Une doctrine singulière de limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnelle au Japon

Thèmes : Révision constitutionnelle - Japon - Pouvoir constituant - Justice constitutionnelle

La notion de pouvoir constituant est l’une des plus fondamentales de la théorie constitutionnelle. Elle se trouve par définition au carrefour du politique, du constitutionnalisme et de la démocratie. En Europe, avec la montée en puissance de la justice constitutionnelle et la multiplication des révisions constitutionnelles dans le contexte de l’intégration européenne, les débats autour du pouvoir constituant et du pouvoir de révision sont d’une grande actualité. Dans ce contexte, une brève présentation de la situation actuelle et des quelques caractéristiques de la doctrine de la limitation matérielle du pouvoir de révision au Japon semble pouvoir offrir un éclairage intéressant.

A unique doctrine of substantive limitations on the power of constitutional revision exists in Japan

 The notion of constituent power is one of the most fundamental concepts in constitutional theory. It is inherently situated at the intersection of politics, constitutionalism, and democracy. In Europe, with the rise of constitutional court system and the increasing number of constitutional amendments within the context of European integration, discussions surrounding constituent power and constitutional amendment power are highly relevant. In this context, a brief presentation of the current situation and key characteristics of the doctrine of substantive limitations on constitutional amendment power in Japan can provide an insightful perspective.

C

omme nous l’avons déjà remarqué dans notre article publié en 2004 consacré à la « Théorie du pouvoir constituant et limitation du pouvoir de révision au Japon[1] », il va de soi que la notion de pouvoir constituant est l’une des plus fondamentales de la théorie constitutionnelle[2]. Elle se trouve par définition au carrefour du politique, du constitutionnalisme et de la démocratie. En Europe, avec la montée en puissance de la justice constitutionnelle et la multiplication des révisions constitutionnelles dans le contexte de l’intégration européenne, les débats autour du pouvoir constituant et du pouvoir de révision sont d’une grande actualité. Dans ce contexte, une brève présentation de la situation actuelle et des quelques caractéristiques de la doctrine de la limitation matérielle du pouvoir de révision au Japon semble pouvoir offrir un éclairage intéressant.

Sur la notion de pouvoir constituant dans le droit constitutionnel japonais, il est remarquable que deux constitutionnalistes japonais de premier plan aient présenté une théorie du pouvoir constituant respectivement pour empêcher son exercice par le peuple et pour renforcer indirectement la théorie de la limitation du pouvoir de révision. En effet, Yoichi Higuchi veut geler perpétuellement le pouvoir constituant et Yasuo Hasebe désire expulser la notion de pouvoir constituant du champ de la science juridique.

Selon l’expression de Higuchi, le pouvoir constituant doit « être perpétuellement gelé » dans la théorie constitutionnelle contemporaine. En fait, il soutient que la fonction du pouvoir constituant dans la démocratie contemporaine est essentielle pour justifier juridiquement un ordre existant, c’est-à-dire une force politique exercée au nom de « la Nation » qui serait supposée être sujet de ce pouvoir. Une réutilisation du pouvoir constituant aboutirait alors à « la négation du normatif ». Il serait donc pertinent d’éviter l’usage de la notion elle-même de pouvoir constituant dans la pratique du droit[3].

Quant à la théorie de Hasebe, il souligne de nouveau, dans la littérature récente, que le concept de droit et celui de peuple, même comme sujet de volonté, n’existent qu’à l’intérieur de l’ordre juridique au sein de l’État constitutionnel et que le prétendu pouvoir constituant ne présuppose aucune compétence juridique préexistante et n’est donc pas une notion juridique au sens strict du terme. Il s’agit d’une méthodologie juridique strictement dualiste influencée par Hans Kelsen. En conséquence, dans sa vision positiviste, la notion de pouvoir constituant ne peut absolument pas être juridique mais seulement une notion sans juridicité – une notion qui n’existerait que dans une pseudoscience juridique. Il estime qu’il suffit que tous les problèmes jusque-là traités à travers la notion de pouvoir constituant soient examinés à travers la question de son appréciation du point de vue de la moralité politique.

Force est de constater que ces deux doctrines partagent le même sentiment de méfiance envers le peuple japonais. En effet, ils craignent qu’un dictateur militaire et/ou totalitaire prenne le pouvoir de l’État en justifiant la destruction du régime constitutionnel actuel et l’établissement d’un nouveau régime politique en invoquant l’exercice du pouvoir constituant dans une démocratie populaire contemporaine[4].

 

I. Situation actuelle de la doctrine de limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnelle au Japon

 

Avant de présenter la position de la doctrinale japonaise récente sur la limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnelle, nous présenterons son contexte historique et politique.

 

A. Contexte historique et politique

Avant de nous intéresser à la doctrine actuelle de la limitation matérielle du pouvoir de la révision constitutionnelle au Japon, nous voudrions présenter très brièvement l’établissement de la Constitution actuelle de 1946 et la relation entre la situation politique d’après-guerre et le problème de la révision constitutionnelle.

