Le jeune Marx et la question de l’origine du droit
La question du droit est centrale dans l’itinéraire théorique et politique de Marx de 1842 à 1844. Marx pose simultanément la question de son origine empirique et de son fondement de légitimité, dans le cadre d’une problématisation de la modernité politique à partir des rapports entre État et société civile. C’est la possibilité d’un droit émanant de la société civile dont Marx interroge alors la possibilité, interrogation qui le conduit à passer d’une réponse libérale à une réponse démocrate, puis socialiste.
Pour citer cet article :
P. Clochec, « Le jeune Marx et la question de l’origine du droit », Droit & Philosophie, no 10 : Marx et le droit, 2018 [http://www.droitphilosophie.com/article/lecture/le-jeune-marx-et-la-question-de-l-origine-du-droit-251].
Comme Hegel dont il est un disciple critique, ou « jeune-hégélien », le jeune Marx entend le droit en deux sens, restreint et large. Au sens restreint, le droit désigne le droit privé ou « abstrait ». Au sens large, présent dans le titre hégélien de « Principes de la philosophie du droit » que Marx prend pour cadre puis pour objet de sa critique entre 1842 et 1843, le droit désigne l’ensemble des normes juridiques, morales, éthiques, sociales et politiques de l’existence collective. C’est en ce second sens que le jeune Marx, à la suite de Hegel, cherche à former une philosophie du droit comme système de normes de la totalité sociopolitique. Un tel système n’existe pas pour lui de tout temps. Il est corollaire du développement de la modernité politique, ou de l’articulation spécifiquement moderne de la société civile et de l’État. Se pose de ce fait chez le jeune Marx la question de l’origine du droit. Ce terme d’origine est à entendre en un triple sens, à la fois descriptif et normatif : d’abord celui de l’origine historique du droit, puis celui du lieu de la formation du droit dans l’espace sociopolitique et, enfin, celui du fondement de sa légitimité. L’exploration de cette question est déterminée chez le jeune Marx selon un double référentiel : la philosophie hégélienne du droit et les mouvements politiques du Vormärz, c’est-à-dire de la Restauration dans l’espace germanique. En premier lieu, Marx pose en effet la question de l’origine du droit dans le cadre d’un appui, puis d’une réflexion critique sur l’« éthicité [Sittlichkeit] » hégélienne, c’est-à-dire sur la forme prise par le droit dans la totalité sociopolitique moderne. Est mis au centre de cette réflexion le rapport entre société civile et État, et donc entre droit privé et droit public, l’enjeu étant de répartir l’origine du droit entre ces sphères. En second lieu, cette question (jeune) hégélienne de la place et du statut du droit, dans l’articulation entre société et État, est surdéterminée par la rapide traversée, par Marx, des trois principaux mouvements politiques de son époque : le libéralisme, le démocratisme et le socialisme. Ces moments de réflexion sur le rapport entre société civile et État d’une part et la traversée des positions politiques contemporaines d’autre part se co-déterminent, Marx passant d’une position politique à une autre par l’expérimentation de nouvelles réponses à la question du rapport entre société et État, et chaque nouvelle position impliquant une nouvelle formulation de cette question. Le mouvement général de l’interrogation marxienne consiste à concevoir un droit relevant toujours plus de la sphère proprement sociale, dans son origine et son fondement, et ce jusqu’à une ambiguïté sur la persistance même du droit dans le cadre d’une société sans État que Marx en vient à envisager dans son premier socialisme.
Cet article se propose d’étudier chronologiquement ce qu’est le droit et la question de son origine chez le jeune Marx. Il s’agira ici de retracer cette conception à travers l’élaboration marxienne d’une position libérale dans la Gazette rhénane (1842-1843), d’une position démocrate dans le Manuscrit de Kreuznach (printemps-été 1843), puis d’une position socialiste dans les Annales franco-allemandes (Marx rédige ses contributions pendant l’automne-hiver 1843 et la revue est publiée le 29 février 1844), et Vorwärts ! (1844).
