Le constitutionnaliste de renom René Capitant a séjourné au Japon de 1957 à 1960 en tant que directeur de la Maison Franco-Japonaise. Cependant, on sait peu de choses sur ses activités académiques durant cette période, car la plupart de ses travaux de l’époque n’ont jamais été publiés en France. Dans cet article, nous allons présenter les activités de Capitant au Japon en nous référant à des documents privés laissés aux Archives nationales (Fonds René Capitant). Nous avons pu constater que Capitant, en tant que porte-parole – non official – de de Gaulle, souligna à plusieurs reprises le défaut de la IVe République et la légitimité de la prise du pouvoir par de Gaulle auprès des médias et des intellectuels japonais. À ce stade, il est difficile de dire si ses expériences au Japon ont influencé ses théories ultérieures, point qui nécessitera des éclaircissements supplémentaires.

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Introduction

 

Malgré les efforts surhumains de Capitant, le rpf (Rassemblement du peuple français) déclina rapidement et, à la fin de 1953, cessa presque toute activité. De Gaulle se retira alors dans son fief de Colombey, tandis que Capitant se consacra à l’étude et à l’enseignement à l’université de Paris, mais ces jours paisibles n’ont pas duré : peu après cette mise en sommeil du rpf, la crise algérienne éclata, et Capitant fut à nouveau pris dans le tourbillon de l’histoire.

Pour des raisons que l’on détaillera plus loin, Capitant a séjourné à Tokyo, de 1957 à 1960, en tant que directeur de la Maison franco-japonaise, et il s’engagea activement dans différentes activités académiques : il laissa sur place de nombreuses réalisations. Entre-temps, la crise de mai 1958 a reconduit de Gaulle au pouvoir et la naissance de la Ve République a suivi de peu, mais Capitant ne pouvait qu’observer ce processus depuis l’autre côté du continent eurasien.

Pour lui, qui n’avait cessé de prôner la réforme de la IVe République, la crise de mai était une occasion précieuse de changer un système désuet, mais comme la rédaction du projet de constitution a été dirigée par de Gaulle et Michel Debré, Capitant ne fut pas sollicité et fut en quelque sorte « laissé pour compte ».

Bon an mal an, l’absence de Capitant dans la rédaction de la Constitution n’a pas été sans conséquence sur la nature de régime durant les premières années de la Ve République. En effet, les divers éléments de la démocratie directe, tels que l’élection directe du président ou l’utilisation de référendums, ont été minorés dans le projet constitutionnel, au profit d’un système qui met davantage l’accent sur les groupes conservateurs et les élites.

C’est pourquoi, depuis le village de Hirayu dans la région d’Okuhida, Capitant critiqua sévèrement la nouvelle constitution, affirmant que le texte est « le plus mal rédigé » de l’histoire constitutionnelle française.

Pourtant, en ce qui concerne la pratique politique, la solution apportée par De Gaulle au problème de l’indépendance de l’Algérie avec le soutien direct du peuple par le recours au référendum convenait à la théorie de la démocratie directe défendue par Capitant. Peu après, l’amendement constitutionnel de 1962, prévoyant l’élection du président de la République au suffrage universel direct, a été adopté pour suivre cette pratique politique. C’était exactement la forme idéale aux yeux de Capitant, et à partir de ce moment-là, il donna son plein accord à la Constitution.

Nous présenterons d’abord les réalisations de Capitant au Japon, puis nous étudierons l’évolution des réflexions de Capitant en lien avec l’élaboration constitutionnelle de la Ve République.

 

I. Le contexte de son départ pour le Japon

 

Comme Capitant lui-même n’a pas beaucoup parlé des circonstances de son départ, on ne sait pas exactement ce qui l’a décidé à partir pour le Japon, mais il est très probable que la position du gouvernement français sur la crise algérienne ait été le facteur clef.

Il a été en tout cas pris dans les remous de la crise algérienne et dût quitter la France. Notons déjà que ce déplacement n’était pas un choix involontaire pour Capitant, même s’il était inattendu. Nous allons expliciter quelque peu les circonstances de son départ.