1. Naissance du régime constitutionnel libéral et démocratique en 1946

À la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, les forces militaires américaines ont complétement détruit le Japon. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine ont conjointement signé la Déclaration de Potsdam, exigeant la reddition inconditionnelle du Japon. Cette Déclaration constituait une sorte de plan de promotion de la démocratie pour le Japon. Tokyo l’accepta, sous réserve qu’elle ne remette pas en cause la position de l’Empereur en tant que « souverain régnant ». À l’époque, les dirigeants politiques japonais considéraient que la préservation du régime impérial et de l’identité nationale (le « Kokutai ») était la base indispensable de la légitimité gouvernementale et du soutien le plus important de l’ordre social et moral traditionnel dans la société japonaise.

Au début de la période d’occupation américaine, le gouvernement japonais avait pensé qu’une légère modification de la Charte impériale de l’Empire du Japon de 1889, qui établissait une monarchie constitutionnelle, répondrait aux exigences de la réforme japonaise de l’après-guerre fondée sur la Déclaration de Potsdam. Mais le Commandement suprême des forces alliées (General Headquarters, the Supreme Commander for the Allied Powers) (ci-après dénommé GHQ) de l’armée d’occupation américaine a ordonné au gouvernement de Tokyo de rédiger une nouvelle version de la constitution japonaise, en se basant sur un projet des membres de la section gouvernementale du GHQ.

Ainsi, le 3 novembre 1946 vit la naissance de la seconde Constitution moderne et écrite du Japon. Son article 1 dispose que l’Empereur a un statut de « symbole » et non celui de « souverain » et de « chef de l’État ». Le titre du Chapitre ii de la nouvelle constitution est la « renonciation à la guerre ». La garantie des droits de l’homme est l’un des principaux objectifs de cette Constitution. Cette garantie a entraîné une libéralisation de l’ordre ancien et de la structure sociale traditionnelle. Il convient de noter que la Constitution actuelle est philosophiquement fondée sur l’idée de la théorie occidentale moderne du droit naturel. La Constitution reconnaît l’existence même d’un « principe universel de l’humanité sur lequel repose la présente Constitution » (Préambule).

Bien que la nouvelle Constitution maintienne le système monarchique traditionnel, celle-ci demeure fondamentalement libérale et démocratique. La rigidité constitutionnelle devait être un outil utile et puissant pour la libéralisation et la démocratisation de la société japonaise. Ainsi, la disposition relative à la révision constitutionnelle, conformément à l’article 96 sur la procédure de révision constitutionnelle, pose que toute modification constitutionnelle requiert l’approbation des deux tiers des membres des deux chambres de la Diète et la majorité des suffrages exprimés lors d’un référendum national obligatoire[5]. À la différence de la Constitution de l’Autriche en Europe, elle n’opère pas de distinction entre « révision totale » et « révision partielle ». Il faut remarquer que jusqu’à présent, aucune révision constitutionnelle n’a été effectuée. Dans un sens, cela démontre paradoxalement sa capacité à s’adapter aux évolutions du contexte politique et social qui l’entoure. Malgré sa rigidité, elle est parvenue à s’imposer dans la durée, pendant plus de 70 ans. De plus, cette Constitution ne comporte aucune disposition intangible, c’est-à-dire interdisant explicitement une révision relative à un objet en particulier– à la différence de l’alinéa 5 de l’article 89 de la Constitution française de 1958 qui interdit que « la forme républicaine du Gouvernement » fasse « l’objet d’une révision ». Il n’y a par ailleurs aucune autre limitation circonstancielle ou substantielle – comme le sont, en France, le dernier alinéa de l’article 7, l’article 16 et l’alinéa 4 de l’article 89.

2. Situation politique d’après-guerre et révision constitutionnelle[6]

Il est notable que, dans un Japon qui avait regagné son indépendance avec le Traité de San Francisco de 1952, le Premier ministre Shigeru Yoshida (au pouvoir de 1946 à 1947 et de 1948 à 1954) avait adopté une attitude hostile à l’égard de la révision de la Constitution japonaise, imposée immédiatement après le retour de la souveraineté de l’État, ce qui peut paraître contradictoire avec son positionnement politique par ailleurs très conservateur. Il estimait qu’il était politiquement plus avantageux pour le Japon de s’abstenir d’exciter ouvertement le nationalisme japonais en établissant une nouvelle constitution réactionnaire, et d’accepter une position subordonnée qui permettait de maintenir une relation amicale avec le gouvernement américain.

Cependant, les gouvernements postérieurs à Yoshida ont peu à peu revendiqué la nécessité et l’importance d’établir une nouvelle constitution autoritaire qui renforcerait le statut de l’Empereur en tant que chef d’État, qui modifierait la clause pacifiste pour autoriser le réarmement, qui renforcerait les pouvoirs de maintien de l’ordre et le contrôle du gouvernement central vis-à-vis des entités locales, qui faciliterait la procédure de révision constitutionnelle et qui donnerait à l’État des pouvoirs importants afin de limiter les libertés et droits des citoyens, notamment en mettant en avant les obligations des citoyens. Ainsi, « Abolir la Constitution imposée par les Américains durant l’occupation militaire et établir une nouvelle Constitution autonome » a été un slogan politique majeur du camp conservateur. Celui-ci a été unifié en 1955 sous le nom de Parti Libéral Démocrate (PLD).

