La critique de l’étatisme hégélien chez le jeune Marx. Limites et actualité d’une polémique
Quel sens faut-il donner aujourd'hui à la critique de la philosophie politique hégélienne élaborée par Marx en 1843 ? Bien que très général, le propos d'une « critique de l'État » reste valable dans son principe. Mais il ne peut plus faire l'économie d'une approche nuancée du phénomène étatique, une approche informée par les ambiguïtés historiques nombreuses et profondes qui lui sont associées. Il y a d'ailleurs peut-être là une opportunité pour enrichir l'idée même de critique : elle ne peut pas sortir intact d’une pareille confrontation avec l'ambiguïté. Après avoir rappelé les motifs essentiels du texte de Marx, l'article esquisse les contours d'une telle conception « ambiguiste » de l'État. Une critique de l'État qui se situerait dans le prolongement de la discussion de Hegel engagée en 1843 reste donc possible, mais à la condition d'opérer un tel détour.
Pour citer cet article :
St. Haber, « La critique de l’étatisme hégélien chez le jeune Marx. Limites et actualité d’une polémique », Droit & Philosophie, no 10 : Marx et le droit, 2018 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/la-critique-de-l-etatisme-hegelien-chez-le-jeune-marx-limites-et-actualite-d-une-polemique-242].
Longtemps influente, même en tant que simple arrière-plan, la critique de l’État a cessé, à partir des années 1980, de jouer un rôle structurant dans les sciences sociales et dans la philosophie politique. Ce n’est pas que, avant ce tournant, la dénonciation de la répression et de l’oppression exercées sur le corps social par les institutions étatiques ait été omniprésente ou obsessionnelle. Mais il était généralement admis que, comportant une part de vérité, elle pouvait constituer un point de départ pour la réflexion. On le voit par exemple au fait que, à l’époque de Bourdieu ou de Foucault, il y avait encore un enjeu crucial dans la tâche consistant à raffiner ou à limiter une sorte de sensibilité anti-étatiste diffuse (une « phobie d’État » disait Foucault) dans le public intellectuel auquel ils s’adressaient, ce qui était encore une manière de la prendre au sérieux. Plus précisément, le centre de gravité de leur démarche consistait en une prise de distance à l’égard des cadres mentaux induits par l’ascendant de l’État. En effet, pour Bourdieu comme pour Foucault, l’existence même de l’État, puisqu’elle s’accompagne de manières de penser particulières et de méthodes d’appréhension de la réalité sociale (évidemment liées à des pratiques), déforme notre regard, naturalise certaines options cognitives et en favorise d’autres, qu’il faut apprendre à mettre en question. Cette approche oblique et sophistiquée n’empêcha cependant pas le développement contemporain d’une critique de l’État plus franche. Ainsi, indépendamment de leur brio, les travaux anthropologiques de Pierre Clastres doivent sans doute leur rayonnement au fait qu’ils maintenaient une position plus franche, plus directe, que celle de Bourdieu et Foucault, tout en n’étant pas contradictoire avec les orientations que ceux-ci privilégient. Dans un esprit rousseauiste assumé, Clastres décrivait l’autonomisation du pouvoir politique personnel puis bureaucratique, comme une sorte de catastrophe cosmique que les sociétés humaines auraient redouté et tenté de conjurer, sans succès, sauf exceptions. Tout cela dessinait un horizon intellectuel composite, mais assez clair.
Naturellement, l’observation critique de l’action de l’État constitue encore un motif important des sciences sociales contemporaines. Mais l’évolution a été néanmoins palpable. Par exemple, dans les débats académiques nord-américains des années 1970-1980, qui ont fini par constituer le langage commun d’une grande partie de la « philosophie politique » au sens d’une spécialité reconnue et institutionnalisée, mais qui ont aussi influencé plus largement les façons de penser le politique et le social, il est certes parfois question de savoir s’il faut beaucoup d’État ou peu d’État, si celui-ci doit s’arroger telle ou telle fonction ou s’abstenir de le faire. Cependant, les lecteurs s’y retrouvent en terrain connu : il y est d’emblée question d’un univers composé d’États-nations indépendants, de sociétés dans lesquelles des puissances politiques souveraines telles que nous les connaissons ou à peu près jouent un rôle d’organisation fondamental et cristallise les discussions publiques.
Un témoignage parmi d’autres de l’influence de cette façon d’aborder le monde social et politique est offert par les auteurs récents qui se rattachent au projet de la Théorie Critique, au sens de l’École de Francfort, c’est-à-dire à un projet à l’origine on ne peut plus sceptique à l’égard de l’État et de l’étatisme. Soucieux de mettre au clair la base normative de la critique sociale, Habermas et Honneth se proposent, dans des traités marquants, de réinterpréter, d’une manière qu’ils espèrent tonifiante, le projet historique de l’État de droit démocratique occidental. Mais, d’une façon qui relaie consciemment le courant principal de la philosophie politique moderne, de Hobbes à Hegel, il est en fait essentiellement question chez eux d’une puissance politique souveraine, comportant un pouvoir exécutif, un pouvoir législatif et un pouvoir administratif. Ce classicisme déconcertant se repère à la faible résonance que rencontrent dans ces œuvres la réflexion sur les échelons inférieurs (la municipalité par exemple) ou encore sur les échelons alternatifs de l’activité politique (comme les lieux de travail). Si ces échelons ne sont pas méconnus, les institutions démocratiques apparaissent en dernier ressort comme garanties et portées par un État national, par ailleurs décrit de façon assez conventionnelle, de sorte que c’est lui qui reste le centre de l’attention du théoricien, l’objet de l’investigation et de la confiance par excellence. D’où, souvent, à la lecture des deux auteurs cités, l’impression donnée d’une imagination institutionnelle bloquée, l’impression d’un enfermement volontaire, au nom de l’anti-utopisme, dans un espace de possibilités historiques très réduit et déjà connu d’avance.
L’origine d’un tel choix est facile à découvrir. Il tient à ce que l’on peut appeler les bonnes surprises de l’histoire politique occidentale, des bonnes surprises sur lesquelles Foucault et Bourdieu avaient choisi de ne pas insister ou de n’aborder que sous un angle particulier. En se faisant « social » (au sens de la redistribution des revenus et de la sécurité sociale), puis en piochant régulièrement dans le répertoire sémantique des mouvements sociaux (la lutte contre les discriminations, les souffrances et les dominations), l’État a en partie désarmé, malgré les évidentes limites de son action et la variété géographique des expériences dans lesquelles il s’est trouvé engagé, celles et ceux qui le décrivaient comme un monstre sourd et froid, prisonnier d’une pure logique de croissance autocentrée et d’assujettissement autoritaire de la société, une logique que la reconnaissance des droits subjectifs n’aurait pas pu limiter.
Néanmoins, dans une large mesure, cette dynamique, qui semblait élargir considérablement les espaces historiquement ouverts par les intuitions libérales (l’État de droit, les droits individuels), semble épuisée, ce qui ouvre la voie à des cycles inverses dont on perçoit aujourd’hui encore mal les conséquences. Nous ne sommes en tout cas plus à l’époque où Thomas Marshall pouvait estimer que l’extension efficace des droits subjectifs et de la citoyenneté culminant dans les institutions de « l’État-Providence » formait la tendance de fond de l’histoire politique moderne. L’écho important que rencontrent actuellement des œuvres comme celles de David Graeber ou de James Scott témoigne ainsi d’un changement de sensibilité et peut-être même de paradigme. Avec le triomphe écrasant du néolibéralisme, l’État apparaît plutôt comme l’instrument d’une offensive des classes dominantes, au terme, au pire, d’une annexion pure et simple par les puissances de l’argent (l’État au service des riches et du big business), au mieux, d’une perte d’autonomie qui le laisse démuni face aux énormes problèmes sociaux et environnementaux engendrés par les décisions d’acteurs économiques bien décidés à faire valoir inconditionnellement leurs intérêts et à ne tenir compte que du court terme.