Tout commença lorsque le gouvernement français a intensifié sa répression du mouvement indépendantiste en Algérie. Dans l’atmosphère tumultueuse de l’époque, les médias ont annoncé qu’Ali Boumendjel, l’un des étudiants de Capitant à l’époque de la Résistance, était mort après avoir été interrogé par les parachutistes de l’armée française. Les autorités ont annoncé que la cause était un suicide, mais des preuves circonstancielles suggéraient une mort accidentelle ou un suicide pour éviter de parler sous la torture.

Cette nouvelle conduisit Capitant à boycotter les cours à l’université pour protester contre la répression exercée par l’armée. Aussi, il n’hésita pas à alerter le ministre de l’Éducation en publiant une déclaration dans Le Monde.

Cette déclaration, qui se conclut par une provocation – « Révoquez-moi, si vous le voulez, si vous le pouvez » – semble avoir déconcerté le gouvernement de l’époque. Peu de temps après, le gouvernement a créé la « Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels » pour tenter de mettre un frein à la répression des indépendantistes. Cette création fut une réponse à la déclaration de Capitant et au changement de l’opinion publique qui en a résulté.

Sur le terrain néanmoins, la crise algérienne ne faisait que s’aggraver, et Capitant semble avoir voulu mettre un terme à sa protestation assez rapidement et sans perdre la face. Il envoya de nouveau un message au ministre de l’Éducation et reprit ses cours, invoquant que « mon geste public a produit les effets que je souhaitais ».

On ne sait pas exactement si ce boycott de deux mois a provoqué des changements dans les résolutions de Capitant. La seule chose sûre reste que quelques mois plus tard, à la rentrée scolaire, Capitant quitta la France et se rendit au Japon.

Vue la chronologie des faits, force est d’admettre qu’il y a un lien de causalité entre ce boycott et son départ pour Tokyo. C’est pour cette raison que, bien plus tard, la nécrologie de Capitant dans Le Monde a décrit ce départ comme une « sanction ». Le transfert d’un professeur très respecté de l’université de Paris vers un pays d’Extrême-Orient en cours de reconstruction, à l’autre bout du monde, a pu sembler être une sanction pour les Français de l’époque.

Decout-Paolini conteste cependant cette interprétation, en se basant sur des entretiens avec la famille et les amis de Capitant. Pour résumer son propos, il se trouve que la nomination à la Maison franco-japonaise avait été proposée par la partie japonaise depuis longtemps, et ce fut apparemment pour Capitant une bonne occasion de prendre ses distances avec le gouvernement français. Decout-Paolini en conclut qu’il a pris la décision d’aller au Japon sur la forte recommandation de ses amis, et non sur l’ordre unilatéral du gouvernement.

Capitant lui-même ne s’est jamais étendu sur les raisons de ce départ, laissant un voile de mystère qui nous empêche de conclure définitivement à ce sujet. Comme nous le verrons plus loin, Capitant fut extrêmement actif pendant son séjour au Japon, ce qui nous permet de conclure qu’il a vécu cette occasion comme un élément positif et précieux. Le fait que René, comme son père Henri, a montré un fort désir d’étudier le droit comparé, comme en témoigne son étude à Berlin dans sa jeunesse, peut être encore cité comme une preuve de son intérêt pour les études comparées.

 

II. Activités académiques pendant son séjour au Japon

 

Pendant son séjour à la Maison franco-japonaise, Capitant produit un certain nombre de publications, dont un rapport à l’Association académique de droit public (公法学会) en mai 1958, diverses conférences académiques et des entretiens dans des journaux. Les sujets abordés étaient divers, mais après l’instauration de la Ve République, sa préoccupation principale s’orienta vers l’analyse et l’évaluation de la nouvelle constitution. Un accent particulier fut mis sur les causes de l’effondrement de la IVe République, les perspectives de réformes dans le cadre de la nouvelle constitution ainsi que l’importance des relations franco-japonaises.

Il est à remarquer que sa critique de la IVe République poursuit essentiellement ce qu’il avait déjà dit auparavant : Capitant continua à critiquer le régime et les partis qui le soutenaient, comme en témoignent son évaluation négative sur le « régime des partis » ou encore de la « féodalité des partis ». Tous ses arguments furent maintenus sans changement après son arrivée au Japon. Aussi, les affirmations de Capitant sur la démocratie et le fédéralisme restaient fondamentalement inchangées et nous n’avons pas repéré d’éléments nouveaux à son analyse de la IVe République qu’aurait pu apporter son séjour au Japon.