Et pourtant, bien que le PLD soit resté au pouvoir presque continuellement de 1955 à aujourd’hui, la Constitution japonaise n’a pas encore été modifiée. Ceci est en grande partie dû aux efforts des progressistes pour empêcher la révision constitutionnelle et bloquer la réalisation des souhaits des éléments ultraconservateurs au sein du PLD. Les partis de gauche japonais, y compris le Parti socialiste japonais et le Parti communiste japonais, considéraient la constitution libérale et démocratique comme un symbole et un instrument indispensable de la démocratisation radicale de la société japonaise d’après-guerre. En contrepartie, quelques adaptations plutôt techniques (et pourtant nécessaires) des principes de la Constitution n’ont pu être réalisées. En fait, toutes les réformes institutionnelles de grande envergure sur les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire se sont faites, dans les années 1990, sans révision constitutionnelle.

Un basculement de majorité a eu lieu en 2009, le PLD perdant le pouvoir au profit du Parti Démocrate de centre gauche. Le PLD est devenu un parti d’opposition à la suite d’une défaite écrasante aux élections générales de 2009. Durant cette expérience politique exceptionnelle, le PLD, en tant que principal parti d’opposition, a publié un projet très conservateur de révision totale de l’actuelle Constitution[7]. L’objectif principal du projet était de réaffirmer les valeurs politiques fondamentales des conservateurs. Il s’agit d’un symptôme important d’« une dérive autoritaire du constitutionnalisme japonais ». Nous considérons ce projet comme le résultat d’une sorte de réaction politico-socio-psychologique au développement de la mondialisation de la société japonaise. Elle répondait à un désir de mettre l’accent sur l’identité japonaise en tant que « belle » société traditionnelle en opposition à la mondialisation, et non à un souci d’incarner une proposition constitutionnelle efficace afin de changer la politique japonaise dans la pratique.

En décembre 2012, la victoire écrasante du PLD aux élections générales a fait revenir Shinzo Abe au pouvoir. Il est très connu pour être un défenseur fervent de la révision constitutionnelle. Lorsqu’il est devenu Premier ministre pour la deuxième fois, il a rapidement proposé une révision de la procédure de révision constitutionnelle prévue par l’article 96 de la Constitution japonaise, cherchant à dissimuler ainsi ses objectifs réels de révision constitutionnelle. Suite à la proposition du dernier projet du PLD d’assouplir l’exigence de révision constitutionnelle, il a voulu réduire de deux tiers à la moitié le nombre de parlementaires nécessaires dans les deux chambres afin de faciliter une révision constitutionnelle. En d’autres termes, il a essayé de faire passer la flexibilité de la volonté électorale avant la fixité de la norme constitutionnelle. Cette proposition a été faite dans le but d’envoyer un signe positif à ses partisans. Cependant, la proposition d’Abe n’a pas été retenue parce que les partis d’opposition et l’opinion publique l’ont sévèrement critiquée, arguant que cela signifierait une négation substantielle de la constitution écrite et rigide du Japon. Il a donc été contraint de retirer sa proposition. Et au lieu de changer l’article 9 de la Constitution, Abe a changé l’interprétation gouvernementale de cet article pour élargir l’étendue de l’exercice du droit de légitime défense admise dans le cadre de la Constitution actuelle, une position extrêmement controversée au Japon[8].

En mai 2017, Shinzo Abe a dévoilé un plan concret pour réaliser la première révision de l’histoire constitutionnelle japonaise en 2020. L’objectif principal du plan était de légitimer explicitement l’existence des FAD au niveau du texte constitutionnel afin de mettre un terme au débat sur leur constitutionnalité. Sa proposition consistait à maintenir le paragraphe 2 de l’article 9 interdisant le maintien du « potentiel de guerre » et à ajouter un nouveau paragraphe qui légitimerait l’existence d’une organisation militaire sur le plan constitutionnel. Par ailleurs, Abe a présenté une autre proposition visant à rendre l’enseignement supérieur public gratuit. La proposition d’Abe sur l’article 9 a été sévèrement critiquée parce qu’elle encourage in fine la poursuite de l’expansion militaire en collaboration avec l’armée américaine, même si les deux paragraphes de l’article 9 restent inchangés. Quant à la proposition sur la gratuité de l’enseignement supérieur, bien qu’il soit crucial d’obtenir un soutien financier pour celui-ci, il est absolument inutile de recourir à une révision constitutionnelle pour rendre l’enseignement gratuit. La proposition a été critiquée comme étant une révision inutile, une simple distraction, un moyen d’empêcher les gens de prêter attention à l’effet possible d’une révision à l’article 9.

 

B. Position de la doctrinale japonaise récente sur la limitation matérielle

1. Tendance générale

Au Japon, le problème de la limitation matérielle au pouvoir de révision constitutionnelle est toujours fermement installé au cœur des débats doctrinaux. Il est très frappant de voir qu’au Japon, malgré le changement radical opéré entre les deux Lois fondamentales, c’est-à-dire la Charte Impériale de Meiji de 1889 et la Constitution actuelle, la doctrine favorable à la limitation matérielle du pouvoir de révision est toujours très majoritaire, dépassant les clivages doctrinaux, aussi bien avant qu’après la guerre. La doctrine majoritaire estime que la révision constitutionnelle ne peut porter sur n’importe quel contenu. Cependant, les raisonnements qui justifient cette position ne sont pas nécessairement identiques. Quatre types doctrinaux pour la limitation matérielle de la révision constitutionnelle se dégagent ainsi. Il est à noter d’ailleurs que la doctrine constitutionnelle majoritaire ne distingue pas théoriquement « la révision totale » de « la révision partielle » pour discuter où se trouve la limite matérielle de la révision constitutionnelle.

