Recension de Thibault GuilluyDu « self-government » des Dominions à la dévolution : recherche sur l’apparition et l’évolution de la Constitution britannique, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2018, 460 p.

Review of Thibault GuilluyDu « self-government » des Dominions à la dévolution : recherche sur l’apparition et l’évolution de la Constitution britannique, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2018, 460 p.

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hibault Guilluy est aujourd’hui l’un des chercheurs dont les travaux sont incontournables pour qui s’intéresse au droit constitutionnel britannique*. Professeur à l’Université de Lorraine depuis 2018, il a été Maître de conférences à Paris II après avoir mené une recherche sous la direction d’Olivier Beaud à l’Institut Michel Villey. Sa thèse, soutenue en mars 2014, a été récemment publiée aux Éditions Panthéon-Assas. Intitulé Du « self-government » des Dominions à la dévolution : recherche sur l’apparition et l’évolution de la Constitution britannique[1], l’ouvrage de Thibault Guilluy s’ajoute aux contributions majeures d’autres docteurs spécialistes des questions constitutionnelles et de l’histoire des idées juridiques britanniques au sein du laboratoire parisien dirigé par Denis Baranger[2].

La place éminente des analyses de droit politique dans la doctrine publiciste et comparatiste française est bénéfique. Le droit constitutionnel est aujourd’hui trop dominé par les approches presque exclusivement positivistes. Le succès – légitime – de l’école d’Aix, du néo-normativisme ou du constitutionnalisme juridique a largement concouru à cette tendance de fond. Malheureusement, ces orientations ont véhiculé quelques excès dans la mesure où les problématiques institutionnelles et politiques qui innervent le droit constitutionnel sont parfois reléguées au second plan, écartées ou déléguées aux chercheurs d’autres disciplines, notamment en science politique. De ce point de vue, les études récentes sur la Constitution britannique ne font pas exception[3]. Elles surévaluent l’évolution en faveur d’un alignement du constitutionnalisme britannique sur le constitutionnalisme juridique continental. Elles sacrifient, en revanche, l’alchimie particulière entre l’histoire, le politique et le juridique qui caractérise la Constitution britannique.

Le premier grand mérite de la thèse de Thibault Guilluy est donc de réconcilier normativités juridique et politique. Maîtrisant avec finesse les équilibres subtils de la Constitution britannique, il convainc de la tension dialectique entre l’unité et la diversité qui l’anime. L’unité réside presque entièrement dans le dogme de la souveraineté du Parlement qui doit cependant être traité avec prudence. Théorisé juridiquement par Dicey, ce principe « absolu » a été perfectionné, discuté, amendé ou relativisé, en particulier par Wade, Hart, Salmond ou Jennings. Au-delà des affrontements doctrinaux, l’essentiel du propos tient à relever que ce sont bien les conventions de la Constitution, ces normes de « droit politique », qui forment la clef de voûte du système constitutionnel britannique et qui assurent que la souveraineté du Parlement ne se mue pas en un absolutisme juridique.

Pour étayer son argumentaire, Thibault Guilluy aborde principalement dans la seconde partie un pan de l’histoire constitutionnelle britannique trop fréquemment omis dans les productions contemporaines : les périodes coloniales. Il ne s’agit pourtant pas de s’en tenir, au travers de la présentation réussie de ce qu’ont été le « Premier », puis le « Second » Empire britannique, à une appréhension concrète de la souveraineté du Parlement de Londres mise à mal par les revendications des colonies. Thibault Guilluy s’appuie sur ce riche matériau historique pour convaincre de la capacité des Britanniques à concilier, depuis l’époque moderne jusqu’à aujourd’hui, une certaine unité – garantie par la souveraineté du Parlement – et la diversité – qui pondère ladite souveraineté grâce à la norme politique. Dès lors, l’auteur ne pouvait que conclure en affirmant que les racines anglaises de la Constitution ne suffisent plus à la définir : depuis au moins trois siècles, elle est britannique. Le qualificatif se justifie également dans la mesure où il permet de rendre compte de la forme originale de l’État britannique. Ni totalement unitaire, ni fédéral au sens classique du terme, le Royaume-Uni s’insère dans une « échelle du fédéralisme[4] » qui emprunte au fédéralisme ségrégatif et, de façon tout à fait logique au regard de la thèse, à un fédéralisme plus politique et conventionnel.