I. Marx libéral : le droit entre société civile et État
C’est à la Gazette rhénane, organe libéral et jeune-hégélien de Cologne, dont il est journaliste puis co-rédacteur en 1842-1843, que Marx place pour la première fois des préoccupations politiques au centre de sa philosophie. Parmi ces préoccupations, le droit tient une place structurante. Marx écrit en effet dans le contexte d’un conflit entre la défense libérale du Code civil français dont la Rhénanie hérite du fait de l’occupation napoléonienne et le retour (voulu par le gouvernement prussien, suite à l’annexion de la Rhénanie par la Prusse lors du Congrès de Vienne) à l’Allgemeines Landrecht frédéricien – code principalement rédigé par le juriste Svarez à l’instigation de Frédéric II de Prusse. Les questions du système juridique légitime et de la philosophie devant justifier ce système sont ainsi au centre des luttes libérales dans lesquelles Marx s’inscrit alors. Du Code civil français, Marx défend la libéralisation de l’économie et du commerce, l’identité des législations des communes rurales et urbaines et, surtout, l’abolition des états d’Ancien Régime au bénéfice d’une citoyenneté censément universelle et indifférente aux distinctions sociales. Pour autant, sa position ne consiste pas en une stricte défense d’un droit français jugé moderne contre un droit prussien jugé despotique. Tout comme la majeure partie de la composante protestante du libéralisme rhénan en ce début des années 1840, Marx rejette en effet toute stratégie particulariste régionale. Il s’agit pour lui non pas de défendre isolément des acquis rhénans, mais bien d’interroger, dans un conflit entre droits hérités de la Révolution française et anciens droits allemands, ce qui rend le droit légitime et de déterminer quel droit doit triompher dans une Allemagne modernisée. Il s’agit par-là de former une philosophie libérale du droit qui intègre les acquis de l’hégélianisme considéré comme une philosophie venant de l’Allemagne du Nord, c’est-à-dire de la Prusse, ainsi que Marx l’affirme dans un article soutenant le rôle avant-gardiste attribué au libéralisme rhénan :
Il est temps que la province rhénane poursuive avec conscience sa vocation historique, la réunion des résultats des luttes françaises pour la liberté avec les résultats des luttes allemandes du Nord dans le domaine de la science.
Cette philosophie libérale du droit est élaborée par Marx à partir d’un double référentiel : la philosophie hégélienne du droit et le libéralisme allemand. Étudiant en droit puis en philosophie à Bonn et ensuite à Berlin, Marx est alors membre du mouvement jeune-hégélien cherchant à mettre la philosophie hégélienne au service d’une modernisation politique de l’Allemagne, modernisation d’abord identifiée à l’adoption d’une constitution représentative. Comme nous l’avons indiqué, pour Hegel, le droit au sens large est le système normatif (et donc juridique, moral, social et étatique) d’une totalité sociopolitique. Chaque sphère de cette totalité qui, avec la modernité, se différencie du fait de l’autonomisation partielle de la société civile (la sphère socio-économique) par rapport à l’État, bénéficie d’une juridiction propre au type de liberté qui s’y réalise. Ainsi, en tant que membre de la société civile, l’individu est sujet de droits qui régulent son existence comme agent économique (tel le droit de propriété, le droit des échanges, quand, en tant que citoyen, il est sujet de droits politiques. Le monde sociopolitique n’est cependant pas pour Hegel une juxtaposition de sphères indépendantes régies par des droits propres, mais une totalité ordonnée et hiérarchisée. Si l’État est en position légitime pour édicter le droit, c’est parce qu’il est l’effectuation la plus intégrative de ce qui est au principe du politique au sens large, à savoir la liberté. Le droit est ainsi une « institution de la liberté » trouvant son effectuation la plus complète dans et par l’État moderne, sous la forme d’une monarchie constitutionnelle. Dans cette conception dynamique et systématique de la vie sociopolitique, l’origine (ici au sens du lieu d’édiction et du fondement de légitimité) du droit “véritable” revient ainsi à l’État.
Ce référentiel hégélien est toutefois partiellement amendé par l’inscription de Marx dans le mouvement libéral allemand. Trouvant ses fondations philosophiques dans la philosophie kantienne du droit et dans la critique humboldtienne de l’État de police, ce libéralisme inverse pour partie l’approche hégélienne. Il place en effet le droit et le propre d’un État de droit dans l’autonomie de la société civile et dans la non-immixtion de l’État dans les libertés et affaires de ses citoyens. Le droit désigne alors la garantie des libertés civiles par un cadre juridique et constitutionnel, qui doit contrer le risque d’abus de la puissance publique. Le cadre hégélien se trouve ainsi subverti pour Marx par ce second référentiel, dans la mesure où le droit ne se trouve plus ici effectué au plus haut point dans l’État, mais plutôt par la limitation de l’action de celui-ci. C’est donc à une combinaison et rectification mutuelle de ces référentiels que se livre Marx, accentuant contre Hegel et avec le libéralisme l’autonomie accordée à la société civile, et concevant cette autonomie sociale, avec Hegel et contre le libéralisme, dans une relation dynamique avec l’État, ce qui implique de ne pas restreindre la société civile à la sphère de droits seulement subjectifs.
