Patrice Rolland, « Un débat sous la Terreur. La politique dans la République »

Recension de Patrice Rolland, Un débat sous la Terreur. La politique dans la République, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2018, 146 p. 

Review of Patrice RollandUn débat sous la Terreur. La politique dans la République, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2018, 146 p. 

D

ans le tableau de Jean-Joseph Weerts, La nuit du 9 au 10 Thermidor 1794 (reproduit sur la première de couverture de l’ouvrage) qui représente les dernières heures de Robespierre réfugié avec ses partisans à l’Hôtel de Ville, le regard désabusé et inquiet de l’Incorruptible devenu soudainement vulnérable semble nous fixer avec une troublante intensité. Ce regard nous prend à témoin du théâtre d’ombres sur lequel s’affrontent des acteurs qui, entraînés par la puissance irrésistible des événements, courent vers l’abîme. Par-delà les réalités et faux-semblants de cette célèbre scène historique, l’ouvrage de Patrice Rolland, Un débat sous la Terreur : la politique dans la République, invite à reconsidérer l’épisode traumatique de la Terreur à l’aune du langage savant de l’histoire des idées. L’auteur se propose, en effet, de porter l’attention de ses lecteurs sur le débat qui a opposé, sous la Terreur, Marat, Robespierre, Saint-Just et Camille Desmoulins sur les modalités de protection de la République contre ses ennemis. Ainsi, peu soucieux de figer les événements et les discours dans une de ces représentations mythologiques dont l’historiographique classique a été prodigue, ce recueil d’articles parvient, en empruntant à la fois à l’histoire des idées et à la pensée constitutionnelle, à tenir l’érudition à bonne distance des traditionnelles interprétations idéologiques. Se trouvent ainsi examinées, à la faveur d’une mise en lumière de la dimension politique de la Terreur, les diverses définitions d’une politique de salut public et, plus généralement, la question de la nature même du politique. Tout en contribuant ainsi à notre compréhension historiographique et politique de la Terreur (dont aucune interprétation, comme l’a montré P. Gueniffey[1], n’a jamais réussi à épuiser le sens et la portée), l’étude de ce débat sous la Terreur permet également de mettre en lumière la richesse théorique du discours jacobin (discours dont Lucien Jaume a montré, au moment du Bicentenaire et dans le compagnonnage intellectuel de François Furet et Mona Ozouf, que, tout en pliant le réel aux exigences de l’idéologie révolutionnaire, il ne pouvait être réduit à une simple rhétorique de captation de l’opinion).

C’est en interrogeant le jeu de l’être et du paraître, du vrai et du faux, que Patrice Rolland s’attache à interroger les modalités d’accès à la réalité politique. À cet égard, alors que les « manœuvres » de William Pitt témoignent d’une dissociation de l’être et du paraître, les expressions robespierristes de la vertu traduisent, au contraire, le dessein jacobin d’unir l’être et le paraître. Soucieux d’opérer un « dévoilement de la réalité des hommes et des relations sociales », Robespierre veut conférer une transparence au politique, c’est-à-dire l’affranchir des arcanes obscurs du machiavélisme. Toutefois, comme l’écrit P. Rolland, l’erreur fatale des jacobins fut de « ne pas comprendre que, dans le domaine politique, le réel et l’apparence sont une seule et même chose ». Sans cesse torturé par l’idée de complots souterrains ourdis par les ennemis d’un peuple qu’il désire régénéré, l’Incorruptible est conduit, d’une part, à constater que la politique révolutionnaire, qu’il voulait pourtant transparente, est de plus en plus confinée dans l’espace privé de cercles girondins devenus des lieux d’intrigues et, d’autre part, à imputer au machiavélisme de ses ennemis la radicalisation du processus révolutionnaire. La rhétorique de la conspiration l’empêche de saisir la véritable nature de la politique (qu’il réduit, pour sa part, à la réalité des rapports de force) : comme l’écrit de manière subtile P. Rolland,