Par exemple, lors d’une réunion de l’Association académique de droit public en mai 1958, six mois après son arrivée au Japon, Capitant donna une conférence sur le thème suivant : « Les problèmes de la démocratie et la constitution japonaise », durant laquelle il aborda la question des dommages que produit la règle de la majorité, ainsi que des limites du gouvernement représentatif et de la démocratie sociale. Sa théorie présentée à cette occasion était presque identique à celle décrite dans les Principes du droit public.

Il est intéressant de noter que Capitant critiqua assez sévèrement la nouvelle Constitution japonaise. Capitant remarque d’une part que la société japonaise était relativement homogène et que les effets néfastes de la règle de majorité étaient atténués par rapport à la France, qui possédait encore des territoires d’outre-mer. Il notait d’autre part qu’en ce qui concerne les pouvoirs du législatif, le système japonais privilégiait la Diète (Parlement japonais), comme dans la IIIe et la IVe République.

Évidemment, Capitant reconnaissait que la souveraineté de l’Assemblée japonaise est quelque peu limitée par le droit illimité du Premier ministre de dissoudre le Parlement et par l’obligation de recourir à un référendum pour modifier la Constitution : c’est toutefois justement cette disposition relative à la modification de la Constitution, prévue à l’article 96, qui fut jugée particulièrement problématique.

Si l’on suit le raisonnement de Capitant, dans la mesure où le peuple n’est pas autorisé à prendre l’initiative d’amender la Constitution, malgré la nécessité du référendum, toute possibilité d’augmenter les prérogatives populaires par voie constitutionnelle est inexistante. Par conséquent, ce système représentatif, de son point de vue, doit être critiqué comme étant « figé ».

En ce qui concerne les problèmes sociaux, il insiste sur le fait que la démocratisation de la sphère sociale doit être encouragée par l’amélioration des contrats de travail, car le « droit à la vie » garanti par l’article 25 de la Constitution ne suffit pas à lui seul à résoudre ces problèmes. Même au Japon, comme dans d’autres pays occidentaux, les contrats de travail sont devenus des contrats de « subordination » et ne répondaient pas aux exigences d’une véritable égalité et liberté.

Du point de vue de la théorie de la démocratie de Capitant, les lacunes de la Constitution du Japon ainsi que de la Constitution de la IVe République étaient en effet évidentes. Elles étaient extrêmement réticentes à reconnaître toute forme de démocratie directe et, hormis la reconnaissance de la participation des travailleurs, elles restaient fondamentalement indifférentes à la démocratisation de la sphère sociale.

Pour conclure, disons que Capitant n’hésita pas à tirer la sonnette d’alarme devant ses collègues japonais en rappelant que si les problèmes sociaux n’étaient pas résolus activement, il existait un risque d’« explosion sociale », détruisant toute la démocratie politique.

La lecture de cette conférence permet aisément de comprendre que sa conception de la démocratie n’a pas faibli depuis son arrivée au Japon. Or, il serait utile de se demander comment cette conférence – très stimulante – à l’Association académique de droit public a été reçue par les spécialistes japonais du droit public. Pour autant que nous le sachions, il n’existe malheureusement pas d’évaluation ou de critique de la théorie de Capitant, ce qui nous amène à conclure qu’elle ne semble pas avoir attiré beaucoup l’attention dans les cercles académiques de l’époque.

Certes, dans cet archipel de l’Extrême-Orient, où le système parlementaire venait de reprendre racine après avoir émergé de la tourmente de l’après-guerre, il était encore difficile pour cette théorie pionnière de la démocratie d’être comprise et acceptée. Toutefois, si le cercle académique japonaise avait écouté plus sérieusement son argument grave sur les problèmes liés à l’absence d’éléments de démocratie directe, l’histoire constitutionnelle japonaise aurait pu prendre une tournure différente.

