R. Ghevontian (dir.), Eugène Pierre, précurseur du droit parlementaire contemporain (Bruxelles, Bruylant, 2019)

Recension de R. Ghevontian (dir.), Eugène Pierre, précurseur du droit parlementaire contemporain, Bruxelles, Bruylant, 2019.

Review of R. Ghevontian (dir.), Eugène Pierre, précurseur du droit parlementaire contemporain, Bruxelles, Bruylant, 2019.

Discipline longtemps délaissée par les juristes publicistes, le droit parlementaire connaît aujourd’hui un renouveau certain. Comme le rappelle le professeur Gicquel dans la conclusion de l’ouvrage ici recensé (p. 211), avant la première édition du manuel de Pierre Avril et Jean Gicquel (en 1988[1]), devenu depuis une référence, le dernier ouvrage de droit parlementaire datait de 1953 : il s’agissait du Cours de « Droit parlementaire français » dispensé à l’Institut d’études politiques de Paris par Marcel Prélot, en 1953-1954[2].

Les témoignages de ce dynamisme sont nombreux. Depuis une vingtaine d’années, la jeune recherche a investi la discipline, comme le révèlent les nombreuses thèses soutenues en droit parlementaire. Sans prétendre à l’exhaustivité, sur les cinq dernières années, mentionnons notamment – dans l’ordre chronologique – la thèse d’A. Gelblat, Les doctrines du droit parlementaire. Des discours à l’épreuve de la notion de constitutionnalisation[3], celle de M. Meyer, Gouverner les gouvernants : Eugène PIERRE (1848-1925), le droit parlementaire au service de la République[4], celle de C. Geynet-Dussauze, L’obstruction parlementaire sous la Ve République : étude de droit constitutionnel[5], celle de B. Javary, La déontologie parlementaire. Étude comparée[6], celle de C. Lavigne, Le refus du mandat impératif en droit constitutionnel français[7], ou encore celle de M. Balnath, L’administration des assemblées parlementaires sous la Cinquième République[8]). Ce dynamisme se manifeste aussi par l’organisation de colloques et la publication d’ouvrages dont certains (on songe notamment au Traité d’études parlementaires[9] et au Dictionnaire encyclopédique du Parlement, dont la publication est prévue prochainement[10]) sont publiés dans la collection « Études parlementaires » de Bruylant, fondée il y a une dizaine d’années et dirigée depuis par le professeur Philippe Poirier. Tel est également le cas de l’ouvrage sur Eugène Pierre, précurseur du droit parlementaire contemporain, qui rassemble les actes d’un colloque organisé par le professeur Richard Ghevontian (†) à Aix-Marseille Université en novembre 2016.

Tous les contributeurs (universitaires) à ce colloque étaient en poste dans cette même Université. Il faut dire que nos collègues aixois se distinguent dans la promotion du droit parlementaire, au sein notamment du premier axe de l’Institut Louis Favoreu (« Droit électoral et droit des assemblées délibérantes ») et de la Chaire Eugène Pierre[11], créée en 2020. Depuis cette même date, Aix-Marseille Université a mis en place, en partenariat avec l’Université de Luxembourg, l’Université de Babes-Royal (Roumanie) et l’Université de Laval (Québec), un Parcours Études parlementaires – Études législatives au sein du Master Droit public.

On ne peut que se réjouir de cette tendance, qui conduit la doctrine constitutionnaliste française à se (re)saisir du Parlement comme objet de la science du droit constitutionnel alors que, depuis la rupture de 1958, il avait été délaissé au profit de l’étude des organes de l’exécutif, du juge (constitutionnel) ou encore des « droits et libertés ». Ce mouvement révèle peut-être l’émergence d’une doctrine parlementaire[12], à l’image de celle qui existait sous la IIIe République et qui fut notamment incarnée par Eugène Pierre (1848-1925). Ce dernier fut, pendant 50 ans, ce que l’on appellerait aujourd’hui un « administrateur » des assemblées. Il occupa, de façon successive, la fonction de secrétaire-rédacteur attaché au secrétariat général de la présidence de la Chambre des députés (à compter de 1875) puis, à compter de 1885 (et jusqu’à sa mort), celle de secrétaire général de la présidence de la Chambre. Il est surtout l’auteur (d’abord en collaboration avec Jules Poudra) d’un célèbre Traité de droit politique, électoral et parlementaire (première édition en 1878, plusieurs suppléments et rééditions par la suite).