Dans tous ses développements, Thibault Guilluy ne se départit jamais d’une méthode tributaire d’une école qui promeut une lecture nuancée du droit constitutionnel, à rebours d’une optique « ultra-positiviste » qui masquerait la véritable nature de l’objet considéré[5]. Sa recherche se range incontestablement aux côtés des ouvrages de référence du droit politique britannique tant l’exposé de la combinaison de la souveraineté du Parlement et des conventions de la Constitution s’apparente à un guide inégalé pour la comprendre. Quant à la démonstration de l’existence de la Constitution proprement britannique à partir de l’histoire juridique de l’Empire, elle est, selon nous, fondamentale.

 

 

I. Une présentation de la Constitution britannique tributaire d’une école

 

Depuis plusieurs années, les études qui portent sur la Constitution britannique connaissent une forme de renouveau pour deux motifs. Le premier, le plus apparent, tient à la participation du Royaume-Uni aux constructions supranationales continentales dont l’implication majeure serait l’emprise inédite du constitutionnalisme juridique européen sur la Constitution britannique. Il n’est pas étonnant que les écrits académiques s’inspirant du néo-constitutionnalisme et du néo-normativisme se soient saisis de cette évolution. Elle confirmerait le primat du droit constitutionnel « moderne » de la protection des droits et libertés fondamentaux par le juge constitutionnel sur son versant « classique » qui s’attarde plus sur les mécaniques institutionnelles et politiques.

La seconde raison résulte de la pensée véritablement fondatrice de Denis Baranger sur l’origine du parlementarisme britannique dont le rayonnement dépasse les frontières françaises. Par une connaissance savante de l’histoire des idées juridiques d’outre-Manche et une maîtrise peut-être inégalée de la culture constitutionnelle britannique, Denis Baranger a su transmettre à nombre de chercheurs la conviction que la présentation de la Constitution du Royaume-Uni ne saurait se limiter à la seule interprétation de la jurisprudence et de la description du droit positif.

Le droit constitutionnel britannique occupe une place de choix dans les recherches menées au sein de l’Institut Michel Villey, dans la mesure où il apparaît comme un poste d’observation privilégié d’un droit politique en action. Nombre de marqueurs intellectuels de « l’école Villey » se retrouvent dans la thèse de Thibault Guilluy. D’un certain point de vue, elle est une forme d’hommage au courant doctrinal auquel il appartient et à ses maîtres. Ainsi en est-il des développements relatifs au caractère fédéral de la Constitution britannique qui prennent en partie appui sur les réflexions d’Olivier Beaud[6]. La promotion d’une vision historique, politique et juridique du droit que défend Thibault Guilluy s’inscrit résolument dans le prolongement des travaux de Georges Burdeau, de Jean-Jacques Chevallier ou de Pierre Avril. Ils sont abondamment et pertinemment cités par l’auteur, qui entame sa conclusion finale sous l’autorité de Georges Burdeau[7].

Outre la façon dont sont repris les auteurs français, la thèse brille par sa dimension pédagogique lorsqu’elle fait référence aux grands penseurs d’outre-Manche (et plus ponctuellement des anciennes colonies). Dicey est abordé de front avec une force critique salutaire qui passe par la remise en cause de la souveraineté absolue du Parlement. Sous la plume de Thibault Guilluy, les théories complexes contestant les postulats du Vinerian professor (« manner and form » de Jennings) sont aisément compréhensibles[8]. La richesse des exposés philosophiques et politiques de Burke est particulièrement bien exploitée et valorisée.