Un an plus tard, en mai 1959, dans une communication dite à l’université de Chuo, il évoqua également les problèmes de la souveraineté parlementaire, les défauts du système de représentation proportionnelle, la solution des problèmes coloniaux par le fédéralisme et la réforme sociale basée sur la participation des travailleurs. Environ dix mois s’étaient écoulés depuis l’établissement de la Ve République en France mais les observations formulées dans cette conférence présentent peu de nouveautés.

Il convient toutefois de noter qu’en ce qui concerne la raison d’être du chef de l’État, Capitant a repris ici son argument d’avant-guerre qui consiste à placer le chef de l’État comme un « contrepoids » au système du multipartisme. Or, l’idée que le chef de l’État – le Président – représente l’unité supérieure du peuple contre la multiplicité des partis politiques a été découverte par Capitant qui avait minutieusement analysé le régime de la République de Weimar, mais après la défaite de 1940, cette théorie de la représentation a été abandonnée. Cela s’explique par le fait que la position du chef de l’État était devenue moins importante à la suite du changement d’orientation de sa théorie vers le renforcement de la démocratie directe.

Il est intéressant de constater que Capitant reprit ici son ancienne théorie : à propos du rôle du Président sous la Ve République, après son retour à la politique, il vantera par la suite les fonctions positives du Président tout en s’appuyant implicitement sur les théories constitutionnelles allemandes de l’époque de Weimar, et nous pouvons voir ici dans cette conférence donnée au Japon le germe de cette nouvelle inflexion dans la trajectoire intellectuelle de Capitant.

Il mentionna également à plusieurs reprises l’importance de la relation franco-japonaise. Par exemple, le 24 juin 1958, juste après le retour de de Gaulle sur la scène politique, Capitant donna une conférence à l’International House of Japan
(国際文化会館) à Tokyo, qui se termine par un passage sur l’« amitié franco-japonaise ».

Selon Capitant, la France et le Japon, qui ont tous deux traversé une épreuve difficile pendant la dernière guerre, sont appelés à jouer un rôle important dans la construction d’un nouvel ordre mondial dans un contexte où les deux superpuissances – les États-Unis et l’Union soviétique – commençaient à détendre leurs relations. En d’autres termes, il insiste sur le rôle d’une France et d’un Japon dans la construction d’une nouvelle relation avec leurs pays voisins, chacun dans sa géographie, qui auraient vocation à être de différente nature que l’impérialisme et de la conquête, et ainsi créer un « monde plus humain ».

De ce court passage, nous pouvons deviner chez Capitant une sérieuse et forte motivation dans son choix de séjourner au Japon. Non seulement les gaullistes, mais aussi plus largement tous les Français de cette époque sentaient la nécessité de posséder une politique étrangère indépendante et forte, différente et bien distincte des deux superpuissances : ce discours indique que certains voyaient dans le Japon comme un relais pour cette politique en Asie.

 

III. La crise de mai 1958 et l’élaboration de la nouvelle Constitution

 

La vie paisible de Capitant au Japon ne dura cependant pas longtemps. Les bouleversements successifs en France eurent un impact profond non seulement sur Capitant mais aussi sur la société japonaise en général. En mai 1958, tandis que l’incapacité patente du gouvernement à gérer la crise algérienne ne cessait de s’aggraver, un coup d’État soutenu par le contingent fut réalisé afin d’empêcher l’indépendance de l’Algérie. Le président René Coty, qui a délaissé Pflimlin, proposa de nommer de Gaulle comme Premier ministre pour tenter de désamorcer la situation. Après quelques négociations, de Gaulle accepta cette demande et devint le dernier Premier ministre de la IVe République avec l’approbation de l’Assemblée Nationale, et se vit confier les pleins pouvoirs pour six mois.

Cependant, comme de Gaulle insista sur la nécessité d’une révision constitutionnelle comme condition de son accession au pouvoir, le Parlement vota en outre une loi constitutionnelle pour établir exceptionnellement les procédures et les principes de la révision constitutionnelle. Il s’agit de la fameuse « Loi constitutionnelle du 3 juin 1958 ».

