’Assemblée, de prononcer un rappel à l’ordre à l’encontre des députés ayant transgressé les règles de publicité des travaux de la commission mixte paritaire réunie le mercredi 15 mars 2023, sur le projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023. Sans que cela soit précisé dans la décision du Bureau, cette dernière se rattache très certainement à « une manifestation troublant l’ordre » selon le comportement décrit à l’alinéa 2 de l’article 70 de l’Assemblée nationale. La notion d’« ordre » renvoyant à la réponse apportée par la présidente de l’Assemblée nationale au président du groupe socialiste aux termes de laquelle :

Si le refus de la Présidente de l’Assemblée nationale d’une publicité immédiate, intégrale et par voie de retransmission audiovisuelle des travaux de la CMP était solidement étayé sur les dispositions des articles 46 et 112 du Règlement national, la sanction prononcée contre les auteurs de tweets durant le déroulement de ces travaux appelle certainement à une modification du Règlement ou de l’Instruction générale du Bureau en la matière. D’ailleurs, la vice-présidente de l’Assemblée en charge de la délégation de la communication et de la presse, Naïma Moutchou, a aussi été missionnée pour conduire une réflexion sur ce point[57] et semble avoir d’ores et déjà des idées précises en la matière : « Il a aussi été question de l’interdiction des téléphones durant les CMP. Cette proposition faite par la vice-présidente Naïma Moutchou :

Et Yaël Braun-Pivet de répondre :

B. La dés-affectio societatis jusque dans les lieux de la « sociabilité parlementaire[59] »

Les décisions prises par la présidence afin de combattre la dés-affectio societatis ne porte pas que l’hémicycle. Ce phénomène touche aussi directement d’autres lieux propres habituellement à la « sociabilité parlementaire ».

La présidente Braun-Pivet y fait allusion dans sa lettre adressée à tous les députés, pour souhaiter qu’ils soient préservés des tensions politiques :

C’est que les tensions à l’œuvre dans l’hémicycle pendant l’examen du projet de loi avaient fini par s’y répandre. Aussi, la présidence de l’Assemblée a-t-elle décidé de mettre en place dans la salle des Conférences, attenante à l’hémicycle, « un espace réservé aux députés » et à eux seuls, « de façon à garantir qu’ils ne soient pas dérangés par les autres personnes amenées à fréquenter ou traverser les lieux ». Cette décision se double de restriction de circulation aux abords de l’hémicycle, puisque « seules les personnes autorisées pour les besoins de leur travail pourront accéder au « périmètre sacré » et non plus les personnes extérieures à l’Assemblée ou les journalistes. Ce sera le cas, en particulier dans les moments les plus importants de la vie parlementaire, en particulier en cas de vote dans les salons[61]. Ces derniers seront considérés comme un prolongement de l’hémicycle et dès lors de n’y admettre que les collaborateurs de groupe, mais pas les collaborateurs de députés[62]. Cette décision doit beaucoup au fait que certaines vidéos prises dans cette zone au moment du vote sur la motion de censure, auquel ne participent que les députés favorables à la motion, aient été diffusées sur les réseaux sociaux, fait là encore totalement inédit[63].

Cette restriction d’accès touche aussi la buvette des parlementaires, un lieu éminemment discret et qui leur est spécifiquement réservé. Cette dernière a, de façon nouvelle, été pointée par plusieurs articles de presse aux titres à sensation[64], pendant la réforme sur les retraites, quant à l’influence qu’aurait eue la consommation d’alcool en son sein sur la virulence des débats, au point que cette question aurait été soulevée par une des vice-présidentes à l’occasion d’une réunion du Bureau de l’Assemblée le 8 février[65].

Il n’est jusqu’à la conférence des présidents, lieu habituellement propice aux échanges plus apaisés entre la présidence de l’Assemblée, les représentants des groupes de la majorité et de l’opposition qui, elle aussi, n’ait vu son climat se tendre[66] durant la période de l’examen de la réforme des retraites. Le groupe LFI s’y est, en effet, engagé dans un discours de contestation permanente de la présidente de l’Assemblée[67].

En définitive, rétablir au Palais Bourbon l’affectio societatis indispensable au service de notre démocratie parlementaire prendra certainement du temps. Sans doute, cela sera-t-il d’abord le résultat d’un changement de comportement des députés eux-mêmes, davantage que celui de la modification et de l’adaptation d’un certain nombre de dispositions réglementaires relatives au fonctionnement de l’Assemblée nationale que les députés les plus récalcitrants s’attacheront toujours à essayer de tourner.

À la fin de ce débat tumultueux sur les retraites, quatre anciens présidents de l’Assemblée nationale, l’ayant chacun présidé à des périodes différentes et avec des majorités différentes, Bernard Accoyer, Claude Bartolone, Jean-Louis Debré et François de Rugy, ont voulu lancer un appel aux députés de tous les groupes :

Comment ne pas y souscrire, si nous voulons, tous, préserver notre démocratie parlementaire ?

 

Jean-Félix de Bujadoux

Docteur en droit de l’université Paris Panthéon-Assas. Chercheur associé au Centre Maurice Hauriou – Université Paris Cité.

Pour citer cet article :
Jean-Félix De Bujadoux «La réforme des retraites : acmé de la dés-affectio societatis au Palais Bourbon », Jus Politicum, n° 30 [https://juspoliticum.com/article/La-reforme-des-retraites-acme-de-la-des-affectio-societatis-au-Palais-Bourbon-1537.html]