La citoyenneté juridictionnelle consiste à porter une cause devant les tribunaux, pour des raisons idéologiques, notamment en commettant volontairement une infraction légère qui provoquera l’instance. Peu importe l’issue du procès juridique, seuls comptent les progrès de la cause que l’on entend y défendre (l’urgence climatique par exemple). Ils seront d’autant plus importants que la presse, en couvrant l’événement judiciaire, offre une publicité gratuite à ces protagonistes citoyens.

Jurisdictional citizenship. Pleading preferred to political argument

Jurisdictional citizenship consists in taking a case to court, for ideological reasons, notably by voluntarily committing a minor offence that will provoke the proceedings. The outcome of the legal trial doesn't matter, only does the progress of the cause that one intends to defend (climatic emergency for example). Such progress will be even more important that medias, by covering the judicial event, will offer a free publicity to those citizen protagonists.

L

a démocratie représentative postule une identité de nature entre le représentant et le représenté. Le premier donne vie au second en l’absorbant. L’obéissance aux lois, dans ces conditions, ne saurait provoquer la moindre frustration parce qu’en les observant, on ne fait que s’obéir à soi-même. Contre Rousseau, un Sieyès admettait ainsi la fiction de l’absence d’altérité entre le mandant et le mandataire. Voilà l’idéal. Mais à l’épreuve de la réalité, décevant les imaginations, l’apologue oppose une assez faible résistance. L’exercice par le citoyen de ses droits politiques – le fait de refermer périodiquement le frêle rideau de l’isoloir pour y glisser, seul et silencieux, un bulletin dans une enveloppe, puis d’en sortir pour la déposer dans une urne transparente – ne lui procure qu’une satiété toute relative. Le voici manifestant, se réunissant, s’associant, pétitionnant, vociférant sur les réseaux sociaux, aspirant à une démocratie plus participative. La seule citoyenneté politique produit une insatisfaction qui, à son tour, nécessite d’évacuer une sorte de trop-plein par des canaux de dérivation en marge des institutions, i.e. des pouvoirs publics constitutionnels.

On entend s’intéresser ici à une figure singulière qui n’emprunte aucun chemin détournant de ceux que tracent les institutions constitutionnelles mais qui, toutefois, ne se reconnaît pas parfaitement dans celles de la représentation politique. Il est vrai que toute doctrine de la représentation repose sur un acte de foi – depuis la Révolution, l’incarnation de l’électeur dans l’élu au prix de l’acceptation du principe majoritaire – et nulle foi n’échappe à l’épreuve du doute. Il s’agit d’une forme méconnue de la citoyenneté, qui se déploie devant les tribunaux comme pour mettre en tension, à l’épreuve, un régime représentatif qui, aujourd’hui plus qu’au xixe siècle, défend, porte, promeut ces juridictions, ainsi que leur indépendance et leur liberté.

La volonté d’ester en justice peut facilement relever de l’acte citoyen quand le système juridique offre le loisir de défier le législateur devant le juge : nombre de Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) – environ 1/8e entre 2010 et 2019 – sont le fait d’associations, de syndicats, d’ordres professionnels, bref de représentants d’intérêts. Leurs interventions en soutien ou en défense furent admises dès 2010. Il s’agit ici de dépeindre une citoyenneté opportuniste, calculatrice, par laquelle ceux qui l’embrassent défendent des intérêts qui, sans être individuels, n’en sont pas moins particuliers puisque d’autres représentants d’intérêts peuvent soutenir des options inverses ou simplement autres.

L’assimilation d’un tel comportement à une démarche « citoyenne » n’est guère douteuse car il s’agit bien d’œuvrer, dans la cité, en portant la conviction que telle cause – la revendication d’un droit, la déploration de son ignorance, la dénonciation d’une inaction, l’incitation à s’emparer d’un sujet – contribue à servir l’intérêt général. Que le sentiment de contribuer au bien commun soit, ou non, complètement sincère.