2. Quatre types doctrinaux pour la limitation matérielle de la révision constitutionnelle

Suivant la catégorisation minutieuse et pertinente présentée par Masahiro Akasaka[9] sur ce sujet, nous allons catégoriser la doctrine de la limitation matérielle de la révision constitutionnelle suivant quatre types : la « doctrine du pouvoir constituant » (a), la « doctrine des principes fondamentaux » (b), la « doctrine du droit naturel » (c) et la « doctrine de la norme d’habilitation » (d). Comme la Constitution n’a pas d’article interdisant explicitement l’objet de la révision, les doctrines japonaises que nous verrons ci-dessous peuvent être qualifiées de limitation implicite de la révision constitutionnelle.

a. La « doctrine du pouvoir constituant »

À la base théorique de la « doctrine du pouvoir constituant » se trouve la théorie constitutionnelle présentée par le fameux constitutionnaliste allemand, Carl Schmitt. Schmitt a affirmé, sous la Constitution de Weimar, que

Il distingue nettement la constitution (Verfassung) proprement dite engendrée par la détermination de l’existence politique de l’État comme unité politique du peuple et d’autre part la loi constitutionnelle, tout simplement techniquement constitutionnelle (Verfassungsgesetz).

Sous cette influence schmittienne, la doctrine du pouvoir constituant considère que, du point de vue de la logique juridique, le pouvoir de révision ne peut pas remplacer le Souverain qui est défini dans la Constitution. En effet, le pouvoir de révision, par sa nature, n’est pas capable de toucher le détenteur de la souveraineté du pouvoir étatique, ce qui constitue sans aucun doute l’identité la plus fondamentale de chaque constitution (Kazushi Kojima, Shigenori Matsui). Pour cette doctrine, bien que seul le pouvoir constituant puisse changer au moins théoriquement le détenteur de la souveraineté, les autres dispositions du code constitutionnel japonais sont révisables dans le cadre d’une révision constitutionnelle. Concrètement, l’article premier de la Constitution japonaise dispose que

b. La « doctrine des principes fondamentaux »

Bien que cette doctrine partage une base théorique sur la hiérarchie des normes constitutionnelles avec « la doctrine du pouvoir constituant », elle s’en distingue en ce qu’elle tend à interpréter plus largement l’identité de la Constitution actuelle. En fait, les doctrines que nous analysons varient essentiellement dans ce qu’elles considèrent être la Loi fondamentale japonaise.

Cette doctrine affirme que le principe de la souveraineté du peuple et le respect de la garantie des droits fondamentaux constituent l’identité de la Constitution (Toshiyoshi Miyazawa). L’article 11 utilise ainsi l’expression des « droits éternels », tandis que l’article 97 consacre des droits fondamentaux dont on doit « garantir à jamais l’inviolabilité ». Une partie des auteurs souligne qu’une telle expression suggère implicitement l’existence d’une limite à la révision constitutionnelle sur la protection des droits, ce qui interdirait sa suppression.

Une autre partie des défenseurs de cette doctrine, d’ailleurs majoritaire, pense que l’identité de la Constitution repose sur trois principes : la souveraineté du peuple, le respect de la garantie des droits fondamentaux de l’homme et le pacifisme (Masami Ito, Naoki Kobayashi, Yasuo Sugihara). Cette doctrine se divise encore selon la conception concrète qu’elle se fait du pacifisme japonais. D’aucuns considèrent que c’est l’assimilation de la guerre à un acte illégal et la proscription du recours à la force qui sont stipulés dans l’alinéa 1 de l’article 9 de la Constitution, selon les principes établis par le pacte Briand-Kellogg, ou pacte de Paris de 1928 (Naoki Kobayashi, Miyoko Tsujimura). D’autres estiment que ce n’est pas le principe du pacifisme en tant que tel, mais plutôt l’interdiction de se doter d’un potentiel de guerre, énoncée radicalement à l’alinéa 2 de l’article 9, qui constitue plus précisément l’identité de la constitution actuelle (Isao Sato, Yoshiaki Yoshida).

Un troisième sous-groupe ajoute à ces trois principes constitutionnels l’article 96 qui traite de la procédure de révision constitutionnelle, ou du moins son caractère exceptionnel dans la Constitution, c’est-à-dire le référendum national obligatoire pour toute proposition de la révision constitutionnelle par la Diète après deux-tiers de vote de chaque Chambre. Elle affirme que sa suppression dépasserait la limite matérielle de la révision constitutionnelle (Masami Ito, Naoki Kobayashi).

c. La « doctrine du droit naturel »

Cette doctrine s’inscrit dans la tendance du droit naturel contemporain (Nobuyoshi Ashibe). Elle admet sans réserve l’existence du droit naturel sous-jacent et concomitant à l’ordre juridique positif sous lequel nous vivons réellement. Elle considère qu’un pouvoir constituant digne de ce nom est limité par une sorte de valeur universelle fondamentale dérivée de « l’idéal du constitutionnalisme moderne ». Celle-ci est constituée par le principe juridique du respect de la personne humaine. Évidemment, cette façon de penser a été fortement influencée par la renaissance du droit naturel en Allemagne comme réaction à la période nazie. De ce fait, le pouvoir de révision doit être subordonné en tant que pouvoir constituant institué par la volonté du pouvoir constituant originaire. Une conséquence en est qu’il serait juridiquement impossible, dans une Constitution qui définit le peuple comme souverain, d’opérer une révision qui le prive de ce statut.

