De nombreuses constitutions, notamment les Constitutions de 1848 et 1875 en France, prévoient la possibilité de leur révision totale, alors que d’autres l’interdisent. L’objet de cette étude consiste, d’une part, à  examiner la différence entre révision partielle et révision totale des constitutions, en remontant à  ses origines, en analysant la doctrine et en étudiant la soutenabilité de la distinction ; d’autre part, à  étudier les conséquences procédurales qu’elle implique, notamment quant à  l’identité du pouvoir de révision et à  la durée de la réécriture constitutionnelle. Le résultat d’une révision totale semble conduire à  un cas-limite, celui d’une constitution à  la fois ancienne et nouvelle, qu’on propose d’analyser, selon les catégories du positivisme juridique, comme un moyen-terme paradoxal entre révision et révolution.

Partial amendments and total revisions of the ConstitutionMany Constitutions, including the 1848 and 1875 French Constitutions, allow for their total revision whilst others explicitly prohibit it. That being the case, the aim of this paper is two-fold. On the one hand, it puts under scrutiny the relevance of the distinction between partial amendments and total revisions of the constitution, tracing back its origins in legal practice and legal thought. On the other hand, it shades light on the distinction’s practical implications, especially as regards the duration of the revision procedure and the powers of the organ that undertakes this task. The outcome of a total revision appears to be o border-ling case, the revised constitution being an old and a new text at the same time. This special type of constitution is best understood, or so this paper argues relying on the conceptual tools of legal positivism, as a paradox that cuts across the distinction between constitutional revision and revolution.

De nombreuses constitutions françaises et étrangères ont prévu la possibilité de leur révision non seulement partielle, mais totale[1]. En France, on connaît les exemples de l’article 111 de la Constitution de 1848 et de l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, qui envisagent la révision « en tout ou partie[2] » ; à  l’étranger, on pense aux Constitutions fédérales suisses de 1874[3] et 1999[4], à  la Constitution autrichienne de 1920[5], à  la Constitution espagnole de 1978[6] et à  de nombreux textes constitutionnels actuels ou passés, en Amérique du Sud[7], dans les cantons suisses — dont les constitutions reprennent la disposition de la constitution fédérale[8] — ou à  Monaco[9]. On peut signaler aussi la Constitution genevoise du 24 mai 1874 qui non seulement prévoyait la possibilité d’une révision totale, mais qui exigeait que la question d’une telle révision soit posée périodiquement[10].

D’autres constitutions envisagent la distinction entre révisions partielles et révisions totales mais pour n’autoriser que les premières. C’est le cas de la Constitution belge du 7 février 1831[11], dont la formule est reprise par la Constitution du 17 février 1994[12] : le pouvoir législatif (fédéral, en 1994) « a le droit de déclarer qu’il y a lieu à  la révision de telle disposition constitutionnelle qu’il désigne » — on en déduit que ce pouvoir ne peut proposer la révision intégrale, ni même proposer la révision de plus d’un article à  la fois[13]. On trouve la même formulation dans la Constitution haïtienne de 1879[14], dans la Constitution roumaine de 1884[15], ou dans la Constitution luxembourgeoise de 1868[16] ; la Constitution grecque de 1864, quant à  elle, dispose que « la Constitution ne peut pas être révisée en entier[17] ».

D’autres constitutions encore, sans interdire expressément la révision totale, sont rédigées de telle sorte qu’elles aboutissent au même résultat. Par exemple, la constitution norvégienne de 1814 évoque la modification de « quelque partie[18] » du texte (ou « d’une partie quelconque », selon les traductions) ; on en déduit qu’elle ne permet pas la modification de toutes les parties du texte, donc sa révision totale. La même disposition précise d’ailleurs que la révision « ne doit jamais contrevenir aux principes de la présente Constitution, mais seulement apporter à  certaines dispositions des modifications qui ne changent pas l’esprit de ladite Constitution » ; on est frappé en première lecture par cet exemple de limitation matérielle du pouvoir de révision (avec la référence à  « l’esprit de la Constitution »), mais il faut relever aussi la limitation de l’étendue (quantitative) des révisions, qui ne peuvent toucher qu’à  « certaines dispositions ».

En France, on peut signaler la Constitution de l’an III, qui dispose à  l’article 336 que « si l’expérience faisait sentir les inconvénients de quelques articles de la Constitution, le Conseil des Anciens en proposerait la révision » ; on note les mots « quelques articles », en remarquant toutefois que l’article 336 ne fournit pas de plafond chiffré. Qu’est-ce pour le constituant de l’an III que « quelques articles » : deux articles ? Dix articles ? Vingt articles, étant noté que la Constitution elle-même est très longue (377 articles en tout) ? L’article 342 ajoute que l’Assemblée de révision se bornera à  la révision « des seuls articles constitutionnels qui lui ont été désignée par le Corps législatif » mais, là  encore, la quantité maximale d’articles révisables en une fois n’est pas précisée — l’article 342 est même moins précis que l’article 336 car, isolément, il permettrait la révision totale : il suffirait que le Corps législatif désigne à  l’Assemblée de révision l’ensemble des 377 articles. Toujours est-il qu’en dépit de ce flou, la Constitution de l’an III doit être rangée parmi les constitutions qui interdisent leur révision totale, ainsi que l’avait constaté Laferrière[19].

Mentionnons encore la constitution portugaise de 1826, qui permet la modification de « quelqu’un de ses articles[20] », donc d’un seul à  la fois. La tradition constitutionnelle américaine semble elle aussi pouvoir être rangée dans cette rubrique, avec son concept d’amendement : si la Constitution ne permet rien d’autre que des « amendements » (amendment[21]), c’est qu’elle n’autorise pas un changement intégral. La Constitution californienne du 7 mai 1879 nous paraît corroborer cette interprétation dans la mesure où, à  l’article XVIII, elle distingue l’amendement de la « revision » qui, par opposition, désigne alors nécessairement — selon nous — la révision totale[22] ; ce texte semble dès lors constituer une exception dans la tradition américaine. La notion d’amendement se retrouve dans d’autres constitutions, par exemple la Constitution lituanienne de 1992 qui évoque « un projet visant à  amender ou à  compléter la Constitution[23] » — il ne semble ici possible que d’ajouter (« compléter ») à  la Constitution ou d’y apporter des modifications partielles (« amender »), pas de la réviser totalement.

Bien sûr, nombre de constitutions passent la distinction entre révision partielle et révision totale sous silence et, contrairement aux exemples précédents, ne donnent pas d’éléments d’interprétation pour dégager l’intention du constituant. L’article 139 de la Constitution biélorusse de 1996, pour prendre cet exemple au hasard, prévoit ainsi le vote d’une loi « modifiant ou complétant la Constitution », sans spécifier si la modification doit ne porter que sur une quantité limitée de points, ou si elle peut concerner le texte entier.

Aux origines de la distinction

Pour ce qui est de ses origines, la distinction entre révisions partielles et révisions totales semble aussi ancienne que la thématisation du pouvoir constituant et du pouvoir de révision : elle apparaît dès le débat sur la Constitution française de 1791. Le titre VII de cette dernière est célèbre en raison de sa contradiction apparente entre, d’une part, la reconnaissance par l’article 1er du « droit imprescriptible » de la Nation de « changer sa constitution » et, d’autre part, les contraintes minutieuses des articles suivants, qui la rendaient en fait impossible à  réviser. Mais l’article 1er est aussi remarquable à  un autre titre, qui alimente la réflexion sur la distinction entre révisions partielles et totales. Après avoir disposé en effet que l’Assemblée constituante reconnaît à  la Nation le droit de changer sa Constitution, il ajoute : « … et néanmoins, considérant qu’il est plus conforme à  l’intérêt national d’user seulement, par les moyens pris dans la Constitution même, du droit d’en réformer les articles dont l’expérience aurait fait sentir les inconvénients ». Les articles dont l’expérience aurait fait sentir les inconvénients : autrement dit, ces articles-là  et ceux-là  seulement, ce qui semble impliquer que le constituant de 1791 n’a eu en tête, pour ce qui est des révisions réglées aux articles 2 à  8, que les révisions partielles. On remarque certes que, pas plus que le constituant de l’an III, le constituant de 1791 ne fournit de plafond chiffré. Est-ce à  dire que tous les articles pourraient être révisés en une fois, dès lors que tous auraient fait « sentir leurs inconvénients » ? Sans doute pas, compte-tenu de l’article 2 selon lequel « lorsque trois législatures consécutives auront émis un vœu uniforme pour le changement de quelque article constitutionnel, il y aura lieu à  la révision demandée » : l’emploi du singulier laisse penser qu’une révision ne peut toucher qu’un article à  la fois. Mais l’article 4, lui, commence ainsi : « Des trois législatures qui pourront par la suite proposer quelques changements… » : cette fois, le constituant emploie le pluriel. L’article 6 revient ensuite au singulier : « Les membres de la troisième législature qui aura demandé le changement, ne pourront être élus à  l’Assemblée de révision », et on se demande si l’expression « le changement » est ici employée de façon générale (comme synonyme de : « ce qu’on a décidé de changer », sans sous-entendu quant à  l’étendue possible de ce changement), ou s’il faut en déduire que seul un changement est autorisé à  chaque fois. L’article 8 repasse enfin au pluriel, qui dispose que l’Assemblée de révision s’occupera sans délai « des objets qui auront été soumis à  son examen ». Bref, il est difficile de dire si la Constitution de 1791 ne permettait la révision que d’un seul article à  la fois ou de plusieurs articles à  la fois, et, le cas échéant, de combien au maximum. Il est également difficile de dire si elle permettait ou non de réviser tous les articles en une fois. D’un côté, l’article 8 dispose : « Aucun des pouvoirs institués par la Constitution n’a le droit de la changer dans son ensemble ni dans ses parties, sauf les réformes qui pourront y être faites par la voie de la révision ». Le Constituant insiste sur le fait que seule la voie de la révision du titre VII permet le changement de la constitution, en précisant bien qu’il peut s’agir d’un changement du texte « dans son ensemble ou dans ses parties » ; on en déduit a contrario qu’un pouvoir qui agit dans les formes du titre VII peut, lui, modifier la constitution y compris « dans son ensemble », donc totalement. Mais l’article 7, relatif au serment des membres de l’Assemblée de révision, dispose pour sa part que « les membres de l’Assemblée de révision, après avoir prononcé tous ensemble le serment de vivre libres ou mourir, prêteront individuellement celui de se borner à  statuer sur les objets qui leur auront été soumis par le vœu uniforme des trois législatures précédentes ; de maintenir, au surplus, de tout leur pouvoir la Constitution du royaume, décrétée par l'Assemblée nationale constituante, aux années 1789, 1790 et 1791 ». Que les membres de l’Assemblée de révision doivent se borner aux objets proposés par les législatures ne fait pas obstacle à  la révision totale, dès lors que les législatures auront inclus tous les objets (la totalité de la Constitution) dans leurs vœux ; qu’ils s’engagent en revanche à  « maintenir, au surplus, […] la Constitution du Royaume » est plus problématique. Si, en révisant, les membres de l’Assemblée de révision doivent jurer qu’ils maintiendront la Constitution « au surplus », c’est qu’une partie au moins de celle-ci devra subsister, donc qu’elle ne pourra pas être concernée par la révision ; les révisions totales semblent donc impossibles[24]. Bref, on voit que le texte de 1791 n’est pas d’une grande clarté, même s’il semble en définitive qu’on doive le ranger parmi les constitutions qui interdisent implicitement leur révision totale.