Cet engagement citoyen – agir en justice – a ceci de singulier qu’il est relativement indifférent à l’issue du procès. Que le tribunal donne raison ou tort au demandeur (ou parfois au défendeur quand l’instance fait suite à une exaction commise dans le but qu’elle soit introduite), l’important est moins de gagner judiciairement que de recueillir un soutien populaire à cette occasion. L’action en justice doit être victorieuse même si elle échoue ; ou plutôt, le véritable échec serait qu’elle ne suscite aucun intérêt dans le public. Il s’agit donc bien d’une instrumentalisation en ce sens que la bonne fortune juridique n’est pas la finalité principale de l’initiative.

Une célèbre encyclopédie partagée présente la récente affaire dite « du siècle » comme une « campagne de justice climatique ». L’expression, à la puissance évocatrice remarquable, renvoie à l’initiative de plusieurs associations de défense de l’environnement qui, dès 2018, ont entendu faire condamner l’État français qui se serait rendu coupable d’inaction climatique. Elles considèrent comme des trophées historiques les jugements rendus par le tribunal administratif de Paris les 3 février 2021 et 14 octobre 2021 qui reconnaissent un manquement de l’État de nature à engager sa responsabilité et l’obligent à réparer le préjudice.

Dès 2003, des « faucheurs volontaires » s’étaient fait connaître des médias, puis des tribunaux et, par leur entremise, des médias à nouveau, à la faveur d’actions dont l’objectif était de neutraliser la dissémination des plantes génétiquement modifiées. Ce « collectif » poursuivait de façon constante l’objectif de faire de l’enceinte du tribunal une chambre d’écho de leurs revendications afin que son onde sonore prospère grâce à une couverture journalistique la plus large possible. S’ils gagnaient, leur triomphe était éclatant ; s’ils perdaient, la posture de victime leur permettait de resserrer les rangs des militants déjà convaincus de la justesse de la cause. Parmi un grand nombre d’affaires similaires, on peut relater celle de « faucheurs » qui, en 2010, détruisirent des plants expérimentaux de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique). Ils sont condamnés par le Tribunal correctionnel de Colmar en 2011 mais relaxés par la Cour d’appel le 14 mai 2014 au motif que l’autorisation de l’essai accordée par le ministre de l’Agriculture aurait été entachée d’illégalité (une étude d’impact très insuffisante au regard des exigences européennes en la matière). Toutefois, les accusés n’obtinrent pas ce qu’ils demandaient : l’état de nécessité n’étant ni « actuel » ni « immédiat », la « violation de domicile » ne pouvait être justifiée par l’impérieuse nécessité de la sauvegarde d’une personne ou d’un bien. La Cour de cassation jugea toutefois que la Cour d’appel n’avait pas procédé à l’examen de l’ensemble des éléments du dossier de l’étude d’impact. Le 6 juin 2019, le Cour d’appel de Nancy condamna les faucheurs en les dispensant, toutefois, de peine.

Les sanctions encourues étaient, en tout état de cause, faibles ; chacun comprenait que les faucheurs n’étaient des délinquants que par militantisme. Le procès est assurément l’occasion d’une joute idéologique asymétrique dont le juge est une sorte de témoin impuissant, accessoirement de victime collatérale. Asymétrie en ce que l’INRA ne défend pas une cause mais entend poursuivre ses recherches pour savoir et non pour convaincre, là où les militants écologistes cherchent – à tort ou à raison – un impact médiatique maximum pour exhorter le public, à bonne distance des considérations strictement scientifiques. Victime collatérale en ce que les faucheurs se préoccupent au fond assez peu de l’issue du procès car ils estiment pouvoir attirer idéologiquement, quand même ils seraient déboutés judiciairement. L’enjeu juridique est d’autant plus dérisoire qu’il porte sur des considérations ténues : l’état de nécessité, toujours exposé à des interprétations divergentes, la complétude de l’étude d’impact, etc.

Cette démarche « citoyenne » consistant à faire de l’institution judiciaire une chambre d’écho de préoccupations militantes visant un intérêt de manière désintéressée, si l’on ose dire, est comme favorisée par les progrès de l’État de droit (I). On est toutefois surpris de constater qu’elle a pu se déployer également hors de ce modèle (II).

I. Le procédé citoyen de l’action devant les tribunaux en État de droit

L’instrumentalisation de l’action juridictionnelle à des fins citoyennes appelle deux remarques préalables sur le terrain constitutionnel.