La méthode de l’Institut Villey se retrouve également dans la mobilisation du dialogue entre les juristes, les philosophes, les historiens, les politistes, voire les sociologues. Dans sa présentation fouillée – inédite à ce jour – des conventions constitutionnelles britanniques, Thibault Guilluy s’attarde longuement sur leur nature sociologique en invoquant Durkheim ou Weber[9]. Pour les juristes les plus étriqués, il pourrait s’agir d’un mélange des genres. Pour ceux qui s’intéressent aux sources et aux principes de la Constitution britannique, le recours aux autres sciences sociales est une évidence. Tenter d’expliquer ce que sont les conventions de la Constitution et le principe de souveraineté du Parlement sans adopter une démarche que nous qualifierions de « culturelle » est selon nous une forme d’hérésie intellectuelle.

Le primat de la pensée historique suscite tout de même trois réserves. D’abord, la démonstration donne parfois l’impression que l’auteur s’astreint à devoir « placer » plusieurs auteurs que toute composition doctorale de l’Institut Michel Villey se doit d’invoquer. Par exemple, la référence à Carl Schmitt ne justifiait pas nécessairement un exposé aussi long à propos des conventions de la Constitution. D’autres auteurs l’ont de surcroît déjà produit, ce que Thibault Guilluy admet parfaitement puisqu’il souligne que « l’utilité et la pertinence de la théorie schmittienne […] pour comprendre le phénomène conventionnel ont […] été relevées par le professeur Pierre Avril[10] ». La référence à « l’oracle[11] » schmittien pour démontrer « la nature intrinsèquement politique du droit constitutionnel » n’est pas non plus indispensable à la lumière de la riche littérature britannique et française qui aboutit à cette conclusion somme toute classique.

Ensuite, l’absence presque complète dans les développements[12] de références aux thèses françaises récentes – plus normativistes – sur la relativisation du principe de la souveraineté du Parlement[13] ou la forme de l’État britannique à la suite de la dévolution peut surprendre. Quelle que soit l’opinion scientifique que l’on peut émettre à l’égard d’analyses de la Constitution britannique moins contextualisées ou qui s’attachent à reprendre des classifications préétablies[14], leur éviction est sans doute trop catégorique. Il aurait été pertinent que Thibault Guilluy profite de sa connaissance encyclopédique du principe de la souveraineté du Parlement et des Conventions de la Constitution pour nourrir un dialogue éventuellement contradictoire avec la recherche française contemporaine[15], voire britannique sur la Constitution. Nous aurions été intéressés que l’auteur s’exprime sur certaines positions – souvent très pondérées d’ailleurs – d’Aurélie Duffy sur l’évolution du droit constitutionnel outre-Manche[16], ou s’attarde sur les arguments de Vernon Bogdanor et de Richard Gordon favorables à l’élaboration d’une Constitution formelle[17] L’éviction de ces analyses explique peut-être le survol des répercussions du Human Rights Act de 1998 sur la souveraineté du Parlement et des nouvelles pratiques politiques qui sont nées de cette loi. Ces dernières allaient de surcroît dans le sens de la démonstration de Thibault Guilluy. Contrairement à ce qu’un examen rapide des mutations de la Constitution depuis la fin des années 1990 laisse penser de prime abord, l’abondance des textes de nature constitutionnelle n’a pas eu pour seule conséquence une « juridictionnalisation » de la Constitution britannique. Elle a tout autant provoqué des évolutions institutionnelles et politiques majeures. La Chambre des Lords s’est sortie de la torpeur aristocratique qui l’a longtemps caractérisée et qui a failli avoir raison d’elle en faveur d’un contrôle parlementaire de la Constitution plus satisfaisant. De même en est-il de l’émancipation des commissions parlementaires, pourtant sévèrement jugées par le passé[18]. Last but not least, plusieurs textes eux-mêmes assurent une forme de préservation de la souveraineté parlementaire (dont le HRA) et plusieurs arrangements conventionnels. Sur ce dernier point, des passages réussis de la thèse sont consacrés à la convention Sewel qui régit les rapports entre le Parlement de Westminster et les autorités bénéficiant de la dévolution. Cependant, il est dommage que l’auteur n’ait pas fait une mise à jour en indiquant que ladite convention a été reconnue par la section 2 de la loi en 2016[19] sans que, pour autant, il s’agisse d’une « codification » lui octroyant une valeur législative[20].