Notre thèse sera qu’une telle configuration intellectuelle permet de redonner du sens à l’anti-étatisme de Marx et en particulier à celui du jeune Marx, surtout celui qui s’exprima dans la fameuse critique de la philosophie politique hégélienne esquissée en 1843.
Problèmes d’interprétation
Il est bien connu que Marx a lui-même fourni après coup un guide de lecture pour son travail sur Hegel :
Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les doutes qui m’assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit de Hegel, travail dont l’introduction parut dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, publiés à Paris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du xviiie siècle, comprend l’ensemble sous le nom de « société civile », et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’économie politique.
Cependant, comme l’avait noté Miguel Abensour, l’auto-interprétation de Marx en 1859 tend malencontreusement à faire de la critique des Principes de la philosophie du droit de Hegel un simple point de passage. Derrière l’illusion politique, avec lequel il se serait agi d’en finir une bonne fois pour toutes, c’est le monde économique, celui des classes sociales et des fonctions au sein de la production, qui se découvrait enfin ; la critique de l’idéalisme hégélien et, conjointement, celle de l’État apparaissent comme des étapes préparatoires à une critique de l’économie politique qui n’a même pas besoin d’intégrer les acquis des étapes précédentes. Abensour estime nécessaire une reprise du texte qui, au contraire, y voit l’émergence d’une tradition minoritaire dans la modernité, celle de la démocratie comme auto-institution. Chez des auteurs tels que Castoriadis, pour des raisons en grande partie liées au contexte historique, c’est contre le scientisme marxiste (celui que le régime soviétique a favorisé) qu’une philosophie démocratique avait pu s’épanouir. L’émancipation radicale n’est pas à attendre d’une nécessité secrète à l’œuvre dans l’Histoire, nécessité qu’une élite auto-proclamée serait à même de comprendre et surtout d’imposer, affirmait-il. Elle puise plutôt ses ressources dans un désir profond de transformation et d’autonomie qui habite l’âme humaine. Le pas supplémentaire accompli par Abensour consiste à aller chercher chez Marx lui-même les prémisses d’une telle approche. C’est ainsi qu’il voit dans le commentaire de Hegel commencé en 1843 l’esquisse d’une philosophie de la démocratie qu’il faudrait selon lui inscrire dans la continuité de l’humanisme civique italien. Elle a pour sens l’obligation de penser la lutte contre l’État moderne, qui s’est accaparé le contenu du politique.
Pourtant, la difficulté principale de l’interprétation d’Abensour est que, sur la démocratie, secret révélé de la vie politique, Marx dit peu de choses, se bornant à quelques formules suggestives. Un peu comme le Spinoza du Traité politique tel qu’il nous est parvenu, Marx rend d’autant plus attrayante la perspective d’une démocratie radicale qu’il n’en dit presque rien de précis, optant pour un certain lyrisme spéculatif qui laisse libre cours à l’imagination. Plus précisément, il n’est pas facile de savoir à quelle sorte d’anti-étatisme (il en existe de nombreuses variétés) se rattache Marx en 1843. De même, si l’on définit l’anarchisme comme une position qui valorise des méthodes d’organisation de la vie collective vouées à contourner au moins une partie significative ce qui s’est historiquement accroché à la constitution de l’État moderne, il est difficile de savoir en quels points exactement le démocratisme marxien confine à l’anarchisme. Au regard de cette indétermination maximale, la lecture d’Abensour paraît trop tranchée lorsqu’elle prête au Marx de 1843 une thèse nette sur « la disparition de l’État », qui valoriserait « une communauté politique à l’extérieur de l’État et contre lui ». De façon générale, même le Marx de la maturité restera d’ailleurs un penseur des institutions (et en particulier de l’organisation du mouvement ouvrier). Il n’est pas absurde de partir de cette donnée pour revenir au texte de 1843 et conclure qu’il est peu probable que celui-ci prenne au pied de la lettre l’anti-institutionnalisme extrême et un anti-étatisme absolu, avec comme envers l’appel au pur mouvement transparent et immanent. L’hypothèse d’une certaine continuité dans l’approche marxienne est plus crédible.
Une seconde faiblesse de la lecture d’Abensour consiste en ce que, au regard de l’évolution intellectuelle de Marx, le commentaire suivi auquel se livre le jeune penseur peut être lu à partir de deux points de vue chronologique, qui sont de valeur égale. Dans l’« Introduction » (publiée) à la critique de la philosophie du droit de Hegel, rédigée après ce que l’on appelle familièrement le « Manuscrit de Kreuznach », où il commente de près le texte hégélien, l’affaire paraît réglée : Marx se place du point de vue de la classe ouvrière, ce qui signifie un abandon pur et simple des façons de penser propres à l’univers de la modernité bourgeoise et étatiste. Mais selon une lecture moins téléologique, le commentaire de la Philosophie du droit appartient à un ensemble de textes politiques correspondant aux années 1842-1843 qui, sans évidemment se compléter harmonieusement ni faire apparaître une doctrine articulée, dessinent un ensemble d’orientations possibles qui n’avaient pas nécessairement comme point de résolution final l’adoption d’une conception globale de l’histoire et la défense du communisme. Or, dans ces textes politiques, la prise au sérieux du langage du droit est notable. Si elle est évidente dans un texte comme « Le vol de bois » (1842), elle marque également l’essai sur « La question juive » :
L’émancipation politique est certes un grand progrès ; elle n’est sans doute pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général, mais la forme ultime de l’émancipation humaine dans les limites de l’organisation actuelle du monde.
De tels propos, bien qu’énoncés ici sous la forme d’une simple concession, rendent problématique une approche radicale-démocratique et anarchiste à la façon d’Abensour. Mais ils montrent également l’erreur qui se trouve au principe de l’interprétation hostile donnée par certains commentateurs, par exemple François Furet. Ici, Marx ne considère nullement l’égalité des citoyens comme une pure illusion destinée à masquer la réalité brute de l’inégalité sociale, supposée seule digne d’intérêt. Sa position apparaît bien plus nuancée, en tout cas non radicalement étrangère au libéralisme, pas plus qu’à l’esprit juridique de la pensée politique moderne qui, depuis les théories du droit naturel, s’est focalisée sur l’articulation entre l’État transcendant et les droits individuels.
Au vu de ces éléments, il vaut mieux dire que les textes appellent plutôt l’interprétation selon laquelle l’anti-étatisme de Marx, en 1843, ne consiste pas à dénoncer et à diaboliser a priori l’État-institution tel qu’il existe, plus précisément à le réduire à un simple parasite au nom d’un idéal mystérieux de démocratie radicale qui serait sans aucun rapport avec la sphère d’expérience dans laquelle s’est opérée la construction étatique moderne. Si sévère que soit le jugement de Marx, il ne semble pas se placer clairement en extériorité complète par rapport aux prétentions de l’État post-révolutionnaire, entre souveraineté et droits, entre représentation et organisation des intérêts collectifs. Mais il postule la faiblesse essentielle de l’institution qui entend y répondre : sous sa forme actuelle, que la philosophie de Hegel expose en la raffinant, cet État ne peut pas du tout exprimer de manière consciente la puissance sociale qui lui est sous-jacente. Même s’il n’est pas que cela, il comporte aussi une large dimension de simple autorité irrationnelle, camouflant maladroitement les contradictions inhérentes aux rapports sociaux, il est aussi un assemblage d’institutions variées qui s’avèrent parfois inintéressantes et stupides, il est aussi un vecteur de confiscation du pouvoir. Or, de telles hypothèses conduisent non à un rejet, mais à un « dépassement » du genre d’État analysé par Hegel, même si le caractère très allusif du propos marxien ne permet guère de se faire une idée sur la vraisemblance, les modalités et les conséquences d’un tel dépassement. On peut en voir la preuve dans l’appréciation positive que Marx porte sur la Révolution de 1789 et sur le fait que, pour exprimer cette appréciation, il endosse intégralement le vocabulaire des révolutionnaires français et leur façon de penser :
Le pouvoir législatif a fait la Révolution française. D’une manière générale, là où dans sa particularité il entrait en scène comme l’instance dominante, il a fait les grandes révolutions organiques universelles. Le pouvoir législatif a combattu non pas la constitution mais une constitution périmée particulière parce qu’il était justement le représentant du peuple, de la volonté du genre. Le pouvoir gouvernemental en revanche a fait les petites révolutions, les révolutions rétrogrades, les réactions ; il a fait la révolution non pas pour une nouvelle constitution contre une ancienne, mais au contraire contre la constitution, parce que le pouvoir gouvernemental était justement le représentant de la volonté particulière, de l’arbitraire subjectif, de la partie magique de la volonté.