Il convient de noter que cette loi constitutionnelle elle-même n’a pas établi le contenu de la nouvelle constitution, mais plutôt le processus dérogatoire d’amendement constitutionnel et les principes que la nouvelle constitution devrait respecter. Premièrement, la procédure de révision constitutionnelle prévue au chapitre 11 de la Constitution de la IVe République fut modifiée pour exiger que le projet de constitution soit soumis à un référendum après avoir été formulé par le gouvernement. Antérieurement, les amendements constitutionnels nécessitaient une procédure complexe avec le concours de l’Assemblée Nationale et le Conseil de la République. Cependant, cet amendement a permis au gouvernement et au peuple de modifier la Constitution sans l’intervention du Parlement.

Deuxièmement, afin d’éviter de donner un chèque en blanc au gouvernement, la nouvelle constitution devrait répondre aux cinq principes suivants. À savoir : (1) seul le suffrage universel est la source du pouvoir ; (2) le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effectivement séparés ; (3) le Gouvernement doit être responsable devant le Parlement ; (4) l’autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d’assurer le respect des libertés essentielles ; et (5) organiser les rapports de la République avec les peuples de l’empire qui lui sont associés.

On voit ici que, dès son accession au pouvoir, de Gaulle a posé comme condition l’exclusion du Parlement du processus de révision constitutionnelle. La délégation des pouvoirs d’urgence pendant six mois a permis de légiférer par ordonnances, et d’éliminer toute implication du Parlement depuis l’initiation de la proposition constitutionnelle jusqu’à son approbation finale.

De Gaulle et ses proches prêtèrent une attention maximale à ne pas répéter les erreurs passées lors de l’élaboration de la Constitution de 1946. Comme en 1945, les gaullistes étaient largement en minorité au Parlement : si on avait laissé les parlementaires prendre l’initiative de la rédaction, la réforme serait restée au minimum. C’est pour cette raison que de Gaulle a fait en sorte de réaliser les réformes en se fondant sur un lien direct entre le gouvernement et le peuple.

En outre, les cinq principes susmentionnés comprenaient également des mesures visant à restreindre le pouvoir législatif d’une part, tout en maintenant le système de cabinet parlementaire afin de gagner le soutien du parlement d’autre part. En particulier, de Gaulle et ses proches ont privilégié la séparation effective du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, et il n’est pas exagéré de dire que l’essence de la Ve Constitution républicaine réside dans ce principe.

Comme beaucoup l’ont souligné, le défaut majeur des Républiques précédentes était que, le pouvoir du Parlement étant trop fort, le pouvoir exécutif ne pouvait pas mener ses politiques avec suffisamment d’indépendance et de stabilité.

Tadakazu Fukase, qui fut présent lors de cette page de l’histoire pendant ses études en France estima également que la plus grande faiblesse de la IVe République était que le gouvernement n’avait d’autre choix que d’éviter toute action décisive pour pouvoir exister. Aussi, selon Michel Debré, la France d’époque manquait cruellement d’« un pouvoir » et la réduction des pouvoirs du législateur était indispensable pour le faire renaître.

Bien sûr, ni Capitant ni Debré ne désiraient un quelconque fascisme ou une dictature. L’une des caractéristiques des gaullistes était leur conviction apparemment paradoxale que l’établissement d’un « exécutif fort » conduirait à la garantie de la liberté. En d’autres termes, ils affirmaient que la condition préalable pour garantir la liberté était de limiter les pouvoirs du pouvoir législatif en respectant strictement le principe de la séparation des pouvoirs, et en même temps de renforcer l’indépendance du pouvoir exécutif.

Ainsi, la rédaction de la Constitution a commencé, mais comme il existe déjà de nombreuses recherches antérieures sur ce sujet, je limiterai ma description au minimum nécessaire. Comme on le sait, c’est Michel Debré qui joua un rôle central dans la rédaction de la Constitution dans le nouveau gouvernement. Bien que Capitant et Debré fussent tous deux gaullistes et partageassent une même base en termes de vision politique, à savoir la recherche d’un pouvoir exécutif fort, leurs idées différaient très souvent, et en ce sens, Debré était l’adversaire préféré de Capitant. Cependant, malgré leurs différences de tendance, Debré respectait Capitant qui avait 10 ans de plus que lui, et Capitant, de même, estimait les talents de Debré. Ce dernier rappelait qu’il avait été fortement influencé par le plan de réforme que Capitant avait proposé en 1936. Aussi, on peut confirmer dans leurs écrits qu’ils ont continué à soutenir de Gaulle avec dévouement, en coopération l’un avec l’autre.