Plus on entend enserrer l’action des pouvoirs publics dans des bornes juridiques – tant le législateur que le gouvernement ou l’administration – plus on rend, d’une certaine manière, attractive l’action des citoyens devant les tribunaux. La séduction s’avère d’autant plus irrésistible que, la Ve république et le fait majoritaire qui l’accompagne ayant puissamment engourdi la responsabilité politique, la voix portée par la contestation juridictionnelle peut sembler, à certains égards, une échappatoire civilisée, une alternative honorable à la violence. On a pu observer le même phénomène sous le Second Empire : tandis que le canal de la contestation politique (l’opposition) était comblé par les candidatures officielles et l’atonie parlementaire, tandis que toute manifestation sur la voie publique exposait à une répression sanglante et tandis que la presse était corsetée, les vannes de la contestation juridictionnelle se sont ouvertes, comme ce fut le cas du recours pour excès de pouvoir, notamment à l’occasion des grands travaux d’Haussmann à Paris.

La progression en généralité des normes encadrant les droits fondamentaux, constitutionnelle et conventionnelles, tend également à idéologiser le débat juridique tout en le dépolitisant. Si le droit au logement, l’urgence climatique, la dignité des personnes en fin de vie ou encore les techniques de procréation relèvent de controverses entre juristes, c’est-à-dire de l’herméneutique de textes conçus, bien souvent pour d’autres objets et à une autre époque, le prétoire se fait agora et les plaidoiries – derrière le voile à peine pudique de la technique juridique – dissertations de philosophie. À entendre les citoyens juridictionnels, on est sensible aux idées, on est touché par une vision, on se désintéresse presque de la solution juridique « technique ». Quand l’issue du procès est favorable, le succès est immense car ce n’est pas telle idéologie, telle secte, telle conviction qui l’emporte, mais quelque chose de plus neutre, de plus grand, de plus haut : le droit. Quand il est condamné, le citoyen requérant peut – outre revêtir les habits de la victime injustement méprisée – se rassurer en dénonçant le caractère dogmatique, étriqué, aveugle de la sentence, ou encore la soumission d’un juge qui ne pouvait aisément s’affranchir d’une loi inique, absurde, dangereuse, totalement dépassée.

Le triomphe juridictionnel apparaît comme une apothéose pour la cause que l’on défend, le revers comme une simple étape, une embuche, un obstacle sur le chemin qui mènera inéluctablement à la consécration.

Dans le camp d’en-face, en revanche, la réplique ne peut apparaître que comme déplacée, procédurière et peu performative. Les moyens de défense au procès apparaissent bien souvent comme une manière d’esquiver la véritable question. Si l’on répond à celle de la nocuité des organismes génétiquement modifié (OGM) par la sacralité et l’inviolabilité du droit de propriété, on donne le sentiment se réfugier derrière des arguties incertaines pour ne pas répondre au fond. En outre, au pénal, le parquet ne soutient pas véritablement une thèse mais s’empare de la loi pour défendre la société, une loi dont il n’est, par définition, pas l’auteur. Bref, il laisse le ministère de la parole, l’office de l’argumentation au requérant, le citoyen juridictionnel.

Enfin, les journalistes et les « influenceurs » font porter leur attention, non sur la bonne application de la loi car les subtilités juridiques sont souvent peu accessibles à leurs lecteurs, leurs téléspectateurs ou leurs « suiveurs », mais sur la fortune, bonne ou mauvaise, de la cause « citoyenne » défendue.

Dans ces conditions, le fiasco de la cause ne signifie nullement sacre de la loi, loi répressive bien souvent, ou défense fiable de la société, car un seul propriétaire, fût-ce une propriété publique comme dans le cas de l’INRA, ne se porte partie civile.

La citoyenneté juridictionnelle est performative dans un système tel que celui de l’État de droit dans lequel le juge peut s’emparer d’une norme susceptible d’être pliée et tordue pour se fondre dans l’air du temps. Elle l’est d’autant plus que l’État de droit formule exactement la promesse de priver de sa raison d’être toute propension à la contestation violente en offrant des voies de recours suffisamment efficaces pour que chacun se sente entendu.