L’hypothèse la plus vraisemblable est donc que, avant sa métamorphose, en 1844, en penseur de l’économie politique, Marx n’a pas vraiment eu les moyens, malgré sa critique des droits de l’homme, de dépasser la tension existant entre la prégnance du modèle de 1789 (une prise du pouvoir d’État et un langage juridique) et le rejet des illusions bourgeoises qu’il prône déjà si fermement. D’où un certain blocage de l’imaginaire historique qui ne sera surmonté qu’au moment de l’adhésion au socialisme.
Le contenu de la critique marxienne
Il y a sans doute des enjeux philosophiques généraux propres au propos marxien (par exemple la critique de l’idéalisme) et à sa critique de la philosophie politique de Hegel. Reste que celle-ci se présente d’abord comme une façon d’accéder à l’État moderne dans ses réalités institutionnelles, tout comme aux constructions idéologiques qu’elles génèrent et diffusent, constructions qui se trouvent sublimées (et donc clarifiées, d’une certaine façon) dans l’idéalisme philosophique :
Hegel n’est pas à blâmer parce qu’il décrit l’essence de l’État moderne telle qu’elle est, mais parce qu’il allègue ce qui est comme l’essence de l’État. Que le rationnel soit effectif, c’est ce qui se montre justement dans la contradiction de l’effectivité irrationnelle qui toujours et partout est le contraire de ce qu’elle énonce et énonce le contraire de ce qu’elle est.
Suivant donc l’analyse hégélienne, Marx organise son propos en distinguant plusieurs composantes au sein de l’appareil d’État. Nous en rappellerons brièvement le contenu.
Le chef de l’État et le gouvernement
Si Hegel avait procédé à partir des sujets réels en tant qu’ils sont les bases de l’État, il ne se serait pas trouvé dans l’obligation de faire en sorte, de façon mystique, que l’État se subjectivise ainsi. « Or », dit Hegel, « la subjectivité n’est en sa vérité que si elle est sujet, la personnalité que si elle est personne ». Cela aussi est une mystification. La subjectivité est une détermination du sujet, la personnalité une détermination de la personne. Or, au lieu de les saisir comme des prédicats de leurs sujets, Hegel réalise la subsistance autonome des prédicats et les fait après coup, sur un mode mystique, se métamorphoser en leurs sujets.
Les prises de position du jeune Marx s’inscrivent encore dans certaines discussions classiques de la pensée politique européenne post-médiévale : comment limiter l’arbitraire du pouvoir souverain, incarné jusqu’à la caricature dans les monarchies absolues européennes ? Deux motifs qui, rarement opposés, se sont en fait plutôt entrelacés ont répondu à ce défi : il s’agissait soit de la mise en place d’un équilibre de pouvoirs distincts au sein de l’appareil d’État, soit de la redéfinition de la souveraineté qui ramène au droit commun le statut de Chef de l’État, pour autant que celui-ci soit maintenu. L’étatisme hégélien intègre ces deux solutions que représentent la théorie de l’équilibre des pouvoirs et l’idée d’une souveraineté impersonnelle (puisque Hegel lui-même récuse le thème de la « souveraineté du peuple »), mais il le fait du bout des lèvres. L’appareil d’État conserve chez lui à la fois une unité organique et une puissance transcendante par rapport à la société. Et au sein même de cet appareil, l’élément machiavélien et hobbésien se trouve souligné par le philosophe : il importe que le pouvoir de trancher et d’agir en dernier ressort reste concentré dans les mains d’un individu. L’action suppose des décisions, et l’auteur par excellence des décisions est le sujet individuel. D’où la défense d’une monarchie constitutionnelle qui, laissant d’assez larges marges d’initiatives au Chef de l’État, introduit des éléments « charismatiques » au sens de Max Weber.
La position du jeune Marx paraît naturellement très proche du motif de la souveraineté du peuple, qui s’est imposé dans la discussion intellectuelle, sinon dans la vie publique européenne, du fait de l’impact de l’œuvre de Rousseau puis des idées de 1789. Mais, face à Hegel, il ne la réaffirme qu’au prix d’une généralisation philosophique risquée. Pour contrer la construction hégélienne, Marx, ici très éloigné des discussions institutionnelles, se place en effet au point de vue général d’une ontologie des individus. Dès que l’on a pris au sérieux la richesse de l’individu humain, de sa vie, de son expérience, de sa consistance, dès que, sur cette lancée, on a fait de l’individu le point de départ de la réflexion, il n’est plus possible de réserver le privilège d’exprimer son individualité et de décider à un seul, qui aurait ainsi le droit exclusif d’être un individu au sens fort. La réalité et la profondeur de l’individu est un fait premier et universel ; le reconnaître doit modifier les façons de penser au cœur de la philosophie politique, jusqu’au point où l’immanence du social (tout comme celle du politique) à la vie individuelle et interindividuelle peut être concrètement perçue, pour que l’on en tire toutes les conséquences. À défaut, le besoin instinctif de retrouver le sujet concret et sa vie ne se réaffirme que sous une forme pathologique, comme c’est le cas chez Hegel : le monarque constitutionnel se retrouve ainsi dépositaire unique d’une tendance à l’auto-affirmation libre qui, en réalité, devrait être constitutive de toute individualité digne de ce nom. La conséquence de cette manière de faire, en matière de théorie politique, est une régression : le langage hégélien semble s’approcher dangereusement des rives d’un régime monarchique qui érige la volonté arbitraire du Chef de l’État en absolu. Le tournant anti-rousseauiste de Hegel apparaît en quelque sorte comme la sanction philosophique tangible (et paradoxale, dans la mesure où elle exalte la volonté personnelle) d’une métaphysique survolante qui favorise systématiquement le général, l’universel, et donc l’abstrait :
Tous les attributs du monarque constitutionnel dans l’Europe d’aujourd’hui, Hegel les transforme en autodéterminations absolues de la volonté. Il ne dit pas : la volonté du monarque est la dernière décision, mais au contraire : la dernière décision de la volonté est le monarque. La première proposition est empirique. La seconde distord le fait empirique en un axiome métaphysique.
Hegel entrelace les deux sujets, la souveraineté « sous les espèces de la subjectivité certaine de soi-même » et la souveraineté « sous les espèces de l’autodétermination sans fond de la volonté, de la volonté individuelle », pour construire à partir de l’« Idée » comme « Un Individu ». Il s’entend que la subjectivité certaine de soi doit nécessairement vouloir aussi de manière réelle, vouloir aussi à titre d’unité, d’individu. Mais qui a jamais mis en doute que l’État agit à travers des individus ? [...] Comme résultat positif de ce paragraphe, nous ne retenons que ceci :
Le monarque est dans l’État le moment de la volonté individuelle, de l’autodétermination sans fond, de l’arbitraire.
