Après avoir montré combien il est difficile de penser le pouvoir constituant dans un État fédéral comme le Canada, l’auteur décrit les débats au sujet du pouvoir de déconstitutionnalisation reconnu aux membres de la fédération canadienne par les clauses de dérogation aux droits fondamentaux prévus par la constitution formelle canadienne et le droit quasi constitutionnel de certaines provinces. Enfin, il montre comment l’actuel gouvernement québécois a mobilisé une double conception du pouvoir constituant dérivé à l’occasion de la réforme constitutionnelle qu’il a entreprise en adoptant la Loi sur la laïcité de l’État et la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. La première conception, fondée sur la souveraineté parlementaire, attribue le pouvoir constituant à l’Assemblée nationale, et la deuxième fait de la nation le titulaire de ce pouvoir. La combinaison de ces deux représentations du pouvoir constituant a le grand mérite, du point de vue du parti au pouvoir, de faire de sa majorité parlementaire l’interprète de la volonté de la nation. Elle l’autorise également à présenter la dérogation aux droits individuels garantis par la Charte canadienne comme un moyen de protéger la nation québécoise dont il est le porte-parole contre les assauts du multiculturalisme canadien. Malheureusement, ce faisant, il se trouve à dépeindre toutes les revendications de droits et libertés individuels, y compris celles qui se fondent sur les garanties prévues par la Charte québécoise des droits et libertés, comme attentatoires aux « droits collectifs » de la nation.

The use of notwithstanding clauses in a federal context: the Canadian example

After underlining the difficulty of identifying the bearer of the Canadian Federation's constituent power, the author describes the debates surrounding the power of deconstitutionalization recognized to members of the Canadian Federation by the "notwithstanding" clauses appearing in the formal Canadian constitution and some provincial quasi-constitutional legislation. He then attempts to show how the current Quebec government has mobilized a dual conception of derived constituent power on the occasion of the constitutional reform it has undertaken by adopting the Act respecting the laicity of the State and the Act respecting French, the official and common language of Quebec. Based on parliamentary sovereignty, the first conception attributes the constituent power to the National Assembly, while the second makes the Nation the bearer of this power. The combination of these two representations of constituent power has the merit, from the point of view of the party in power, of making its parliamentary majority the interpreter of the Nation's will. It also allows it to depict the recourse to the "notwithstanding clause" as a means of protecting the Quebec Nation, for which it is the spokesperson, against the assaults of Canadian multiculturalism. Unfortunately, in doing so, the governing party finds itself portraying all claims to individual rights and freedoms, including those based on the guarantees provided by the Quebec Charter of Rights and Freedoms, as infringing on the "collective rights" of the Nation.

T

oute communauté politique, quelle qu’elle soit, a besoin d’une pierre d’assise pour justifier juridiquement le pouvoir contraignant de gestion qu’elle entend se donner sur elle-même au moyen d’une constitution. Il faut en effet une volonté pour poser l’acte constituant initial. En termes juridiques, il faut un pouvoir constituant. Dans le cas d’un pouvoir constituant originaire[1], c’est-à-dire lors de l’adoption d’une constitution en rupture avec un ordre ancien, on postule l’existence d’une unité politique préconstitutionnelle déjà organisée capable, paradoxalement et de manière autoréférentielle, de donner corps à l’unité politique dans son ensemble au moyen d’un acte constituant.

Les auteurs présument généralement de l’unanimité et de l’homogénéité de l’unité politique préconstitutionnelle, car ils réfléchissent avec l’État-nation en tête. Dans ce contexte, le titulaire (généralement fictif) du pouvoir constituant originaire n’est jamais pensé comme pouvant être pluriel, ou comme pouvant être forgé à partir des formes politiques déjà existantes au moment de l’acte constituant. Le pouvoir constituant originaire a donc souvent une dimension anhistorique et décontextualisée. Admettre la pluralité inhérente du corps politique constituant risquerait, aux yeux de plusieurs, d’entraîner la fragilité de l’édifice constitutionnel.

Dans le cas du passage organisé d’un ordre constitutionnel à un autre — si l’on est encore autorisé à parler d’un pouvoir constituant originaire — les titulaires de ce pouvoir sont plus facilement identifiables. C’est encore plus vrai pour le pouvoir constituant d’un État fédéral, ce dernier étant toujours le fruit d’une décision rationnelle et non le produit d’un simple processus historique. Le fédéralisme pose toutefois problème, car il se marie mal à une vision moniste du pouvoir constituant, d’où le malaise de certains devant ce régime politique. Carl Schmitt, par exemple, s’il admet la possibilité d’un pacte fédéral entre États fédérés, n’en est pas moins d’avis que la survie de toute fédération est toujours précaire, et qu’elle repose sur une « condition préalable capitale », dit-il, soit

L’État fédéral canadien est marqué à la fois par l’hétérogénéité des entités fédérées, acteurs constituants de la fédération, mais également par la diversité des citoyens qui les composent. Dans les pages qui suivent, j’aimerais montrer comment cette hétérogénéité et cette diversité se répercutent sur l’exercice des pouvoirs constituants originaire et dérivé de la Fédération et des États fédérés en prenant exemple, en particulier, de l’usage fait par le Québec du pouvoir constituant dérivé qui lui est reconnu par la Constitution canadienne, et du mécanisme de déconstitutionnalisation des droits et libertés également prévu par cette même constitution.