Dans le contexte du Vormärz, le versant polémique de la philosophie marxienne et, plus largement, de la philosophie jeune-hégélienne dans laquelle il se positionne alors, est la critique d’une fondation religieuse (et, en l’occurrence, chrétienne) du droit, fondation faisant dériver la légitimité du pouvoir de Dieu et d’un ordre divin. Pour des Jeunes hégéliens comme Feuerbach, ce type de position, alors paradigmatiquement représentée par le juriste conservateur Friedrich Julius Stahl dans sa Philosophie du droit au point de vue historique, ne parvient pas à une fondation du droit, mais renvoie bien plutôt celui-ci à l’arbitraire, et ne trouve son application politique que dans une justification de l’Ancien Régime. En extrayant du monde sociopolitique tout principe d’organisation collective immanent et en le faisant dépendre d’un principe transcendant, la philosophie chrétienne du droit reproduit séculièrement la soumission de la terre au ciel dans la soumission du monde sociopolitique à un pouvoir (princier et gouvernemental) séparé de lui. Elle est donc une justification théorique non pas du droit (et donc, en régime hégélien, de la liberté collective), mais de la domination. En conséquence, élaborer négativement une approche de la fondation du droit implique pour Marx la critique de ce qui est alors qualifié par ses compagnons jeunes-hégéliens d’« État chrétien ». Marx reprend ainsi la critique de l’État chrétien à celui qui fut son premier mentor et son proche ami jusqu’à novembre 1842, Bruno Bauer. Pendant l’été 1841, ce dernier publie « L’État chrétien et notre époque » dans les Annales de Halle de Ruge et Echtermeyer, dénonçant dans la soumission de l’État à l’Église un État déléguant hors de lui-même son pouvoir normatif, faisant ainsi de la religion l’institution principale et directrice de l’éthicité :
l’État n’est donc l’État chrétien que lorsqu’il se reconnaît comme dépourvu d’esprit et non divin, et se soumet au pouvoir divin qui est seulement conféré à la hiérarchie », devenant ainsi un « serviteur de l’Église ».
La situation de l’État chrétien est donc celle d’un droit non rationnel ayant son principe hors de lui-même, dans une transcendance imaginaire, et d’un monde sociopolitique ayant son pouvoir dans une caste séparée, à savoir le clergé. C’est cette théorie que reprend Marx en juillet 1842, lorsqu’il s’oppose au courant libéral catholique représenté par la Gazette de Cologne et à son rédacteur, Karl Hermes. Marx s’oppose alors à un « État “chrétien” » qui, « au lieu de viser l’effectuation de la liberté, vise l’effectuation du dogme ». Un tel État ne consiste qu’en une « domination de la religion » et en une « religion de la domination », présupposant en effet la sacralisation de l’« autorité [Obrigkeit] » en place. C’est ainsi le droit en tant que « droit des constitutions étatiques » qui est ici pris pour objet central par Marx, qui estime, en un geste hégélien, que ce droit constitutionnel, premièrement, doit être « l’effectuation de la liberté rationnelle » et, deuxièmement, doit être identifié « à partir de la raison » et non « de la religion ». Si le fondement du droit ne peut être transcendant, il ne peut cependant consister pour Marx en une simple empirie, dans laquelle la factualité serait confondue avec la légitimité. Marx reprend à ce titre la critique hégélienne de l’École historique du droit de Hugo et Savigny, distinguant entre l’origine historique du droit et sa fondation rationnelle. Il est ici fidèle à cette critique hégélienne, ainsi qu’à l’antipositivisme jeune-hégélien. Pour les Jeunes hégéliens, il ne saurait exister dans le domaine du droit (comme dans le domaine religieux) de donné extérieur à la pensée et l’action humaines. De ce fait, un système ou une institution juridiques ne tire pas leur légitimité de leur seule existence – ils peuvent être injustes ou historiquement périmés – mais de leur rationalité, c’est-à-dire de ce qu’ils effectuent la liberté. Ainsi, dans la justification du droit par sa seule existence qu’il identifie chez Hugo et Savigny, Marx diagnostique une simple célébration de la persistance de l’« Ancien Régime » dans l’espace germanique, rejetant le procès de transformation rationnelle ébranlant ce régime.