Quelle forme critique se trouve impliquée dans de tels propos ? Dans un texte de synthèse sur la pensée du politique et de l’État chez Marx, André Tosel avait autrefois estimé que le concept de séparation (ou de scission) jouait un rôle structurant dans la critique de Hegel, tout comme celui d’aliénation allait, en 1844, occuper le centre de la première critique de l’économie politique. L’objet de la critique serait l’univers politique non en tant qu’oppression, mais d’abord en tant que séparé de la société civile et indûment autonomisé. L’idée de séparation est sans doute moins riche que l’idée d’aliénation au sens où elle sera mobilisée en 1844, car plus statique, plus conventionnelle (elle suppose la validité de la distinction entre société civile et État) et, surtout, moins axée sur l’expérience vécue des individus. Mais, d’après Tosel, sa prédominance montre la profonde homogénéité de la réflexion du jeune Marx, malgré les changements d’orientation apparents. Si la conclusion de Tosel reste défendable dans ses grandes lignes, elle doit être nuancée par des rappels très simples. En 1843, Marx critique des institutions mal faites, stupides, voire ridicules (par exemple la monarchie héréditaire qui ne posait aucun problème à Hegel) et note que la coexistence de telles institutions donne à l’appareil d’État un aspect absurde (par opposition à la simple irrationalité résiduelle). Dans son texte, la critique de la bêtise objective (qui appelle humour et ironie) s’avère donc finalement aussi intéressante que la critique de la « séparation » (qui n’appelle qu’une froide contestation philosophique), sans que la seconde puisse résorber la première.
L’administration
Le choix anti-démocratique opéré par Hegel selon Marx se répercute dans l’analyse des modes d’exercice du pouvoir d’État. Hegel ne maintient pas la typologie des « pouvoirs » séparés qui fut élaborée avant lui par les penseurs du libéralisme politique classique (exécutif, législatif, judiciaire) sur la base des conceptions issues de l’Antiquité classique. Pour le philosophe, on le sait, elle manque d’ancrage dans la société civile (le monde judiciaire en relève selon lui) et, surtout, elle omet les relais de la puissance étatique au sein de cette même société civile. Hegel insiste, pour les réhabiliter, sur le rôle de la haute fonction publique. Une confiance est accordée à ce groupe social pour répercuter les décisions gouvernementales et manifester l’autorité de l’État dans ses domaines de compétence. Tout en admettant la pertinence empirique de cette orientation (le motif normatif de la séparation des pouvoirs n’est pas un bon guide pour l’analyse des réalités contemporaines), Marx en souligne les contreparties. En fait, cette « administration » est surtout une « bureaucratie », de sorte que la stratégie hégélienne revient à légitimer, au nom de la rationalité et de l’autorité, une forme d’exercice du pouvoir extrêmement terne, pour dire le moins. Une nouvelle fois, l’adhésion non critique aux rapports de force existants, y compris dans leurs aspects les moins reluisants, constitue la sanction d’une telle démarche.
Ce que Hegel dit à propos du « pouvoir gouvernemental » ne mérite pas d’être appelé un développement philosophique. La plupart des paragraphes pourraient se trouver mot pour mot dans le Code du droit civil prussien, et pourtant c’est l’administration proprement dite qui est le point le plus difficile du développement. Étant donné que Hegel a déjà revendiqué le pouvoir de « police » et le pouvoir « judiciaire » pour la sphère de la société civile, le pouvoir gouvernemental n’est rien d’autre que l’administration que Hegel développe comme bureaucratie.
Dans le langage du libéralisme politique, que Marx ne rejette pas à ce niveau de son argumentation, la faiblesse de la position hégélienne provient de ce que le philosophe ne se montre pas capable d’intégrer l’idée d’un contre-pouvoir ou d’une limitation claire du pouvoir administratif : la haute fonction publique semble avoir, en pratique, les mains libres, échappant à tout contrôle. C’est donc avec une aristocratie que l’on risque de se retrouver. Naturellement, comme le signale Marx, Hegel n’ignore pas la difficulté. C’est pourquoi, optimiste, il mentionne, en tant que phénomènes modérateurs, l’éthos de classe caractéristique des groupes sociaux au sein desquels se recrutent à son époque les hauts fonctionnaires (il est censé garantir la probité personnelle et le sens de l’État), ainsi que, au sein de l’appareil d’État, l’existence d’une régulation informelle des instances qui contribuent à l’élaboration des décisions, qu’il s’agisse des communes ou des corporations. Mais Marx les estime dérisoires :
La garantie contre l’emploi abusif de la bureaucratie est, d’une part, leur hiérarchie et responsabilité, d’autre part, le droit donné aux communautés et corporations ; leur humanité tient, partie à la « formation directe des mœurs et de la pensée par la culture », partie à la « grandeur de l’État ». Les fonctionnaires forment la « partie principale de l’état médian ». Contre lui comme « aristocratie et domination » protègent, pour une part les « institutions de la souveraineté, de haut en bas », pour une autre « celles des droits de la corporation de bas en haut ». L’« état médian » est l’état « de la culture ». Voilà tout. Hegel nous donne une description empirique de la bureaucratie, partie telle qu’elle est réellement, partie telle qu’elle est dans l’opinion qu’elle-même a de son être. Et c’est ainsi qu’on en finit avec le difficile chapitre du « pouvoir gouvernemental ».
Tout cela n’a pas de mal à se développer. Pourtant, en raison de sa rapidité, la critique de Hegel n’apparaît pas complètement satisfaisante. En effet, soit Marx se place du point de vue d’une idée très générale de la démocratie radicale, supposant alors une philosophie de l’immanence, ennemie des médiations et, en particulier, de la représentation en tant que telle, mais le risque est celui de l’utopisme abstrait, celui-là même dont il félicite Hegel de le refuser au nom de l’Histoire ; soit il se place en gros du point de vue de la visée d’institutions meilleures capables de se développer dans le cadre de l’État moderne, mais, avant toute accusation contre Hegel, il lui faudrait admettre sobrement que toutes les institutions et tous les groupes sociaux influents politiquement sont exposés au reproche de ne pas être de purs vecteurs de l’intérêt général, ce qui, sans l’annuler, relativiserait sa critique. De ce point de vue, il faut dire que la catégorie péjorative de « bureaucratie » mise en avant par Marx, et qui sera si populaire au long du xixe et surtout du xxe siècles, a l’inconvénient d’écraser toute réflexion sur la médiation, la délégation, et donc l’administration, vite diabolisée, réduite à ses aspects les plus désagréables, voire les plus anecdotiques, comme si toute collectivité n’était pas confrontée à un moment ou à un autre à la question de l’application des décisions et à la mise en œuvre des règles – et donc à l’existence de groupes sociaux spécialisés dans cet office.
Cependant, Marx esquisse une analyse de l’activité bureaucratique plus centrée sur le type social pris en considération dans la construction hégélienne, et donc plus nette. Cette analyse annonce des thèmes que l’on retrouvera jusque chez Max Weber. On peut distinguer trois idées, inégalement importantes et présentées dans le texte de 1843 sous une forme décousue autant qu’allusive. Premièrement, la réalité anthropologique de la bureaucratie est bien moins brillante que ne le proclame son idéologie officielle (le service de l’État et des citoyens) : les jeux de l’ambition personnelle (la poursuite de la carrière) et la servilité inhérente aux organisations hiérarchiques fermées y pèsent, en fait, d’un poids prépondérant. Deuxièmement, la bureaucratie s’arroge la réalité du pouvoir d’État, au détriment des instances plus directement articulées à la société civile. Elle constitue donc une instance de captation de la puissance. Troisièmement, la bureaucratie développe des façons de penser et d’agir particulièrement étroites, installées dans des routines, conditionnées par le désir de contrôler et d’assujettir la société. C’est sans doute ce que veut dire Marx lorsqu’il parle de « spiritualisme ». Administrer la société, cela signifie la regarder et agir sur elle d’une façon qui conforte l’a priori de la maîtrise et de l’organisation rationnelle dans lequel on s’est d’emblée installé, tout comme le philosophe idéaliste part de l’esprit ou de l’idée pour ensuite accéder au monde, si faire se peut :
La bureaucratie est l’État imaginaire à côté de l’État réel, le spiritualisme de l’État. Chaque chose a par suite une double signification, une signification réelle et une signification bureaucratique, de même que le savoir est un savoir double, un savoir réel et un savoir bureaucratique (comme aussi la volonté). Mais l’être réel est traité selon son essence bureaucratique, selon son être d’au-delà, son essence spirituelle. La bureaucratie a en sa possession l’essence de l’État, l’essence spirituelle de la société ; cette essence est sa propriété privée. L’esprit universel de la bureaucratie est le secret, le mystère, gardé par la hiérarchie à l’intérieur d’elle-même et vers l’extérieur par son caractère de corporation fermée. L’esprit manifeste de l’État, voire le sens de l’État, apparaissent par suite à la bureaucratie comme une trahison de son mystère. L’autorité est par suite le principe de son savoir et l’idolâtrie de l’autorité sa conviction. À l’intérieur d’elle-même cependant le spiritualisme se change en un matérialisme crasse, le matérialisme de l’obéissance passive, de la croyance en l’autorité, du mécanisme d’une activité formelle fixe, de principes, manières de voir, de traditions fixes. Pour ce qui est du bureaucrate pris individuellement, la fin de l’État se transforme en sa fin privée, une chasse aux postes supérieurs.