De façon à mettre les choses en contexte, je montrerai, dans un premier temps, combien il est difficile de penser le pouvoir constituant dans un État fédéral comme le Canada, État né de surcroît d’un processus pacifique de décolonisation (i). Le titulaire du pouvoir constituant y est-il le Parlement du Royaume-Uni, celui de la Fédération, ou ce dernier en association avec les assemblées législatives de l’ensemble des entités fédérées ? Dans un deuxième temps, je décrirai les débats au sujet du pouvoir de déconstitutionnalisation reconnu aux membres de la fédération par les clauses de dérogation aux droits fondamentaux prévus par la constitution formelle canadienne et le droit quasi constitutionnel provincial (ii). Enfin, je décrirai comment l’actuel gouvernement québécois a mobilisé une double conception du pouvoir constituant dérivé à l’occasion de la réforme constitutionnelle qu’il a entreprise en adoptant la Loi sur la laïcité de l’État[3] et la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français[4] (iii). La première conception, fondée sur la souveraineté parlementaire, attribue le pouvoir constituant à l’Assemblée nationale, et la deuxième — laquelle s’apparente d’ailleurs plus à l’invocation d’un pouvoir constituant originaire — fait de la nation le titulaire de ce pouvoir. La combinaison de ces deux représentations du pouvoir constituant a le grand mérite, du point de vue du parti au pouvoir, de faire de sa majorité parlementaire l’interprète de la volonté de la nation. Elle l’autorise également à présenter la dérogation aux droits individuels garantis par la Charte canadienne comme un moyen de protéger la nation québécoise dont il est le porte-parole contre les assauts du multiculturalisme canadien. Malheureusement, ce faisant, il se trouve à dépeindre toutes les revendications de droits et libertés individuels, y compris celles qui se fondent sur les garanties prévues par la Charte québécoise des droits et libertés[5], comme attentatoires aux « droits collectifs » de la nation.

 

I. L’ambiguïté du pouvoir constituant de l’État fédéral et des entités fédérées en droit constitutionnel canadien

 

En raison de son héritage colonial, la question de savoir qui, au Canada, détient — pour employer la formule de Schmitt — « la volonté politique dont le pouvoir ou l’autorité sont en mesure de prendre la décision globale concrète sur le genre et la forme de l’existence politique propre, autrement dit de déterminer l’existence de l’unité politique dans son ensemble[6] » a, jusqu’en 1982, appelé une réponse simple : il s’agissait du Parlement de Londres.

C’est cette institution qui, depuis 1774, a formellement exercé le pouvoir constituant au Canada. Bien que la fédération de 1867 soit née de tractations entre les représentants des colonies, ce sont les autorités impériales qui avaient la capacité d’adopter et, par la suite, de modifier l’Acte de l’Amérique du Nord britannique[7] (aujourd’hui rebaptisé Loi constitutionnelle de 1867[8]). Pleinement investi de la souveraineté impériale, Londres gardait la main haute sur les réformes constitutionnelles de ses « dominions ».

Mais derrière cette façade impériale palpitait une volonté politique proprement canadienne dont la nature continue encore aujourd’hui à faire polémique. Je l’ai dit, en 1867, ce sont les colonies qui ont pris l’initiative de réclamer une réforme constitutionnelle de type fédéral. Au nombre des raisons invoquées, on pouvait compter le désir des colonies de s’associer à des fins défensives et dans le but de créer un espace économique commun, ainsi que la volonté de confier les questions d’intérêt national à un gouvernement central tout en garantissant aux provinces une sphère d’autonomie à l’égard des questions locales. L’ensemble visait à combiner les avantages de l’unité et de la diversité. Le souci du Québec de préserver sa différence politique, culturelle et juridique a joué un rôle capital dans le choix du modèle fédéral.

Cela dit, la nature du pacte intervenu entre les partenaires en 1867 est toujours demeurée controversée. Cette imprécision a déclenché une crise constitutionnelle lorsqu’en 1981, la question s’est posée de savoir qui était en mesure de solliciter de Londres une modification constitutionnelle visant l’adoption d’une Charte des droits et libertés ainsi qu’une formule de modification qui permettrait dorénavant au Canada de rompre le cordon ombilical constituant qui le liait jusqu’alors au Royaume-Uni. Était-ce le seul Parlement fédéral, représentant de l’« union fédérale[9] » canadienne ? Celui-ci ne devait-il pas plutôt obtenir le consentement de l’ensemble des assemblées législatives provinciales, celles-ci partageant toutes une égalité de statut à l’intérieur de la fédération ? Le Québec soutenait, quant à lui, que l’entente fédérale de 1867 n’était pas simplement un pacte entre des colonies/provinces d’égal statut, mais également un pacte intervenu entre les nations canadienne-française et canadienne-anglaise. Il découlait de cette prémisse que le consentement du Québec était essentiel à toute demande de réforme constitutionnelle et que, en conséquence, il détenait un droit de veto à l’encontre de toute demande allant à l’encontre de ses intérêts.

En 1981 et 1982, la Cour suprême du Canada a tranché le débat juridique (mais non politique) en décidant qu’une convention constitutionnelle exigeait du gouvernement fédéral qu’il obtienne un « degré appréciable de consentement provincial » avant de procéder à une demande de modification ayant pour effet de diminuer les pouvoirs attribués aux provinces aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867[10]. Fort de cette décision, le gouvernement fédéral de l’époque a obtenu l’accord de toutes les provinces, sauf le Québec, pour réclamer de Londres l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982[11] qui incluait une Charte des droits et libertés et une formule de modification. Dans une seconde décision tout aussi célèbre, la Cour suprême a déclaré que le Québec ne possédait aucun droit de veto conventionnel en matière de réforme constitutionnelle, rejetant ainsi la thèse du « pacte entre deux nations[12] ».

Les conséquences de l’exclusion du Québec se font encore sentir aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin.

Il faut souligner ici le caractère élitiste du constitutionnalisme canadien. La population n’a jamais été appelée à se prononcer sur un projet constitutionnel, que ce soit celui de 1867 ou celui de 1982. C’est avec l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés[13] que la constitution formelle du pays s’est adressée pour la première fois aux citoyens. Pour l’essentiel, jusqu’en 1982, la constitution canadienne était l’affaire des autorités fédérale et provinciales, tout comme, bien sûr, des autorités de Londres, mais pas du peuple canadien.