Si le droit n’est pas fondé et légitimé par la religion ou par son simple héritage, où trouve-t-il alors son fondement ? Marx répond à cette question en élaborant une théorie du droit comme processus d’universalisation des intérêts depuis la société civile jusqu’à la sphère politique de l’État. Le droit positif vaut comme un système de fins universelles (c’est-à-dire du bien commun) édicté par l’État. Toutefois, l’État ne décide pas de ces fins isolément, mais il doit positivement sanctionner un processus de prise de conscience et de délibération au sujet des fins collectives qui a lieu dans la société civile, celle-ci s’élevant ainsi progressivement des intérêts privés (ou fins particulières, dans le lexique hégélien) qui la caractérisent jusqu’à l’élaboration au moins inchoative des fins universelles revendiquant enfin la sanction de l’État pour devenir droit. À l’intérieur de la société civile, c’est l’existence d’une presse libre ainsi que de cercles sociaux – comme une association de vignerons prise par Marx en exemple de formation d’une « intelligence civile » – qui doivent permettre cette universalisation progressive. Ainsi, si le droit est, en dernière instance, édicté par l’État, il trouve son origine non pas dans le seul État, ni d’ailleurs dans la seule société civile, mais dans le processus d’universalisation des intérêts qui est initié dans la société civile et aboutit dans l’État. Un État édictant le droit positif sans tenir compte du travail de préparation opéré dans la société civile ne serait pas un État de droit, mais le règne de l’arbitraire. Or, tel est le cas de l’État prussien que Marx prend pour cible en raison de son caractère bureaucratique, monarchique et aristocratique.
Cette position libérale de Marx à la Gazette rhénane se heurte à une ambiguïté théorique ainsi qu’à un échec politique. Ambiguïté théorique, car Marx ne précise guère les modalités institutionnelles d’une articulation continue entre société civile et État et paraît présupposer une harmonisation spontanée (à l’aide de la presse libre) des intérêts dans la société civile, du moment où celle-ci est débarrassée de la division en états et du pouvoir des aristocrates et bureaucrates. Échec politique, car cette tentative de pousser l’État prussien à la modernisation du droit par la formation d’une sphère publique libre se heurte à la répression : la Gazette rhénane est interdite au début de 1843 par le gouvernement prussien. C’est pour dépasser cette aporie et tirer les leçons de cet échec que Marx s’attelle les mois suivants à une refonte de sa philosophie du droit, à partir d’une lecture critique de ce qui en était jusqu’alors un référentiel : la théorie hégélienne du droit constitutionnel.
II. Droit politique et philosophie hégélienne du droit
Pour Marx, critiquer la philosophie hégélienne du droit revient à critiquer sa propre position libérale antérieure à partir de la fondation philosophique qu’il lui donnait. Le Manuscrit de Kreuznach est ainsi la tentative d’une critique des théories hégélienne et libérale du droit, au profit du passage à une position désormais démocrate.
Négativement, le point central du manuscrit est la critique de la teneur politique du droit, c’est-à-dire d’un système sociopolitique où l’État est séparé de la société civile – cette séparation consistant en une monopolisation étatique des détermination et application des fins universelles, aux dépens de la sphère sociale. Cette scission politique dans l’espace du droit est cependant identifiée par Marx, non plus dans l’Ancien Régime, comme lorsqu’il était libéral, mais dans la monarchie constitutionnelle théorisée par Hegel et en vigueur dans plusieurs États allemands. Face à l’impossibilité pour la société civile d’avoir fait entendre ses revendications face à la monarchie prussienne, Marx radicalise donc sa philosophie du droit à partir de son projet d’autonomie de la société civile. Dans ce projet marxien du printemps-été 1843, il ne s’agit plus pour la société civile de demander à un État dont elle serait séparée de sanctionner positivement les revendications auxquelles elle aboutit du fait de la « disposition-d’esprit politique [politische Gesinnung] » qui caractériserait ses membres. Elle doit bien plutôt intégrer l’État à son propre fonctionnement, sous la forme non pas de son abolition, mais d’une auto-administration, de manière à que ce que le droit institué soit trouvé dans le fonctionnement même de la société civile et appliqué par les membres de celle-ci. Marx ne précise guère ici les modalités de réunion et délibération des agents sociaux par lesquelles serait trouvé et appliqué ce droit, semblant encore présupposer une forme d’unanimité spontanée que trahit l’assimilation fréquente sous sa plume de la « société civile » à un « peuple » et à une « vie du peuple » dont la « disposition-d’esprit politique » serait première par rapport aux institutions étatiques, et non pas conditionnée en retour par celles-ci comme dans sa théorisation hégélienne.