Cette obscurité du texte fait écho à  la confusion des débats qui ont débouché sur la rédaction du titre VII, entre le 29 août et le 3 septembre 1791. Il faut dire que c’était la première fois que des députés avaient à  manipuler de tels éléments, et qu’ils en faisaient la théorie en même temps qu’ils les employaient ; c’est pourquoi on relève dans les discussions des flottements nombreux, avec des notions mal distinguées les unes des autres. (Beaumetz soupire, le 2 septembre : « Je crois que cette discussion ne porte que sur un malentendu[25] »…) Notamment, les orateurs mélangent souvent la question de savoir si la révision sera totale ou partielle avec celle de savoir si l’Assemblée de révision sera liée par les vœux des législatures, confusion qu’on retrouvera sous la IIIe République. Témoin Dandré, le 30 août : il parle d’abord du caractère total de la révision (« Excepté par la Déclaration des droits, tout le reste peut être changé par un corps constituant »), puis il enchaîne sur la liaison de l’Assemblée de révision par les législatures, comme si c’était le même sujet (« C’est en vain que l’on vous dira que le corps constituant ne pourra être que corps de révision, ne pourra délibérer que sur les pétitions qui lui seront présentées : et où avez-vous donc trouvé que vous aviez le droit de faire des lois à  un corps constituant ?[26] »).

Malgré ces imprécisions, c’est lors de ce débat inaugural qu’apparaît la distinction qui nous occupe, en particulier grâce à  Frochot qui, le 31 août, est le premier à  employer l’expression « changer en totalité » la Constitution, et qui théorise la différence entre révision partielle et révision totale : « Il existe dans l’acte même et dans les effets de la réformation partielle ou du changement total de la Constitution une différence sensible qui ne peut échapper à  l’œil du législateur[27] ». Ce début d’éclaircissement, après de nouveaux errements le 2 septembre, aboutira le 3 à  une clarification par Thouret, qui fixe les notions et convainc l’Assemblée d’adopter l’article 1er du titre VII. Son discours permet de comprendre la contradiction apparente de l’article, et montre que le problème du pouvoir constituant, dans l’esprit des députés, était en fait lié à  celui de l’étendue de la révision. Thouret oppose en effet « l’exercice du pouvoir constituant qui supposerait la nécessité du changement total de la constitution » (ce qui débouchera sur la première partie de l’article, et qui revient à  dire que le pouvoir constituant originaire ne sera jamais enchaîné par la Constitution, qu’il pourra ressurgir à  tout moment et briser la continuité constitutionnelle en donnant à  la Nation une autre constitution) et « le mode de révision indiqué par la constitution même pour des réformes partielles sur quelques articles de détail[28] » (ce qui débouchera sur la deuxième partie de l’article). Autrement dit, Thouret et les députés associent la révision totale avec le pouvoir constituant originaire, et la révision partielle avec le pouvoir de révision (« constitué » ou « institué », comme on voudra) : « réviser » la Constitution, au sens actuel du terme, était synonyme pour eux de révision partielle ; dans leur système, il aurait été impossible qu’un pouvoir de révision fût investi de la faculté de réviser totalement la Constitution, cette possibilité restant de l’essence du seul pouvoir constituant originaire. La réflexion ultérieure ne conservera pas cette opposition stricte, mais elle travaillera avec les termes nés lors de ce débat.

Le double embarras provoqué par l’idée de révision totale

Comme on voit, la question des révisions partielles et des révisions totales touche à  des problèmes fondamentaux du droit constitutionnel, et permet d’aborder sous un angle intéressant des questions telles que la distinction entre pouvoir constituant et pouvoir de révision, ou la limitation du pouvoir de révision. Du reste, il n’est pas besoin de s’appesantir pour percevoir la singularité du phénomène de la révision totale, surtout lorsqu’elle est prévue par les textes : aussi bien chacun se convainc facilement qu’il est normal et raisonnable qu’une constitution prévoie les conditions de sa modification, aussi bien on est embarrassé par l’idée qu’elle prévoit sa modification intégrale, ce qui fait penser à  une destruction programmée. La gêne est même double, à  la fois politique et logique.

Gêne « politique », d’abord, dans la mesure où l’idée de révision totale évoque tout de suite l’image d’un bouleversement, le risque d’une agitation ; ainsi Frochot, le 30 août 1791, associe spontanément la révision partielle à  la tranquillité et la révision totale à  la crise[29]. Quatre ans plus tard, Sieyès semble lui aussi se méfier des révisions totales, suspectées de charrier on ne sait quel danger : « Dès qu’on est parvenu à  asseoir […] un acte constitutionnel sur ses véritables bases, dit-il, je n’aime pas qu’on lui ménage encore la chance d’une entière rénovation[30] ». En 1820, dans son Essai sur la révision de la Charte, Augustin Devaux dressera un tableau apocalyptique des conséquences d’une révision totale : « La possibilité d’une réforme subite et intégrale de la Constitution détruirait le crédit public, en permettant de remettre en question le sort de la société toute entière et particulièrement la garantie de la dette publique ; elle rendrait aux factions leurs espérances de contre-révolution et de révolution ; elle favoriserait ce penchant naturel de l’homme vers un changement de position par l’espoir d’un mieux imaginaire […] La réforme intégrale porte avec elle l’image effrayante d’une révolution, elle est inséparable d’une grande agitation, parce qu’elle remue l’ordre social jusque dans ses fondements[31] ». Lors des débats de 1848, Auguste Callet craint qu’en tant qu’il prévoit la révision totale, l’article final du projet de constitution « ne soit plus propre à  appeler les orages qu’à  les conjurer[32] » ; et, en 1851, Lamartine défendra la révision partielle qui « consolide sans ébranler », là  où « la révision générale ébranle avant de consolider »[33] (« Je ne donne pas ma voix à  une révision totale de la Constitution, ajoute-t-il. Je veux bien améliorer, je ne veux pas détruire[34] »). Au-delà  du contexte, l’idée même de « révision totale » semble inspirer la méfiance, comme si elle comportait une menace intrinsèque.

La gêne est en outre « logique », en ceci que l’idée d’une constitution totalement révisable — ou son résultat, une constitution totalement révisée — paraît paradoxale, surtout si, comme c’est souvent le cas, il s’agit en même temps d’une constitution rigide. D’un côté, la rigidité peut en effet être interprétée comme témoignant d’une aspiration sinon à  l’éternité, en tout cas à  la durabilité, puisque la constitution se met à  l’abri des modifications intempestives par les majorités changeantes ; de l’autre, le fait qu’elle prévoie sa révision totale indique qu’elle est au contraire convaincue de sa péremption à  plus ou moins brève échéance, autrement dit qu’elle sait qu’elle ne sera pas éternelle, et qu’elle pense à  peine qu’elle sera durable. Certes, au plan juridique, la coexistence d’une clause de révision totale et de règles de rigidité constitutionnelle ne pose pas de problème ; on conçoit bien qu’une constitution dispose à  la fois qu’elle peut être modifiée totalement et qu’elle ne peut être modifiée que selon une procédure distincte (plus lourde) de celle utilisée pour les lois ordinaires. Mais au plan « symbolique », la clause de révision totale et les règles de rigidité constitutionnelles délivrent deux messages contradictoires, qui rendent leur coexistence étrange. « Comment peut-on s’imaginer que les auteurs d’une constitution aient pu prévoir et justifier la possibilité même de l’anéantissement de l’œuvre par une révision, interroge Olivier Beaud ? Comment donc peut-on s’imaginer que les auteurs d’une constitution qui représente pour eux la meilleure forme de gouvernement aient voulu prévoir leur disparition de manière légale[35] ? »

Est-ce à  ce problème que pensait Esmein lorsqu’il écrivait de l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 permettant la révision totale qu’il s’agissait d’» une législation bien singulière[36] ? » En réalité, les difficultés liées à  la distinction entre révisions partielles et révisions totales, nombreuses et ardues, ne se limitent pas à  cet aspect. Pour tenter d’y réfléchir, on peut schématiquement s’intéresser à  celles qui touchent au sens de la distinction (I), puis à  celles qui touchent à  ses conséquences (II).