Enfin, le tropisme théorique de Thibault Guilluy se révèle par un péché plus véniel et formel. L’ouvrage se contente d’un index nominum. Il aurait pourtant gagné en accessibilité par l’introduction d’un index rerum ou verborum. Ces défauts demeurent accessoires au regard de la richesse considérable de la thèse qui réside en premier lieu dans la compréhension de la souveraineté du Parlement et des conventions de la Constitution.

 

 

II. Un guide indispensable à la compréhension de la souveraineté du Parlement
et des conventions de la Constitution

 

Olivier Beaud, citant une appréciation de Denis Baranger prononcée lors de la soutenance de thèse, souligne que l’étude apparaît comme « la meilleure source en langue française sur la souveraineté du Parlement[21]. » Nous ajoutons avec le préfacier : et des conventions de la Constitution.

Les quelque 120 pages consacrées à la souveraineté du Parlement dénotent le souci constant de Thibault Guilluy d’accompagner le lecteur dans les méandres de l’histoire constitutionnelle et des idées britanniques pour en défaire les nœuds gordiens. La première étape de sa démarche consiste à revenir sur le « moment Dicey[22] ». Par un savant jeu de construction et de déconstruction, Thibault Guilluy met un point d’honneur à gravir cette montagne doctrinale qui occupe toujours le premier plan du paysage constitutionnel britannique. Le principe de la souveraineté du Parlement de Westminster doit néanmoins être lu avec moins d’absolutisme. Il faut se garder de l’assimiler à la souveraineté telle qu’elle a été conceptualisée par les juristes continentaux. L’approfondissement de la vision diceyienne par Wade et l’apport de Hart par la règle de reconnaissance[23] ont façonné une séparation artificielle entre le droit et le politique que les « doctrines rivales » atténuent. Salmond déconstruit « le dogme hobbesien puis austinien d’une souveraineté par définition absolue[24] ». Jennings pourfend le prisme réducteur de Dicey et de ses héritiers en insistant sur les « conditions formelles et procédurales qui s’imposent » au Parlement « dans l’exercice de son omnicompétence législative[25] ». Les contentieux et les arrangements politiques qui ont pu naître entre les Dominions et la métropole valident cette relativisation[26], tout comme ceux qui ont émergé avec l’adhésion aux Communautés européennes[27] ou avec la dévolution depuis le début des années 2000[28]. Au terme de ce premier quart de la thèse, Thibault Guilluy retient une hypothèse. À l’instar de Jennings et plus tard de la Commission d’examen du droit de l’Union européenne de la Chambre des Communes en 2011[29], « la pertinence sémantique du recours au concept de souveraineté » est en cause. Le mot de suprématie convient sans doute mieux pour refléter la réalité juridique et politique du pouvoir du Parlement de Westminster[30] au regard du rôle que joue le juge. Nous adhérons totalement au résultat auquel parvient l’auteur, mais la référence à un autre principe cardinal de la Constitution britannique manque pour le soutenir : celui du rule of law[31].

En revanche, le titre second de la première partie accorde la place que doivent mériter les conventions de la Constitution dans tout examen sérieux du constitutionnalisme britannique. Érigées en « règle d’interprétation[32] » du droit constitutionnel à rebours de la séparation stricte de Dicey entre règles juridiques et politiques, les conventions de la Constitution sont loin d’être ignorées par le juge comme les exemples jurisprudentiels tirés de la période le prouvent[33].