d. La « doctrine de la norme d’habilitation »

Cette doctrine considère que la disposition sur la procédure de révision constitutionnelle, c’est-à-dire l’article 96, constitue également l’une des limites indispensables pour sauvegarder le principe du constitutionnalisme : en effet, cette disposition a été introduite directement par le pouvoir constituant lors de l’édiction de la Constitution pour permettre très exceptionnellement de provoquer un changement explicite de la norme constitutionnelle. En conséquence, cette théorie établit la hiérarchie des normes au sein de la constitution comme suit : premièrement, les principes fondamentaux ; deuxièmement, la disposition concernant la révision constitutionnelle et troisièmement, les dispositions constitutionnelles ordinaires. Elle insiste ainsi sur l’impossibilité de supprimer le référendum obligatoire national lors de la révision (Shiro Kiyomiya). Tout en partageant cette conclusion, une autre version de cette doctrine invoque plutôt la théorie d’Alf Ross pour démontrer l’impossibilité logique de la révision de l’article 96 par ce même article (Yasuo Hasebe).

3. La doctrine de la non-limitation du pouvoir de révision

En revanche, il existe très peu de constitutionnalistes japonais qui soutiennent la thèse de la non-limitation du pouvoir de révision. L’un de ses défenseurs affirme qu’il est illogique de poser une limite à un droit qui change tous les jours selon les besoins sociaux (Yoshio Oishi). Un autre auteur souligne que l’exigence du référendum obligatoire national pour n’importe quelle révision nous conduit à identifier la révision constitutionnelle et l’établissement d’une nouvelle constitution, la première étant alors regardée comme l’exercice du pouvoir constituant dérivé ou institué (Tatsuro Kudo). Kudo considère que la procédure de révision constitutionnelle n’est pas une institution ayant pour fin d’établir un pouvoir de révision, mais plutôt de faire exercer par le peuple le pouvoir constituant sous la forme du pouvoir de révision. Ainsi, il faudrait traiter un référendum de révision comme un référendum national constituant.

 

C. Effet pratique de la limitation du pouvoir de révision

La doctrine constitutionnelle japonaise qui défend (même énergiquement) la thèse de limitations au pouvoir de révision estime néanmoins que ses conséquences pratiques sont elles-mêmes limitées : sans doute a-t-elle pour seule fonction, du point de vue de la théorie constitutionnelle, « d’alerter » le peuple, de l’éclairer avant son vote au référendum national sur ce fait. Cela contraste avec la tendance générale que l’on peut observer du point de vue du droit comparé globalisé, où l’attention se porte plutôt sur le contrôle juridictionnel du pouvoir de révision. D’une manière générale, cette doctrine japonaise ne considère pas que c’est une question purement et simplement académique. La thèse des limites au pouvoir de révision permet aux constitutionnalistes, instruits de la situation constitutionnelle, d’alerter le peuple japonais sur le fait qu’une révision risquerait de détruire l’identité constitutionnelle japonaise et d’ouvrir à une révolution juridique. En effet, d’un côté, il est considéré que le rôle de contrôle de constitutionnalité des lois de type américain (judicial review) confié au pouvoir judiciaire par la Constitution japonaise consiste à juger la conformité des normes et actes infraconstitutionnels de l’État (y compris de la loi parlementaire) au texte constitutionnel. En conséquence, contrairement aux justices constitutionnelles allemande, italienne, indienne et colombienne entre autres, au Japon, il n’est pas imaginable que les juges examinent la conformité de la révision constitutionnelle à la Constitution, plus exactement à la « structure fondamentale » de la Constitution ou à son « identité ». D’ailleurs, peu de constitutionnalistes proposent l’instauration d’un contrôle de constitutionnalité de la révision pour remettre en cause, par voie juridictionnelle, une révision constitutionnelle.

Du reste, en pratique, les juges japonais, y compris ceux de la Cour Suprême, tendent à éviter de traiter les litiges constitutionnels qu’ils estiment être de nature hautement politique au nom de la théorie des « actes de gouvernement », sous une certaine influence de la jurisprudence administrative française, ainsi que sous celle de la théorie des « political question » de la Cour Suprême américaine. En effet, cette dernière s’était déclarée incompétente pour juger la révision constitutionnelle en 1939 dans la décision Coleman v. Miller[11]. C’est là l’une des expressions de la position très « passive » du pouvoir judiciaire japonais pour exercer son pouvoir d’examen de la constitutionnalité des lois. En conséquence, si le peuple donnait son accord à un projet de révision constitutionnelle considéré comme dépassant les limites matérielles ou même procédurales identifiées par la doctrine, le jour de ce référendum constitutionnel favorable à une telle révision proposée par la Diète serait interprété comme celui de l’édiction d’une nouvelle constitution, suscitée par une révolution juridique qui aurait rompu la continuité légale avec le régime constitutionnel précédent.

Voyons plus avant la nature des débats sur la limitation matérielle de la révision constitutionnelle.