Par contre, dans les années 1950, alors que Capitant commença à aspirer à la démocratie directe, les différences entre les deux gaullistes deviennent plus importantes. Toujours selon Wahl, les différences peuvent être résumées comme suit. Capitant et Debré s’opposaient sur trois points majeurs : la solution à apporter à la question coloniale par l’introduction du fédéralisme, l’expansion de la démocratie directe, notamment par le recours au référendum, et l’application stricte du principe de la séparation du pouvoir.

Alors que Debré, d’un point de vue utilitaire, recherchait un système politique permettant à la France de regagner son pouvoir et sa grandeur, Capitant, d’un point de vue moraliste, était préoccupé par le fait que le peuple retrouve sa véritable souveraineté.

La nouvelle constitution a repris un grand nombre des propositions de réforme que Debré avait précédemment défendues. En particulier, les dispositifs détaillés concernant le « parlementarisme rationalisé » étaient l’œuvre de Debré. En outre, le mode d’élection du président, qui consiste à éviter le suffrage universel direct et à adopter un système d’élection indirecte basé principalement sur les membres des conseillers locaux, était également une idée que Debré avait professée au temps de la Résistance.

D’autre part, de Gaulle a dû tenir compte des groupes conservateurs et centristes du Parlement qui lui ont accordé leur confiance. Comme on le sait, le projet gouvernemental de Constitution de la Ve République comprenait trois parties : (1) la partie à l’initiative de de Gaulle ; (2) la partie conçue par Debré ; et (3) la partie ajoutée par les ministres d’État. Lors de la discussion au sein du Comité interministériel, tout en maintenant les principes de la restauration de l’autorité et de la stabilité du pouvoir exécutif, les ministres d’État proposèrent un certain nombre d’amendements, qui étaient une série de concessions pour éviter une réaction parlementaire. L’étape suivante consistait à soumettre le projet du gouvernement au Comité consultatif constitutionnel (ccc) pour délibération, mais le ccc, composé en grande partie de parlementaires, était très réticent sur l’idée d’un « système parlementaire rationalisé ». Surtout, l’article 31, qui restreint les questions législatives, suscita de fortes objections, mais le gouvernement, dirigé par Michel Debré, resta ferme et a balayé toutes les objections faites. En conséquence, la contribution de la ccc à la rédaction fut minime, à l’exception d’une révision majeure du chapitre XII, intitulé « De la Communauté », qui régit les relations de la métropole avec les territoires d’outre-mer.

Le projet de constitution fut ainsi achevé en trois mois à peine et approuvé par le peuple français à une écrasante majorité lors d’un référendum du 28 septembre 1958. La phase de création étant ainsi terminée, la survie de la nouvelle République naissante dépendait avant tout de la « pratique » consistant à surmonter la crise algérienne et dans sa capacité à réaliser les réformes sociales. Capitant aurait alors une nouvelle chance de jouer un rôle actif dans cette nouvelle phase lors de son retour de Tokyo.

 

IV. Première bilan de la Ve République

 

Ironie du sort, le « changement de régime » que Capitant prônait depuis des années est devenu une réalité six mois seulement après son départ de France. Il n’est pas surprenant que Capitant ait été fortement déçu, puisque la mission de rédiger la nouvelle constitution fut confiée à Debré, et que Capitant n’a même pas été consulté.

À cet égard, de Gaulle aurait pu avoir la possibilité de rappeler Capitant pour le faire participer à la rédaction de la constitution. Mais, cette solution alternative aurait été irréaliste étant donné que de Gaulle ne disposait que très peu de temps pour rédiger la constitution et que Capitant aurait pu avoir des difficultés à abandonner subitement la charge de la direction de la Maison franco-japonaise. En outre, il fait peu de doute que le caractère non-conformiste de Capitant fut un facteur non-négligeable dans cette histoire.