Le mouvement démocratique se définira donc non seulement comme une lutte contre l’autoritarisme gouvernemental, mais aussi comme une opposition à l’opacité qu’introduit dans le corps social la bureaucratie. Marx ne se départira jamais de cette position originelle, que l’on voit encore à l’œuvre dans son étude sur la Commune de Paris en 1871.
Les institutions représentatives
Face au bloc autoritaire représenté par le Chef de l’État, le gouvernement et l’administration, Hegel, il est vrai, a explicitement accordé un rôle aux médiations institutionnelles. Selon les Principes de la philosophie du droit, l’État n’est pas tout seul, surplombant le paysage des activités et des rapports sociaux ; ce qu’il élabore doit poursuivre au contraire une dynamique d’auto-réflexion et d’auto-organisation inhérente à la société civile. L’autorité de l’État, y compris dans sa puissance de transcendance par rapport aux intérêts confus des individus et des groupes, doit être située en regard de cette montée en conscience et en puissance qui vient de loin. Les organisations que Hegel désigne grâce au terme « corporations » jouent un rôle prépondérant dans ce processus : elles médiatisent politiquement les intérêts sociaux et professionnels des grands groupes qui composent la société. L’argument anti-hégélien de Marx se résume de façon simple. Pour lui, la valorisation de la bureaucratie et celle de la corporation procèdent chez Hegel d’un même préjugé : le préjugé en faveur de l’organisation autoritaire de la société, du contrôle de la masse et d’une construction d’un « intérêt » collectif supposé à laquelle, en réalité, les individus ne prennent pas part. Cette homogénéité de principe explique paradoxalement les tensions qui peuvent exister entre les deux pôles de l’État hégélien (les corporations et l’administration) : toute la vie politique risque d’être absorbée par les rapports de force existant entre ces deux instances qui, en amont, ont monopolisé a priori l’expression de la volonté :
La corporation est la bureaucratie de la société civile ; la bureaucratie est la corporation de l’État. C’est pourquoi, dans la réalité, elle fait face en tant que « société civile de l’État » à l’« État de la société civile », aux corporations. La « bureaucratie » est principe nouveau là où l’intérêt universel de l’État commence à devenir un intérêt [...] « réel », elle combat les corporations, de même que toute conséquence combat l’existence de ses présuppositions. Aussitôt que, en revanche, s’éveille la vie politique réelle et que la société civile se libère des corporations par l’impulsion de sa propre raison, la bureaucratie cherche à les restaurer. En effet, dès que tombe « l’État de la société civile », tombe la « société civile » de l’État [...]. Le même esprit qui crée la corporation dans la société crée la bureaucratie dans l’État.
Dans la même veine, Marx note que Hegel, en continuité de certaines conceptions libérales, défend le bicaméralisme : avec une Assemblée des Pairs et une Assemblée des états, un équilibre semble pouvoir se trouver. Marx voit plutôt dans ces dispositions une tentative pour redonner un peu de vie à un appareil d’État qui menace de se rigidifier à l’extrême. Mais c’est le contraire qui risque de se produire. En consacrant les intérêts conservateurs (sa fonction habituelle dans les constitutions, sans que Hegel y voie à redire), cet appareil s’enferme en lui-même de façon narcissique, dans la contemplation satisfaite de sa propre rationalité prétendue, illusoirement garantie par la relative complexité des articulations entre les différentes institutions qui le composent ; il est coupé de la vie. Il n’est pas d’abord contrainte et violence, mais se présente plutôt comme un instrument à fabriquer des fictions, des fictions légitimes, des fictions qui fonctionnent parce que beaucoup acceptent d’y croire : à commencer par la fiction fondatrice selon laquelle l’État (autoritaire) est une institution respectable, dépositaire de la raison universelle, capable de représenter la société et d’imposer des volontés pour de bonnes raisons :
Ce moment de l’élément des états, chambre des Pairs, Chambre haute, etc., est la plus haute synthèse de l’État politique dans l’organisation considérée. Certes, ce que veut Hegel n’est pas atteint par là : « la réalité de l’accord » et l’« impossibilité d’une opposition hostile » On en reste bien plutôt à la « possibilité de l’accord ». Mais ce moment est l’illusion posée de l’unité de l’État politique avec lui-même (de la volonté du prince et de la volonté des états d’une manière plus large du principe de l’État politique et de la société civile) – l’illusion de cette unité comme principe matériel, c’est-à-dire telle que ce ne sont pas seulement deux principes opposés qui s’unifient mais que leur unité est nature, fondement existentiel. Ce moment de l’élément des états est le romantisme de l’État politique, les rêves de son essentialité ou de son accord avec soi-même. C’est une existence allégorique. Il dépend maintenant du statu quo réel du rapport entre élément des états et élément du prince que cette illusion soit illusion efficace ou que la conscience s’illusionne elle-même en en étant consciente. Aussi longtemps qu’états et pouvoir du prince s’accordent de fait, ils se supportent, l’illusion leur unité d’essence une illusion réelle, efficacement agissante.
Face à ces limites, le suffrage universel, selon Marx, apparaît comme un correctif minimal, une manière de commencer à dire qu’il existe une alternative à l’enfermement dans les subtilités d’un appareil d’État séparé irréversiblement de la société. Hegel avait refusé d’entériner le principe de l’élection comme le mode de désignation normal des représentants de la société civile : les anciens principes de délégation fondés sur l’ancienneté, le charisme ou l’importance des personnes, méritaient sans doute d’être maintenus en partie, compte tenu de l’incertitude de la procédure élective, ouverte aux aléas et aux fluctuations de l’opinion. Face à cette crispation hégélienne, Marx pense tenir un principe suffisant de dépassement du principe de cette séparation (entre la société et le politique) dont l’étatisme forme l’expression la plus nette :
On considère l’élection d’une manière qui n’est pas philosophique, c’est-à-dire qui ne s’adresse pas à son essence propre, quand on la saisit tout aussitôt en relation au pouvoir du prince ou au pouvoir gouvernemental. L’élection est le rapport réel de la société civile-bourgeoise réelle à la société civile-bourgeoise du pouvoir législatif, à l’élément représentatif. Ou encore : l’élection est le rapport immédiat, le rapport direct, qui n’est pas simplement de représentation mais d’être, de la société civile-bourgeoise à l’État politique. Il va de soi par suite que l’élection forme l’intérêt politique principal de la société civile-bourgeoise réelle. C’est seulement dans le droit de vote aussi bien que dans l’éligibilité, sans limitations que la société civile-bourgeoise s’est réellement élevée à l’abstraction d’elle-même, à l’existence politique comme à sa vraie existence universelle et essentielle.