 

I. Le sens de la distinction

A. Le sens des mots

Avant toute chose, arrêtons-nous sur le vocabulaire. Les constitutions emploient des termes variés pour évoquer leur révision. La plupart parlent de « révision » ; les Américains, d’» amendements ». La Constitution de 1791 parle de « réforme » (art. 1 et 3 du titre VII) et de « changement » (art. 2 et 4 du titre VII), tâches confiées à  un organe appelé « Assemblée de révision ». Réforme, changement, révision : est-ce synonyme ? L’article 115 de la Constitution de 1793 distingue « révision » et « changement » : « Si dans la moitié des départements, plus un, le dixième des Assemblées primaires de chacun d'eux, régulièrement formées, demande la révision de l'acte constitutionnel, ou le changement de quelques-uns de ces articles ». On a ici l’impression que « révision » renvoie à  « révision totale », et « changement » à  « révision partielle ». Mais Laboulaye fera l’association inverse, parlant de « changement total » et de « révision partielle[37] ». Le projet girondin de 1793 est encore plus obscur, qui aligne les termes sans qu’on sache en quoi ils diffèrent : « Une Convention nationale sera convoquée toutes les fois qu'il s'agira de réformer l'acte constitutionnel, de changer ou modifier quelqu’une de ses parties, ou d’y ajouter quelque disposition nouvelle[38] » ! À strictement parler, puisque le constituant emploie quatre mots (« réforme », « changer », « modifier », « ajouter »), c’est qu’il doit y avoir quatre significations différentes. Changer ne serait pas modifier, ni réformer, et inversement. Mais en quoi tout cela se distingue-t-il ? En fouillant dans la littérature, on trouve encore d’autres expressions, par exemple le « redressement d’articles constitutionnels[39] » qu’évoque Malouet en 1791. Félix Berriat-Saint-Prix, quant à  lui, fait observer qu’à  strictement parler « réviser » un article consiste simplement à  le revoir, sans forcément le changer à  la fin, contrairement à  « réformer » qui signifie corriger un vice identifié[40].

Tout ceci amène une question : y a-t-il en droit constitutionnel, au moins en France, une connotation du terme « révision », qui impliquerait qu’on entend par là  a priori la révision totale, ou a priori la révision partielle ? Ou faut-il considérer au contraire que le terme est neutre, en sorte que ne sont pléonastiques ni l’expression « révision totale », ni l’expression « révision partielle » ? Les auteurs ne sont pas d’accord sur cet accent du mot « révision », et les trois lectures se rencontrent. Pour Louis Favoreu et Otto Pfersmann, « le simple terme de “révision” semble déjà  rappeler, non pas une modification à  l’intérieur d’un corps de règles données, mais un changement “total” du système en vigueur[41] ». Pour Arnaud Le Pillouer, en revanche, « la connotation particulière attachée à  la notion de “révision”, lorsqu’il est question de constitution », renvoie à  « une modification “partielle”, ou “relative”[42] ». Les formulations de Carré de Malberg laissent à  penser que lui aussi associe la révision à  la modification partielle, puisqu’il préfère pour le changement total le mot « abroger », et qu’il fait de la révision (partielle, donc) et de l’abrogation (totale) deux branches d’une notion plus haute, la « réformation[43] ». D’autres auteurs, enfin, n’associent le terme à  aucun sens, ou plus exactement, ils posent qu’il convient à  tous les sens : ainsi Vedel, pour qui la révision d’une constitution est sa modification, « c’est-à -dire l’abrogation de certaines de ses règles (ou de leur ensemble) et leur remplacement par d’autres règles[44] ».

B. Trois significations de la notion de révision totale

Partons du principe que le terme « révision » est neutre, c’est-à -dire qu’une révision peut en théorie être totale aussi bien que partielle, et interrogeons-nous sur le sens de la distinction, hors de tout contexte (en termes « purs », si l’on veut). On peut partir des deux termes, « partiel » ou « total », indifféremment (ce qui sera dit de l’un vaudra en creux pour l’autre) ; choisissons la « révision totale ». On lui trouve au moins trois significations.

1° D’abord, la révision « totale » peut être la révision de toute la Constitution, autrement dit de la totalité des articles. Révision totale voudrait dire révision intégrale. Cette acception a l’avantage d’être simple : une révision qui ne concernerait que quelques articles du texte serait partielle ; une révision qui concernerait une part importante des articles serait partielle aussi. À la limite, une révision de tous les articles sauf un devrait aussi, à  cette aune, être regardée comme partielle, même si une telle analyse a quelque chose d’artificiel, donc d’insatisfaisant[45].

2° On peut dire ensuite, plus souplement, que la révision « totale » est la révision d’un « volume » important de texte constitutionnel, quand bien même tout n’est pas révisé. Le critère est alors quantitatif : il y a révision totale quand une certaine « quantité » de constitution est révisée. Le problème surgit néanmoins aussitôt : où positionner la barre ? À la moitié ? Au deux-tiers ? Surtout, on sent bien que ce qui doit compter est au moins autant, sinon plus, le contenu des articles révisés que leur nombre. Une révision qui, pour prendre un exemple, transformerait le régime politique d’un État et qui pour cela, compte-tenu de la rédaction initiale de la constitution, n’aurait besoin de modifier qu’un ou deux articles, pourrait-elle être sérieusement regardée comme partielle ?

3° Du critère quantitatif, on peut alors passer à  un critère qualitatif : doit être regardée comme révision totale la révision qui touche aux dispositions les plus importantes de la constitution, indifféremment à  leur nombre ; à  la limite, pour continuer l’exemple ci-dessus, une révision ne portant que sur un article peut être regardée comme totale, dès lors que cet article est particulièrement important.

C. Révision totale et abrogation selon Carl Schmitt

On ne s’étonnera pas que telle soit la conception de Schmitt, dans le paragraphe qu’il consacre à  la révision totale dans sa Théorie de la Constitution, au sein d’un développement sur la distinction entre révision et abrogation. Une révision qui, dit-il, porterait sur « les décisions politiques fondamentales de la constitution » — entendons les dispositions les plus importantes de la constitution — serait une abrogation, « un changement de constitution », non une simple révision ; le pouvoir compétent pour l’opérer serait donc le pouvoir constituant (originaire), non les « instances habilités aux modifications et révisions légisconstitutionnelles[46] ». Et, ajoute Schmitt, « même lorsque l’on parle d’une révision totale de la constitution, il convient de respecter la distinction que nous venons d’exposer et d’observer les limites du pouvoir de révision qui en résultent ». Autrement dit, pour Schmitt, une révision totale au sens « pur » (premier des trois sens que nous avons envisagés) serait inadmissible — on serait tenté, pour utiliser une expression célèbre, de parler de « fraude à  la constitution[47] » —, parce qu’une révision, faite par le pouvoir habilité par la constitution, ne doit pas toucher aux fondements du texte, même quand ces fondements n’ont pas été protégés par le constituant. Aussi, précise Schmitt, à  supposer qu’une constitution emploie l’expression « révision totale », il ne faut pas l’entendre comme autorisant le pouvoir de révision à  tout réviser ; certains points échapperont à  sa compétence, tous ceux qui ressortissent des décisions fondamentales. Par exemple, l’article 111 de la Constitution française de 1848 parle de révision « en tout ou partie » mais doit selon Schmitt être compris comme permettant tout au plus des révisions larges, en aucun cas une révision à  ce point profonde qu’elle changerait le régime. « Aucune exégèse littérale ne réussirait ici à  faire dire à  l’expression “en tout” que la voie légale de la révision constitutionnelle aurait pu produire n’importe quelle nouvelle constitution — par exemple une constitution monarchiste de style napoléonien ». Bref, quand une constitution républicaine comme celle de 1848 évoque sa révision totale, elle ne permet pas les révisions qui supprimeraient la République, l’alternative république/monarchie étant une décision fondamentale qui ne peut être changée, sauf à  faire intervenir le pouvoir constituant originaire pour rédiger une nouvelle constitution — autrement dit, interrompre la continuité constitutionnelle et opérer une révolution juridique.

On ne peut qu’être séduit par cette interprétation, conséquence de la distinction schmittienne entre « constitution » et « lois constitutionnelles » — même si, on le sait, cette distinction s’expose immédiatement au reproche positiviste de manquer d’un critère pour identifier ce qui relève de « la constitution[48] » comme « décision[49] » et ce qui relève des « dispositions de détail[50] ». Pour recourir à  des images topographiques, on peut dire en tous cas qu’à  l’interprétation « en étendue » de la notion de révision totale (une révision est totale quand elle sur toute la surface du texte constitutionnel, ou du moins sur une surface assez importante), Schmitt oppose une interprétation « en profondeur » (une révision est totale quand elle porte sur les fondements de la constitution, même si ces fondements sont peu nombreux en quantité)[51]. Il n’empêche que Schmitt aboutit à  une conclusion paradoxale, celle que les constitutions qui prévoient leur propre révision totale ne disent en réalité pas ce qu’on lit : quand la constitution de 1848 dispose qu’elle peut être révisée « en tout », Schmitt rétorque qu’il faut comprendre qu’elle n’a pas voulu être révisable « en tout ». Et, de fait, il semble bien que cette lecture n’a pas été suivie en 1848, les contemporains ayant justement fait porter la notion de « totalité » de la révision sur la question du régime, celle-là  même dont Schmitt postule qu’elle n’est pas susceptible de révision. On le voit dès les débats constituants d’octobre 1848 à  travers l’intervention de Callet, la seule à  s’attarder sur cet aspect du futur article 111[52] (les autres intervenants s’étant focalisés sur les questions de délai et de majorité), pour s’en inquiéter. À ses collègues, il lance : « Vous voulez que nous ne mettions rien à  l’abri du changement. Il semble que tout, dans cette constitution, vous paraisse également incertain, également arbitraire, également sujet à  révision. Vous ne tenez pas plus au suffrage universel qu’au Conseil d’État, pas plus à  la liberté de conscience qu’à  l’article en lui-même le plus indifférent. Vous faites bon marché de tout[53] ». Il ne se trouve personne dans l’Assemblée pour opposer à  Callet une thèse ressemblant à  celle de Schmitt ; au contraire, Dupin, qui prend la parole un peu plus tard, confirmera la volonté du constituant de rendre tout révisable, au motif qu’une Assemblée de révision ne peut qu’être souveraine et qu’elle doit jouir du pouvoir de réviser « dans toute sa plénitude[54] ». Du côté des commentateurs, Félix Berriat-Saint-Prix suit dès lors la lettre de l’article 111 en écrivant que « le vœu de révision […] peut embrasser l’intégralité de la constitution », y compris la forme du Gouvernement : « La légalité du vœu révisionnel ne saurait être contestée sous prétexte que les articles mis en question se rattachent au droit philosophique, ou constituent la base nécessaire d’une certaine forme de gouvernement[55] ». (Il ajoute : « On pourrait donc mettre en question jusqu’au suffrage universel »). Schmitt, pour sa défense, en appelle alors au Préambule de la Constitution, où il croit découvrir une clause d’intangibilité : ce Préambule ne dit-il pas que la République est la « forme définitive de gouvernement[56] » ? De plus, l’article 1er prévoit que « la souveraineté réside dans l'universalité des citoyens français », qu’elle est « inaliénable et imprescriptible », et qu’» aucun individu, aucune fraction du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice » ; Schmitt en déduit que le Constituant de 1848 a entendu protéger le régime républicain et qu’une révision totale, même si elle touche à  tous les articles, ne saurait changer la forme du régime. Pourtant, lors du débat sur la révision totale de 1851, c’est bien de cela qu’il sera question : la révision totale, écrit Lamartine, c’est « la transformation de la république en monarchie[57] », « la mise en question de la République contre le nom de Bonaparte[58] ». Et, dès le commencement du débat en juillet 1851, Creton, député de la Somme, dépose la proposition suivante : « Art. 1er. L’Assemblée émet le vœu qu’à  l’expiration de la législature une assemblée constituante soit convoquée, à  l’effet de procéder à  la révision totale de la Constitution de 1848. Art. 2. En émettant le vœu de révision totale, l’Assemblée législative entend que les pouvoirs de l’Assemblée de révision seront illimités, et que cette Assemblée établira définitivement les bases du gouvernement et de l’administration du pays. En conséquence, l’Assemblée Nationale Constituante sera d’abord appelée à  statuer entre la République et la Monarchie[59] ». Le 14 juillet, l’intervention de Falloux en faveur de la révision totale confirme que l’idée est bien associée au passage à  la monarchie : « Je ne demande le remède au mal […] ni à  la réforme de cet article-ci, ni à  la réforme de cet article-là  ; le remède, je le demande à  une révision aussi complète et aussi radicale que possible, je le demande à  une substitution du principe de la monarchie au principe de la République[60] ».