En 1982, le Parlement britannique — comme je viens de le rappeler — a modifié la constitution formelle du Canada à la demande de celui-ci pour y inscrire une charte des droits et libertés et une formule de modification. À partir de cette date, le Parlement britannique a perdu à tout jamais son statut de pouvoir constituant pour le Canada. Aux termes de la nouvelle Loi constitutionnelle de 1982, les acteurs constituants sont dorénavant les assemblées législatives provinciales et les deux chambres du Parlement fédéral. Si on résume sommairement les procédures de modifications[14], on peut dire que : 1. Les modifications portant sur certaines matières jugées fondamentales appellent l’approbation des deux chambres du Parlement fédéral et de toutes les assemblées législatives provinciales (art. 41) ; 2. Celles visant des dispositions de la Constitution du Canada applicables à certaines provinces seulement requièrent le consentement des deux chambres du Parlement fédéral et de l’assemblée législative de chaque province concernée (art. 43) ; 3. Dans les cas non expressément prévus, une modification doit satisfaire à la formule générale s’appliquant par défaut, c’est-à-dire être approuvée par les deux chambres du Parlement fédéral et les assemblées législatives de sept provinces sur dix dont la population confondue représente au moins cinquante pour cent de la population de toutes les provinces (art. 38). On notera que le Québec ne s’est pas vu reconnaître un droit de veto particulier. Au contraire, toutes les provinces sont considérées comme ayant un statut identique. Malgré qu’il n’en ait jamais approuvé l’adoption, il ne fait cependant aucun doute que le Québec est aujourd’hui lié par la Constitution de 1982. Dans le Renvoi sur l’opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, la Cour déclarait : « La Loi constitutionnelle de 1982 est maintenant en vigueur. Sa légalité n’est ni contestée ni contestable[15]. »

Les formules décrites jusqu’ici visent toutes des modifications aux dispositions de la constitution formelle du Canada qui touchent les intérêts de plus d’un partenaire de la fédération. Mais la Constitution reconnaît aussi au Parlement fédéral un pouvoir constituant dérivé, celui de modifier unilatéralement la « Constitution du Canada » (entendue ici comme désignant la constitution interne du gouvernement fédéral) (art. 44), et aux assemblées législatives provinciales un pouvoir analogue, celui de modifier unilatéralement la constitution de leur province (art. 45). C’est donc dire que, dans l’exercice de leur souveraineté parlementaire, et sous réserve des limites posées par la constitution formelle, le Parlement et les assemblées législatives provinciales peuvent modifier leur constitution interne aux moyens de lois ordinaires qui peuvent ou non bénéficier d’une prépondérance sur les autres lois, selon qu’elles comportent ou non un mécanisme de « rigidification » que je décrirai plus loin. En passant, lorsque de telles lois matériellement constitutionnelles sont adoptées, il est très rare que le Parlement ou les assemblées législatives affirment explicitement recourir à leur pouvoir constituant dérivé plutôt qu’à leur pouvoir législatif ordinaire.

Les particularités du pouvoir constituant de la Fédération et des entités fédérées ayant été brièvement exposées, il importe de rappeler le rôle central encore joué par le principe de souveraineté parlementaire en droit constitutionnel canadien.

Quoiqu’un État fédéral, le Canada n’en demeure pas moins coulé dans le moule de la conception britannique du pouvoir constituant. J’entends par là qu’au Royaume-Uni, les notions de souveraineté du peuple ou de souveraineté nationale n’ont aucune connotation juridique, toutes deux étant éclipsées par la notion de « souveraineté parlementaire[16] ». Au Royaume-Uni, pays dépourvu de constitution formelle écrite, le Parlement est à la fois titulaire du pouvoir constituant et titulaire du pouvoir législatif ordinaire. Il n’existe donc pas de distinction formelle entre lois constitutionnelles et lois ordinaires. Ajoutons que la souveraineté, sous-théorisée dans la tradition britannique, n'a pas la dureté du même concept dans la tradition — bodinienne — française, au regard de laquelle l'idée banale de souveraineté partagée (entre la fédération et les entités fédérées) est souvent vue comme une hérésie.

Comme je l’ai mentionné, le Canada est assujetti à une constitution fédérale écrite depuis 1867, mais la souveraineté parlementaire y joue encore un rôle capital. Bien sûr, en raison de la suprématie de la constitution fédérale, il va de soi que la souveraineté du Parlement fédéral et celle des assemblées législatives provinciales ne peut s’exercer que dans les champs de compétence mutuellement exclusifs qui leur ont été attribués aux termes de la Loi constitutionnelle de 1867. Une loi provinciale qui porte sur une matière de compétence fédérale pourra ainsi être déclarée invalide — et vice versa — par un tribunal compétent. Le Canada est donc familier depuis longtemps avec l’idée de contrôle judiciaire de la légalité constitutionnelle des lois. Même avant 1982, la souveraineté parlementaire n’y était plus totalement triomphante du fait du caractère fédéral de l’État consacré par la Constitution de 1867.

Cependant, dans les champs de compétence législative qui sont leurs, le Parlement et les assemblées législatives provinciales continuent à exercer leur souveraineté, sans crainte de se voir menacer d’un contrôle judiciaire[17]. Avant 1982, par exemple, en l’absence de charte des droits et libertés dans la constitution formelle du Canada, le Parlement fédéral et les provinces étaient en mesure d’adopter des instruments de protection des droits et libertés. Le champ d’application de ces derniers était toutefois limité à leurs sphères respectives de compétence. Et, à l’inverse, la souveraineté parlementaire leur permettait tout autant d’enfreindre les droits et libertés fondamentales. À cette époque, l’équilibre à établir entre protection des droits et libertés et poursuite du bien commun était réputé relever avant tout de la responsabilité des élus. La souveraineté parlementaire et la rule of law étaient alors considérées comme les principaux vecteurs de protection des droits et libertés.