Le seul élément institutionnel concret mentionné pour montrer les voies d’un dépassement du monde étatiste traditionnel sera donc le suffrage universel. Il est manifestement considéré comme le point de départ d’une transformation globale, une sorte de levier. C’est de cette base, sans doute un peu fragile, que le texte tire sa consistance théorique :
La démocratie est l’essence de toute constitution politique, l’homme socialisé en tant qu’une constitution politique particulière ; elle se rapporte aux autres constitutions comme le genre se rapporte à ses espèces, sauf qu’ici le genre lui-même apparaît comme existence, partant comme une espèce particulière en face des existences qui elles-mêmes ne correspondent pas à l’essence. La démocratie se rapporte aux autres formes d’État comme à son ancien testament. L’homme n’est pas la du fait de la loi mais la loi du fait de l’homme, elle est existence de l’homme tandis que dans les autres l’homme est l’existence de la loi. C’est la différence fondamentale de la démocratie.
Quelle appréciation générale ?
Globalement, parmi les éléments qui nous séparent du texte de Marx, il y a l’expérience historique (déjà factuellement révolue aujourd’hui mais dont les traces sont encore visibles et qui a imprégné les habitudes de pensée) d’une revanche inattendue de Hegel. Celle-ci avait été exprimée sous une forme certes bien caricaturale dans un livre de F. Fukuyama, conçu dans l’euphorie consécutive à l’écroulement du Bloc soviétique : l’Histoire a un sens (l’avènement de la liberté humaine) et, par chance, l’État a les capacités de le faire advenir (en tant qu’État libéral-démocratique et, accessoirement, social). Développant une telle approche, Fukuyama ne faisait qu’exprimer, comme en mettant le point sur le « i », une intuition diffuse dans une partie de la pensée de l’époque, celle du public cultivé ou celle des théoriciens professionnels : en plaçant l’Histoire et l’État, chacun dans son ordre, dans la perspective de la Cohérence et de la Rationalité, Hegel avait vu juste, fondamentalement. En ce sens la critique de l’Unité, située au cœur de la réflexion de certains philosophes influents de cette époque tels que Lyotard, Derrida ou Foucault, rencontrait une limite forte. Si l’Histoire va dans le bon sens et si l’on peut faire confiance à l’État pour incarner les valeurs que ce sens promeut, l’enthousiasme pour la pluralité et la dispersion perd une partie son attrait philosophique.
Sur un plan plus conceptuel, l’horizon historique issu de ce regain de confiance dans l’État de type occidental rendait également sensible à d’autres objections qui, quant à elles, ne s’inscrivent pas forcément dans l’horizon hégélien.
Par exemple, ce que l’on peut reprocher au texte de 1843, c’est qu’il est peu sensé d’argumenter en philosophie politique en présupposant par principe l’irrationalité des médiations, à moins d’accorder une valeur directement opératoire à l’idée d’une société pleinement présente à elle-même, pleinement autonome, exempte de domination. De façon analogue, il semble tout aussi déraisonnable d’utiliser le terme « démocratie » de façon maximaliste pour désigner, comme semble le faire Marx, un idéal de vie collective à la fois intrinsèquement clair et autosuffisant. Du point de vue de l’histoire de la philosophie, la sobriété aristotélicienne allait, par exemple, dans une autre direction. En effet, dans Les Politiques, la démocratie n’apparaît certainement pas comme le propre d’une société devenue par magie maîtresse d’elle-même, ayant aboli l’irrationalité et la séparation et, à plus forte raison, l’oppression. Parler de démocratie situe celui ou celle qui en parle quelque part entre une confiance faite dans le jugement de la multitude et la mise en valeur de certaines méthodes par lesquelles on fait en sorte que certaines classes sociales, habituellement écartées, participent aux décisions collectives. D’où le ton modéré, voire un peu froid, d’Aristote dans les pages où il défend des formes institutionnelles démocratiques manifestement inspirées par l’expérience athénienne : on peut dire qu’elles sont comparativement meilleures (à la fois parmi les régimes politiques possibles et parmi les formes variées de la démocratie), mais non qu’elles incarnent en elles-mêmes un idéal absolu. Marx participe en 1843 à une tendance moderne fort problématique, celle qui consiste, à l’inverse d’Aristote, à totémiser d’emblée le mot « démocratie », toute sobriété jetée par-dessus bord, autrement dit à l’identifier telle quelle, hyperboliquement, au Juste et/ou au Bien sans trop se soucier de la variété (ainsi que des limites) des expériences et des procédures – passées, présentes ou possibles – qui peuvent lui être associées.
Enfin, de manière plus spécifique, c’est la conception de l’État qui pose problème dans le texte de 1843. Nous dirons que ce qui manque dans le « Manuscrit de Kreuznach », au-delà d’une prise en compte des médiations et des questions liées à la démocratie, c’est surtout l’esquisse d’une théorie de l’ambiguïté de l’État. On peut voir là l’effet d’une tendance particulièrement marquée dans l’univers jeune-hégelien, mais que l’on retrouvera jusqu’à la fin du siècle suivant : la tendance à désigner, comme objets par excellence de la critique, de grandes entités à majuscules (la Religion, l’État, la Modernité, la Technique, le Capitalisme, etc.), entités auxquelles correspondent des maux absolus qui en définissent chaque fois l’essence (l’oppression, l’aliénation, l’exploitation...). Parler de l’ambiguïté de l’État, à distance de ce double maximalisme, ce n’est pas désavouer la critique comme mouvement de pensée capable de nous faire comprendre ce qui se passe dans le présent. C’est dire que la critique, avec l’État, se heurte à une résistance, à un objet qui, historiquement, présente des facettes multiples, un objet dont le rapport à des valeurs que nous souhaitons voir progresser et sur la base desquelles nous critiquons (telles que la justice ou l’épanouissement humain) n’est ni clair ni constant. C’est donc dire que la critique peut et doit se réinventer en fonction d’un tel objet. Il existe des conceptions faibles et des conceptions fortes de l’ambiguïté. Une conception faible se borne à affirmer que tel ou tel phénomène (l’État, le capitalisme, la modernité, par exemple) comporte des aspects positifs et des aspects négatifs qu’il est facile d’énumérer et de distinguer, alors qu’une conception forte se montre plus sceptique sur notre capacité à opérer des distinctions nettes : puisque tout change et s’entrelace, la confusion n’est pas appelée à se dissoudre d’elle-même, de sorte qu’il faut l’affronter sans barguigner. Cette conception forte complète en quelque sorte une philosophie de l’histoire axée sur la contingence des événements et sur la pluralité des interprétations, surtout lorsqu’il s’agit de vastes ensembles de phénomènes que les mots dont nous disposons (l’État, le capitalisme, etc.) invitent malencontreusement à unifier d’emblée, à penser en fonction de la ressemblance et de l’homogénéité.
C’est pourquoi une première étape au seuil d’une pensée de l’ambiguïté de l’État consiste à refuser de lui accorder le privilège de la nécessité évolutionnaire. De Rousseau à Engels, c’est pourtant le même scénario que l’on retrouvait, avec des accents différents : à un moment donné de l’Histoire, l’État se constitue et s’autonomise pour répondre à des problèmes d’organisation propres à un certain niveau de développement social que l’on se représente comme un moment critique et indispensable de la course en avant de l’espèce humaine ; il deviendra même désormais l’expression essentielle de cette tentative de résoudre ces problèmes et occupera, de façon irréversible, le centre de la vie sociale. Dans cette perspective, l’État se trouve donc décrit la fois comme un acteur capital et le symbole principal d’une coupure radicale dans l’histoire humaine : par exemple le passage de la barbarie à la civilisation, pour reprendre des catégories chères aux auteurs du xixe siècle. Il est frappant que les savoirs préhistoriens contemporains rendent vraisemblables des façons de voir à la fois moins dramatisantes et moins statocentriques. L’idée générale est que le passage du monde des chasseurs-cueilleurs aux sociétés sédentaires et agricoles fut un processus long, indécis, complexe, non irréversible dans certains cas, et où, surtout, l’émergence de l’État n’occupa pas toujours une place décisive, fatale, ni ne ponctua l’achèvement d’un vaste processus de mutation. Avant l’État, à côté de l’État, théoriciens et archéologues insistent désormais sur l’existence de formes d’organisation déjà complexes. Par exemple, le creusement des inégalités économiques, la subordination des femmes, l’esclavage, l’apparition des villes, sont des phénomènes qui n’ont pas eu l’État comme cause et comme effet. Qu’il se soit imposé dans un certain nombre de cas cruciaux ne prouve pas a posteriori que rien n’était possible sans lui, une fois un certain degré d’enrichissement et de complexité organisationnelle atteint. D’autres voies étaient praticables.