 

D. Le cas des lois constitutionnelles de 1875

Il en va à  l’identique en 1875, avec la même la formulation « en tout ou partie » : c’est à  nouveau au changement de régime (république ou monarchie) que pensent les contemporains qui parlent de révision totale, indifféremment à  la quantité d’articles révisés. Comme on l’a vu, le débat sous la IIIe République sera pollué par le fait que la question de la révision totale sera mélangée avec une autre, celle de la liaison de l’Assemblée de révision par le vœu des chambres, sujet qui passionne la doctrine et qui donne lieu à  une vaste controverse[61]. Les flottements du vocabulaire font dès lors qu’on ne sait plus de quoi on parle, comme s’en amuse en 1884 Jean Bozérian, sénateur du Loir-et-Cher[62]. On constate que même chez Hauriou, les termes ne sont pas toujours fixés, puisqu’il emploie le terme « révision limitée » comme synonyme de « révision partielle[63] », alors que la logique voudrait qu’on parle de « révision limitée » pour un vœu des chambres ne visant qu’un nombre limité d’articles à  réviser, par opposition à  un vœu « en blanc ». Carré de Malberg dissipera l’ambiguïté en insistant sur la nécessité de distinguer les problèmes : « Une première question est celle de savoir si la Constitution actuelle autorise les révisions totales […] [Une] seconde question est celle de savoir quelles sont les conditions auxquelles la Constitution de 1875 a soumis sa révision, soit totale, soit partielle. Il ne s’agit plus ici de rechercher les limites de la révision au point de vue de son étendue éventuelle, mais bien au point de vue de ses conditions d’ouverture. De ce que la Constitution de 1875 a voulu que l’Assemblée nationale eût un pouvoir de révision illimitée, s’ensuit-il qu’elle lui ait aussi reconnu ce pouvoir d’une façon inconditionnée ?[64] » (Et là  encore l’emploi du vocabulaire peut prêter à  confusion, « révision illimitée » étant employé comme synonyme de « révision totale »). Nul doute que le débat eût été facilité si chaque adjectif s’était vu d’emblée associé à  un phénomène unique : la révision totale pour la révision par l’Assemblée de révision de tous les articles, la révision limitée pour le fait que l’Assemblée de révision soit limitée dans ses possibilités par les objets limitativement énumérés des vœux des chambres.

Nonobstant cette controverse, il est incontestable qu’en 1875 l’idée de « révision totale » a été associée comme en 1848 au changement de régime ; pour les contemporains, réviser totalement, c’était passer de la République à  la monarchie. « L’article 8, rappelle Duguit, fut inséré dans la loi du 25 février 1875 précisément pour permettre aux chambres à  tout moment d’abolir la république et de constituer la monarchie[65] » ; l’intention du constituant sur ce point ne fait aucun doute, ainsi qu’en témoigne la réponse d’Auguste Paris, député du Pas-de-Calais et membre de la Commission des Trente, à  une question de Paul Cottin, le 3 février 1875 : « Puisque l’on désire une déclaration plus complète, plus catégorique, nous ajoutons […] qu’en disant : il pourra être procédé en totalité ou en partie à  la révision de la constitution, nous entendons formellement que toutes les lois constitutionnelles, dans leur ensemble, pourront être modifiées, que la forme même du gouvernement pourra être l’objet d’une révision. Il ne peut, il ne doit y avoir à  cet égard aucune équivoque[66] ».

E. La révision totale, une faculté républicaine ?

Beaucoup d’auteurs ajouteront que ce droit de révision totale, y compris de la forme du régime, est un signe distinctif de la République dans la mesure où, en République, la Nation est maîtresse d’elle-même, sans aucun principe extérieur, et que sa liberté va dès lors jusqu’à  sa suppression. En République, écrivent ainsi Alphonse Bard et Paul Robiquet, « ce serait une contradiction que de refuser au pays appelé à  se gouverner lui-même le droit de modifier librement dans son entier l’organisation constitutionnelle » ; de ce point de vue, la clause de révision de 1875, en tant qu’elle ouvre la possibilité d’une révision totale, « constitue la disposition la plus républicaine qu’on puisse imaginer, puisqu’elle a pour objet d’affirmer cette pleine indépendance politique de la nation »[67]. De même, pour Henri Bousquet de Florian, « la République se donne pour fondement la Raison, non la foi ; s’appuyant sur la justice et l'utilité générale, elle ne redoute pas l’examen. Pour être logique, tout républicain doit pouvoir répéter avec Michel de Bourges en 1851 : “Si nous ne sommes pas discutables, nous ne sommes pas vrais”[68] ». Le Duc de Broglie, en 1874, lie également le principe républicain avec le droit de révision totale : « Dans la République la souveraineté nationale n’est engagée que vis à  vis d’elle-même ; par conséquent à  tout moment elle peut revenir sur ce qu’elle a décidé ; à  tout moment on peut lui demander d’y revenir... Le droit de révision c’est le principe de la République elle-même[69] ».

À l’inverse, explique Laboulaye, les monarchies ont en leur centre une « clef de voûte »[70], le principe dynastique, qui est intangible, et qui ne peut pas être modifié. Les constitutions monarchiques, précisent Bard et Robiquet, « consacrent un pouvoir héréditaire, et par conséquent sont censées engager l'avenir : de là  des restrictions au droit de révision […] implicitement ou explicitement elles n’admettent que les révisions partielles, et repoussent la révision intégrale qui tendrait […] à  substituer la République à  la Monarchie[71] ». Au plan procédural, cette limitation inhérente aux régimes monarchiques se traduit par l’association du monarque à  la révision, de sorte qu’il se voit conférer le rôle de garant du régime. Par exemple, dans la constitution bavaroise de 1818, seul le Roi peut proposer une révision[72]. La constitution belge de 1831, outre qu’elle n’autorise que les révisions partielles, prévoit que les chambres, renouvelées après le vœu de révision, statuent « d’un commun accord avec le Roi[73] », ce qui revient à  conférer à  celui-ci un veto. Identiquement, la Constitution suédoise de 1809 prévoit que les initiatives de la Diète en faveur d’une révision sont « soumises au Roi », qui décide souverainement en faisant connaître à  la Diète « son assentiment ou bien les raisons pour lesquelles la résolution ne saurait être sanctionnée[74] ». « Associer le Roi à  l’examen des propositions constitutionnelles, et lui accorder un pouvoir aussi considérable, note Bousquet de Florian, c’est reconnaître qu’on ne peut mettre en question la forme monarchique[75] ». En résumé, les républiques se reconnaîtraient à  leur autonomie, les monarchies à  leur hétéronomie ; les premières ne dépendent que d’elles-mêmes et peuvent donc se modifier jusqu’à  leur suppression, les secondes sont tenues par un principe extérieur qui les limite. Vision noble et tragique de la république, qui sait et doit conserver à  l’esprit qu’elle est mortelle, parce qu’elle a son sort entre ses mains ; étant républicaine, elle peut se supprimer.

Toutefois, cette lecture paraît peu compatible avec les articles inauguraux de toutes les constitutions républicaines depuis 1791, selon lesquels la souveraineté « appartient à  la nation » et est « inaliénable et imprescriptible » : si elle est inaliénable, la Nation n’a pas le choix de la remettre à  un monarque — « aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice », ni s’en voir attribuer l’exercice par la Nation. De deux choses l’une, donc : ou bien la souveraineté est inaliénable, le passage à  la monarchie étant impossible dans le cadre de la constitution (il ne serait possible que par une révolution), ce qui signifie que la République n’est pas maîtresse d’elle-même et n’est pas libre de se supprimer ; ou bien la république est maîtresse d’elle-même et elle est alors libre de se supprimer en dépit de l’article sur l’inaliénabilité. Une lecture « schmittienne » choisirait naturellement la première solution, l’article sur l’inaliénabilité impliquant une décision essentielle, insusceptible de modification ; une lecture positiviste aboutira à  la deuxième, l’article sur l’inaliénabilité pouvant être révisé comme tous les autres, et ne méritant pas de traitement de faveur.

