P. Allorant, W. Badier et J. Garrigues (dir.), Les Dix décisives 1869-1879 (2022)
Recension de P. Allorant, W. Badier et J. Garrigues (dir.), Les Dix décisives 1869-1879, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, 450 p.
Review of P. Allorant, W. Badier et J. Garrigues (dir.), Les Dix décisives 1869-1879, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, 450 p.
I
l peut être plaisant d’observer, après avoir fait lecture de l’ouvrage ici recensé, que l’histoire constitutionnelle et politique de la France n’échappe pas à la vérité que renferme le célèbre adage du Cardinal de Retz selon lequel « il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif ». En effet, les diverses contributions que rassemble cet ouvrage, publié sous la direction scientifique de P. Allorant, W. Badier et J. Garrigues, s’efforcent de montrer en quoi les années 1869-1879 durant lesquelles la France, placée face au choix de son régime politique, a su inscrire le courant libéral dans le moment de fondation de l’ordre républicain, peuvent être qualifiées de « décisives » (qualificatif dont la paternité revient, à l’origine, à René Rémond). Par-delà l’intention de cristalliser ces dix années dans un fragment « imaginaire » de l’histoire politique et constitutionnelle, l’attrait principal de l’ouvrage réside assurément dans le fait de montrer que l’instauration enfin réussie, certes au prix de douloureuses concessions réciproques, d’une République pérenne a procédé, après un long travail de maturation intellectuelle, d’une union politique, fragile mais durable, entre républicains modérés et libéraux orléanistes. Soustraites à l’illusoire représentation téléologique d’une inéluctable affirmation de la démocratie libérale en France, les diverses contributions parviennent, à la faveur d’une approche pluridisciplinaire à laquelle ont été conviés des historiens, des juristes, des politistes et des sociologues, à mettre en évidence non seulement le poids des contingences, les incertitudes et atermoiements des acteurs de cette époque d’une « République sans républicains », mais aussi les continuités qui l’ont traversée. Ainsi resserrées sur l’étude d’une décennie qui a été le théâtre d’un processus de conversion républicaine, elles donnent à voir le mouvement de nationalisation d’une culture politique républicaine qui, d’une opposition de principe sans concession, est peu à peu devenue une attitude de gouvernement réformiste.
Constatant que les institutions publiques ont été, dès après la chute de l’Empire, l’enjeu de combats aussi acharnés qu’indécis, le lecteur prend la mesure de l’épaisseur d’une période historique aussi complexe que singulière qui a vu une Assemblée nationale majoritairement monarchiste fonder, par l’écriture de lois constitutionnelles, une République. Si l’historiographie républicaine a souvent souligné l’extrême difficulté qu’a rencontrée la France du xixe siècle à conjuguer la voie démocratique du suffrage universel à la voie constitutionnelle d’une organisation équilibrée des pouvoirs, elle a moins souvent mis en lumière l’existence de continuités (plus ou moins explicites) propres à transcender les césures événementielles ou institutionnelles qui ponctuent traditionnellement l’histoire des régimes politiques. Si la République, proclamée le 4 septembre 1870 (dans une salle de l’Hôtel de Ville de Paris appelée la salle du Trône), consacrée par l’amendement Wallon, acceptée comme pierre d’attente et reconnue par les lois constitutionnelles de 1875, procède d’un ensemble de facteurs dont les nombreux auteurs de l’ouvrage cherchent à démêler l’écheveau, elle ne saurait être simplement le résultat d’un enchaînement de circonstances. A cet égard, une des impressions les plus durables laissées par la lecture de l’ouvrage est la suivante : par-delà les ruptures liées aux changements de régime, la décennie étudiée semble l’héritière d’inclinations lointaines liées à l’épisode impérial. En effet, le Second Empire, aussi bien dans ses premières années (qui sont, du point de vue républicain, celles de l’incubation des idées) que dans ses tardives inflexions libérales et parlementaires, a accommodé les acteurs à des pratiques gouvernementales que la IIIe République naissante a, plus tard, prolongées. Au nombre de ces permanences, on compte, par exemple, une administration des assemblées héritée de legs « inavouables » remontant aussi bien à l’Empire libéral qu’aux monarchies censitaires.