Plusieurs assemblées législatives provinciales, tout comme le Parlement fédéral, ont adopté, avant 1982, des lois quasi constitutionnelles interdisant la discrimination et/ou protégeant les droits fondamentaux. La Charte québécoise des droits et libertés de la personne[18] dont l’adoption a précédé de cinq ans celle de la Charte canadienne en est l’exemple parfait[19]. Dans certains cas, ces lois permettaient l’invalidation des lois qui y contrevenaient, d’où le qualificatif « quasi constitutionnel ».

La difficulté posée par l’impossibilité, pour un parlement, d’édicter des lois liant ses successeurs a pu être tournée par un mécanisme de « rigidification » des lois respectueux de la souveraineté parlementaire. Ainsi, l’article 52 de la Charte québécoise déclare :

La possibilité de dérogation expresse préserve la souveraineté des futurs parlements. La Charte québécoise demeure toutefois une loi ordinaire adoptée à la majorité et pouvant être modifiée de la même façon. Elle n’a donc pas un statut hiérarchique supérieur aux lois dont elle autorise l’invalidation, mais le mécanisme de rigidification assure sa prépondérance. Seules les lois qui y dérogeront expressément pourront prévaloir sur les droits qu’elle garantit.

Avec l’adoption de la Charte canadienne, les droits et libertés ont été élevés au rang de normes fondamentales enchâssées dans la constitution formelle. Malgré tout, ils n’échappent pas complètement à l’emprise de la souveraineté parlementaire. En effet, à l’occasion des négociations qui se sont tenues entre les provinces et le gouvernement Trudeau en 1980 et 1981, les provinces se sont opposées à l’adoption d’une charte des droits et libertés dans la Constitution, invoquant une atteinte à leur souveraineté parlementaire. Afin d’obtenir le consentement de neuf d’entre elles, le gouvernement Trudeau a accepté l’ajout, dans la Charte canadienne, d’un mécanisme de déconstitutionnalisation ou « déconstituant », mieux connu sous le nom de « clause de dérogation » (en anglais « notwithstanding clause »). L’article 33 de la Charte canadienne prévoit en effet que « le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte », c’est-à-dire les libertés fondamentales classiques, les garanties juridiques applicables au processus pénal et la disposition garantissant les droits à l’égalité. La loi ou la disposition qui fait l’objet d’une déclaration, est-il précisé, a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de la charte. Enfin, cette déclaration cesse d’avoir effet à la date qui y est précisée ou, au plus tard, cinq ans après son entrée en vigueur.

Cette disposition a donc pour objet et effet de permettre au Parlement fédéral ou aux provinces, dans leur propre champ de compétence, de revenir au statu quo ante (pendant des périodes renouvelables de cinq ans[20]), c’est-à-dire à l’époque où l’équilibre à établir entre protection des droits et libertés et poursuite du bien commun était réputé relever avant tout de la responsabilité des élus et du pouvoir législatif ordinaire.

Je décrirai maintenant les débats entourant le recours au mécanisme de déconstitutionnalisation reconnu aux membres de la fédération par l’article 33 de la Charte canadienne. On verra, entre autres choses, l’importance accordée à la souveraineté parlementaire dans l’argumentaire de ceux qui sont favorables à son utilisation par les provinces.

 

II. Mécanismes d’autolimitation et pouvoir de déconstitutionnalisation

 

Le mécanisme de déconstitutionnalisation prévu à l’article 33 de la Charte canadienne se distingue du mécanisme d’autolimitation prévu par la Charte québécoise. Cette dernière, bien que produit du pouvoir constituant dérivé de la province, ne se distingue pas sur le plan de son statut normatif de toute autre loi ordinaire. Sa prépondérance sur les autres lois résulte d’un mécanisme d’autolimitation. Conformément à l’article 52, comme on l’a vu, le législateur, à moins de dérogation expresse, est présumé avoir eu l’intention de respecter les droits énoncés dans la Charte. Cette technique n’est qu’une traduction législative des présomptions contre l’abrogation implicite de certains droits fondamentaux historiquement reconnus par les juges de common law. Ainsi, ces derniers ont depuis longtemps coutume d’interpréter les lois pénales en présumant que le législateur n’entendait pas éliminer le devoir du ministère public de prouver l’intention coupable (mens rea) de l’accusé, à moins de le préciser expressément[21]. Le législateur québécois s’inscrit dans cette tradition afin d’assurer la protection des droits reconnus par la Charte québécoise.

L’article 33 de la Charte canadienne se distingue quant à lui de l’article 52 de la Charte québécoise, en ce qu’il permet une dérogation, non pas aux prescriptions d’une simple loi de même statut normatif, mais une dérogation aux droits et libertés garantis par la constitution formelle du pays, dispositions qui autrement, ne pourraient être modifiées qu’avec l’accord de sept provinces représentant au moins cinquante pour cent de la population canadienne. Le Parlement fédéral ou une assemblée législative provinciale peuvent donc adopter des lois dans leurs champs de compétence respectifs et les soustraire à des normes constitutionnelles d’un niveau supérieur. L’article 33 met donc en place un mécanisme de déconstitutionnalisation et non un simple dispositif d’autolimitation.

Ce qui est frappant dans les discussions autour de la légitimité du recours à l’article 33 de la Charte canadienne — ou de l’article 52 de la Charte québécoise, c’est l’accent mis sur la souveraineté parlementaire, sur les relations formelles entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, plus spécifiquement sur l’impossibilité pour le deuxième de remettre en question la législation parlementaire. L’essentiel du débat porte sur le danger d’un éventuel gouvernement des juges et non sur la question de savoir comment un tel pouvoir de déconstitutionnalisation devrait être exercé par l’Assemblée nationale (par exemple : adoption par simple majorité ? ou avec une majorité renforcée ?). En raison de cette tangente, le débat autour de l’application de l’article 33 a donc pris des allures très techniques.