F. La distinction en droit constitutionnel suisse

Si l’on abandonne maintenant les constitutions françaises pour les constitutions suisses, qui elles aussi distinguent entre révisions partielles et totales, on découvre que la distinction n’y est pas spécialement plus claire (Jean-François Aubert la trouve même « très difficile à  opérer[76] »), et qu’elle n’y a en tout état de cause pas la même signification. Deux acceptions de la notion de révision totale semblent s’y faire concurrence, « la pratique suisse ne s’étant pas prononcée d’une manière tout à  fait nette[77] ». D’un côté, la révision totale s’entend au sens formel : une révision est totale quand elle concerne l’intégralité du texte, ou plus exactement quand l’intégralité du texte est réexaminée, quel que soit le sort des divers articles (dont certains, voire tous, pourront, après examen, être conservés tels quels) ; le résultat d’une révision totale sera une nouvelle constitution, qui, logiquement, devrait changer sa date. Mais d’un autre côté, la révision totale s’entend aussi au sens matériel : une révision est totale quand elle « modifie profondément l’une ou l’autre des institutions fondamentales de notre régime, lors même qu’en la forme elle ne porterait que sur un ou quelques articles déterminés » (par exemple, « une initiative populaire qui demanderait la socialisation du sol proposerait une révision qui serait peut-être partielle dans sa forme, mais qui serait totale quant au fond. Elle devrait donc être traitée selon la procédure de la révision totale[78] »). Or, explique Jean-François Aubert, ce deuxième critère de distinction « n’exclut pas le premier, mais vient s’y ajouter[78] ». On entrevoit les complications de cette dualité, et on veut bien croire qu’il soit « malaisé d’expliquer quand doit être suivie la procédure de la révision totale, et quand la procédure de la révision partielle[80] » ! Le Conseil fédéral confirme cette analyse dans son rapport déposé en 1959 au sujet d’une initiative de Bâle-Ville, où il analyse la notion de « révision totale » : il y évoque aussi bien des révisions totales « matérielles » que des révisions totales « formelles », preuve que les deux choses coexistent en droit constitutionnel suisse[81]. Face à  la complexité du système, on pourrait être tenté de s’en remettre à  la règle de « l’unité de la matière », simple et manipulable. Cette règle exige, pour les initiatives populaires en faveur d’une révision partielle, que la demande de révision ne concerne pas plus d’un objet, autrement dit que la matière soit « unique ». À première vue, on se dit qu’on peut employer ce critère pour distinguer les révisions partielles des révisions totales : une révision est partielle lorsqu’elle respecte la règle de l’unité de la matière, totale lorsqu’elle ne la respecte pas[82]. Cette règle peut en outre se prévaloir d’une solide justification démocratique : le vote de l’électeur sur une révision partielle n’est libre que s’il n’a pas à  voter simultanément sur plusieurs sujets sans rapports, en sorte qu’il pourrait vouloir l’un sans vouloir l’autre, et être empêché de distinguer[83]. Les choses, hélas, ne sont pas si simples, du moins en Suisse. D’abord, la règle ne s’impose que pour les initiatives populaires ; elle ne résout pas le problème lorsque l’initiative de la révision vient de l’Assemblée fédérale. Ensuite, la règle est moins commode à  manipuler qu’elle en a l’air — c’est une disposition « compliquée[84] », souligne Jean-François Aubert, car il peut être délicat de dire si une proposition propose deux buts distincts (auquel cas elle viole le principe) ou deux moyens distincts d’aboutir à  un but (auquel cas elle ne le viole pas). Par exemple, l’initiative du 6 mars 1920 sur les étrangers réclamait de multiplier les cas de naturalisation et de multiplier les cas d’expulsion : s’agissait-il de deux buts, ou de deux moyens de parvenir au même but (la réduction de la population étrangère) ? Jean-François Aubert propose d’appliquer la règle comme suit : « L’initiative populaire viole la règle de l’unité de la matière, quand elle contient au moins deux points, et qu’un citoyen peut vouloir l’un sans vouloir l’autre, et vouloir l’autre sans vouloir le premier. Ce qui signifie qu’elle est irrégulière si elle propose deux buts, ou deux moyens d’atteindre un but, mais non pas si elle propose un but et un moyen de l’atteindre, car celui qui désire le moyen désire aussi le but[85] ».

G. Une distinction impossible ?

Bref, on voit à  ce stade que la distinction entre révisions totales et révisions partielles des constitutions a tout de la fausse évidence. Sans doute complexifierait-on encore le tableau en examinant le sens donné à  la notion de révision totale dans d’autres pays où la constitution l’a prévue, et qui ne recouperait pas forcément les sens précédents, même si la gamme possible de significations n’est pas illimitée. Du reste, on peut même se demander si la distinction des révisions partielles et totales est soutenable. A-t-elle un sens ? C’est la question posée dès 1791 par Dandré, pour qui une constitution est un ensemble intégré, une horlogerie réglée où on ne peut pas changer un élément sans qu’il y ait des répercussions sur les autres. Toute révision partielle a donc forcément des conséquences telles qu’elle débouche in fine sur une révision totale cachée. « Une Constitution étant essentiellement la distribution, la séparation, la délégation des pouvoirs, ce doit être un ensemble qui, s’il est bon, sera indivisible ; qui, s’il est bon, doit marcher uniformément. Or je maintiens qu’il est absolument impossible à  un raisonneur de soutenir que l’on peut donner des mandats pour changer une des parties de la Constitution sans voir d’avance que cette partie de la Constitution que vous déplacez forme un vide, et change tout le mouvement de la machine […] Quelque article de votre constitution que vous me donniez, si cet article est bon, il aura nécessairement de la correspondance, des relations avec d’autres branches de la constitution, et […] vous ne pouvez pas déranger un rouage sans en déranger beaucoup d’autres, qui font aller d’autres objets. Il est de toute certitude que vous ne pouvez pas donner de mandat limitatif aux députés que vous enverrez à  la révision[86] ». Laboulaye sera du même avis en 1851[87] et, lors du débat de 1851, la commission, par la voix de son rapporteur Tocqueville, estimera qu’» il n’y a pas de révision partielle sérieuse qui n’entraîne le système de la révision totale[88] ». L’argument n’est pas inintéressant, mais il ne paraît recevable que dans une certaine mesure, celle où la révision partielle de la Constitution touche à  une quantité suffisamment importante d’objets pour qu’on puisse penser qu’elle les atteint en réalité tous. Tel était peut-être le cas en 1851, vu la quantité des points soumis à  révision (à  savoir « le mode même suivant lequel s’exerce aujourd’hui, dans l’élection de l’Assemblée, et surtout dans celle du Président, la souveraineté du peuple ; l’origine, le nombre et l’étendue des grands pouvoirs », bref « les principales pièces de la machine du gouvernement[89] ») ; il n’en serait pas de même pour une révision partielle plus limitée : on peut très bien imaginer une révision partielle sur tel ou tel élément de la procédure législative, par exemple, qui n’aurait aucun impact sur les autres parties de la Constitution. Il n’en demeure pas moins que l’objection remet en lumière une difficulté déjà  soulignée, celle du seuil à  partir duquel la quantité de texte révisé lors d’une révision partielle est telle que la révision partielle s’apparente en réalité à  une révision totale.

 

II. Les conséquences de la distinction

A. Distinction conceptuelle et distinction procédurale

Intuitivement, on est tenté de penser que si un constituant distingue révision partielle et révision totale, c’est pour en tirer des conséquences procédurales ; on ne voit pas quel intérêt aurait la distinction si les deux révisions obéissaient à  la même procédure. Dès la première conceptualisation de la distinction par Frochot, en 1791, cette conséquence est d’ailleurs mise en œuvre. Ayant opposé « réformation partielle » et « changement total », Frochot en déduit la nécessité de créer deux assemblées distinctes : l’une, qu’il appelle « convention nationale », avec le mandat limitatif de revoir « une ou plusieurs parties déterminées de la Constitution[90] », et composée des membres du corps législatif ordinaire, avec une adjonction de personnel qui la porte à  990 membres ; l’autre, qu’il appelle « corps constituant », convoquée pour revoir la constitution toute entière, avec mandat illimité[91], et composée des membres du corps législatif ordinaire avec une adjonction plus importante, qui porte son effectif à  1490. Certes, la distinction procédurale de Frochot est modeste, puisqu’elle ne concerne que l’effectif de l’organe de révision ; on aurait pu imaginer, vu les enjeux, un alourdissement de la procédure pour le « corps constituant » (délais, majorités qualifiées, etc.). Mais l’essentiel ici est que la dualité des révisions est d’emblée accompagnée d’un dédoublement des procédures, accessoire nécessaire qui donne son sens à  la distinction. Comme le dit Jean-François Aubert, « il ne suffit pas de dire qu’il y a une différence entre une révision totale et une révision partielle. Il faut encore que cette différence ait une signification juridique […] [et] que la procédure de la révision totale ne soit pas identique à  celle de la révision partielle[92] ».

Pourtant, un regard sur les constitutions françaises de 1848 et 1875 montre que dans les deux cas, la distinction des catégories (révision « en tout » et « en partie ») ne s’accompagne d’aucune distinction de la procédure. Dès lors, pourquoi différencier les catégories ? Pour 1875, la réponse est connue : l’idée de révision totale visait la transformation de la république en monarchie, et la clause de révision totale avait été insérée comme une sorte de « garantie » à  destination des monarchistes, afin de forcer leur adhésion au texte[93]. Pour 1848, l’explication est moins sûre ; à  examiner les travaux de la Commission de constitution, il semble que l’article sur la révision a surtout été pensé en vue de ménager la possibilité future d’un passage au bicamérisme[94] , ce qui ne semble pas devoir impliquer fatalement une révision totale ; toujours est-il qu’à  l’Assemblée, un député, Callet, s’étonnera de l’identité des procédures en matière de révision, que celle-ci soit partielle ou totale — mais il sera le seul à  relever cette bizarrerie[95].