Si, par l’arbitraire de son titre, l’ouvrage aurait pu céder à la tentation d’imposer l’évidence d’une décennie univoque pourvue de traits clairement identifiés, ses présupposés (avant tout, l’approche plurielle des objets) et la retenue de ses conclusions (qui se traduit par l’absence d’un sous-titre qui aurait attribué à la période historique étudiée une signification plus identifiée) lui confèrent une cohérence qui s’impose, dès les premières pages, au lecteur. Ce dernier voit ainsi fort bien en quoi cette période est « décisive » pour l’apparition de nouveaux rapports à la question politique : par exemple, modifiant l’usage du discours politique, Léon Gambetta met en cause, par son éloquence et sa pratique des meetings, l’orthodoxie parlementaire. Il donne à voir une nouvelle norme qui est celle de « la nécessaire épreuve du discours politique devant des assemblées populaires » (A. Dontenwille‑Gerbaud). Plus généralement, l’apparition d’un champ politique autonome n’a pas uniquement procédé de la promotion de l’institution parlementaire, mais également de la création d’institutions (telles que l’École libre des sciences politiques ou la Société de Législation comparée) qui ont contribué à l’émergence d’une profession et d’un champ politiques. Contemporaine de l’Empire libéral, la Société de Législation Comparée témoigne, tout à la fois, des ruptures opérées par la guerre, de la déchéance du Second Empire et de l’emploi qu’a su faire la République conservatrice des juristes libéraux aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au sein du corps préfectoral, de la magistrature ou des cabinets ministériels.
La cohérence de l’ouvrage doit aussi beaucoup à la mise en valeur des incertitudes et hésitations qui ont, tout au long de ces années, marqué le cours de la vie politique et affecté les choix opérés par les acteurs. Dans un moment de disparition des partis dynastiques (M. Michelet trace, à cet égard, le saisissant portrait d’un Prince impérial qui, se comportant moins en chef politique qu’en chef dynastique, prend conscience du fait qu’un parti bonapartiste est désormais devenu « une forme d’oxymore politique »), la discontinuité constitutionnelle a empêché les élites françaises, obnubilées par la question de la nature du régime, de pouvoir penser sereinement un système parlementaire de gouvernement. De Laboulaye à Duvergier de Hauranne, tous ceux qui se montrent soucieux de consolider la « République conservatrice » sont sans cesse tourmentés par la question de la nature de la constitution. Il est d’ailleurs troublant de constater, comme y invite le texte que J.-P. Machelon consacre à la réforme de la justice menée par Jules Dufaure, que l’Assemblée nationale statue sans ligne directrice durant cette période politiquement très incertaine. Les effets qu’emporte cette instabilité politique sont d’ailleurs exacerbés aussi bien par « le perfectionnisme vétilleux de nouveaux élus imbus de leur mission souveraine, mais passablement inexpérimentés », que par les tensions opposant les pouvoirs publics (les parlementaires étant peu enclins à accepter les positions politiques de Thiers ou de Mac Mahon). De surcroît, de nombreux fonctionnaires parlementaires – tel Albert Sorel, protégé de Guizot et du duc Decazes, qui devient secrétaire général de la présidence du Sénat – ne sont disposés, en l’absence de tout espoir de voir restaurée une monarchie constitutionnelle, à n’accepter l’ordre républicain que dans ses traits les plus libéraux. Il est vrai que les assemblées, et cela à rebours des ministères, des tribunaux ou des préfectures, n’ont pas fait l’objet d’une épuration administrative (comme l’observe, en 1872, le duc d’Audiffret-Pasquier, « les régimes changent, les Empires tombent, mais les bureaux restent »).