Évitant l’écueil d’une définition statique puis une énumération exhaustive des conventions, Thibault Guilluy s’attarde sur leur rôle déterminant dans « l’ingénierie constitutionnelle[34] ». Elles participent à la construction d’un « droit constitutionnel original et malléable, non en fonction de la volonté des gouvernements et de leur propension à respecter les conventions, mais en fonction des circonstances[35] ». Ces dernières peuvent justifier d’agir contra legem, de faire évoluer les conventions elles-mêmes, voire d’en susciter de nouvelles. L’expérience impériale en donne de nombreuses illustrations.

 

 

III. Le recours à l’histoire juridique impériale
pour démontrer la nature britannique de la Constitution

 

Bien que la seconde partie soit d’un volume bien inférieur à la précédente, son apport est inédit. La thèse est, à ce titre, fondamentale, y compris pour les bons connaisseurs de la Constitution britannique. Il est vrai que les juristes, et plus particulièrement les constitutionnalistes contemporains, n’abordent que rarement la question coloniale et, lorsqu’ils le font, ils se limitent à une présentation historique assez statique[36]. Il est bien difficile de trouver dans les manuels une quelconque réflexion sur l’influence de l’organisation constitutionnelle des empires français ou britannique sur la forme de l’État ou les approches actuelles de la Constitution.

Le titre de l’œuvre de Thibault Guilluy, Du « self-government » des Dominions à la dévolution, aurait pu suggérer une étude des principes cardinaux de la Constitution britannique par le seul prisme impérial puis fédéral, ce qui l’aurait rendue encore plus originale. Or de longs passages de la première partie se concentrent quasi exclusivement sur des débats doctrinaux connus par les spécialistes du droit constitutionnel d’outre-Manche. Nous perdons ici de vue les aspects plus concrets liés à la problématique impériale[37]. N’aurait-il pas été pertinent d’allier avec plus de constance l’étude des idées et les enseignements tirés des relations entre la métropole et les colonies (puis entre Londres, Édimbourg, Belfast et Cardiff) ? Par exemple, la résolution du contentieux politico-juridique sur le Stamp Act de 1765 aboutissant à « la maturation d’un Parlement souverain aussi bien en Angleterre que dans l’ensemble de l’Empire[38] », d’une part, et à « l’émergence spontanée d’usages, pratiques et coutumes […] qui relèveront au xixe siècle de la “moralité positive” d’Austin puis des “conventions de la Constitution” de Dicey », d’autre part, n’aurait-elle pas dû être immédiatement convoquée lors de l’analyse de la souveraineté du Parlement puis des conventions ? Plus largement, l’apparition du « fédéralisme conventionnel[39] » ne peut-elle pas être directement exploitée afin d’expliquer le particularisme des conventions de la Constitution ? Enfin, la démarche historique adoptée n’aurait-elle pas pu être mise en rapport avec les tentatives de description de l’originalité de la Constitution britannique contemporaine (nous pensons aux travaux de N. Bamforth et P. Leyland, seulement signalés dans la bibliographie[40]) ?

La structuration retenue, assez élégante (« L’unité affirmée » ; » La diversité révélée[41] »), aurait emporté une totale adhésion si la seconde partie n’était pas aussi brève[42]. À plusieurs reprises, l’auteur aborde des thématiques avec sagacité, mais avec trop de célérité. Ainsi en est-il des liens entre impérialisme et despotisme qui perturbent la lecture libérale de la Constitution britannique[43]. Pourtant, la littérature britannique est riche sur cette tension historique qui transparaît clairement dans certaines pages de l’ouvrage de David Armitage, The Ideological Origins of the British Empire[44].