Ainsi, beaucoup d’encre a coulé sur la question de savoir si le déclenchement de l’article 33 était assujetti à de simples conditions de forme ou encore à des conditions de fond. La Cour suprême a tranché dans l’arrêt Ford en 1988 en concluant qu’il suffit, pour que la dérogation opère, que la loi affirme expressément déroger aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne[22]. Nul besoin, dit-elle, de préciser quelle liberté en particulier est enfreinte par la loi. Les juges ont même conclu qu’une telle clause pouvait figurer dans une loi omnibus modifiant plusieurs lois en même temps.

Malgré la décision de la Cour suprême, le débat n’est pas clos au sujet des conditions de mise en œuvre de l’article 33. Certains soutiennent par exemple qu’il n’interdit pas aux tribunaux d’examiner la compatibilité d’une loi comportant une clause de dérogation avec les articles 2 et 7 à 15[23]. Il leur retire simplement le pouvoir de déclarer la loi invalide. Un tribunal pourrait donc, à l’instar de ce qui se fait aux termes du Human Rights Act au Royaume-Uni, constater l’« incompatibilité » de la loi avec une disposition de la Charte québécoise. La disposition attentatoire demeurerait alors en vigueur, mais porterait dorénavant le stigmate d’une condamnation judiciaire. D’autres soutiennent que l’article 33 ne devrait pas être utilisé de manière préventive, mais uniquement après qu’un tribunal ait prononcé l’invalidité d’une loi[24]. Dans les deux situations décrites ici, les motifs du tribunal, soutient-on, viendraient nourrir le débat démocratique qui devrait se tenir au bout de cinq ans, lorsque se poserait la question du renouvellement ou non de la clause de dérogation.

Cette focalisation sur le pouvoir des tribunaux de contrer la souveraineté parlementaire a non seulement occulté la question de savoir comment un tel pouvoir de déconstitutionnalisation devrait être exercé par l’Assemblée nationale, mais il a également contribué à alimenter l’idée que celle-ci n’avait aucun rôle à jouer dans la protection des droits et libertés.

En effet, en envisageant l’article 33 sous le seul angle des relations formelles entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, on dépeint souvent la Charte canadienne comme un instrument dont la mise en œuvre relève avant tout, sinon exclusivement, des tribunaux[25]. Elle est également pensée, dans cette perspective, comme imposant des limites au pouvoir législatif et non des responsabilités. Cette manière d’envisager les choses empêche de concevoir la Charte canadienne comme imposant aux trois pouvoirs le devoir d’en respecter la lettre et l’esprit. Elle déresponsabilise le pouvoir législatif et autorise ceux qui l’exercent à voir dans l’article 33 un moyen d’échapper au devoir qui leur incombe au premier chef d’établir un juste équilibre entre intérêt commun et respect des droits et libertés des citoyens.

Envisagée selon un modèle collaboratif plutôt que strictement judiciaire, la Charte canadienne impose au contraire une responsabilité au pouvoir législatif. Cette responsabilité obligerait les législateurs, s’ils entendent recourir à une clause dérogatoire, à déterminer de manière consciencieuse, à l’occasion d’un débat éclairé, si les mesures adoptées visent des objectifs impérieux et si elles constituent un moyen raisonnable pour les atteindre. Dans la perspective du modèle collaboratif, la présence d’un mécanisme de déconstitutionnalisation dans la Charte canadienne n’a donc rien d’une hérésie, dans la mesure bien sûr où le pouvoir législatif procède avec rigueur à la pondération des intérêts de la majorité avec les droits des minorités. Malheureusement, le pouvoir législatif qui l’invoque peut, comme nous le verrons plus loin, y voir simplement un moyen de se soustraire à tout examen de la proportionnalité de l’atteinte.

Embrasser un modèle collaboratif appellerait un examen des mécanismes parlementaires permettant de faire correspondre le plus possible la volonté parlementaire à la volonté non monolithique des publics qui composent le peuple souverain. On pourrait par exemple penser à assujettir l’adoption d’une clause de dérogation à l’approbation des deux tiers des députés ; à l’obligation pour l’Assemblée nationale de recevoir un rapport de la Commission québécoise sur les droits de la personne au sujet de la loi proposée avant de procéder ; à l’obligation de tenir une commission parlementaire en bonne et due forme, de ne pas recourir au bâillon[26], ou encore de solliciter l’opinion de la population au moyen d’un référendum.

Cette démarche est d’autant plus nécessaire dans le contexte canadien où la conjonction d’un régime parlementaire de type britannique et d’un régime électoral uninominal à un tour favorise l’avènement de gouvernements majoritaires s’appuyant bien souvent sur moins de 40 % des suffrages. Dans un tel contexte, il faut être bien naïf pour penser que majorité parlementaire et volonté du peuple c’est bonnet blanc, blanc bonnet. On comprendra que, dans une telle situation, les gouvernements enclins à recourir à l’article 33 ont peu d’intérêt à approfondir dans quelle mesure la souveraineté parlementaire qu’ils invoquent est l’équivalent de la souveraineté du peuple, et si oui, de quel peuple au juste il s’agit.

Je décrirai maintenant comment l’actuel gouvernement québécois a mobilisé une double conception du pouvoir constituant dérivé à l’occasion de la réforme constitutionnelle qu’il a entreprise en adoptant la Loi sur la laïcité de l’État et la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. Comme je le disais en introduction, la première de ces conceptions, fondée sur la souveraineté parlementaire, attribue le pouvoir constituant à l’Assemblée nationale, et la deuxième fait de la nation le titulaire du pouvoir constituant. Cette double représentation du pouvoir constituant a le grand mérite, du point de vue du parti au pouvoir, de faire de sa majorité parlementaire l’interprète de la volonté de la nation. Elle a cependant le triste résultat de transformer toute revendication fondée sur le respect des droits individuels en menace aux « droits collectifs » de la nation et donc en crime de lèse-nation. Nous verrons également comment l’illégitimité de la Constitution canadienne, du point de vue des Québécois, a permis de justifier la déconstitutionnalisation des droits individuels garantis par la Charte canadienne.