Sur ce point, Decout-Paolini émet l’hypothèse que de Gaulle, qui craignait que son caractère intransigeant ne soit un désastre dans l’élaboration de la constitution, l’a intentionnellement exclu. En effet, comme nous l’avons mentionné précédemment, le gouvernement n’était pas monolithique, car des hommes politiques conservateurs et centristes influents, tels que Pflimlin, Mollet et Pinay, y participaient en tant que ministres d’État. Il semble que Capitant, du fait de son intransigeance, manquait de tact pour faire des compromis et parvenir à des accords dans une situation aussi volatile où le temps manquait.

Il ne fait néanmoins aucun doute que de Gaulle attendait beaucoup de lui car il a été choisi par la suite comme président de la « Commission des Lois » après son retour en France. Dans ce rôle qu’il accepta, Capitant joua un rôle décisif dans le développement de la Ve République lors de la réforme constitutionnelle de 1962 et de la réforme du Sénat en 1969. En ce sens, il n’a certainement pas été le « créateur » de la Constitution de 1958, mais on peut lui reconnaître le mérite d’en être le « nourricier ».

Or, la naissance de la Ve République mettait Capitant dans une position difficile. Bien que les dispositions de la nouvelle constitution soient loin de son idéal, la priorité, même pour lui, était d’assurer la prise du pouvoir par de Gaulle et d’apporter une solution à la crise algérienne. De plus, l’opinion publique japonaise d’alors n’étant pas favorable à de Gaulle, Capitant accepta volontairement le rôle de propagateur de la légitimité de la Ve République en tant que porte-parole non-officiel du général de Gaulle au Japon.

En France, en particulier par la gauche, ce dernier était critiqué avec malice au motif que sa prise de pouvoir était similaire à celle du maréchal Pétain environ un quart de siècle auparavant. Au Japon également, il était loin de faire l’unanimité : « De Gaulle est-il vraiment un fasciste ? » était une question courante à l’époque. C’est dans ce contexte que Capitant continua à affirmer, dans des interviews accordées à divers médias, que l’effondrement de la IVe République n’était qu’une conséquence inévitable d’un système désuet et que la nouvelle constitution proposée par de Gaulle permettrait de résoudre le problème colonial et de réaliser les réformes sociales nécessaires.

Pour preuves, nous pouvons citer les documents conservés aux Archives Nationales, des interviews et des brouillons de ses émissions de radio pendant son séjour au Japon. Par ordre chronologique, (1) l’article du Yomiuri Shimbun du 29 mai 1958, « M. René Capitant expose. L’essentiel du Général De Gaulle » ; (2) l’article du Sankei Shimbun « Le Général de Gaulle et moi » du même jour ; (3) l’interview à la radio tbs du 30 mai 1958 ; (4) l’interview à nhk du 8 juin 1958 ; (5) l’article du Mainichi Shimbun du 12 juillet 1958 « De Gaulle contre le fascisme », (6) l’interview à nhk du 30 septembre 1958.

Si l’on fait abstraction des détails secondaires, le contenu de ces articles est en substance le même et peut être résumé comme suit. Capitant commence par rappeler que la chute de la IVe République était inévitable et que de Gaulle a pris le pouvoir de manière légitime. Il se trouve qu’au Japon, dans un contexte d’un pays qui se relevait à peine de la seconde guerre mondiale et du gouvernement dictatorial subséquent, nombreux étaient ceux qui considéraient de Gaulle comme un fasciste – par projection de la situation japonais récente sur la France. En réaction à cette opinion, Capitant affirma que la mort de la IVe République était principalement due à son manque de légitimité démocratique, et que de Gaulle avait entamé la réforme constitutionnelle en tant que sauveur de la démocratie et leader de l’antifascisme.

Ensuite, concernant la question coloniale, de Gaulle promeut l’introduction d’un fédéralisme plus libéral et égalitaire. À cette occasion, Capitant prévoit que le système colonial serait aboli dans sa forme actuelle au profit d’un système fédéral fondé sur la libre volonté des États membres, comme en Suisse ou aux États-Unis. Capitant souligna donc devant les médias japonais que la domination unilatérale de la France devait être remplacée par une nouvelle relation fondée sur la liberté et l’égalité et que cette possibilité avait de fortes chances de se réaliser.