En outre, lorsque Thibault Guilluy expose les motifs des différents degrés d’autonomie reconnus aux colonies à partir du Statut de Westminster de 1931, il s’intéresse assez brièvement à la distinction entre celles qui sont de peuplement européen (les futurs Dominions) et les autres, où les populations et les structures sociales ont été en partie maintenues (comme en Inde). Alors que la première partie consacrait de longs passages à la dimension sociologique et historique des conventions de la Constitution, la présentation de l’Empire dans la seconde partie aurait sans doute mérité une attention équivalente[45].

Dans le même esprit, mais sur un autre aspect de la démonstration, la conclusion selon laquelle « le constitutionnalisme anglais se distingue […] du constitutionnalisme américain et continental en ce qu’il ne repose pas sur l’existence de mécanismes juridiques permettant d’assurer la suprématie de la constitution dans l’ordre juridique interne », mais « sur la vigilance de l’opinion publique, qui est le véritable gardien de la Constitution et des libertés anglaises[46] », est bien amenée et fort bien mise en perspective avec des jugements récents[47]. Elle aurait gagné à être opposée aux comparatistes qui soutiennent la convergence des systèmes constitutionnels vers un modèle similaire (en embrassant souvent trop de systèmes juridiques différents, quitte à mal étreindre leurs traditions juridiques).

Ces menues critiques ne doivent pas occulter une argumentation dont nous souhaitons ici reprendre les principaux fruits tant ils ont vocation à alimenter un nouveau champ d’études pour les spécialistes du droit constitutionnel britannique. En premier lieu, la distinction entre gubernaculum et jurisdictio[48] qui jette les fondements de la limitation de la puissance royale est redécouverte à partir de l’ouvrage de Ch. McIlwain : Constitutionalism: Ancient and Modern[49]. Elle est parfaitement exploitée afin d’expliciter les « conceptions concurrentes du pouvoir » à l’origine des disparités des statuts juridiques dans l’Empire, mais aussi pour donner une clef de lecture aux forces contradictoires qui animent la Constitution britannique.

En deuxième lieu, la thèse persuade d’une forme de persistance de la culture juridique impériale (elle-même tributaire d’un « constitutionnalisme médiéval » selon l’expression de McIlwain) à travers la dévolution d’aujourd’hui, ce qui permet à Thibault Guilluy d’affirmer avec conviction l’existence d’un fédéralisme britannique de son propre genre. À cet égard, l’agilité avec laquelle sont liés les écrits sur l’Empire et les développements actuels sur la dévolution, démarche que Thibault Guilluy qualifie de « quelque peu anachronique[50] », prouve qu’il a su s’acclimater parfaitement à la façon dont les Britanniques abordent la science juridique.

En dernier lieu, Thibault Guilluy s’autorise des insertions bienvenues dans les traditions constitutionnelles des colonies afin de soutenir que le fédéralisme ne se décrète pas forcément à partir des textes, mais d’abord par « une pratique du gouvernement[51] » qui porte l’avènement d’un « modèle atypique du fédéralisme fondé sur une forme politique du constitutionnalisme » qui peut être appliqué pertinemment à la Constitution britannique et impériale[52]. Ce genre d’argument ne peut être défendu que si l’on dispose d’une connaissance étendue des mœurs politiques et juridiques britanniques doublée de la nécessaire appropriation d’une culture qui ne saurait être acquise par la seule lecture d’écrits juridiques. Ainsi, les passages consacrés à la construction de l’Empire permettent de saisir les motifs de la persistance des relations entre le Royaume-Uni et ses anciennes colonies grâce au Commonwealth of Nations. Progressivement, s’est affirmée une forme de liberté politique « qui explique les manifestations, par les Dominions, de leur loyauté et de leur attachement à l’Empire et leur désir, de rester unis par des liens, mêmes symboliques, à l’ancienne métropole[53]. » Cette conclusion n’était possible qu’en épousant une perspective proprement britannique justifiant de dépasser les cadres juridiques stricts qui découlent des logiques classiques de pouvoir, d’autorité et de souveraineté étatique.