De même, la question constitutionnelle, longtemps différée, discutée plus ou moins consciemment dans le dessein de privilégier une « monarchie républicaine » représentative, a été empreinte d’une grande circonspection : si Broglie et Prévost-Paradol appellent de leurs vœux un équilibre des pouvoirs pour conjurer le retour de tout régime d’assemblée, le projet Thiers-Dufaure implique, quant à lui, une conception « minimaliste » de lois constitutionnelles pragmatiques. À cet égard, La France nouvelle, ouvrage traversé de part en part par la recherche d’un système de gouvernement compatible aussi bien avec la forme monarchique qu’avec la forme républicaine, dessine un modèle de gouvernement de facture parlementaire moniste, résolument primo-ministériel. En souhaitant écarter toute prérogative royale ou présidentielle de nomination, Prévost-Paradol partage les vues de Bagehot qui avait parlé d’une « fonction élective » de la Chambre des Communes à propos de la nomination du Premier Ministre. Plus tard, la République conservatrice défendue par Thiers repose sur une « philosophie constitutionnelle » qui se traduit, comme l’observe A. Laquièze, par une « conception libérale et modérée » de l’ordre républicain, c’est-à-dire un régime d’équilibre des pouvoirs entre le Parlement et un Président politiquement responsable. Procédant d’une « conception modeste de la Constitution qui relativise l’importance du texte écrit par rapport au jeu des usages politiques », ce modèle participe d’une « culture prudentielle du droit constitutionnel » qui accompagne l’écriture des lois constitutionnelles de 1875. Comme l’a montré récemment l’étude de T. Pasquiet-Briand consacrée à La réception de la Constitution anglaise au xixe siècle, la pensée constitutionnelle française a trouvé dans la tradition parlementaire anglaise un modèle propre à apaiser les passions révolutionnaires (l’accommodement républicain aux principes constitutionnels anglais est souligné par Esmein qui observe, dans ses Éléments, que les Français ont été devancés par les Américains dans la voie d’une républicanisation des institutions britanniques). La nécessité du compromis et le choix d’une modération réformiste condamnent tous ceux qui se réclament d’une certaine intransigeance (que ce soient les Chevau-Légers ou les courants d’extrême-gauche) à quitter la scène politique centrale.
L’infléchissement de l’ordre politique républicain vers le parlementarisme absolu est souvent présenté comme la dénaturation d’une forme dualiste théorisée par Prévost-Paradol et Albert de Broglie et retranscrite dans les dispositions (équivoques) des lois constitutionnelles de 1875. A. Le Divellec observe, à cet égard, qu’une telle interprétation fait violence à la réalité historique : en effet, le gouvernement parlementaire s’est bien davantage construit « par glissements pratiques successifs, à partir d’un modèle juridique qui a été celui des monarchies non parlementaires, et cela sans que le droit codifié par les textes n’ait été modifié ». Dans la mesure où les lois constitutionnelles ne renferment nulle « vérité » au sujet du système de gouvernement, les modalités de ce dernier ne sont pas, entre janvier et juillet 1875, discutées plus avant en raison d’une concentration des débats sur la forme républicaine. Comme l’a montré L. de Thy dans sa thèse de doctorat consacrée à leur écriture (voir, dans la présente livraison de Jus Politicum, la recension de cet ouvrage), les lois constitutionnelles de 1875, loin d'être uniquement une œuvre de circonstance, procèdent d’une longue inclination, recueillie par les membres de l’Assemblée nationale de 1871, en faveur d’un système de gouvernement parlementaire. Tout l’effort des républicains modérés a été, ce faisant, de conjurer les formes dévoyées de ce système, celles défendues par les partisans conservateurs de la lecture dualiste (un régime conservateur qui, pour reprendre une notable expression formulée par Jules Ferry lors d’une séance de la Chambre des Députés du 18 juin 1877, n’avait « du constitutionnalisme que l’apparence [et] du parlementarisme que le mensonge »).
Si les diverses cultures politiques demeurées présentes parviennent encore, après la crise du 16 mai, déclinaison hexagonale du conflit européen opposant la légitimité monarchique à la légitimité démocratique, à imposer leur empreinte (rôles conférés au Sénat ou au chef de l’État ; critiques portées par l’extrême gauche à l’encontre d’une constitution « orléaniste »), se fait essentiellement jour « une culture de l’adaptation » (J. El Gammal) dont l’affirmation politique de l’opportunisme est une des déclinaisons les plus connues. Assurer la marche quotidienne du parlementarisme absolu, tout particulièrement au moyen du droit parlementaire, revient alors à défendre la République. A la faveur d’une stabilisation des règles du jeu politique, s’établissent, avec la Constitution Grévy, les conditions nécessaires à une réalité constitutionnelle qui rend les positions parlementaires plus accessibles et attractives pour la moyenne bourgeoisie et permet l’apparition de groupements politiques davantage structurés.