Soucieux d’instituer, sous l’égide de l’Être suprême comme principe de distinction du bien et du mal, un pouvoir transparent et innocent, Robespierre, enfermé en lui-même et aveuglé par son intransigeance, désire, comme l’observe l’auteur, « une société que la morale rendrait transparente à elle-même et où les hommes n’auraient plus rien à se dissimuler les uns aux autres ». Ayant à l’esprit les termes du Jean Starobinski de La Transparence et l’obstacle, le lecteur comprend que Robespierre, persuadé, comme Jean-Jacques Rousseau, que l’homme est bon par nature, s’efforce de trouver une transparence des choses que les masques de la société et la réalité de l’histoire rendraient inatteignable. À l’inverse, Camille Desmoulins accepte l’idée que le politique puisse commander une distinction de l’être et du paraître. C’est cette lucidité qui le conduit, en avril 1794, à l’échafaud où il meurt en « indulgeant » dans un moment de radicalisation où, aux yeux de l’Incorruptible, l’ancien ami est devenu l’ennemi menaçant de l’intérieur l’intégrité de la République. En effet, Desmoulins, qui fonde en décembre 1793 le périodique Le Vieux Cordelier (dont le septième et dernier numéro est posthume) dans lequel il cherche à définir une politique révolutionnaire soucieuse des libertés individuelles, est jugé coupable d’avoir condamné la politique de la Terreur et d’avoir réclamé la création d’un « comité de clémence ». Dès les premiers jours de l’année 1794, Robespierre avait prononcé au club des Jacobins un discours englobant dans une même condamnation les Hébertistes partisans de la Terreur à outrance et les Indulgents soucieux de l’arrêter (« Ceux qui sont d’un génie ardent et d’un caractère exagéré proposent des mesures ultra-révolutionnaires, ceux qui sont d’un esprit plus doux et plus modéré proposent des moyens citra-révolutionnaires »). Si la liberté se trouve, dans la pensée robespierriste, étroitement accaparée par l’exigence d’une action vertueuse, elle est formulée, chez Desmoulins, dans les termes de l’autonomie[2] : la politique de contrôle du corps social menée sous la Terreur ne peut rendre la société vertueuse car elle éloigne, à la faveur d’une dégradation des mœurs, le peuple de toute intelligence véritable de la liberté.

La fiction jacobine d’un peuple homogène conduit à l’effacement des droits individuels au nom de la raison d’État, c’est-à-dire à l’effacement de l’individu au profit d’un citoyen vertueux subordonné à l’impératif de l’unanimité (l’ambition régénératrice entraînant l’absorption de l’espace privé dans l’espace public). À l’instar d’un Danton condamnant cette confusion jacobine du privé et du public, Desmoulins accepte l’idée que certains hommes puissent être désireux de vivre en dehors de l’empire politique. Son discours de l’indulgence est marqué au sceau d’une modération soucieuse de reconnaître les libertés individuelles face à l’exercice du pouvoir souverain. Étudiant récemment les possibilités d’institutionnaliser la modération au sein du domaine politique, Aurelian Craiutu[3] a qualifié une telle disposition de « vertu noble pour des esprits courageux » et a mis en évidence la dimension proprement constitutionnelle de la modération politique, en particulier sous la forme d’une défense du pluralisme et de l’équilibre des pouvoirs. Si Desmoulins, journaliste jacobin ayant accompagné le processus de radicalisation de la Révolution, peut difficilement être qualifié de modéré au sens libéral d’A. Craiutu, l’auteur du Vieux Cordelier considère cependant ces principes du pluralisme et de l’équilibre des pouvoirs, puisés dans le patrimoine du constitutionnalisme républicain, comme étant de nature à conjurer le péril des factions. Ce sont bien les institutions républicaines, et non point la vertu, qui fondent le bon gouvernement. À l’inverse, Robespierre est persuadé du fait que la représentation du peuple vertueux ne peut s’épuiser dans le formalisme constitutionnel : face au danger d’une division plus marquée du pays provoqué par la multiplication des factions entre Indulgents et Enragés, il observe, dans son discours du 5 nivôse an II (25 décembre 1793) par lequel il s’efforce de justifier la légalité d’un gouvernement révolutionnaire, que si

Cette affirmation de l’Incorruptible témoigne du fait que si le discours de la Révolution libérale de 1791 et des Girondins est celui du contrat social et du constitutionnalisme, la théorie jacobine de la fondation exige, quant à elle, une suspension de l’ordre constitutionnel.