 

III. Le parti majoritaire au pouvoir : titulaire du pouvoir constituant au Québec

 

L’exemple le plus fameux du recours par le Québec à l’article 33 est sans conteste l’adoption en 1982 par l’Assemblée nationale, quelques semaines après l’entrée en vigueur de la Charte canadienne, d’une clause de dérogation à la Charte canadienne applicable à toutes les lois québécoises[27]. Cet usage massif, dans une loi omnibus, de l’article 33 était un moyen de marquer le refus du Québec d’entériner la modification de la constitution formelle du Canada qui s’était faite, on s’en souviendra, sans son consentement. Cette clause de dérogation devait expirer cinq ans plus tard, le gouvernement alors en place n’ayant pas jugé bon de la renouveler. J’ai déjà mentionné que la Cour suprême dans l’arrêt Ford avait avalisé ce recours massif à l’article 33, au motif que celui-ci n’imposait que des conditions de forme qui, en l’espèce, avaient été respectées.

En 1988, la Cour suprême du Canada a invalidé des dispositions de la Charte de la langue française établissant que l’affichage commercial devait se faire uniquement en français, au motif qu’il s’agissait d’une atteinte injustifiée à la liberté d’expression. Devant le tollé soulevé au Québec par cette décision, le gouvernement québécois de l’époque a alors adopté à nouveau les dispositions imposant l’affichage unilingue français à l’extérieur des commerces, en leur adjoignant une déclaration qu’elles avaient effet indépendamment des dispositions de la Charte canadienne et de la Charte québécoise relatives à la liberté d’expression et à l’égalité. Cette fois, ce fut la colère du Canada anglais qui se déchaîna devant ce qui était considéré comme une deuxième attaque en règle contre la Charte canadienne et, plus spécifiquement cette fois, comme une attaque en règle, par le gouvernement québécois, à l’encontre des droits fondamentaux de la communauté anglophone du Québec.

Cette saga québécoise de la clause dérogatoire a cultivé l’idée, particulièrement au Canada anglais, que le recours à l’article 33 était illégitime, illibéral et politiquement suicidaire. Jusqu’à tout récemment, comme la clause est très peu utilisée à l’extérieur du Québec, plusieurs auteurs parlaient même de la désuétude de cette disposition[28]. En réalité, la clause a été utilisée plus souvent qu’on ne le croyait, mais sans que le public en soit alerté, bien souvent parce que son usage portait sur des lois obscures régissant des questions complexes[29]. Chose certaine, le Québec fait bande à part, un auteur dénombrant 61 invocations de la clause dérogatoire canadienne dans les lois québécoises adoptées entre 1982 et 2014 ; 45 références à son équivalent québécois, comparativement à trois recours à la clause dérogatoire dans le reste du pays[30].

Au cours des années, plusieurs auteurs (et pas simplement québécois) ont tenté d’insuffler une légitimité à l’article 33 et ont déploré l’hésitation des politiciens à y recourir. Outre la menace du gouvernement des juges et le principe de souveraineté parlementaire, certains, inspirés par le modèle collaboratif décrit plus haut, ont plaidé que l’article 33 permettait la mise en place d’un « dialogue » institutionnel entre pouvoirs législatif et judiciaire[31]. Selon cette école, le pouvoir législatif est tenu d’assurer un juste équilibre entre intérêt commun et respect des droits et libertés individuels à l’occasion de l’adoption des lois. Le pouvoir judiciaire, quant à lui, a pour tâche, si une partie le sollicite, de déterminer si ladite loi porte atteinte à ces droits et, aux termes de l’article 1 de la Charte canadienne, de décider si les limites imposées par la loi sont raisonnables et fondées sur une justification qui puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Cela fait, le dialogue institutionnel peut encore se poursuivre au moyen cette fois du recours par le législateur au mécanisme de déconstitutionnalisation. Les juges n’étant pas infaillibles et la question du caractère raisonnable des limites aux droits ouvrant la porte non pas à une, mais à un éventail de solutions possibles, le pouvoir législatif est autorisé, selon cette école, à substituer son propre point de vue à celui du tribunal.

D’autres encore ont soutenu que le recours à l’article 33 peut se justifier dans la mesure où la Charte canadienne ne dit rien des droits économiques et sociaux[32]. En conséquence, pour assurer la mise en œuvre de certaines politiques publiques, il peut arriver qu’un gouvernement doive faire prévaloir les droits sociaux de tous sur les droits individuels des uns, d’où l’utilité de la clause dérogatoire.

L’argument le plus fréquemment invoqué pour justifier le recours à la clause dérogatoire de la Charte canadienne s’articule toutefois au principe fédéral. L’article 33, soutient-on, permet d’harmoniser les contraintes imposées par le constitutionnalisme avec le respect des identités locales[33]. Dans une logique fédérale, rien ne s’oppose à ce que les lois adoptées par les provinces dans les champs de compétence qui leur sont exclusivement attribuées reflètent des valeurs propres aux communautés locales. Après tout, si l’article 1 de la Charte canadienne parle du Canada comme d’une « société libre et démocratique », il s’agit en fait et en droit d’une société « fédérale » libre et démocratique. Cette approche qui s’apparente à la notion de « marge nationale d’appréciation » en droit européen prend appui sur certains préceptes constitutionnels fondamentaux du fédéralisme canadien : l’idée de coordination des pouvoirs fédéraux et provinciaux, plutôt que de subordination des seconds aux premiers ; le principe de subsidiarité favorisant l’application des normes du palier de gouvernement le plus proche de la population et le principe du pluralisme politique et juridique qui justifie la diversité des points de vue, des politiques publiques et des lois[34].