B. La distinction portant sur le pouvoir de révision

En dépit de ces exemples, les auteurs français qui ont traité de la distinction entre révision partielle et révision totale ont tous eu tendance à  considérer qu’elle impliquait une dualité de procédures au motif que s’il est légitime que la révision partielle soit opérée par les chambres ordinaires, la révision totale, elle, ne devrait pouvoir l’être que par le peuple, du moins moyennant une intervention du peuple, sous une forme ou une autre (élection d’une Assemblée de révision, à  tout le moins renouvellement des chambres). Telle est la position d’Esmein[96] ou d’Hauriou, lequel assimile la révision totale à  l’établissement initial de la constitution ; dans les deux cas, dit-il, « il est de droit commun qu’une convention nationale constituante soit spécialement élue ou que, tout au moins, les chambres législatives ordinaires soient soumises à  une réélection », alors que les chambres ordinaires suffisent pour les révisions partielles[97]. Mais c’est Burdeau qui insistera le plus sur ce thème, point central de son analyse. Pour lui, si les révisions partielles sont naturellement opérées par les organes de révision, les révisions totales appellent forcément l’intervention du pouvoir constituant originaire, c’est-à -dire, concrètement, du peuple ; il associe ainsi « révision totale » et pouvoir constituant originaire d’un côté, « révision partielle » et pouvoir (institué) de révision de l’autre. Selon lui, la pratique vérifie cette association : « Les Constitutions qui admettent expressément leur révision totale font toutes intervenir le peuple dans l’opération constituante[98] », soit par le renouvellement des chambres ordinaires, soit par l’élection d’une assemblée de révision spéciale, avec parfois, dans les deux cas, une ratification populaire au terme du processus. Poussant jusqu’au bout son analyse, il en déduit que quand une constitution est muette sur la possibilité de sa révision totale mais qu’elle ne prévoit pas d’intervention populaire dans la procédure, elle doit être interprétée comme n’autorisant que les révisions partielles[99]. Ainsi, dans sa perspective, on peut deviner, sans avoir lu l’entièreté d’un article constitutionnel sur la révision, si la constitution dont il est issu autorise sa révision totale ou non, en regardant si le peuple intervient dans la procédure, vu que « l’étendue des pouvoirs de l’organe de révision est fonction de l’importance de la participation du souverain à  la procédure révisionniste[99] ». Convaincante au plan « politique » (on conçoit bien, dans la perspective « schmittienne » de Burdeau, que la révision totale d’une constitution soit un acte à  ce point grave qu’il ne puisse relever que du pouvoir constituant originaire, seul habilité à  refaire complètement ce qu’il a fait), cette conception appelle deux remarques. D’une part, on voit que Burdeau part du postulat qu’il y a identité entre le peuple et le pouvoir constituant originaire : faire intervenir le peuple, c’est faire intervenir le pouvoir constituant originaire. Il ne semble pas pensable dans sa perspective que le peuple puisse être analysé comme pouvoir « institué », autrement dit qu’il puisse y avoir recours au peuple sans resurgissement du pouvoir constituant originaire ; position proche, au fond, de celle retenue en 1962 par le Conseil constitutionnel lorsqu’il refusera de soumettre au contrôle les décisions qui, prises par le peuple lui-même, sont, selon la formule célèbre, « l’expression directe de la souveraineté nationale[101] ». D’autre part, on peut noter que l’analyse de Burdeau est contredite par un exemple au moins, la loi constitutionnelle du 25 février 1875, qui ne prévoit pas d’intervention du peuple en cas de révision totale ; ce ne sont donc pas « toutes » les constitutions prévoyant leur révision totale qui font intervenir le peuple, mais au mieux une majorité. Cette précision faite, on peut citer, pour appuyer la thèse de Burdeau, l’article 44 de la constitution autrichienne de 1920, qui impose bien le référendum obligatoire pour les modifications totales alors qu’il ne l’impose pour les révisions partielles que si un tiers des membres du Conseil national ou du Conseil fédéral le demandent.

La Constitution suisse fournit un autre exemple caractéristique de distinction des procédures, avec cette particularité que le résultat est complexifié par un paramètre supplémentaire, celui de l’origine de la révision (initiative populaire ou parlementaire). Il faut en outre distinguer les phases de la procédure (décision d’entreprendre une révision, réalisation de la révision, ratification de la révision), l’intervention populaire pouvant être nécessaire aux différents moments. Sans entrer dans les détails[102], on constate que si les deux types de révisions ne peuvent entrer en vigueur qu’avec l’approbation du peuple[103], la réalisation d’une révision totale suppose le renouvellement des conseils, tandis que la révision partielle s’opère avec les conseils déjà  en place[104].

C. La distinction portant sur le temps nécessaire pour réviser

Outre le problème de l’intervention populaire, on pourrait penser aussi que la distinction procédurale entre révisions partielles et totales pourrait porter sur un autre élément : le temps, du moins pour les constitutions qui, à  l’instar de la Constitution française de 1848, limitent la durée des pouvoirs de l’organe de révision[105]. Réviser un article ou quelques articles, même s’ils sont complexes, n’est pas un travail de même ampleur que le changement de tous les articles d’une constitution, du moins de ses articles fondamentaux ; on se doute que le changement total supposera des travaux plus longs et plus minutieux que le changement partiel, et on en déduit que si la constitution qui a distingué révisions partielles et révisions totales a aussi limité dans le temps les pouvoirs de l’organe de révision, elle devra avoir pris soin de distinguer la limitation applicable aux révisions partielles (plus courte) et aux révisions totales (plus longue). Mais l’exemple de 1848 prouve que tel n’est pas le cas : quelle que soit la révision pour laquelle elle est réunie, l’Assemblée n’est nommée « que pour trois mois ». Berriat-Saint-Prix ne laissera pas d’ironiser sur cette négligence, tout en observant qu’elle ne porterait pas à  conséquence et qu’en cas de révision totale cet alinéa » gênerait peu, car on commencerait par le modifier[106] ». Implication apparemment logique de la notion de révision totale (si l’Assemblée se réunit pour tout réviser, elle a bien le droit de commencer par réviser la clause de révision, afin de se débarrasser du corset temporel gênant que celle-lui lui inflige), à  ceci près, répondra-t-on à  Berriat-Saint-Prix, que la modification n’entrerait en vigueur qu’une fois la révision votée, et qu’elle ne s’appliquerait donc pas forcément aux travaux en cours de l’Assemblée.

 