L’après 16 mai ouvre surtout la voie à une républicanisation de la culture nationale (parallèlement à la politique scolaire et à l’engagement de la France dans le projet colonial, des épurations judiciaires traduisent, dans les années 1880, le projet de républicaniser la fonction publique). Se déploient, quant à l’étude de ce processus, tous les profits de l’approche plurielle qui préside à un ouvrage ordonné autour de quatre parties (grands acteurs ; familles politiques ; rapports entre Paris et la Province ; empreintes sur le modèle républicain ; modèles comparés et regards croisés) qui permettent de varier les angles d’observation de la période historique considérée. Dans les contributions qui soulignent que la guerre franco-prussienne, le siège de Paris et la Commune ont marqué « un décrochement inédit des opinions publiques entre Paris décapitalisée et une Province qui ne comprend pas sa radicalisation révolutionnaire et patriotique », il est opportunément rappelé que les débats de l’Assemblée constituante qui portent, le 8 février 1871, sur la nécessité de mettre les pouvoirs publics à l’abri de l’irrationalité parisienne, aboutissent au choix de Versailles comme capitale d’une république par défaut… Quant aux lieux où s’exercent alors de nouvelles pratiques politiques, il est souligné que les républicains (Gambetta, Pierre Joigneaux) avaient compris la nécessité de tirer profit de la vitalité de la sociabilité municipale : en effet, si la commune avait pu être dénoncée, par Jules Ferry, comme le lieu de l’oppression sociale et de la contrainte politique, elle pouvait aussi devenir une « république en miniature où se ferait l’apprentissage de la démocratie » (F. Ploux). Quant aux « regards croisés » interrogeant la décennie considérée à l’aune des expériences et définitions du nationalisme, ils ont surtout le mérite de montrer que la nature du régime politique de la France redevient, comme en 1814, une question centrale en Europe. Dans la mesure où la restauration d’une monarchie orléaniste, parlementaire et libérale n’est pas pour déplaire aux Anglais, Bismarck, voyant dans la présidence de Thiers un compromis acceptable et craignant l’arrivée au pouvoir de Mac Mahon (d’autant plus que l’Ordre moral catholique serait de nature à séduire la Bavière), défend, par « stratégie diplomatique », une politique pro-républicaine (comme l’écrit S. Burgaud, « être en République est une faiblesse qu’il souhaite à la France »). Toutefois, il ne parviendra pas à garantir l’isolement français, se heurtant aux efforts déployés par Decazes pour alarmer les puissances du concert européen.
Posant l’hypothèse de l’existence d’une « génération politique » ayant traversé ces années 1869-1879, plusieurs contributions forment une riche galerie de portraits qui permet d’étayer plus avant l’observation d’une société française alors en pleine mutation. Si Jules Simon, député républicain à l’assemblée constituante de 1848, révoqué de sa chaire de la Sorbonne au lendemain du coup d’État du 2 décembre, appelle de ses vœux une République exorcisée de ses tentations révolutionnaire ou césariste et ne cesse, à l’instar de La Fayette et Constant, de penser le politique à l’aune de l’idée de liberté, il ne peut toutefois, en tant que « républicain libéral », être compté au nombre des libéraux qui, des Doctrinaux à Victor de Broglie ou Prévost-Paradol, ont fait primer le respect des libertés sur la forme du régime. Devenu plus tard un Président du Conseil « profondément républicain et résolument conservateur », il est, comme on le sait, le destinataire de la lettre de blâme ouvrant la crise du 16 mai. Retiennent aussi l’attention du lecteur la figure d’Étienne Lamy qui, dans la tradition d’un Lamennais ou d’un Montalembert, s’éloigne d’un discours républicain jugé trop radical (comme il l’observe en octobre 1870, « c’est en écrasant la République des Marat qu’on peut fonder la République des Washington ») ou celle d’Auguste Paris qui, malgré son hostilité à l’encontre de l’amnistie des Communards et son souci de défendre l’influence de l’Église catholique sur la société, se range à la lecture parlementaire des institutions. Sollicite également l’attention le parcours, tout aussi emblématique, d’un Charles de Freycinet qui s’efforce de se tenir au plus près des puissants, mais en prenant toujours garde de ne pas faire naître une nouvelle sensibilité doctrinale afin de conjurer d’éventuels revers de fortune lors d’un remaniement ou d’un bouleversement des équilibres parlementaires. Offre une vision singulière des modes d’apprentissage et de diffusion d’une culture républicaine en quête de légitimité le parcours initiatique de Georges Laguerre, futur « enfant de chœur du boulangisme » : bien que condamnée, une décennie plus tard, à la damnatio memoriae par une République ayant triomphé de la (supposée) « menace césarienne » boulangiste, sa carrière est très révélatrice des espoirs et déceptions qui ont accompagné une certaine jeunesse républicaine. Citons, enfin, les noms de Pierre-Sébastien Laurentie, conseiller du comte de Chambord, fidèle à un héritier légitime dont il ne comprend pas l’inaction, ou d’Oscar Bardi de Fourtou, demeuré dans l’historiographie républicaine comme l’acteur « crypto-bonapartiste » ayant rétabli la candidature officielle lors de la crise du Seize-Mai et qui, désireux de fédérer les droites conservatrices, a mené une carrière marquée par l’échec des mouvements dynastiques. Les lecteurs juristes sont aussi rappelés au bon souvenir d’Alfred Naquet qui, sans chercher à remettre en cause la primauté de l’assemblée, a appelé de ses vœux une garantie juridictionnelle de la Constitution (selon lui, une magistrature suprême pourrait user d’un « veto suspensif » contre les lois portant atteinte à un « pacte constitutionnel » propre à conserver certains principes fondamentaux à l’abri des assemblées représentatives).