Examinons maintenant comment tous ces arguments ont été mobilisés par le gouvernement québécois dans sa récente entreprise de constitutionnalisation des « droits collectifs » de la nation québécoise et de déconstitutionnalisation des droits et libertés individuels garantis aussi bien par la Charte canadienne que par la Charte québécoise.

Un mot de contexte s’impose pour comprendre la stratégie de l’actuel gouvernement québécois et son succès auprès de la majorité francophone de tradition judéo-chrétienne (aujourd’hui presque entièrement laïque[35]). Le nationalisme, pour survivre, doit s’appuyer sur un sentiment d’injustice, de ressentiment. Et ce sentiment doit pouvoir s’exercer à l’encontre d’un Autrui, d’un adversaire, d’un ennemi. L’affrontement peut bien sûr prendre des formes pacifiques, mais l’existence d’un ennemi demeure la condition existentielle du nationalisme. Pendant longtemps, le « reste du Canada », c’est-à-dire le Canada anglais a été l’ennemi du nationalisme québécois. Émancipateur, ce nationalisme visait à sortir les Québécois de leur statut de « scieurs de bois et de porteurs d’eau » et à diminuer l’attraction de la langue anglaise pour les immigrants fraîchement arrivés au Québec. Cette forme de nationalisme a connu un grand succès à partir des années 1960 et a permis aux Québécois de langue française de se mobiliser efficacement. Si bien qu’aujourd’hui, ces derniers tiennent les rênes du pouvoir économique dans la province et les immigrants sont maintenant tenus par la Charte de la langue française[36], adoptée en 1977, d’envoyer leurs enfants à l’école publique française.

Sur le plan politique, ce nationalisme émancipateur n’a toutefois pas été en mesure de se traduire par l’accession à la pleine indépendance politique, les Québécois ayant par deux fois, en 1980 et 1995, refusé d’emprunter cette voie. Cela s’explique en grande partie par le fait que ce nationalisme émancipateur a été victime de son propre succès. Les Québécois ont pu, à l’intérieur du fédéralisme canadien, se donner les moyens constitutionnels (adoption de la Charte de la langue française) de se réaliser.

Devant les sondages de plus en plus défavorables à la pleine indépendance, le nationalisme québécois a dû se chercher un autre adversaire. Depuis le débat sur les « accommodements raisonnables » en matière religieuse déclenché par le dépôt, en 2008, du rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles[37], c’est à l’intérieur même de la population du Québec qu’il l’a trouvé.[38] Un nouveau discours nationaliste prêche maintenant la nécessité de se protéger contre les individus et les groupes qui ne partagent pas — ou plutôt qu’on représente comme ne partageant pas — l’héritage historique, culturel et linguistique de la majorité francophone.

Comme nous le verrons maintenant, l’entreprise de constitutionnalisation mise en branle récemment par le gouvernement québécois vise précisément à protéger la nation québécoise des périls qui menaceraient ses « droits collectifs ». Au nombre de ces périls, on doit compter les droits et libertés de la personne qui ne seraient qu’une manifestation du multiculturalisme canadien. L’entreprise de constitutionnalisation s’accompagne donc d’une entreprise de déconstitutionnalisation des droits individuels. La stratégie gouvernementale consiste, entre autres, on le verra, à fonder la légitimité de son intervention sur l’illégitimité de la constitution canadienne.

Deux lois constitutionnelles d’importance ont été adoptées par le gouvernement actuel. Toutes deux visent à définir la spécificité de la communauté politique québécoise (fonction constituante) et à écarter l’application de la Charte canadienne et même de la Charte québécoise (fonction déconstituante).

La première, la Loi sur la laïcité de l’État, prohibe le port de signes religieux par certains employés de l’État et oblige toute personne désireuse d’être servie par un fonctionnaire à se découvrir le visage. Elle prévoit également que le gouvernement n’a pas à retirer « un bien meuble qui orne un immeuble » gouvernemental (art. 17) ; un crucifix par exemple. La loi modifie également la Charte québécoise en y intégrant le principe de laïcité de l’État. La deuxième loi, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, vient, quant à elle, renforcer les dispositions de la Charte de la langue française, et modifier le texte de la constitution formelle de 1867 en y insérant l’article suivant : « Les Québécoises et les Québécois forment une nation. » Ces deux projets de loi comportent des clauses de dérogation aux droits garantis par les deux chartes. Leur insertion dans la Loi sur la laïcité a soulevé une importante vague d’indignation. Seule la controverse entourant cette loi retiendra notre attention.

Cette loi controversée, soulignons-le, a été adoptée par une Assemblée nationale très divisée (73 voix pour et 35 contre[39]). En outre, elle l’a été sous le bâillon. Enfin, c’était la première fois qu’une modification à la Charte québécoise était adoptée sans qu’une quasi-unanimité des députés soit obtenue.

Le gouvernement majoritaire de la Coalition Avenir Québec a présenté plusieurs justifications au recours à la clause de dérogation prévue par l’article 33 de la Charte canadienne. Ainsi, on a allégué que cette loi était l’achèvement d’un parcours historique spécifique ayant mené le Québec à développer un attachement particulier pour la laïcité de l’État, ou encore qu’elle permettrait de mettre le droit québécois au diapason de la laïcité et d’enfin « passer à autre chose[40] ».

Trois arguments surnagent toutefois : l’invocation de la souveraineté du Parlement québécois ; l’affirmation du caractère distinct de la société québécoise et l’importance de protéger les « droits collectifs » d’une nation vulnérable.