 

II. Analyse des débats doctrinaux sur la limitation matérielle de la révision constitutionnelle

 

Avant de situer la doctrine japonaise dans les études sur le droit constitutionnel comparé globalisé, nous réfléchissons au contexte historique propre à ce pays.

 

A. Contexte historique japonais de la doctrine de la limitation matérielle

1. Introduction

Comme nous l’avons déjà remarqué, le problème de la limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnel est toujours fermement installé au cœur des débats doctrinaux. Au Japon, malgré le changement radical entre les deux Lois fondamentales, la doctrine favorable à la limitation matérielle du pouvoir de révision est toujours très majoritaire, dépassant les clivages doctrinaux, aussi bien avant qu’après la guerre. La doctrine majoritaire estime que la révision constitutionnelle n’est pas susceptible de porter sur n’importe quel contenu. Cela est d’autant plus impressionnant qu’au-delà des différences méthodologiques de chaque constitutionnaliste, son écrasante majorité a abouti aux mêmes conclusions, c’est-à-dire que la Constitution était l’« incarnation des valeurs fondamentales ». Cette façon de penser dans le droit constitutionnel japonais mérite une observation. Pour cela il faut analyser le contexte historique de la doctrine de la limitation matérielle.

2. Notion de « Kokutai » et interprétation officielle de la Charte Impériale de Meiji

La valeur fondamentale de la Charte impériale de Meiji était considérée comme constituant le « Kokutai[12] » du Japon. Cette notion-clé mystérieuse, autoritaire, ethnocentrique et inégalitaire pour la société japonaise depuis la Restauration de Meiji jusqu’à la fin de la guerre a pavé la voie pour opprimer les libertés et les droits des sujets japonais et faire basculer le pays dans le totalitarisme jusqu’en 1945. Cette formule avait pour fonction de renforcer l’ordre social traditionnel. La Constitution de 1946 est devenue la totale négation de cette valeur foncièrement monarchique, au profit du respect des individus. La nouvelle Loi fondamentale a eu pour objectif d’émanciper les Japonais qui avaient été liés à l’ordre social traditionnel, mais modernisé sous le gouvernement de Meiji pour la domination autoritaire et militaire, autrefois défendu au nom du « Kokutai ».

La doctrine constitutionnelle dominante sur la limitation matérielle de la révision constitutionnelle sous la Charte Impériale a été définitivement influencée par le premier livre exégétique de la Charte de Meiji – un commentaire quasi-officiel signé par le Premier ministre (Kenpô Gikai, Kokkagakkai, 1889). Il y indique que « le droit n’est utile que quand il répond aux besoins sociaux. Par conséquent, bien que les grandes caractéristiques (“Kokutai”) de l’Empire ne puissent pas être modifiées dans leur éternité, il est naturellement nécessaire de changer les principes des institutions politiques en vigueur en prenant en considération l’évolution des situations ». Il s’agit d’une sorte de « doctrine du pouvoir constituant ».

De la sorte, au-delà des différences de méthodologie et de couleur politique, soit libérale (Tatsukichi Minobe[13] et Toshiyoshi Miyazawa) soit autoritaire (Yatsuka Hozumi[14]), la doctrine majoritaire constitutionnelle s’est accordée à dire qu’il existe une limitation matérielle implicite au pouvoir de révision. Elle a avancé une théorie de la limitation du pouvoir de révision. En conséquence, pour les constitutionnalistes japonais, les éléments formels ne sont pas capables, seuls, de nous renseigner sur la nature juridique de la constitution. Cette conception de la constitution comme sommet de la hiérarchie des normes, et non comme simple assemblage de lois constitutionnelles parfois disparates concernant la forme de l’État, s’est durablement enracinée au Japon et ce, dès le début de l’établissement du droit constitutionnel en tant que science académique – jusqu’à aujourd’hui. Il est considéré que cette ligne de pensée n’est pas sans lien avec un certain sentiment nationaliste qui aurait pris forme avec l’établissement de la Constitution. Dans le cas de la Charte de Meiji, cela est tout-à-fait manifeste.

3. Le changement du Souverain en 1945 et la « doctrine de la Révolution d’août »

Il faut remarquer que la doctrine de la limitation matérielle de la révision constitutionnelle a joué un rôle politique crucial ex post facto pour justifier juridiquement le nouveau régime constitutionnel après la guerre, et fixer le soubassement de légitimité de la constitution de 1946. Du point de vue purement formel, la continuité semble s’imposer, puisque la Constitution de 1946 a été établie comme constitution révisée de la Charte de Meiji de par l’observation formelle de toute la procédure de révision définie par l’article 73 de cette dernière. Aucun problème de forme ne peut à cet égard être relevé. C’est pour cela que le « Rescrit » de la Constitution du Japon, placé devant le Préambule déclare :

La question qui se pose naturellement est celle de savoir si on peut établir juridiquement une constitution déclarant la souveraineté du peuple en révisant une constitution qui est basée sur la souveraineté de l’Empereur. La doctrine de la Révolution d’août présentée par Toshiyoshi Miyazawa a répondu que l’acceptation de la Déclaration de Potsdam le 15 août 1945 a rendu de facto le peuple japonais souverain du Japon et que la validité de la Charte a été maintenue à la condition que ses dispositions ne soient pas contraires à cette Déclaration[15].