Cette forme politique du droit, qui sépare l’État de la société civile et ainsi les sphères des fins particulières et universelles, constitue cependant bien pour Marx un progrès, voire le progrès définitoire de la modernité politique par rapport au Moyen Âge. Selon Marx, le Moyen Âge est en effet caractérisé par une indistinction entre société civile et État, et donc entre le droit et les intérêts des ordres dominants dans la société civile, au premier rang desquels l’aristocratie. Cette indistinction aboutit à la domination de ces ordres dominants et, ainsi, à une situation de non-droit et d’arbitraire. La forme politique prise par le droit dans la modernité est ainsi l’émergence historique du droit au sens strict. Il convient donc de ne pas surinterpréter la qualification du Moyen Âge comme démocratique par Marx, du fait de sa définition de la démocratie comme unité de la société civile et de l’État. Marx ne défend pas un retour au Moyen Âge, mais une poursuite plus avant de la modernité politique, c’est-à-dire du droit – la modernité étant identifiée à la dissociation d’une sphère politico-étatique vis-à-vis de la société civile permettant la formation d’une citoyenneté universelle émancipée de la division des ordres d’Ancien régime. La « démocratie » médiévale n’est pas l’époque du droit, mais des privilèges, et donc certes démocratie mais « démocratie de la non-liberté » ou du non-droit. Le droit véritable est moderne, mais, pour que sa promesse de liberté soit pleinement effectuée, il implique de dépasser sa réalisation seulement politique pour progresser vers une institution du droit à même le fonctionnement ordinaire de la société civile, réintégrant donc en elle les fonctions législative et gouvernementale de l’État (la fonction princière – troisième pouvoir dans l’appareil constitutionnel hégélien – devant quant à elle être simplement abolie). Le droit politique moderne, abolissant le système de privilèges qui confère aux distinctions sociales des états une efficience politique, constitue donc bien pour Marx un progrès historique, mais un progrès qui doit être poussé plus avant, jusqu’à l’adoption d’un droit non plus politique (reposant sur la séparation de la société civile et de l’État), mais véritablement démocratique (qui renvoie à l’unité de la société civile et de l’État). Ce n’est donc ici pas le droit comme tel mais la forme politique qu’il prend dans les États moderne après les répercussions de la Révolution française que Marx prend pour cible.
Cette critique de la forme politique du droit, c’est-à-dire de la scission entre État et société civile, passe dans le Manuscrit de Kreuznach par un commentaire critique de la théorie hégélienne du droit constitutionnel, soit de l’essentiel de la sous-section III. 3. A. I. des Principes de la philosophie du droit (et plus précisément des paragraphes 261 à 313). À Hegel, Marx reproche essentiellement une conceptualisation abstraite du droit, ou, plus exactement, une absence de conceptualisation. En effet, au lieu d’expliciter la rationalité immanente et évolutive de l’existant, le soumettant à un procès de rationalisation, Hegel juxtaposerait une conceptualité trop générale, issue de sa Science de la logique, à une reprise acritique et, donc légitimante, des institutions existantes : « Hegel donne à sa logique un corps politique : il ne donne pas la logique du corps politique. » Par une juxtaposition et confusion acritique de l’empirique et du logique, Hegel ne ferait que donner « un certificat philosophique » aux monarchies constitutionnelles. Infidèle à sa propre épistémologie, il ne proposerait donc pas une théorie immanente du droit, mais une application de sa logique aboutissant à une simple justification de l’ordre établi. Au contraire, une véritable philosophie du droit constitutionnel devrait fonder celui-ci en établissant, premièrement, son processus d’élaboration à partir de ses conditions sociales – et non de sa seule institution par l’État, et, deuxièmement, en saisissant sa dynamique de transformation permanente – et non en hypostasiant une forme constitutionnelle particulière, en l’occurrence la monarchie constitutionnelle – Marx identifiant le régime démocratique à un principe de transformation institutionnel permanent indexé sur la vie sociale. Il affirme ainsi qu’« il est nécessaire que le mouvement de la constitution, que le progrès soit fait principe de la constitution, et que donc le porteur effectif de la constitution, le peuple, soit fait principe de la constitution. Le progrès même est alors la constitution». Pour Marx toutefois cette abstraction de la philosophie hégélienne du droit n’est pas une erreur contingente. Elle est bien plutôt la théorie vraie d’une réalité fausse. En effet, Hegel proposerait une théorie scindée entre une conceptualité abstraite ou « mystique » et l’empirie du droit dans la mesure où la réalité éthico-juridique qu’il théorise est elle-même scindée entre la vie sociale et l’État. C’est donc une scission réelle dans le droit que Hegel reproduirait dans sa théorie.