Nous souscrivons en conséquence pleinement à ces quelques lignes qui closent la seconde partie : « la Constitution britannique s’apparente aujourd’hui davantage à un pacte constitutionnel, fédératif et en partie non écrit » – qui n’est pas sans rappeler la notion de trust selon nous – « produit d’une volonté commune d’union de la part des parties à ce pacte, c’est-à-dire de la part des gouvernements et des populations concernées […]. Il paraît dès lors maladroit de décrire ces rapports politiques […] en termes étatiques impliquant une subordination commune à un pouvoir central souverain[54] ». Cette leçon doit être retenue, tant pour appréhender le passé que pour envisager les événements présents.

 

 

Épilogue : Une grille de lecture pertinente des événements constitutionnels récents

 

Trop fréquemment, les chercheurs en droit considèrent que la contextualisation historique se limite à un passage obligé de l’entrée en matière. La thèse de Thibault Guilluy démontre que l’effort de mise en perspective historique (et, au-delà, philosophique et culturelle) est un vecteur essentiel de la compréhension du droit positif et des systèmes politiques contemporains. C’est encore plus vrai en droit constitutionnel britannique. La recherche dont il est rendu compte est de haut niveau, car elle permet de lire avec (presque) limpidité la crise majeure que traverse le Royaume-Uni depuis quelques années en raison du Brexit. Les débats apparemment sans fin à la Chambre des Communes témoignent d’arrangements constitutionnels qui ne peuvent être décrits uniquement « en termes étatiques » ou de « subordination » d’une nation à une autre ou d’un pouvoir à un autre. À cette occasion, les obstacles dressés par l’Exécutif pour contrer les initiatives des Members of Parliament ont été contournés, parfois contre la lettre de plusieurs normes de droit strict[55], mais toujours dans le respect de la rationalité constitutionnelle britannique largement fondée sur la recherche de l’équilibre des pouvoirs[56]. Les rituels et les règles multiséculaires ressuscitées par le Speaker John Bercow ont emporté la curiosité surprise des observateurs et des juristes continentaux. Les réflexions de Thibault Guilluy sur les conventions de la Constitution (la convention Sewel particulièrement[57]) et l’évolution constitutionnelle de l’Empire confirment que la réaction de ce côté-ci de la Manche face aux discussions parlementaires sur le Brexit est celle de philistins. Il en va des crises de l’Empire comme de l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne. Elles s’appuient sur l’état d’une opinion publique qui interroge l’adaptabilité d’un pacte constitutionnel (dans lequel le recours au référendum n’est pas le moindre des bouleversements), mais aussi de la « loyauté » et « du désir de rester unis par des liens », tant à l’intérieur même du Royaume-Uni qu’avec cette superstructure proto étatique qu’est l’Union européenne.

L’une des qualités intrinsèques à toute recherche doctorale d’excellence réside en la capacité de cette dernière à rendre durablement intelligible des phénomènes complexes. Le travail de Thibault Guilluy ne sera sans doute pas rapidement marqué par le temps tant il donne accès à la connaissance d’un passé capital indispensable à l’appréhension d’enjeux contemporains et à venir.

 

Aurélien Antoine
Professeur de Droit public, Université Jean-Monnet de Saint-Étienne/Université de Lyon, CERCRID UMR 5137.

 

 

Pour citer cet article :
Aurélien Antoine «Thibault Guilluy, « Du "self-government" des Dominions à la dévolution : recherche sur l’apparition et l’évolution de la Constitution britannique » », Jus Politicum, n° 22 [https://juspoliticum.com/article/Thibault-Guilluy-Du-self-government-des-Dominions-a-la-devolution-recherche-sur-l-apparition-et-l-evolution-de-la-Constitution-britannique-1271.html]