L’ouvrage ici recensé est dédié à ce « personnage clé de la IIIe République, […] encore souvent méconnu » (Richard Ghevontian, p. 7), l’« un des plus éminents serviteurs du Parlement et de la République » (Michel Charasse, p. 9).

On observera, à titre liminaire (en comptant sur la clémence de nos lecteurs pour cette remarque un peu triviale), que le prix de vente de l’ouvrage est particulièrement élevé (69 euros pour 216 pages). On pourrait s’attendre, à ce tarif, à un texte formellement irréprochable. La présence de coquilles (en nombre variable selon les contributions) s’avère donc embarrassante.

Notons également que le titre de l’ouvrage ne correspond pas tout à fait à son contenu, dans la mesure où n’est pas simplement étudié l’apport de Pierre au droit parlementaire, mais de façon plus générale son apport au droit constitutionnel et à certaines de ses disciplines connexes : outre les textes introductifs, l’ouvrage comprend trois parties, qui portent respectivement sur « Eugène Pierre et le droit constitutionnel » (p. 35 à 76), « Eugène Pierre et le droit électoral » (p. 77 à 106) et enfin « Eugène Pierre et le droit parlementaire » (cette dernière partie est aussi, comme on pouvait s’y attendre, la plus dense : p. 107 à 197). Sont ainsi notamment étudiés la souveraineté, la notion de Constitution ou le contrôle parlementaire dans les Traités, la vérification des pouvoirs ou encore les sources du droit parlementaire chez Eugène Pierre.

Sur le fond, même si l’ouvrage comporte des développements parfois très intéressants, il s’avère dans l’ensemble plutôt décevant. La tâche n’était sans doute pas aisée dans la mesure où, si Pierre a beaucoup écrit (dans l’introduction de l’ouvrage, Alain Delcamp mentionne une douzaine de titres de publications – en dehors des éditions successives de son célèbre Traité), il ne nourrissait pas, comme le rappellent la plupart des contributeurs, de véritable projet doctrinal.

Est-ce là la raison qui explique que, dans certaines contributions, l’œuvre de Pierre constitue simplement un point de départ pour l’étude et la discussion des évolutions les plus récentes du droit parlementaire, et notamment de l’importance de l’émergence du contrôle juridictionnel sur certains actes (à commencer bien entendu par les règlements) des assemblées, auparavant « souveraines » ? Ce prisme contentieux ne manque évidemment pas d’intérêt. Mais il peut désarçonner le lecteur, tant il semble incongru – pour ne pas dire un peu hors-sujet.

D’une part, parce que l’idée d’un contrôle juridictionnel aurait évidemment rebuté Eugène Pierre, viscéralement attaché à l’indépendance – pour ne pas dire à la souveraineté (voir p. 63 s.) – des assemblées (cela n’est d’ailleurs pas nié dans les contributions ici concernées). D’autre part et surtout, parce qu’accorder au contentieux constitutionnel une place qui n’est pas la sienne dans le droit parlementaire, c’est altérer ce qui fait l’une des spécificités de ce droit, à savoir, malgré une « montée en puissance des sources écrites[13] », son faible encadrement normatif par le droit écrit[14]. Droit politique par excellence, « droit de précédents », fait d’une « compilation de pratiques[15] », le droit parlementaire est rétif à sa « saisie » par le juge. Dans ces circonstances, la place accordée à ce dernier dans l’ouvrage nous a parfois semblé trop importante.