La seconde étape dans le développement d’une pensée de l’ambiguïté de l’État consiste à se placer cette fois au point de vue de l’État constitué pour placer l’accent sur sa nature historique, et plus précisément sur le fait qu’il s’est formé en agrégeant à un noyau dur (pouvoir militaire, pouvoir fiscal) un nombre grandissant de fonctions et de structures. Un des résultats de cette particularité est que, singulièrement à l’âge moderne, les modes d’action de l’État se sont multipliés et compliqués à un point tel que certains d’entre eux ne pouvaient manquer, certaines circonstances aidant, de produire des résultats valables, intéressants, points d’appui pour de nouveaux développements prometteurs.
Nous nous appuierons sur certains motifs de Foucault afin de rendre une telle position plus concrète. Foucault y avait insisté en privilégiant l’aire occidentale : le programme pompeux d’une « théorie de l’État » doit s’effacer au profit d’une analyse historique des phénomènes d’étatisation. Or, la question qui nous donne accès à pareille analyse peut s’énoncer simplement : comment des prérogatives qui relevaient de pouvoirs sociaux distincts et localisés se trouvent-elles accaparées par l’appareil d’État ?
Les relations de pouvoir s’enracinent dans l’ensemble du réseau social. Cela ne veut pas dire pourtant qu’il y a un principe de pouvoir premier et fondamental qui domine jusqu’au moindre élément de la société ; mais que, à partir de cette possibilité d’action sur l’action des autres qui est coextension à toute relation sociale, des formes multiples de disparité individuelle, d’objectifs, d’instrumentations données sur nous et aux autres, d’institutionnalisation plus ou moins sectorielle ou globale, d’organisation plus ou moins réfléchie définissent des formes différentes de pouvoir. Les formes et les lieux de « gouvernement » des hommes les uns par les autres sont multiples dans une société ; ils se superposent, s’entrecroisent, se limitent et s’annulent parfois, se renforcent dans d’autres cas. Que l’État dans les sociétés contemporaines ne soit pas simplement l’une des formes ou l’un des lieux – fût-il le plus important – d’exercice du pouvoir, mais que d’une certaine façon tous les autres types de relation de pouvoir se réfèrent à lui, c’est un fait certain. Mais ce n’est pas parce que chacun dérive de lui. C’est plutôt parce qu’il s’est produit une étatisation continue des relations de pouvoir (bien qu’elle n’ait pas pris la même forme dans l’ordre pédagogique, judiciaire, économique, familial). En se référant au sens cette fois restreint du mot « gouvernement », on pourrait dire que les relations de pouvoir ont été progressivement gouvernementalisées, c’est-à-dire élaborées, rationalisées et centralisées dans la forme ou sous la caution des institutions étatiques.
Le résultat historique de l’étatisation en question (à savoir le fait que l’État fait désormais de multiples choses) renforce la prise de distance face au propos d’une critique du pouvoir, si celle-ci présuppose que « le pouvoir » est par essence quelque chose de mauvais, quelque chose qu’il faut contester pour le comprendre. En effet, Foucault ne comprend pas l’étude du pouvoir comme une dénonciation. Que quelqu’un exerce une forme quelconque d’influence sur quelqu’un d’autre, c’est là un phénomène qui n’a pas à être jugé au nom, par exemple, d’un idéal d’autonomie individuelle anhistorique et, au fond, insaisissable. D’un certain point de vue, si plat que cela paraisse, on pourrait dire que les rapports de force font partie de la vie, qu’il n’y a pas de sens à chercher à les supprimer. Mais l’argument plus précis que mobilise Foucault pour bloquer la tentation dénonciatrice est que, en réalité, tout pouvoir est solidaire de résistances. Les forces et la contre-forces forment des ensembles qu’il faut concevoir globalement, c’est-à-dire interactivement. Situé au carrefour de nombreuses formes de pouvoir, marqué, par conséquent, par des résistances puissantes et diversifiées, l’État doit, en quelque sorte, bénéficier à plus forte raison de l’abstentionnisme normatif énoncé comme une règle générale de la recherche :
Là où il y a pouvoir, il y a résistance et […] pourtant, ou plutôt par là même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir. Faut-il dire qu’on est nécessairement « dans » le pouvoir, qu’on ne lui « échappe » pas, qu’il n’y a pas, par rapport à lui, d’extérieur absolu, parce qu’on serait immanquablement soumis à la loi ? Ou que, l’histoire étant la ruse de la raison, le pouvoir, lui, serait la ruse de l’histoire – celui qui toujours gagne ? Ce serait méconnaître le caractère strictement relationnel des rapports de pouvoir. Ils ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent, dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise. Ces points de résistance sont présents partout dans le réseau de pouvoir.
La distinction conceptuelle entre pouvoir et domination constitue une autre manière d’approcher la question du pouvoir, qui éclaire peut-être plus fortement la nature de l’État. Elle privilégie la conflictualité comme un fait central, révélateur du caractère ouvert des relations de pouvoir en général, tout en mettant en lumière la spécificité de certains rapports ou de certaines structures durables et relativement inertes. Certes, État et domination ne sont pas identiques. Mais on pourrait parler de l’État comme d’un stabilisateur des relations de domination comprises en ce sens. Son ambivalence tient au fait que, tout en restant « violence légitime » (Max Weber) et, conjointement, en figeant les dominations, il ne peut manquer d’intégrer les effets des conflits. Il implique donc une forme de tension ou de rapport solidifiée, mais seulement de façon approximative :
En fait, entre relation de pouvoir et stratégie de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel. À chaque instant le rapport de pouvoir peut devenir, et sur certains points devient, un affrontement entre des adversaires. À chaque instant aussi les relations d’adversité, dans une société, donnent lieu à la mise en œuvre de mécanismes de pouvoir. Instabilité donc qui fait que les mêmes processus, les mêmes événements et les mêmes transformations peuvent se déchiffrer aussi bien à l’intérieur d’une histoire des luttes que dans celle des relations et des dispositifs de pouvoir. Ce ne seront ni les mêmes éléments significatifs, ni les mêmes enchaînements, ni les mêmes types d’intelligibilité qui apparaîtront, bien que ce soit au même tissu historique qu’ils se réfèrent et bien que chacune des deux analyses doive renvoyer à l’autre. Et c’est justement l’interférence des deux lectures qui fait apparaître ces phénomènes fondamentaux de « domination » que présente l’histoire d’une grande partie des sociétés humaines. La domination, c’est une structure globale de pouvoir dont on peut trouver parfois les significations et les conséquences jusque dans la trame la plus ténue de la société ; mais c’est en même temps une situation stratégique plus ou moins acquise et solidifiée dans un affrontement à longue portée historique entre des adversaires. Il peut bien arriver qu’un fait de domination ne soit que la transcription d’un des mécanismes de pouvoir d’un rapport d’affrontement et de ses conséquences (une structure politique dérivant d’une invasion) ; il se peut aussi qu’un rapport de lutte entre deux adversaires soit l’effet du développement des relations de pouvoir avec les conflits et les clivages qu’il entraîne. Mais ce qui fait de la domination d’un groupe, d’une caste ou d’une classe, et des résistances ou des révoltes auxquelles elle se heurte, un phénomène central dans l’histoire des sociétés, c’est qu’elles manifestent, sous une forme globale et massive, à l’échelle du corps social tout entier, l’enclenchement des relations de pouvoir sur les rapports stratégiques, et leurs effets d’entraînement réciproque.