Il importe sans doute ici de distinguer la contestation « violente » des formes de manifestations militantes « illégales » en vue d’exercer cette citoyenneté juridictionnelle. Le fauchage de champs d’OGM devant des caméras relève assurément de l’infraction conscience et délibérée à la loi, mais les gestes, maîtrisés et consciencieux, visent un effet de surprise plus qu’ils ne traduisent une colère, trop longtemps tue, qui explose soudain.

La citoyenneté juridictionnelle a pu s’avérer tout aussi efficace dans un contexte constitutionnel qui ignore tout de l’État de droit.

II. Le procédé citoyen de l’action devant les tribunaux sans État de droit

On peut se tourner vers l’histoire pour découvrir que des citoyens ont fait du prétoire une tribune, relayée par la presse, dans un contexte étranger à celui de l’État de droit dans lequel des jurés d’assise – tirés directement du peuple – œuvrent à faire évoluer une cause qu’ils croient juste contre la légalité formelle. Ils jouent un rôle identique à celui des magistrats contemporains interpellés lors de procédures déclenchées par des citoyens, à ceci près que les jurés sont sans doute moins liés par les textes que ne le sont les professionnels de la justice d’aujourd’hui et à ceci près, aussi, que les textes d’hier sont à texture moins ouverte, si l’on peut dire, que ne le sont certaines dispositions constitutionnelles ou conventionnelles d’aujourd’hui.

Une affaire jugée le 15 décembre 1832 s’avère particulièrement emblématique d’une utilisation très opportuniste de l’enceinte judiciaire et de la presse. La Société des amis du peuple fut créée le 30 juillet 1830, immédiatement après les Trois glorieuses – près de 800 morts – quand les républicains ont compris qu’ils avaient fait la révolution pour rien, ou plutôt que leurs barricades n’avaient été érigées que pour la conquête du trône par les orléanistes. Un regroupement politique d’anciens amis un peu aigres des actuels détenteurs du pouvoir gênés aux entournures, même si chez eux, rien ne transpire le remords, sûr qu’ils sont de leur « quasi-légitimité ».

En vertu du célèbre article 291 du code pénal de 1810, les associations de plus de vingt personnes se réunissant certains jours « marqués » (c’est-à-dire réguliers) sont soumis à une autorisation préalable du gouvernement. Les « Amis du peuple » se réunissaient périodiquement à plus de 400 personnes, et jusqu’à 2000, au Tivoli d’Hiver – une grande salle de spectacles, de bals, de réunions située rue de Grenelle Saint-Honoré (aujourd’hui rue Jean-Jacques Rousseau). Le préfet de police, Girod de l’Ain, parfaitement au courant de tels rassemblements, allant jusqu’à y envoyer un policier sténographe pour relever ce qui y était dit, faisait semblant de ne rien voir : forme d’atténuation de l’ingratitude du gouvernement à l’égard de ses alliés d’hier. La politique de l’autruche cesse en décembre 1831 quand le procureur du roi est tenu « informé » de la tenue de ces réunions. Il porte l’accusation contre dix-neuf prévenus dont François Raspail, Louis Cavaignac (frère d’Eugène), Alexandre Plocque (compagnon de route d’Auguste Blanqui), etc.

Les faits sont parfaitement établis et leur qualification évidente : cette association n’étant pas « autorisée », les réunions sont illégales et pénalement répréhensibles. Mais les républicains n’en ont que faire. S’ils étaient condamnés, la lâcheté des orléanistes, leur autoritarisme, le fait qu’ils ne valent pas mieux que les amis de Charles X en maintenant cet article 291 qu’ils avaient dénoncés peu de mois auparavant, apparaîtraient en pleine lumière. Les Amis du peuple se réunissant le plus pacifiquement du monde pour échanger des idées – trahis, diffamés – feraient figure de martyrs. L’échec juridique serait une victoire politique. S’ils étaient relaxés, leur réussite serait d’autant plus reluisante qu’elle montrerait que les tribunaux ne sont pas à la botte de ce nouveau pouvoir versant dans l’autoritarisme.