Dans la continuité de ce qui précède, l’ouvrage recensé ne comprend pas de contribution spécifique sur la méthode d’Eugène Pierre – on n’est toutefois pas sans savoir que les directeurs scientifiques d’un colloque n’ont pas complètement « la main » sur l’évènement, ni sur la publication qui en résulte, qui manifestent l’expression de la liberté académique des participants. Certes, la question de la méthode irrigue la plupart des textes composant l’ouvrage. Mais le recours abondant au droit comparé et à l’histoire constitutionnelle, qui révèlent une certaine conception du droit parlementaire et du droit constitutionnel (Eugène Pierre souligne par exemple que « les Constitutions se modifient par l’usage autant que par les révisions[16] » ; il écrit aussi que « le droit politique change […] avec les années, car ceux qui l’appliquent sont précisément ceux qui le créent » (p. 26)), auraient probablement mérité une contribution à part entière.

Pour le reste, à l’exception des contributions d’Éric Oliva et de Marthe Fatin-Rouge Stéfanini, qui portent respectivement sur « Eugène Pierre et la Constitution : une idée, un outil, une norme » et « Eugène Pierre et l’électorat », le Parlement est évidemment au cœur de ce livre, même dans les deux premières parties consacrées au droit constitutionnel et au droit électoral dans l’œuvre de Pierre. Ce dernier, héritier d’une dynastie de serviteurs des assemblées délibérantes, avait parfaitement intégré que l’existence des assemblées et leur libre fonctionnement étaient indispensables à tout régime qui se veut démocratique et libéral. En dehors de ses Traités, il leur a d’ailleurs consacré plusieurs autres ouvrages : une Histoire des assemblées politiques en France du 5 mai 1789 au 8 mars 1876 (dont seul le tome premier couvrant la période 1789-1831 verra le jour en 1877), une enquête sur La procédure parlementaire : étude sur le mécanisme intérieur du pouvoir législatif (1887) et une autre sur le Pouvoir législatif en temps de guerre (1890).

Pour les assemblées parlementaires dont « la délibération est le genre rhétorique fondamental[17] », le mode opératoire spécifique et le moyen de la manifestation de leur volonté, le bon déroulement des débats est la condition de l’efficacité de leurs travaux et, plus fondamentalement encore, une exigence sine qua non de l’exercice de leurs prérogatives. C’est parce que « la liberté suppose la discipline », comme le déclarait Mirabeau à la séance des États généraux du 25 mai 1789, qu’il est indispensable d’élaborer des règles d’organisation et de fonctionnement des assemblées délibérantes, de les faire connaître et respecter. « Le droit parlementaire, écrivait ainsi Pierre, est la science protectrice des assemblées parlementaires » (p. 15).

En définitive, il faut savoir gré à l’ouvrage d’avoir parfaitement mis en exergue le projet que nourrissait Eugène Pierre : l’enracinement des institutions (il faut aider le Parlement à « jeter de plus profondes racines dans un sol qui lui était aussi réfractaire par son origine que par sa culture » (p. 26)) et du régime parlementaire. Par son travail de « codification » minutieuse et infatigable des usages, pratiques et précédents parlementaires, par leur diffusion, il a su œuvrer, à une époque où celle-ci était encore fragile en France, à la consolidation de la République.

 

Elina Lemaire

Professeur de droit public à l’université de Bourgogne, CREDESPO, Institut Michel Villey.

Pour citer cet article :
Elina Lemaire «R. Ghevontian (dir.), Eugène Pierre, précurseur du droit parlementaire contemporain (Bruxelles, Bruylant, 2019) », Jus Politicum, n° 30 [https://juspoliticum.com/article/R-Ghevontian-dir-Eugene-Pierre-precurseur-du-droit-parlementaire-contemporain-Bruxelles-Bruylant-2019-1531.html]