Contrairement à ce qu’a postulé la critique qui en a été faite par la doctrine dite de la « souveraineté de Nomos » (Tomoo Otaka) dont le but était bien de relativiser théoriquement la différence des principes constitutionnels entre les deux Constitutions de 1889 et de 1946, la doctrine de Miyazawa a eu pour fonction de renforcer le contraste entre les deux lois fondamentales pour souligner la nature libérale et démocratique du nouveau régime politique. En effet, selon la doctrine de la « souveraineté de Nomos » la souveraineté n’appartient pas à une personne en particulier, n’étant qu’une idée abstraite extrêmement vague (le « bien-être de la nation », la « justice dans la communauté internationale », l’« ordre et l’équité », les « principes fondamentaux du droit », etc.). D’ailleurs, la classe politique majoritairement conservatrice et les gens du peuple n’ont pas semblé être très sensibles à cette rupture structurelle politico-juridique dans la société réelle. En fait, la plupart des politiciens, à l’exception des communistes, étaient assez opportunistes et ont adhéré aux changements sous l’occupation de l’armée américaine, sentant plutôt que la vie quotidienne continuait sans grand changement avant et après-guerre, malgré l’établissement de la nouvelle Constitution.

Pour monter ce scénario juridico-politique très dynamique de la « Révolution d’août », affirmer l’existence de la limitation matérielle de la révision constitutionnelle était nécessaire, car sans cette doctrine, aucune invocation du pouvoir constituant originaire du peuple n’aurait évidemment été possible. En effet, la doctrine de Miyazawa a pu expliquer que c’est le pouvoir constituant exercé le 15 août 1945 qui a mis au monde une nouvelle Constitution complètement différente de la précédente. Bien sûr, cette doctrine a naturellement amené la question de savoir si une nouvelle constitution peut être instituée par le pouvoir constituant originaire sous une occupation militaire. Il s’agit d’une « constitution imposée » au moins pour le gouvernement de Tokyo de l’époque. Surtout, un acte de droit international comme l’acceptation de la Déclaration de Potsdam est-il juridiquement qualifié à modifier le détenteur de la souveraineté en droit constitutionnel ? Pour justifier cette doctrine assez acrobatique, il faudrait probablement défendre un monisme en droit international beaucoup plus radical que celui envisagé par Kelsen, ainsi qu’une notion du pouvoir constituant schmittienne. Malgré tout, cette doctrine a été une grande réussite constitutionnelle pour légitimer juridiquement le régime constitutionnel d’après-guerre.

4. La « norme fondamentale » de la Constitution et le droit constitutionnel comme science juridique

D’un côté, la notion de hiérarchie des normes au sein de la Constitution partagée par la doctrine constitutionnelle majoritaire japonaise était politiquement importante pour enraciner les principes fondamentaux de la Constitution dans la société japonaise qui a « reçu » la Constitution d’en haut par l’armée d’occupation américaine. De l’autre, cette notion était utile pour interpréter la Constitution de 1946, c’est-à-dire pour donner une réponse convaincante aux questions constitutionnelles. D’ailleurs, à cause de l’introduction du système de contrôle de la constitutionnalité des lois en 1946, donner une réponse constitutionnelle aux praticiens du droit (juge et avocat) lors de l’application de la Constitution au cas par cas est devenu une des missions indispensables de la doctrine constitutionnelle. Il faut remarquer que son rôle était plutôt celui d’idéologue pour réaliser des idéaux libéraux et démocratiques, davantage que celui de théoricien du droit.

La doctrine de « la norme fondamentale » de Shiro Kiyomiya a parfaitement assumé ce rôle. Sous une forte influence de Hans Kelsen, il a présenté sa propre théorie de « la norme fondamentale ». Il faut bien voir que malgré la similitude terminologique, sa nature est complètement différente de celle de Kelsen. Pour Kelsen, la norme fondamentale, absolument nécessaire pour la pensée positiviste juridique, n’est néanmoins qu’une norme supposée et non une norme posée. C’est ainsi une norme constituant une hypothèse logico-transcendantale, fondant la validité d’un ordre juridique étatique. Au contraire, Kiyomiya présente la norme fondamentale comme suit :

En effet, la valeur fondamentale de la Charte impériale de Meiji était considérée comme le « Kokutai ». La « norme fondamentale » chez Kiyomiya découle de sa propre compréhension du « Kokutai ». Avec l’introduction de la Constitution de 1946, elle est devenue la totale négation de cette valeur monarchique, au profit du respect des individus. La nouvelle Loi fondamentale a eu pour objectif d’émanciper les Japonais. Ainsi, malgré le changement d’ordre constitutionnel, cette façon de concevoir certaines « valeurs fondamentales » comme le cœur de la Constitution est restée identique. Kiyomiya a ainsi pu présenter sans aucune contradiction interne une théorie identique de la révision constitutionnelle limitée par la notion de norme fondamentale.

Nous pensons que le modèle de la doctrine constitutionnelle majoritaire d’après-guerre jusqu’à aujourd’hui a été déterminé par la doctrine de la « norme fondamentale » de Kiyomiya et celle de la « Révolution d’août » de Miyazawa[17]. Justement, c’est pour cela que la doctrine de la limitation matérielle de la révision constitutionnelle constitue un des piliers de la structure doctrinale du droit constitutionnel japonais comme science juridique avec les deux autres éléments constitutifs, c’est-à-dire le pouvoir constituant originaire en tant que fait extra-juridique, ainsi que la hiérarchie des normes au sein de la Constitution. Une bonne illustration en est que le manuel constitutionnel écrit conjointement par les deux constitutionnalistes[18] est le plus lu sous la Constitution actuelle. Leurs doctrines font contraste avec la doctrine majoritaire du droit constitutionnel français jusqu’ici et la jurisprudence du Conseil constitutionnel français[19].