Il faut rappeler, à cet égard, que l’abbé Sieyès, distinguant clairement le pacte social du pacte de sujétion, se refuse, en 1789, à assimiler la constitution au contrat social et n’y voit qu’un acte posé par une nation unifiée par le pacte de société et maîtresse du processus constituant (ce dernier n’a pas pour objet de former un corps social qui, en effet, lui préexiste, mais de définir les modalités de la délégation du pouvoir à des organes constitués). Sous la Révolution, l’assimilation de la constitution à un contrat social procède essentiellement d’une vision girondine du politique, fondée sur la juxtaposition rationnelle des droits des individus et une intelligence atomiste du corps politique. Les acteurs sont toutefois généralement soucieux de distinguer les deux termes : quand le Girondin Isnard défend à la Convention, le 10 mai 1793, « la nécessité de passer un pacte social antérieur à toute loi constitutionnelle » afin de convenir des « conditions de la ré-association » et de définir le mode du gouvernement suite à l’effondrement de l’ordre constitutionnel de 1791 qui a fait retomber les Français dans une sorte d’état de nature juridique, le pacte social est compris comme une interface entre l’énoncé des droits individuels et l’ordre collectif constitutionnel. En différenciant entre le pacte originel donnant naissance à une nation et la constitution qui « n’est relative qu’au gouvernement », Sieyès a eu le grand mérite de redéfinir des termes dont le sens avait été quelque peu obscurci par l’ébranlement rousseauiste du principe du double contrat. En effet, lorsque le philosophe genevois définit le contrat social comme « l’acte par lequel un peuple est un peuple », il entend conjointement par cet acte l’origine de la société politique et la légitimité du souverain (l’élaboration de la constitution de l’État est conférée au peuple souverain qui se dote, grâce à la sagesse mythique d’un « Législateur », d’un « corps de lois »).

Quant aux principes fondateurs du régime politique qu’il convient idéalement d’établir, si Marat ne parvient pas à se soustraire à une intelligence monarchique du politique, Saint-Just fonde le lien social et politique sur l’amitié qu’il appréhende comme une relation d’indifférenciation (pour P. Rolland, une telle affirmation de la liberté individuelle dans la transparence sociale ne permet pas de comprendre que « la liberté individuelle ne naît et ne subsiste que dans la distance qui est opacité »). Parallèlement à l’examen du discours robespierriste de la vertu, ces thèses ne sont rappelées par l’auteur que pour mieux mettre en valeur celle défendue par Camille Desmoulins qui fait de l’expérience politique une expérience traversée de part en part par le sentiment de la liberté. À cet égard, jugée à l’aune du discours jacobin, l’affirmation du pluralisme ne peut apparaître que comme le masque des intérêts particuliers. La liberté d’opinion et d’expression ne peut être que condamnée en ce qu’elle fait violence à la nécessaire primauté de la vie publique sur la vie privée. Cette question de la liberté d’expression, dont les enjeux ont été si tragiquement rappelés en France au cours de l’année 2015, impose, en creux, sa centralité dans le conflit qui oppose Robespierre à Desmoulins. À cet égard, mettant fin à l’absolutisme révolutionnaire des Jacobins, le 9 Thermidor ouvre une période révolutionnaire marquée par la volonté de sortir de la Terreur en rétablissant une république fondée sur les libertés déclarées en 1789. L. Chavanette[4] a récemment montré que les Thermidoriens souhaitaient que le droit révolutionnaire puisse se trouver en accord avec les droits de l’homme affirmés en 1789 (même s’il est vrai que les « Thermidoriens » ont également été soucieux de poursuivre et de redéfinir la politique de la Convention à l’aune de certaines institutions établies en 1793 et 1794). Les problématiques mises en lumière dans les articles ici rassemblés sous le titre Un débat sous la Terreur nous rappellent que l’ordre politique que les révolutionnaires se sont trouvés dans la nécessité d’instituer était fragilisé par une conception du corps social peu soucieuse de penser l’idée de division et de pluralisme (à cet égard, tous les lecteurs soucieux de puiser les principes de la démocratie contemporaine dans ses sources historiques seront sensibles à l’enseignement selon lequel un régime qui ne parvient pas à reconnaître en son sein la nécessité du conflit est menacé de dérive autoritaire).