D. Révision totale et clauses d’intangibilité

Voici qui amène une autre question, celle du rapport entre la distinction des révisions partielles et totales d’un côté et les clauses d’intangibilité constitutionnelles de l’autre — nous entendons par là  les clauses prévoyant des limites matérielles à  la révision, sujet bien connu[107] qu’illustrent entre autres les célèbres articles 89 de la Constitution française de 1958 (hérité de la loi constitutionnelle de 1884), 79 de la Loi fondamentale allemande de 1949 et 288 de la Constitution portugaise de 1976, avec sa liste record de 18 limites à  la révision. En bonne logique, seules les constitutions qui ne prévoient que leur révision partielle devraient pouvoir comporter une clause d’intangibilité, le principe même d’une telle clause étant précisément d’exclure de la révision une certaine quantité de dispositions constitutionnelles, autrement dit de ne permettre que des révisions partielles. A contrario, une constitution qui autorise sa révision totale ne devrait pas pouvoir contenir de clause d’intangibilité, quelle que soit la manière dont on entend la notion de révision totale, « en étendue » (révision intégrale) ou « en profondeur » (révision des articles fondamentaux : il est alors évident que c’est précisément sur ces articles fondamentaux que portera la clause, autrement dit que ce sont eux qu’on mettra à  l’abri du pouvoir de révision, empêchant par définition une révision totale qui les mettrait en péril). Deux éléments peuvent toutefois être opposés à  cette analyse. Le premier est théorique : ne pourrait-on pas concevoir la possibilité d’une révision totale d’une constitution contenant une clause d’intangibilité, à  la condition que cette clause, ainsi que ce qu’elle protège, soit préservés dans la constitution révisée ? On aboutit ici à  une incertitude logique. D’un côté, puisque ces éléments intangibles se retrouvent intacts, c’est que le rédacteur du nouveau texte a bien suivi les prescriptions du texte ancien, donc qu’il a révisé et non révolutionné. D’un autre côté, s’ils se retrouvent intacts, c’est que la révision n’a pas été totale, puisqu’elle n’a pas pu porter sur la totalité du texte. Nouvelle preuve de la difficulté du concept de révision totale. L’autre élément est historique : plusieurs textes constitutionnels ont rencontré la contradiction que nous évoquons en prévoyant à  la fois leur révision totale et l’impossibilité de tout réviser. Tel semble apparemment le cas de la Constitution suisse de 1999, dont l’article 193 dispose d’un côté que la constitution peut être révisée en totalité, de l’autre que « les règles impératives du droit international ne doivent pas être violées ». L’exemple est cependant peu probant, d’une part à  cause des spécificités de la notion suisse de révision totale, d’autre part du caractère plus ou moins « exogène » de cette limitation, qu’on pourrait regarder comme ne relevant pas uniquement du niveau interne mais aussi du niveau international, l’État suisse étant tenu dans l’ordre international par ces règles impératives. Plus intéressant est l’article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 après la révision de 1884. Cette révision, dont le point central a consisté à  introduire un élément d’intangibilité relatif à  la forme républicaine du régime (décision qui en fait le véritable acte constituant de la Troisième République aux yeux d’Olivier Beaud[108]), n’a en effet pas pris la peine de « nettoyer » l’article en supprimant la référence à  la révision « en tout », inscrite en 1875 pour ménager le choix futur entre République et monarchie. Au plan politique, cet oubli est regrettable : si la loi de 1884 a voulu répondre à  la question laissée ouverte en 1875, elle aurait dû effacer la référence à  cette question, qui ne se posait désormais plus. Juridiquement, l’oubli est également assez embarrassant : comment concevoir en effet que la même constitution soit révisable « en tout » mais que la forme républicaine du gouvernement ne puisse plus faire, selon la formule célèbre, « l’objet d’une proposition de révision » ? Le problème est diversement apprécié par les juristes de l’époque. Henri Bousquet de Florian, par exemple, propose une lecture ambivalente. D’un côté, dit-il, la loi de 1884 a pour conséquence que l’Assemblée nationale, saisie d’un vœu des chambres tendant à  la révision de la forme républicaine, devrait le repousser par une question préalable, ce qui implique que la révision totale est, à  la lettre, devenue impossible. Mais, d’un autre côté, Bousquet de Florian avoue ne pas comprendre pourquoi les chambres seraient empêchées de proposer une révision totale et l’Assemblée d’y procéder, dès lors que la possibilité reste ouverte par la constitution : « Puisque les chambres se sont prononcées pour la révision totale, on ne saisit pas en vertu de quel privilège ce paragraphe [relatif à  la forme républicaine] subsisterait seul à  la destruction radicale de la Constitution et serait à  l'abri de toute atteinte : il doit disparaître avec la Loi qu'il est chargé de protéger. Il faut donc l'interpréter comme une clause de rigueur, et non comme une atteinte aux droits de la Nation[109] ». Esmein, lui, n’est pas tellement troublé par la question, en raison de son peu de considération pour la rédaction initiale de l’article 8 avec sa faculté de révision totale, qu’il juge « une législation bien singulière[110] » — autrement dit absurde. Comment, demande-t-il, un État peut-il s’installer ainsi dans le provisoire, en repoussant le moment de trancher la question de sa forme de gouvernement ? Il y a là  pour lui une négligence aberrante, qu’a heureusement résolue la loi de 1884. Mais sur le point de savoir si, le constituant de 1884 n’ayant pas supprimé la possibilité d’une révision totale, celle-ci demeure possible, Esmein reste confus. Il commence par poser qu’en dépit de la loi de 1884, la révision totale reste possible[111] ; puis il affirme qu’au contraire elle est devenue impossible, puisqu’il y aura toujours au moins un alinéa qui restera en-dehors de toute révision. « A moins de le tenir pour inexistant, on n’en saurait proposer la révision […] l’Assemblée Nationale ne pourrait accueillir aucune proposition tendant à  changer la forme de l’État, puisqu’elle ne tiendrait ses pouvoirs que de la Constitution antérieure et que celle-ci exclut toute proposition de ce genre[112] ». On en déduit qu’Esmein est partisan de l’exclusion de la révision totale sous l’effet de la clause d’intangibilité ; mais sa comparaison finale avec les constitutions des États fédérés américains et des cantons suisses, qui contiennent selon lui des clauses d’intangibilité par le truchement des constitutions fédérales[113], l’amène à  changer une nouvelle fois de version : « On n’a jamais douté que les Constitutions des États particuliers de l’Union et celle des cantons suisses pussent être soumises à  une révision totale » ! Hauriou, lui, est plus clair ; après avoir posé les termes du problème (« Cette seconde disposition [celle issue de la loi de 1884] est en contradiction avec la précédente [la révision “en tout”], car une révision de la constitution dans laquelle on ne peut pas mettre en discussion la forme du gouvernement n’est pas totale[114] »), il résout le dilemme en concluant qu’» il ne peut […] plus y avoir de révision totale[99] », la loi de 1884 ayant en quelque sorte neutralisé la référence à  la révision totale. Mais comment explique-t-il alors que, si telle a été l’intention du pouvoir de révision de 1884, ce dernier n’ait pas pris la peine de supprimer l’allusion à  la révision « en tout » ? Hauriou reste muet, et on ne peut que supposer qu’il arrive à  sa conclusion par application de la règle lex posterior derogat priori, ce qui est convaincant. On ne saurait le suivre en revanche lorsqu’il ajoute qu’eu égard à  la révision de 1884, les chambres désormais ne pourraient plus adopter de résolutions n’indiquant pas les parties de la Constitution à  modifier, autrement dit proposer des révisions illimitées (« [Les Chambres] sont complètement enfermées dans la révision partielle, avec énumération des dispositions à  modifier[116] ») ; c’est lier à  nouveau deux problèmes dont on a vu qu’il fallait les distinguer, celui du vœu des chambres et de son caractère obligatoire pour l’Assemblée nationale d’une part, celui de l’étendue partielle ou totale de la révision d’autre part. On ne voit pas en effet ce qui interdirait aux chambres d’indiquer à  l’Assemblée qu’il y a lieu de réviser la constitution sans indiquer quelles dispositions sont à  revoir ; simplement, il appartiendrait alors à  l’Assemblée saisie « en blanc » de s’arrêter devant ce que la constitution empêche de réviser, à  savoir la forme républicaine. Hauriou va du reste plus loin, puisque selon lui les chambres ne pourraient même pas voter la résolution suivante : « Il y a lieu de réviser entièrement la constitution, réserve faite de la forme du gouvernement » ; mais sa justification mélange arguments de droit et arguments d’opportunité, puisque selon lui « ce serait là  une précaution inutile qui, politiquement parlant, ouvrirait la porte à  toutes les aventures et compromettrait tout aussi bien la forme du gouvernement[117] ». Le plus étonnant demeure qu’à  la fin de son développement, Hauriou déplore la neutralisation de la révision totale dans la mesure où un bouleversement complet de la constitution — entendons un changement touchant y compris la forme du gouvernement — ne pourra plus désormais s’opérer qu’en-dehors du cadre constitutionnel. « Il n’y a d’issue pour une révision totale que par des voies révolutionnaires », constate-t-il à  regret, avant d’ajouter : « Peut-être eût-il mieux valu organiser deux procédures de révision, l’une pour la révision limitée, qui serait la procédure actuelle, l’autre pour la révision totale[116] ». On suppose ici qu’Hauriou, comme plus tard Burdeau, songe au fait que les lois constitutionnelles de 1875 ne prévoient pas l’intervention du peuple pour les révisions, et qu’il serait opportun de réintroduire une distinction entre révisions partielles et révisions totales (qui a existé de 1875 à  1884, et qui n’existe plus désormais selon lui) en la couplant avec une distinction procédurale (intervention populaire pour les révisions totales, révision par les chambres ordinaires pour les révisions partielles). On peut enfin noter, toujours avec Hauriou, que la procédure unique prévue par l’article 8 était de toute façon peu adaptée dès lors qu’on envisageait la notion de révision « en tout » comme une remise sur le métier de la constitution dans son intégralité : la révision étant en effet opérée par une Assemblée issue du mélange des députés (majoritaires) et des sénateurs (minoritaires), jamais le Sénat n’aurait voté une résolution de révision totale, sachant qu’une fois réunis en Congrès avec leurs homologues députés les sénateurs n’auraient pas pu empêcher une révision éliminant le Sénat, ou minorant ses pouvoirs[119].

E. Qu’est-ce qu’une constitution révisée totalement ?

Reste pour terminer à  s’intéresser au résultat final de chacune des deux révisions, une fois celles-ci effectuées. S’agissant de la révision partielle, il n’y a pas de difficulté : on se trouve face au texte constitutionnel modifié, sans douter qu’il s’agisse bien du même texte, y compris lorsque la révision a été importante quantitativement, à  l’image de la révision constitutionnelle de 2008 en France avec ses 47 dispositions modificatives. S’agissant en revanche de la révision totale, le problème est plus délicat. Que faut-il entendre en effet par constitution » totalement révisée » ? Jean-François Aubert ironise sur l’impasse de l’expression : « Ce ne peut pas être l’ancienne, puisqu’elle n’existe plus. Ce ne peut pas non plus être la nouvelle, puisque celle-ci est neuve et n’est justement pas encore révisée »[120]. Pour mieux comprendre, on est tenté de se référer à  des exemples concrets. La Suisse en fournit plusieurs (la première constitution, celle de 1848, a été totalement révisée en 1874 ; en a résulté une deuxième qui, à  son tour, a été totalement révisée en 1999[121]) ; mais, comme on l’a vu, la notion suisse de révision totale est spécifique, ce qui interdit d’en tirer des enseignements généraux. Dispose-t-on d’autres exemples ? Maurice Hauriou signale, sans précision, le cas de certains États fédérés américains[122] ; c’est surprenant, vu la tradition constitutionnelle américaine, au niveau de l’État fédéral comme à  celui des États fédérés, des révisions partielles opérées par amendements. Faute de matériau concret, on en est réduit à  réfléchir à  la question au plan théorique. La question de la constitution totalement révisée revient alors à  savoir si elle reste celle qu’elle était ou si elle devient une autre (altérité qui pourrait être symbolisée par un changement de date, comme en Suisse) ; pour le dire autrement, le problème consiste à  se demander ce qui fait qu’un texte constitutionnel — voire un texte juridique en général — reste le même ou devient un autre, c’est-à -dire, pour reprendre une formule d’Arnaud Le Pillouer, à  partir de « quel degré d’altération la constitution, en tant qu’ensemble cohérent de normes, peut être regardée comme anéantie[123] ». On retrouve ici la problématique classique, et difficile, de la distinction entre révision et abrogation. Tout semble alors dépendre de l’option théorique retenue, ce qui ramène à  la controverse entre positivistes et non-positivistes. D’un point de vue positiviste, la révision totale d’une constitution A n’empêche pas que cette constitution A demeure, si différentes soient les deux versions, initiale et révisée, de A ; et rien ne saurait permettre de dire que A s’est transformée en B, le critère du passage de A à  B n’étant pas, pour un positiviste, la différence intrinsèque entre A et B mais le fait que B n’est pas issue de A (autrement dit, qu’il y a eu interruption de la continuité entre A et B, c’est-à -dire révolution). Ainsi, rien ne s’oppose pour le positiviste à  ce qu’une même constitution prenne au fil du temps des habits différents, à  ce qu’elle soit transformée du tout au tout après sa promulgation initiale ; différente dans son contenu, elle n’en reste pas moins la même au sens juridique. Cela revient à  dire que le pouvoir constituant originaire, lors de la rédaction initiale, n’a créé qu’une enveloppe, dont le contenu, à  tout prendre, est indifférent ; cette enveloppe, remplie à  l’origine d’un contenu quelconque, peut se remplir par la suite d’un contenu différent, tant que la substitution s’opère dans les formes. Kemal Gözler, dans sa thèse sur le pouvoir de révision constitutionnelle, propose une approche exemplaire de cette vision en expliquant qu’« à  la suite de la révision totale, il y a sans doute deux textes constitutionnels différents, mais il n’y a qu’une constitution[124] ». On voit à  la fois l’extrême rigueur de l’argumentation et l’extrême artificialité du résultat : quel sens y a-t-il à  dire de plusieurs textes constitutionnels absolument différents (par exemple, l’un républicain et l’autre monarchique, ou l’un établissant un régime parlementaire et l’autre un régime présidentiel, ou encore l’un favorisant le Parlement, l’autre favorisant le gouvernement, etc.) qu’ils sont une seule et même constitution, à  différents moments de son histoire ? On touche ici aux limites de cette volonté positiviste de préserver à  tout prix la continuité en refusant de voir d’autres cassures que celles issues d’un changement opéré hors les formes de la clause de révision, c’est-à -dire d’une révolution. A contrario, d’un point de vue non-positiviste, il y aura une réelle différence entre la constitution A et la même constitution après révision totale, en sorte qu’on aura affaire à  deux constitutions différentes, et ce quel que soit le sens donné à  la notion de révision totale (révision intégrale, « en surface », ou révision des articles fondamentaux, « en profondeur ») ; de A, on sera passé à  la B, et la constitution devrait logiquement changer sa date pour marquer l’évolution. Plus acceptable sans doute pour la vraisemblance, cette vision des choses ne s’en trouve pas moins confrontée à  la difficulté logique que la vision positiviste a précisément pour mérite d’éviter : celle qui fait que la révision totale devient une formule paradoxale, ne tenant ni de la révision à  proprement parler (puisque c’est une autre constitution qui résulte de l’opération et qu’il y a discontinuité constitutionnelle), ni de la révolution à  proprement parler (puisque le passage de A à  B est opéré conformément à  la procédure prévue par A). On mesure ici la différence des perspectives, ce qui fait d’ailleurs de la question des révisions totales un « test » intéressant pour fixer les idées et différencier les visions. Selon les positivistes, la révision totale n’est qu’une version agrandie de la révision partielle et, tant qu’elle est réalisée dans les formes, elle maintient la constitution existante, « habitée » successivement par des régimes éventuellement dissemblables. Selon les non-positivistes, la révision totale, en tant qu’elle touche fatalement aux décisions fondamentales prises en son temps par le pouvoir constituant originaire, s’apparente en réalité non seulement à  une abrogation, mais même à  une abolition, du moins si l’on adhère à  l’idée selon laquelle l’acte constituant fondamental, en soi, est inabrogeable[125]. Mais on se heurte alors au paradoxe d’un texte qui, en tant qu’il prévoit sa propre révision totale, prévoit sa propre abolition, c’est-à -dire la sortie illégale de l’ordre qu’il crée, ce qui paraît difficilement concevable. On voit combien le problème de la révision totale a pour effet de pousser à  l’extrême les logiques, et combien il devient facilement un concept-limite, à  partir duquel les distinctions ont tendance à  se brouiller. Le même brouillage se retrouve au sujet de la nature du pouvoir constituant qui opère la révision totale : pouvoir originaire, ou institué ? À partir du moment où il œuvre conformément aux procédures prévues par l’ancien texte, il ne peut qu’être institué, quelle que soit l’étendue de sa compétence ; tel serait le raisonnement positiviste. Mais, à  partir du moment où, en tant qu’il pourra bouleverser les décisions politiques fondamentales prises lors de la rédaction initiale de la constitution, ou modifier celle-ci dans tous ses articles, il établira une constitution nouvelle, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’apparente en vérité à  un pouvoir originaire. À la limite, un tel moyen-terme s’accorde bien avec l’idée, parfois avancée, que le pouvoir constituant originaire, une fois écrite la première constitution de l’histoire d’un État, disparaît pour ne plus laisser en place qu’un pouvoir institué. Telle aurait été la position de Rousseau, du moins dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne[126], ou celle de Frochot en 1791 ; telle sera celle du premier Burdeau dans sa thèse de 1930, où il explique qu’on ne peut pas vouloir à  la fois l’ordre (l’établissement d’une constitution) et le désordre (la rupture de l’ordre constitutionnel établi) — dès lors qu’il s’est doté de l’ordre, un peuple doit faire le deuil de sa toute-puissance initiale et se résigner, en guise de contrepartie nécessaire de cet ordre, à  ne plus bénéficier de cette souveraineté constituante originaire. (« La révision est juridiquement organisée pour que l’ordre social soit maintenu, mais pour prix de cet ordre, le peuple a abdiqué l’indépendance constituante dont il jouissait lorsqu’il vivait dans une société inorganisée[127] »). L’idée peut gêner, dans la mesure où elle laisse imaginer un peuple enchaîné par sa constitution, privé de la faculté souveraine de réduire à  néant sa création pour redémarrer sur une page blanche. Mais dès lors qu’on y ajoute l’idée de la révision totale, l’inconvénient tombe : certes, on n’a plus la puissance souveraine de créer une constitution nouvelle, et on doit marcher dans les chemins tracés par la constitution actuelle ; mais cette constitution ménage la possibilité d’une révision totale, ce qui revient au même au plan des pouvoirs — la différence ne porte plus que sur une question de principe, sur un symbole, au fond, sans impact sur la liberté constituante.