C’est cependant aussi une incohérence interne que Marx reproche à la philosophie hégélienne du droit. En centrant sa problématique sur le rapport entre société civile et État, Marx se concentre sur le rapport du droit privé (issu du droit abstrait et devant organiser la société civile) et du droit public. Or, pour Marx, Hegel tomberait dans des contradictions récurrentes en transférant illégitimement des institutions du droit privé vers le droit public, et donc le degré le plus pauvre de la liberté, l’arbitre individuel, vers son degré le plus accompli, la liberté consciemment collective. Ce transfert illégitime serait opéré par Hegel dans sa théorie du pouvoir princier – faisant, selon Marx, de l’État la propriété du prince –, dans sa théorie du pouvoir gouvernemental – les bureaucrates de la haute fonction publique se rapportant à l’État comme à leur propriété que les citoyens ne doivent pas léser – et, enfin, dans sa théorie du pouvoir législatif – Hegel introduisant un accès à la chambre haute par le majorat. Pour Marx, Hegel se fait donc le théoricien d’une monarchie constitutionnelle dont le droit est un compromis entre la modernité et l’héritage féodal des privilèges, ce qui explique la contamination du droit public par le droit privé.
L’abolition démocratique de cette scission politique et de cette rémanence des privilèges consisterait pour Marx en la réintégration sociale des fonctions étatiques. Toutefois, si la légitimité du droit vient de ses émanation et application par la société civile, quelle instance sociale concrète devrait assurer cette formation du droit par un travail d’universalisation à partir des intérêts privés qui caractérisent en premier lieu l’espace social ? Dans le manuscrit, la réponse marxienne à cette question demeure oscillante, voire aporétique. Dans l’essentiel de celui-ci, Marx situe cette capacité à la formation du droit dans une théorie de la « disposition-d’esprit politique » qu’il reprend aux Principes, mais en la détachant des institutions étatiques pour en faire un produit social spontané. De ce fait, Marx ne précise guère les conditions de cette disposition d’esprit, la fondant généralement sur une anthropologie relationnelle faisant de l’être humain un animal social, et qu’il paraît alors notamment emprunter à Feuerbach. Cette fondation anthropologique reste cependant peu argumentée. Ainsi, à la fin du manuscrit, Marx semble chercher à résoudre cette aporie en trouvant dans la relation des besoins et du travail – et donc dans la société civile en tant que sphère économique ou « système des besoins » – l’origine de cette capacité de la société civile à une auto-organisation collective productrice du droit. Cette option reste toutefois seulement évoquée, dans un manuscrit qui est interrompu et paraît ne pas parvenir à tenir son programme d’élaboration d’une nouvelle position théorico-politique cohérente.
Le Marx démocrate du printemps-été 1843 semble en effet placé face à une alternative rendant son démocratisme intenable : soit il place la condition du droit dans une disposition-d’esprit politique socialement formée, mais il est alors reconduit à la stratégie libérale de la sphère publique dont il a expérimenté l’échec à la Gazette rhénane et qu’il cherchait justement à dépasser dans le Manuscrit de Kreuznach ; soit il élabore plus avant l’hypothèse évoquée d’une auto-organisation sociale et d’une formation du droit par le travail, mais il doit alors passer d’une position démocrate à une position socialiste. Pour des raisons partiellement contingentes. C’est cette seconde voie qu’il empruntera.
III. Abolition ou transformation socialiste du droit ?
Les articles de Marx dans les Annales franco-allemandes documentent sa transition vers le socialisme ainsi que la dernière étape de sa trajectoire intellectuelle où le droit tient une place aussi centrale dans ses réflexions.
Cette conceptualisation du droit est principalement conduite dans la première partie de la recension de Bruno Bauer, Sur la question juive et dans la Contribution à la critique de la philosophie hégélienne du droit. Introduction. Le passage déterminant à ce sujet dans le premier texte est la fameuse critique marxienne des droits dits « de l’homme ». Marx s’appuie ici sur les différentes moutures des « Déclarations des droits de l’homme et du citoyen » lors de la Révolution française, principalement celle de 1793, et sur la Constitution de Pennsylvanie. Dans ces textes, Marx cherche à identifier l’esprit général du droit au sens large qui structure les régimes politiques modernes, qu’ils soient démocratiques ou monarchico-constitutionnels. Sa démarche consiste ici à prendre au sérieux la distinction entre « l’homme » et « le citoyen », et à identifier ce qui est désigné par ces figures. Pour lui, cette distinction traduirait la scission du social et politique, scission dont il fournit cependant une théorisation renouvelée par rapport au Manuscrit de Kreuznach. La thèse de départ de Marx est que le prétendu « homme » distingué du citoyen n’est que la naturalisation du membre de la société civile, que sa distinction d’avec le citoyen sépare de tout agir selon des fins universelles et, plus spécifiquement dans la société civile, du propriétaire privé, ou de ce que Marx nommera plus tard en un sens plus précis le bourgeois :
[L]e droit humain de la liberté ne se base pas sur la liaison de l’être humain avec l’être humain, mais bien plutôt sur l’isolement de l’être humain vis-à-vis de l’être humain Il est le droit de cet isolement, le droit de l’individu limité, se limitant à lui-même. L’application pratique du droit humain de la liberté est le droit humain de la propriété privée.