Chemin faisant, le lecteur prend la mesure de l’importance et des difficultés que recèle l’idée même de liberté d’expression dans les débats de la Révolution (« brûler n’est pas répondre ! » rétorque Desmoulins à l’Incorruptible qui ordonne de brûler les numéros du Vieux Cordelier), une liberté dont la philosophie et la théorie politiques ont singulièrement, en France, assez peu interrogé les finalités ou la légitimité des limites tracées par le législateur ou le juge. Confrontée à l’impératif d’une défense de la liberté d’expression contre l’adversité et à la nécessité de pouvoir définir des critères cohérents aptes à en tracer les frontières, la pensée française a essentiellement appréhendé l’étude d’une conciliation des libertés et de l’autorité de l’État à l’aune des célèbres thèses de Tocqueville et de Stuart Mill consacrées à la protection face à la tyrannie de la majorité (péril qui n’est identifié par la culture politique révolutionnaire qu’à partir du débat constituant de l’an III lors duquel Sieyès identifie, avant Benjamin Constant et Guizot, une des origines essentielles de la Terreur dans les conceptions révolutionnaires de la souveraineté). Le lecteur se surprend donc à trouver, dans les écrits que Camille Desmoulins consacre à l’appréhension du politique face à l’ennemi, des considérations qu’il pensait être propres à la pensée libérale du xixe siècle, par exemple la formulation, par John Stuart Mill, d’un « principe de non-nuisance » par lequel les restrictions de la liberté d’expression ne peuvent être justifiées que par la nuisance à autrui.

Si Patrice Rolland laisse ces questions ouvertes, ce n’est pas le moindre mérite des textes qu’il a souhaité ici rassembler que celui d’offrir un cadre historique et théorique inattendu pour les réinterroger (avec des mots qui auraient pu être ceux du Vieux Cordelier, il observe que « la modération avec laquelle la démocratie doit se comporter face à ses ennemis vient de ce qu’elle sait qu’elle peut avoir affaire à ses propres enfants »). Mesurant le fait que la liberté d’expression n’est pas seulement un droit constitutionnellement reconnu, mais une exigence politique fondamentale qui permet à une communauté d’individus de vivre conformément à ses aspirations, le lecteur éprouve la sensation d’un enchevêtrement non seulement des époques historiques, mais aussi de questions que l’histoire des idées permet sans cesse de réinvestir au présent.

 

Jacky Hummel
Jacky Hummel est Professeur agrégé de droit public à l’Université Rennes 1. Il est notamment l’auteur de Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : Le modèle allemand de la monarchie limitée, Paris, PUF, 2002 ; Carl Schmitt. L’irréductible réalité du politique, Paris, Michalon, 2005 ; Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Paris, Michel Houdiard, 2010.

 

 

Pour citer cet article :
Jacky Hummel «Patrice Rolland, « Un débat sous la Terreur. La politique dans la République » », Jus Politicum, n° 22 [https://juspoliticum.com/article/Patrice-Rolland-Un-debat-sous-la-Terreur-La-politique-dans-la-Republique-1269.html]