Parallèlement à ces portraits qui témoignent, entre fidélités partisanes et arrière-pensées carriéristes, des discontinuités et continuités de la période considérée (le lecteur se surprend à voir François Guizot faire son retour, en février 1870, après vingt-deux années de retraite politique, en tant que vice-président d’une commission consacrée à la liberté de l’enseignement supérieur, une question qui, devenue primordiale sous l’Empire libéral, va être résolue au début de la iiie République), l’ouvrage met souvent en évidence l’étroite correspondance entre les considérations sociales et politiques. Par exemple, il est souligné que la recherche d’un modèle politique conservateur, auquel le poids des faits conférera progressivement une facture parlementaire, s’est accompagnée du souci d’imposer la moralité comme valeur cardinale du régime politique (ce dont témoigne le contrôle efficace de l’imprimé par l’ordre judiciaire).
S’inscrivant dans la postérité de travaux historiographiques sur le libéralisme, initiés par F. Furet, L. Jaume ou J.-M. Mayeur, qui ont invité à reconsidérer le rôle des libéraux dans le moment de fondation de la République, l’ouvrage permet donc au lecteur de parfaire, avec toute la distanciation qu’autorisent les avancées scientifiques de la recherche historique et politique, sa connaissance d’une décennie dont la singularité a été révélée par les ouvrages classiques de Charles Seignobos ou de Daniel Halévy (qui s’était proposé, dans La Fin des notables et La République des ducs, de restituer cette époque de transition entre Empire et République). Se trouvent ainsi, si ce n’est révélées, du moins éclairées plus avant des évolutions qui, par-delà les césures chronologiques, relèvent moins des circonstances que d’inclinations durables. En amont, la décennie dite « décisive » a commencé sous l’ombre portée du Second Empire et du Gouvernement provisoire de la Défense nationale qui avaient habitué les acteurs à certaines pratiques ou les avaient contraints à certains comportements ; en aval, elle a provoqué des lignes de clivage (nées du combat des radicaux contre le compromis passé entre républicains modérés et libéraux orléanistes) qui ont longtemps traversé l’ordre républicain français. Ainsi, marquées par l’expérience d’une Assemblée nationale désignée pour trancher une question de guerre ou de paix et dont les membres ont été peu à peu gagnés par une lassitude les conduisant à accepter la « transaction libérale » (Marcel Prélot), ces dix années forment assurément une séquence de transition institutionnelle à nulle autre pareille.
Jacky Hummel
Jacky Hummel est Professeur agrégé de droit public à l’Université Rennes 1. Il est notamment l’auteur de Le constitutionnalisme allemand (1815-1918) : le modèle allemand de la monarchie limitée, Paris, PUF, 2002 ; Carl Schmitt. L’irréductible réalité du politique, Paris, Michalon, 2005 ; Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Paris, Michel Houdiard, 2010.
Pour citer cet article :
Jacky Hummel « P. Allorant, W. Badier et J. Garrigues (dir.), Les Dix décisives 1869-1879 (2022) », Jus Politicum, n°28 [https://juspoliticum.com/articles/P-Allorant-W-Badier-et-J-Garrigues-dir-Les-Dix-decisives-1869-1879-2022]