Ajoutons que ce procès attire un grand nombre de journalistes et que les plaidoiries – prononcées bien souvent par les prévenus eux-mêmes – profitent de cette tribune pour développer des discours très idéologiques sur les vertus comparées des régimes républicains et monarchiques, le monarque fût-il roi « des Français ». Et la presse ne se fait l’écho que de ces défenses politiques tant ces délinquants ne le sont que pour des raisons « citoyennes ».

Le National, pourtant de sensibilité orléaniste mais authentiquement libérale, affirme d’entrée, dans un article attribué à Armand Carrel, que le « droit d’association a été proclamé », ce qui, pour le moins, est aller vite en besogne sur le plan juridique.

Il importe en effet de rappeler que, dans cette affaire, la composition de la juridiction joue un rôle décisif. La loi du 8 octobre 1830 prévoit que les « associations et réunions illicites » (article 291 à 294 du Code pénal de 1810) sont abandonnées à la compétence des cours d’assises, comme les délits de presse. Cette juridiction populaire qui a, si l’on peut dire, le droit d’être arbitraire puisqu’elle décide, in fine, à la lumière de l’intime conviction des jurés peut se métamorphoser en juridiction « citoyenne », avec ce que cela comporte d’incertitudes. Les douze citoyens tirés au sort apparaissent comme une allégorie de la vox populi.

Lors du procès, les prévenus reconnaissent exactement les faits qui leurs sont reprochés, ils ne souhaitent en aucun cas appeler des témoins justificatifs. Ils ne demandent guère davantage l’assistance d’avocats. Au cours de l’interrogatoire, ils commencent à plaider leur cause. Le président : « Se réunissait-on à plus de vingt, et parlait-on politique ? » Sugier : « Oui, et en cela nous avons usé d’un droit que l’art. 291 ne détruit pas, ou plutôt nous pensons que cet article a cessé d’exister par le seul fait de la révolution [de 1830] ». Plus loin, Cavaignac : « L’article du code qui interdit cette périodicité, étant à nos yeux comme non avenu, nous n’avons pas cru devoir en prendre souci ». Quand vient l’interrogatoire du bailleur : « J’ai loué mes divers locaux à toutes les sociétés, aux saint-simoniens, aux francs-maçons, aux amis du peuple, à la société Aide-toi, composée de MM. Dupin, Guizot et autres. (On rit.) ». André Dupin et François Guizot étant, à l’heure du procès, respectivement président de la Chambre des députés et ministre de l’Instruction publique. Il poursuit : « Lorsque j’ai loué à ces messieurs les prévenus, j’ai informé M. Noël, commissaire de police, il m’a conduit à la Préfecture ; le secrétaire de M. le Préfet m’a dit qu’il n’y avait pas d’inconvénient ». Viennent ensuite les défenses des prévenus. Ce sont d’ardents plaidoyers politiques pour la liberté d’association. Plocque rappelle que, sous la Restauration :

le sol de France fut miné de toutes parts par des associations secrètes, dont chaque ramification aboutissait à une conspiration de police qui, de temps en temps, jetait bas la tête de quelques héroïques imprudents. La vérité, qu’on ne pouvait dire tout haut, fut prêchée dans l’ombre et chaque jour, une nuée formidable de pamphlets et de chansons anonymes, qui pénétrait partout, accablait le gouvernement stupide qui, à la fin, ne pouvant enchaîner la liberté entreprit de l’assassiner. La révolution de juillet, qui nous apportait tant de libertés, nous devait au moins celle de l’association, dépendance et […] conséquence de la liberté de la presse.

Il achève son discours avec des propos qui ne sont pas ceux d’un juriste :

Quand un besoin social existe, il doit être satisfait ; quand un parti se fait représentant désintéressé de ce besoin, il lui faut une existence avouée et publique. […] Voilà le parti républicain. Et je dirai comme Napoléon dans son temps : Le parti républicain est dans le monde comme le soleil, et malheur à qui ne le voit pas.