En restant dans une optique foucaldienne, il est possible d’illustrer les conséquences de ces affirmations pour l’analyse de l’État. Soit le cas du néolibéralisme, conçu comme une politique sociale et économique, comme une pratique d’État, voire comme une redéfinition de la fonction de l’État. Même si, bien sûr, il ne faut pas attendre de Foucault un jugement péremptoire et globalisant, comme si le néolibéralisme était en lui-même un mal ou un bien, il reste légitime de s’interroger sur les motivations que le philosophe rattachait à ses propres analyses du phénomène libéral, si peu développées qu’elles soient restées. Or, elles ne sont pas limpides. En l’étudiant, Foucault se place-t-il dans une perspective critique, se maintient-il strictement dans le cadre de la neutralité analytique, ou bien exprime-t-il une approbation discrète du mouvement historique incarné par le néolibéralisme ? Dans ce dernier cas, ce qui se dessinerait avec le néolibéralisme, c’est la possibilité de sortir décidément du modèle disciplinaire, d’ouvrir des choix de vie et d’expérimentations novatrices. Au vu des textes, il est difficile de répondre à cette question. Et cette difficulté révèle que, lorsqu’il s’agit de concevoir l’ambiguïté de l’État, tous les fils ne sont pas rassemblés chez Foucault. Comment l’État moderne peut-il abriter des institutions, des normes ou des pratiques qui, parfois, dans certaines circonstances favorables (et donc évolutives et réversibles), ont du sens du point de vue de la visée de la liberté, de la justice ou de l’épanouissement humain ? Mû par d’autres interrogations, Foucault n’a pas posé la question en ces termes, et ses écrits ne permettent pas d’y répondre directement. De ce point de vue, il y a proximité avec certains aspects du Marx de la maturité : dans Le Capital, il est bien question, en passant, de la capacité du droit moderne à exprimer sous la forme de normes contraignantes certains succès du mouvement ouvrier (par exemple la limitation du temps de travail journalier) sans que cette capacité ne soit pour autant théorisée ni même considérée comme très intéressante.
Reste que Foucault a rendu indirectement possible une approche historique et anti-substantialiste de l’État en reconnaissant sa complexité (l’État n’est pas un bloc, il est le résultat de l’histoire d’une agrégation progressive de prérogatives et de pratiques institutionnalisées) et en éclairant certaines zones d’ambiguïté du pouvoir en général, zones qui se trouvent inévitablement transférées au cœur de l’appareil d’État à la suite du processus moderne d’étatisation sur lequel il insiste. Notre conclusion est donc que, pour réaliser les objectifs légitimes qu’il se fixait en 1843 (la critique de l’idéalisme hégélien et la critique de l’État moderne), Marx, pour échapper au face-à-face conventionnel de l’étatisme et de l’anti-étatisme, aurait dû intégrer une version quelconque de la prise en compte des ambiguïtés de l’État moderne, prise en compte dont Foucault a suggéré certains contours, parmi d’autres. Ainsi, ce que l’on peut opposer aux grands motifs du « Manuscrit de Kreuznach », ce n’est pas une pure et simple réhabilitation de l’État ou du Droit. C’est plutôt une approche historique et ambiguïste de l’État. Elle-même reposerait sur l’hypothèse selon laquelle l’émergence de modes nouveaux d’organisation sociale (comme ceux auxquels font référence des concepts à large voilure comme « société à État » ou même « capitalisme ») ne commande pas des trajectoires historiques prédéterminées, malgré les path dependencies et les effets de cliquet qui se mettent en place. Cette émergence apparaît plutôt comme le point de départ de changements relativement ouverts et de revirements, selon un mouvement comportant d’importantes marges de possibilités. Élaborer des typologies, parler de stades ou de périodes peut, bien sûr, permettre d’éviter l’essentialisme et d’orienter correctement le regard.
Mais l’important, tout grand panorama évolutionniste mis à part, est l’existence de bonnes surprises, mais aussi de mauvaises – comme celles qui nous forcent à comprendre que lorsque l’État intègre des projets qui nous semblent défendables d’un point de vue normatif (par exemple des projets favorables aux libertés individuelles ou des projets égalitaristes), cela ne révèle rien sur son essence ni même sur son évolution à long terme. Car ce qui était pris pour un acquis solide résultant d’une logique historique puissante peut se trouver balayé à une vitesse déconcertante : rien n’était si profond. Ainsi, une critique de l’État peut avoir aujourd’hui comme thème de départ le fait que l’expérience historique nous apprend qu’il est difficilement accessible aux projets normativement défendables et que, même quand ceux-ci parviennent à s’imposer, à infléchir le cours naturel des dominations et des oppressions, voire des cercles vicieux qui conduisent à la violence et à la corruption, ils restent exposés à des retournements stratégiques et aux aléas de rapports de force mouvants.
Conclusion
Il y a donc, pour terminer par l’essentiel, une profonde justesse de la critique marxienne, prise dans son impulsion primordiale : les arguments étatistes sont faux. Quand bien même on en tirerait des conséquences différentes de celles de Marx, comme nous l’avons fait en suggérant une conception (non jeune-hégélienne) de la critique axée sur les phénomènes d’ambiguïté, c’est cette affirmation qui marque la force persistante du texte de 1843, son actualité.
Ou, plus exactement, il faudrait dire que les arguments étatistes représentent une extrapolation indéfendable de certains constats très simples et en eux-mêmes parfaitement admissibles. Il est vrai dans certaines situations que l’on n’avance pas sans Chef et qu’il faut une Autorité pour échapper à la confusion ; il est vrai pour certaines fins que l’État de type moderne, avec son decorum et ses machineries, constitue la condition indispensable d’une action collective à la fois efficace et contrôlable, etc. En revanche, le choix philosophique consistant à organiser une grande vision solennelle de l’homme et de la société à partir de ce que l’on pense pouvoir tirer de pareils constats et uniquement à partir d’eux ne représente que la triste manifestation d’un goût très exagéré pour la généralisation, sans doute soutenu en silence par une passion inconsciente de l’Ordre.
Ce qu’on peut leur opposer, ce n’est pas une exigence tout aussi absolue d’autonomie : elle serait menacée par la vacuité. C’est plutôt la possibilité, empiriquement incarnée, de pratiques et d’institutions moins soumises aux exigences de l’État que celles auxquelles nous en sommes venus à nous habituer à l’époque moderne, autrement dit, centralement, plus tournées vers la participation, la coopération, la délibération : il y a des exemples disponibles, passés et présents, de telles pratiques et de telles institutions. Historiquement, ce sont d’ailleurs toujours des mondes singuliers, le monde paysan, le monde des montagnes, le monde artisanal, etc., qui ont fourni aux penseurs de l’anarchie des modèles tangibles.
Aujourd’hui, aiguillonnée par le développement d’une culture « horizontaliste » liée à l’univers numérique et à Internet, toute une réflexion sur les « communs » atteste de la vitalité des expériences qui tentent de mettre en pratique le principe d’auto-organisation. Dans certaines circonstances, les gens se montrent capables de s’organiser de façon raisonnable pour faire face aux divers problèmes liés à la vie collective, tels que la difficulté de coordonner les actions, la rareté des ressources ou la nécessité de contrôler certaines inégalités contraires au maintien de la cohésion sociale. Que ces « communs » aient besoin d’être protégés par le droit et soutenus par des politiques publiques d’incitations et de régulations, donc qu’ils aient besoin de l’État, ce n’est pas un paradoxe. C’est simplement une preuve supplémentaire que l’ambiguïté de l’État doit être prise en compte au cœur même de la pensée comme de la pratique démocratiques.
Stéphane Haber
Professeur à l’Université Paris Nanterre. Spécialiste de philosophie sociale et politique.
Pour citer cet article :
Stéphane Haber « La critique de l’étatisme hégélien chez le jeune Marx. Limites et actualité d’une polémique », Jus Politicum, n°11 [https://juspoliticum.com/articles/la-critique-de-l'etatisme-hegelien-chez-le-jeune-marx.-limites-et-actualite-d'une-polemique-1700]