 

B. La doctrine japonaise et le droit constitutionnel comparé globalisé

Il faut bien voir que les notions fondamentales du droit constitutionnel, celles de constitution, de pouvoir constituant et de pouvoir de révision varient en fonction du contexte historique et du développement politique et social de chaque pays. Les études comparatistes nous en ont apporté la preuve, en montrant combien les perspectives pouvaient être extrêmement différentes ou relativement proches selon les pays. D’ailleurs, la doctrine constitutionnelle japonaise a toujours souhaité un État constitutionnel « réalisé » par la justice constitutionnelle. Notamment dans les années 80 et 90, les études sur le droit du contentieux constitutionnel se sont multipliées, sous l’influence des États-Unis. Cependant, la base doctrinale majoritaire du droit constitutionnel japonais reste toujours la même structure construite par les doctrines de la « Révolution d’août » de Miyazawa et de la « norme fondamentale » de Kiyomiya.

En s’inspirant de la « Basic Structure Doctrine » élaborée par la Cour Suprême indienne, Yaniv Roznai[20] propose de développer la doctrine de la « limitation du pouvoir de révision (amendment power) » se basant sur des études comparatives très approfondies sur ce sujet. En effet, la Cour Suprême indienne a déclaré que :

Son raisonnement est suivant :

À partir de ce concept du pouvoir de révision appuyé sur la « théorie de délégation (theory of delegation) », il soutient l’existence d’une limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnelle à la manière convaincante et familière au droit constitutionnel japonais ainsi qu’acceptable pour lui. Il existe une grande similarité théorique entre Roznai et Kiyomiya.

D’ailleurs, Roznai essaie de déterminer des standards pour contrôler juridictionnellement le pouvoir de révision, avec l’idée d’un spectre qui varierait l’intensité du contrôle de la constitutionnalité de la révision constitutionnelle selon les mécanismes concrets de la révision constitutionnelle. En fait, « l’intensité du contrôle judiciaire des amendements constitutionnels doit être liée au processus d’amendement[23] ». Cette perspective a fait défaut jusqu’ici chez les constitutionnalistes japonais contemporains. Sa position sur les révisions constitutionnelles reposant sur un référendum comme au Japon est la suivante :

Selon cette idée, un organe de la justice constitutionnelle japonaise devrait juger la constitutionnalité d’une révision constitutionnelle en suivant le standard fondamental d’abandon, puisque cette révision serait légitimée par le référendum. Cette position nous paraît très convaincante.

 

Conclusion

 

L’étude de Roznai indique clairement que la tendance générale de la doctrine constitutionnelle majoritaire japonaise est conforme au courant globalisé actuel de la doctrine de la limitation matérielle du pouvoir de révision. Au Japon, comme nous l’avons vu, cette doctrine date de l’établissement du droit constitutionnel nippon sous la Charte Impériale de Meiji. Ainsi, l’avenir du constitutionnalisme japonais par rapport au constitutionnalisme globalisé dépend de la capacité de la structure fondamentale constitutionnelle à être assurée juridiquement et efficacement par un pouvoir juridictionnel, que ce soit par la Cour suprême actuelle ou une éventuelle Cour constitutionnelle à établir.

D’ailleurs, dans la situation actuelle d’un droit constitutionnel comparé fortement globalisé, on assiste au développement remarquable des études sur le pouvoir constituant originaire sous de nouvelles perspectives juridiques afin de rechercher des standards mondiaux relatifs au pouvoir constituant. Il est devenu inévitable, dans un monde globalisé proposant des expériences constitutionnelles nouvelles, de porter sur le pouvoir constituant et les processus constituants un regard croisé qui associe les dynamiques du droit constitutionnel et du droit international[24]. Il me semble possible, à partir d’une telle approche, d’ouvrir de nouvelles perspectives pour la doctrine du pouvoir constituant originaire. Cependant, cela nécessite forcément un autre article pour approfondir cette réflexion académique.

 

Hajime Yamamoto

Professeur à l’université Keio de Tokyo. Senior Villey Fellow. 

P. Brunet, K. Hasegawa, H. Yamamoto (dir.), Rencontre franco-japonaise autour des transferts de concepts juridiques, Paris, Mare & Martin, 2014.

C. Guérin-Bargues, H. Yamamoto (dir.), Aux sources nouvelles du droit: Regards comparés franco-japonais, Paris, Mare & Martin, 2018.

P. Brunet et H. Yamamoto (dir.), Voyages et rencontres en droit public : Mélanges en l’honneur de Ken Hasegawa, Paris, Mare & Martin, à paraître.

 

Pour citer cet article :
Hajime Yamamoto «Une doctrine singulière de limitation matérielle du pouvoir de révision constitutionnelle au Japon », Jus Politicum, n° 30 [https://juspoliticum.com/article/Une-doctrine-singuliere-de-limitation-materielle-du-pouvoir-de-revision-constitutionnelle-au-Japon-1543.html]