Le procès s’achève. Le jury devait répondre à trois questions. 1/ « Y a-t-il eu association au nombre de plus de vingt personnes se réunissant certains jours marqués, pour s’occuper d’objets politiques ? » : « Oui ». 2/ « A-t-elle eu lieu sans l’autorisation du gouvernement ? » : « Oui ». 3/ « Les prévenus sont-ils coupables ? » : « Non ». Le chef du jury – qui n’est pas le président des assises – d’ajouter : « Au nom du jury, […] je déclare qu’il a été jugé dans sa conscience le fait d’association non coupable ». Armand Carrel narre dans Le National : « M. le président a voulu interrompre la déclaration du chef du jury ; il lui a, par deux fois, imposé le silence, et deux fois, M. Fenet a renouvelé la solennelle et courageuse déclaration du jury ».

Pourtant, le président de la cour redonne la parole à l’avocat général, lequel requiert la dissolution de la Société des amis du peuple en vertu de l’article 292 qui la permet lorsque telle association se sera formée « « sans autorisation » ou, « l’ayant obtenue, aura enfreint les conditions à elle imposées ». Le président refuse d’entendre les « acquittés » et leurs défenseurs. Carrel commente : « il est impossible de peindre l’étonnement du barreau, du jury et des assistants à une scène aussi étrange, et qui fera date dans les fastes de la magistrature quasi-légitimiste ». Les jurés, outrés, refusent de siéger à nouveau : « des applaudissements d’un nombreux public ont salué sa retraite », ajoute le rédacteur du National. La cour, amputée, se retire néanmoins. « Lorsqu’[elle] est rentrée en séance, la salle était presque déserte. Le président a prononcé un arrêt qui ordonne la dissolution de la société des Amis du peuple. »

Aux yeux du public et de la presse libérale qui l’approuve, le jury s’est fait en quelque sorte juge constitutionnel en neutralisant un article du Code pénal que les orléanistes s’étaient engagés à abroger. Neutralisation aux effets sans doute limitée aux parties au procès, mais dont l’onde de choc se propage par voie de presse et d’opinion. En matière de délits de presse et d’association illicite, le législateur avait confié aux jurés populaires, en toute connaissance de cause, le droit de finir les différends sachant que ces matières, nécessairement politiques et éthérées, nuiraient à la magistrature professionnelle si elles étaient jugées par elle. La victoire juridique des Amis du peuple n’en est guère une tant l’infraction formelle est évidente : elle est bien politique ou constitutionnelle, elle marque un changement idéologique de ces jurés censés incarner le peuple entier en faveur de la liberté d’association politique. Il s’agit également d’un succès « citoyen » en ce que cette affaire résulte d’une stratégie conscience de commission d’une infraction en vue d’être jugé pour en faire une cause publique, celle du pays tout entier. La question de l’acquittement étant, au fond, assez secondaire. Pour autant, l’article 291 sera durci en 1834 et la liberté d’association ne sera reconnue que progressivement : les associations professionnelles (syndicats) en 1884, les associations culturelles en 1901 (« à but non lucratif ») et les associations cultuelles (religions) en 1905.

La citoyenneté ne peut se traduire de façon juridictionnelle que lorsque des militants jugent que le procès peut donner quelque écho, quelque amplification à une cause qui se manifeste comme juridique quand elle est en réalité idéologique. Aujourd’hui, les plus ardents écologistes, hier les républicains défenseurs de la liberté d’association estimant que la démocratie représentative majoritaire leur ferme l’agora, entendent investir la pétoire pour faire valoir leur cause. Le procédé comporte une parenté avec celui de la propagande « par le fait » des anarchistes ou, dans une certaine mesure, du terrorisme (à condition d’admettre qu’ils défendent une « cause ») en ce que l’on commet sciemment une infraction, en l’assumant le plus souvent, dans le but d’obtenir un écho plus large ; il s’en éloigne toutefois en ce que les infractions sont toujours légères, qu’elles ne touchent jamais les personnes, qu’elles n’exposent qu’à des peines légères, le plus souvent avec sursis.

François Saint-Bonnet

Professeur d’Histoire du droit à l’Université Panthéon-Assas

 

Pour citer cet article :

François Saint-Bonnet « La citoyenneté juridictionnelle. Le prétoire préféré à l’agora », Jus Politicum, n°27 [https://juspoliticum.com/articles/La-citoyennete-juridictionnelle-Le-pretoire-prefere-a-l-agora]