L’homme des droits de l’homme est ainsi « l’être humain non pas comme citoyen, mais l’être humain comme bourgeois ». À partir de cette naturalisation du bourgeois, le système de droit structuré par l’esprit des « droits de l’homme et du citoyen » est caractérisé par deux traits. Premièrement, la scission, toujours, entre sphère civile et sociale. Or, désormais, la sphère sociale ne vaut plus comme sphère communautaire au moins inchoative, mais, d’une manière plus orthodoxe dans un référentiel hégélien, comme la sphère de l’atomisation et de la concurrence des intérêts privés. Deuxièmement, en naturalisant l’intérêt isolé du propriétaire et en en faisant le fondement normatif du droit, le régime du droit moderne soumet l’État à la société civile, et l’ensemble du droit à la protection des intérêts privés. En découle une situation éthique où la personne privée et ses droit individuels priment sur le droit public, faisant du « droit » le « rapport » des « individus indépendants » dans une « société civile » atomisée en intérêts de propriétaires privés. Marx promeut la suppression de cette situation par l’abolition de la propriété privée et l’organisation du travail. Pour le Marx de la première partie de Sur la question juive, le droit moderne, c’est-à-dire le premier droit au sens strict à émerger historiquement, trouve donc son origine et son fondement dans l’intérêt privé en vigueur dans la société civile. S’il reconnaît que la société civile doit bien être le lieu de formation des normes collectives, Marx propose cependant une réorganisation socialiste et non plus individualiste de celle-ci.
Mais l’organisation socialiste relèvera-t-elle encore du droit ? En 1843-1844, Marx paraît bien envisager que le socialisme implique l’abolition de l’État. Implique-t-il aussi l’abolition du droit ? Le juriste soviétique Evgueni Pasukanis, dans La théorie générale du droit et le marxisme, et, à sa suite et plus récemment, Bertrand Binoche, dans Critiques des droits de l’homme, ont soutenu l’hypothèse selon laquelle le droit serait pour Marx intrinsèquement bourgeois. La formation du droit serait propre à l’époque moderne et à l’autonomisation du propriétaire privé, sanctionné juridiquement comme personne dotée de droits et servant de centre normatif aux systèmes de droits dans le cadre d’une scission entre société civile et État, et donc entre intérêts privés et intérêts collectifs (ou fins particulières et universelles). En supprimant cette scission, le socialisme signifierait aussi un dépassement de la forme d’organisation par le droit des sociétés humaines, tout comme le droit fut le dépassement moderne et bourgeois du privilège féodal.
Cette interprétation est-elle textuellement justifiée ? Certes, dans l’« Introduction » à la Contribution à la critique de la philosophie hégélienne du droit, Marx évoque une « critique du droit » :
[L]la critique du ciel se transforme ainsi en la critique de la terre, la critique de la religion se transforme en la critique du droit, la critique de la théologie se transforme en la critique de la politique.
Cependant, à l’instar d’une critique de la religion jeune-hégélienne qui n’est pas pure anéantissement, mais, pour employer les termes hégéliens, « négation déterminée » ramenant la religion à son fondement humain, cette « critique du droit » revendiquée par Marx peut être interprétée comme la revendication d’une reconduction du droit à son fondement social, laissant ouverte la possibilité d’un droit socialiste et d’un droit sans État, plutôt qu’une critique de toute forme de droit. L’ambiguïté ne nous paraît pas pouvoir être tranchée, elle relève peut-être même d’une ambiguïté de la position même de Marx en 1843-1844. Un indice corroborant cette hypothèse se trouve dans des articles du Vorwärts! qui, quatre mois plus tard expriment souvent des positions marxiennes très inspirées de ses textes dans les Annales et rédigés dans le contexte de la collaboration très active de Marx avec la direction de la revue. En effet, soutenant une critique marxienne de la politique, l’ancien collaborateur des Annales franco-allemandes, le journaliste démocrate alors devenu communiste Karl Ludwig Bernays rejette le droit comme tel. Dans « Une lettre », publiée dans le Vorwärts! du 22 juin 1844, il fait du « droit » et de la « religion » les « deux valets » de « la politique », c’est-à-dire de « la domination » et dénonce la jurisprudence en tant que « morale séparée de l’homme ». C’est aussi une position marxienne inspirée de Sur la question juive que défend Ewerbeck dans « Une réponse » (à Ruge), le 3 juillet 1844. Lui en vient à défendre des « droits sociaux » qui seraient « les seuls droits de l’homme ». Il va jusqu’à préciser que ce n’est pas à ces droits sociaux, mais bien aux droits de l’homme que s’en est pris « le Dr. Marx ». La position de Marx dans les Annales franco-allemandes est ainsi développée dans deux directions contradictoires par ses plus proches collaborateurs pendant l’été qui suit la publication des Annales : soit dans le sens d’une abolition du droit, soit dans le sens d’une défense d’un droit immanent à la société civile, ce qui peut participer à plaider pour une indécision de Marx au sujet de l’idée d’un droit socialiste à cette époque.