F. La révision totale et la transition de 1958

La révision totale comme moyen-terme entre révision et révolution, telle pourrait être une conclusion possible de l’analyse, en assumant le côté paradoxal de cette formulation. On ne peut évidemment pas ne pas penser ici à  l’exemple du passage de la Constitution de 1946 à  celle de 1958 : cette transition si souvent commentée n’exemplifie-t-elle pas ce moyen-terme, avec la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 qui comblerait en quelque sorte le vide inhérent à  toute discontinuité constitutionnelle et permettrait de regarder l’opération comme une révision plutôt que comme une rupture ? On insiste souvent sur le caractère dérogatoire de la loi constitutionnelle à  propos du fait que l’article 90 de la constitution de 1946 prévoyait une révision élaborée par l’Assemblée nationale et non, comme le prévoit la loi de 1958, par « le Gouvernement de la République ». Mais on pourrait aussi se demander si cette loi n’a pas été dérogatoire aussi en tant qu’elle a engendré une révision totale, là  où la Constitution de 1946, elle, n’aurait permis que des révisions partielles. Était-ce le cas ? L’article 90 disposait que toute révision constitutionnelle « doit être décidée par une résolution adoptée à  la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale » et ajoutait — c’est le point important — que cette résolution » précise l’objet de la révision ». Qu’en déduire ? On est tenté de penser que le constituant de 1946, par cette formule, avait entendu obliger les auteurs de la résolution à  ne viser qu’un objet, donc à  n’enclencher que des révisions partielles. Pourtant cette lecture, quoique vraisemblable, n’est pas la plus convaincante juridiquement : rien n’aurait empêché en effet que la résolution stipule que l’objet de la révision sera la constitution toute entière. Telle est l’interprétation de Georges Vedel : l’article 90 « n’interdit pas à  la résolution initiale de prendre comme “objet de la révision” l’ensemble des dispositions constitutionnelles (à  l’exception de la forme républicaine du Gouvernement). Il exige seulement que, dès le début de la procédure de révision, l’étendue de la révision envisagée soit fixée[128] ». Si l’on retient cette lecture, on conclura que la loi du 3 juin 1958 ne dérogeait pas à  l’article 90 au plan de l’étendue de la révision ; mais avec la lecture inverse, on pourra trouver que cette loi était dérogatoire non pas une fois mais deux, d’une part en tant qu’elle modifiait l’organe chargée d’élaborer la révision, d’autre part en tant qu’elle permettait la révision totale au lieu de la révision partielle. En tout état de cause, force est de constater que cette loi présente elle-même la situation comme une révision constitutionnelle et non comme une rupture, puisque le résultat du processus est, selon ses termes, une « loi constitutionnelle portant révision de la Constitution ». Est-ce à  dire alors qu’il y a eu continuité entre la Quatrième et la Cinquième République, et que la seconde n’est au qu’une révision de la première ? L’idée serait saugrenue, dans les catégories habituelles ; mais elle n’est pas absurde, sous l’angle de la révision totale.

En guise de dernière remarque, on relèvera le contraste entre la richesse des perspectives théoriques qu’ouvre la distinction des révisions partielles et totales et la relative pauvreté du matériau qu’elle a généré, les exemples étant non seulement rares mais en plus, pour la majorité d’entre eux, et hors certains pays comme la Suisse où l’évolution du droit constitutionnel a produit des spécificités, lointains dans le passé. Peut-être cette impression est-elle tributaire de la limitation de nos recherches ; l’exploration d’autres traditions constitutionnelles permettrait sans doute de trouver des exemples plus nombreux, qui pourraient infléchir l’analyse et aboutir à  un éclairage différent. Mais si l’on s’en tient à  la tradition constitutionnelle française, la distinction entre révisions partielles et totales, en dépit de l’intérêt des débats qu’elle a parfois entraînés, n’a produit que peu de résultats pratiques — ce qui pousse Jean-François Aubert à  dire que c’est, à  l’instar du référendum d’initiative populaire, l’une des nombreuses inventions françaises dont la France n’a fait aucun usage[129]. À croire Maurice Hauriou, il n’y a cependant pas qu’en France que le système des révisions totales aurait été rangé parmi les techniques désuètes, au profit des révisions partielles : partout, estime-t-il dès 1929, « le système des amendements à  la constitution, c’est-à -dire des révisions limitées et partielles, tend à  l’emporter sur celui des refontes totales »[130] — et de citer les constitutions australienne (1900), allemande (1919) ou tchécoslovaque (1920). « Tous les pays, insiste-t-il, se sont orientés vers le système des révisions limitées par le moyen de mécanismes gouvernementaux pour écarter le danger des nouveautés ; il n’y a presque plus de révisions totales ni d’élections de conventions nationales[131] ». Emporté par sa conviction, il va jusqu’à  dire que tel est le système de la Troisième République, dès lors, selon lui, que les lois constitutionnelles de 1875 obligeraient les chambres à  ne proposer que des révisions limitées. Affirmation bien contestable, qu’il atténue aussitôt en reconnaissant qu’» à  la vérité, ce texte ne précise point que les délibérations séparées des Chambres devront fixer limitativement les points sur lesquels la révision devra porter » ; mais, ajoute-t-il, « la pratique n’a pas manqué d’établir cette fixation limitative[132] ». Flottement étrange, qui témoigne une fois encore de la complexité du problème. On sera davantage convaincu par la démonstration plus élevée à  l’intérieur de laquelle Hauriou insère ce mouvement supposé d’abandon des révisions totales au profit des révisions partielles, celle qu’il y a en droit une dynamique générale qui va de la discontinuité vers la continuité : « Le droit, dit-il, va du discontinu au continu[131] ». Notamment, le droit constitutionnel évoluerait « vers la continuité et la fixité[132] », ce qui favoriserait « le principe de la révision limitée, qui est lui-même une forme du principe de la continuité de l’État de droit[135] ». Mais alors, en poussant un degré plus loin, et quitte à  jouer une fois encore du paradoxe, on pourrait dire que la révision totale, loin de faire signe vers la discontinuité, serait par excellence un élément de continuité, dès lors qu’elle anéantit, en la rendant inutile, la possibilité d’une rupture constitutionnelle.

Bernard Quiriny est Professeur de droit public à  l'Université de Bourgogne.

Pour citer cet article :
Bernard Quiriny «Révisions partielles et révisions totales des constitutions », Jus Politicum, n° 13 [https://juspoliticum.com/article/Revisions-partielles-et-revisions-totales-des-constitutions-903.html]