Voici ce que prévoit le préambule de la loi sur la laïcité :

Mettant l’accent sur la souveraineté parlementaire, le ministre Simon Jolin-Barette, responsable du dossier de la laïcité, affirmait par exemple que « c’est au Parlement à déterminer de quelle façon vont s’organiser les rapports entre la religion et l’État, et ce n’est pas aux tribunaux […]. Le Parlement du Québec souhaite ici réorganiser les rapports entre l’État et les religions. Il refuse de laisser ainsi les tribunaux fixer seuls les termes du débat sur la laïcité de l’État. […] [Ce projet] répond à la volonté de la nation québécoise[42]. »

À propos de la spécificité culturelle et politique du Québec, il déclarait :

Il reviendra toutefois au Premier ministre Legault de plaider la vulnérabilité de la nation québécoise :

De cet amalgame entre souveraineté parlementaire et droits collectifs de la nation, le gouvernement tire la conclusion qu’en tant que porte-voix du peuple, il est en droit d’agir comme il le fait. Il est cocasse ou triste, selon le point de vue, de voir le gouvernement invoquer le peuple et la nation de manière ronflante, alors qu’il s’apprête à imposer ce projet de loi à grands coups de bâillon, lui dont la députation majoritaire (74 sièges sur 125) ne représentait pourtant à l’époque que 37 % des électeurs.

Tocqueville n’avait certainement pas tort lorsqu’il écrivait :

Après avoir justifié ce processus constituant au nom de la nation québécoise et de la souveraineté parlementaire, le gouvernement s’est ensuite appuyé sur l’illégitimité de la Constitution de 1982, non approuvée par Québec, pour justifier son processus de déconstitutionnalisation. Voici comment le ministre Jolin-Barrette s’exprimait :

Cet argumentaire vaut peut-être pour la clause de dérogation figurant dans la Charte canadienne, mais qu’en est-il de l’adoption d’une clause dérogeant aux droits garantis par la Charte québécoise, un document pourtant unanimement adopté en 1975 par l’Assemblée nationale ? Le ministre répond en invoquant l’usage fréquent qu’on en a fait.

Bref, les droits et libertés de la personne ne pèsent pas lourd lorsque les intérêts collectifs de la nation sont en péril. Et la source juridique de leur protection, québécoise ou canadienne, ne change rien à l’affaire.

Contrairement aux autres provinces canadiennes où le pouvoir constituant se résume à la souveraineté parlementaire, car l’argument sieyèsien de la nation n’y a aucune prise, les gouvernements québécois peuvent prendre appui sur un discours nationaliste dont les principaux postulats sont les suivants[48] : 1. La nation est une autorité transcendante, antérieure et supérieure aux individus qui tire son existence d’un processus historique quasi naturel et indépendant des volontés individuelles ; 2. Il y aurait isomorphie entre nation, société et État ; or, en présumant de la consubstantialité de la nation, de la société et de l’État, cette posture met l’accent sur l’action des gouvernements et des partis politiques, au détriment de celle d’autres acteurs sociaux comme les citoyens ; 3. Ce discours postule un nationalisme moral selon lequel les Québécois (c’est-à-dire ceux qui satisfont à la représentation que le parti au pouvoir en donne) se sentiraient intuitivement liés à leurs compatriotes par des obligations et des devoirs plus nombreux et plus étroits que ceux qu’ils éprouvent pour les étrangers.

Dans un contexte où le régime parlementaire britannique et le système électoral favorisent une concentration des pouvoirs d’initiative législative entre les mains du parti au pouvoir, le nationalisme devient pour lui un outil idéal pour faire parler le « silence du peuple », pour reprendre l’expression de Tocqueville.

 

Conclusion

 

Mon objectif aujourd’hui était premièrement de mettre en lumière l’ambiguïté qui règne au Canada relativement au pouvoir constituant. L’exclusion du Québec en 1981 de l’entente qui a mené à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 a jeté sur celle-ci un voile d’illégitimité, du moins du point de vue de plusieurs Québécois. Cette malheureuse omission a nourri la mentalité obsidionale à laquelle a toujours plus ou moins carburé le nationalisme québécois. La conséquence, particulièrement avec la chute de plus en plus prononcée des appuis au projet d’indépendance, c’est la tendance des gouvernements nationalistes conservateurs à exercer le pouvoir constituant de la province de manière défensive. Cela s’est traduit par une banalisation de l’importance historiquement accordée par la tradition constitutionnelle du Québec à la protection des droits fondamentaux et par une apologie des « droits collectifs » de la nation québécoise[49]. Droits collectifs qu’auparavant on opposait légitimement au reste du Canada, mais qu’on retourne aujourd’hui à l’encontre des ressortissants du Québec eux-mêmes[50]. Ce faisant, ces gouvernements se trouvent à renier l’héritage libéral porté par les ténors du nationalisme émancipateur des années 1970 et 80. Jacques-Yvan Morin, ancien vice-premier ministre sous le gouvernement de René Lévesque, recommandait encore en 2006 d’abroger le mécanisme de dérogation figurant dans la Charte québécoise :

Cet appel n’a pas été entendu. Au contraire.

Sieyès disait : « De quelque manière qu’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille ; toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême.[52] » On pourrait dire au Québec : « De quelque manière que le parti majoritaire au pouvoir veuille, il suffit qu’il veuille ; toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême. »

 

Jean Leclair

Professeur titulaire, Faculté de droit, Université de Montréal. Sujets d’enseignement et de recherche : droit constitutionnel (fédéralisme, constitutionnalisme et droits fondamentaux, droit constitutionnel comparé), droits des peuples autochtones, histoire du droit québécois et canadien, épistémologie et théorie du droit. Publications en ligne: http://ssrn.com/author=479188.

Pour citer cet article :
Jean Leclair «Le recours aux clauses de dérogation aux droits et libertés dans un contexte fédéral : l’exemple canadien », Jus Politicum, n° 30 [https://juspoliticum.com/article/Le-recours-aux-clauses-de-derogation-aux-droits-et-libertes-dans-un-contexte-federal-l-exemple-canadien-1542.html]