Il n’en est pas moins clair que, dans le premier socialisme de Marx, la tâche et le lieu d’auto-organisation de la société civile sont attribués au travail. C’est de ce fait vers l’étude de l’économie que Marx se tourne dans les textes qui suivent la rédaction de ses articles dans les Annales, étude dont témoignent les Manuscrits de 1844 rédigés l’été suivant. Or, cette focalisation nouvelle a pour conséquence non pas certes une disparition, mais un décentrement par rapport à la question du droit et de son origine, question qui se fait donc plus discrète dans le corpus marxien ultérieur, rendant ainsi plus ardue la reconstruction de ses positions à ce sujet.
Conclusion : droit et société civile
Comment Marx, pendant sa période jeune-hégélienne, pose-t-il et résout-il la question de l’origine du droit, c’est-à-dire, encore une fois, celle de son émergence, de son lieu et du fondement de sa légitimité ? Cette question est posée tout au long d’une trajectoire dans laquelle Marx passe par une pluralité de positions – libérale, démocrate, socialiste –, positions qui constituent des ruptures partielles, ou plutôt des rectifications et critiques les unes envers les autres. Cette trajectoire faite de rectifications constitue toutefois un mouvement cohérent, quoiqu’il soit affecté par des facteurs contingents, telles les retrouvailles et la collaboration de Marx avec Hess à Paris à l’automne 1843. Cette cohérence, ou ce fil directeur, est la position de la question du droit à partir de la revendication et de la recherche des conditions d’une autonomie de la société civile – revendication et conception de la société civile auxquelles Marx donne à chaque étape de son parcours un contenu différent. Au terme de ce mouvement, la position à laquelle Marx aboutit, ou plutôt qu’il expérimente, est donc la suivante. Premièrement, l’origine historique du droit réside dans la dissociation moderne du social et de l’étatique, origine qui implique aussi la limite du droit moderne, à savoir sa séparation des droits privé et public, conférant au premier le rôle structurant. Deuxièmement, le lieu d’émanation du droit est normativement situé par Marx dans une société civile qu’il pense d’une manière de moins en moins politique, non plus comme organisée comme un public actif (comme dans la Gazette rhénane et le Manuscrit de Kreuznach), mais désormais comme « système des besoins » structuré par le travail – et actuellement déstructurée par la captation de celui-ci du fait de la propriété privée des moyens de production. Troisièmement et enfin, le fondement de la légitimité du droit est déplacé par son absorption de plus en plus complète dans le fonctionnement de la société civile et, partant, son identification avec la vie socio-économique. Marx cherche alors à résoudre la question de l’origine du droit en trouvant les conditions de sa non-extériorité et transcendance par rapport à cette vie sociale, et trouve cette condition dans le travail. Avec la modernité politique, le droit est pour Marx déjà devenu l’objet d’une fondation par la société civile. Cependant, cette fondation se fait encore à partir d’une société atomisée en intérêts privés. La question est alors de déterminer si la transformation socialiste de celle-ci par son auto-organisation à partir du travail produit encore un droit ou en fait disparaître la forme.
Pauline Clochec
Pauline Clochec, docteure en philosophie, normalienne et agrégée de philosophie, ATER à l’ENS de Lyon. Spécialiste de philosophie allemande et de philosophie politique. Récemment autrice de Pour lire L’essence du christianisme de Ludwig Feuerbach.
Pour citer cet article :
Pauline Clochec « Le jeune Marx et la question de l’origine du droit », Jus Politicum, n°11 [https://juspoliticum.com/articles/le-jeune-marx-et-la-question-de-l'origine-du-droit-1706]