Il est important de noter qu’en ce qui concerne la question algérienne, Capitant ne doutait pas que l’intention de de Gaulle était de reconnaître l’indépendance. En été 1958, de Gaulle n’avait pas encore pris clairement position sur l’indépendance de l’Algérie. Étant un réaliste autant qu’un opportuniste, de Gaulle pensait qu’il était trop tôt pour annoncer la reconnaissance de l’indépendance afin d’étouffer dans l’œuf toute réaction des soutiens de l’Algérie française sur place et en métropole.

Il se trouve qu’en fin de compte le pronostic de Capitant se révéla juste, et de Gaulle semble avoir été déterminé dès le départ à reconnaître l’indépendance de l’Algérie ; en tout cas il s’orientera vers cette reconnaissance dès qu’il aura pris le contrôle de l’armée et mis fin au chaos sur le terrain. L’histoire nous montre que, comme Capitant l’a prédit, de Gaulle entama la négociation avec le fln tout en continuant la guerre, et l’indépendance de l’Algérie fut confirmée après l’approbation des accords d’Évian par le référendum d’avril 1962.

Nous n’avons aucun moyen de savoir à ce jour à quel point les prévisions de Capitant étaient fondées. Il est probable qu’il essaya de restaurer la réputation de de Gaulle en insistant devant les Japonais sur sa volonté présumée de résoudre le problème colonial par le biais de l’indépendance, abusant quelque peu de sa position de porte-parole. Cette manière d’exagérer est typique chez Capitant.

En outre, pour mieux comprendre ce qu’il pensait à l’époque, il est important d’analyser la conférence intitulée « Le retour au pouvoir du général de Gaulle, ses causes – ses conséquences », qui eût lieu à la Maison internationale du Japon le 24 juin 1958, trois semaines après le retour au pouvoir du général de Gaulle. Dans cette conférence, il explique la raison de la chute du précédent régime ainsi que la position du général de Gaulle sur la nouvelle Constitution. Selon lui, l’essentiel de la pensée constitutionnelle gaullienne était en pratique la négation de la IVe république qui portait principalement sur deux critiques des faiblesses du précédent régime : (1) ne pas avoir pu se défaire du problème d’un exécutif faible, complètement subordonné au Parlement ; (2) ne pas avoir su résoudre le problème colonial.

Capitant estimait que ces deux problèmes étaient inextricablement liés. Bien qu’il soit évident que l’impérialisme et le colonialisme ne pouvaient plus être soutenus tel quel, le régime instable de la IVe République n’a pu que repousser la résolution de ces problèmes à plus tard. Cette position indécise conduisit au mécontentement général en Algérie et dans le contingent algérien, et le régime, qui avait perdu le soutien populaire, n’a pas pu faire face à cette crise. Ainsi de Gaulle revint au pouvoir, non seulement afin de contenir les militaires mais surtout de gagner le soutien du peuple.

Ensuite, en ce qui concerne la réforme politique, Capitant esquissa le nouveau régime envisagé par le Général en s’appuyant sur le discours de Bayeux et son discours radiophonique du 13 juin 1958. En pratique il explique que d’une part, le pouvoir du Président – en particulier avec le pouvoir de dissoudre le Parlement – serait étendu afin de renforcer le pouvoir exécutif, mais que, d’autre part, le système parlementaire, dans lequel le Premier Ministre est responsable devant le Parlement, serait maintenu.

Cependant, ce dualisme étant similaire au système parlementaire de type orléaniste ou celui de la République de Weimar, Capitant a dû admettre que la critique de Duverger selon laquelle il restait « trop classique » n’était pas sans fondement. Mais en même temps, il répliqua que l’introduction d’un système fédéral était essentielle pour résoudre la question coloniale et que l’adoption du dualisme était un système adapté à ce fédéralisme. En d’autres termes, il fit valoir qu’il serait plus facile de réaliser l’« Exécutif stable et fort » en installant de Gaulle comme président de la Communauté et non comme le chef de cabinet.

Quant à cette question coloniale, nous avons déjà vu que Capitant avait continué à insister sur le fédéralisme, et il profita de cette occasion pour souligner que de Gaulle partageait le même point de vue. En effet, devant l’audience japonaise, il annonça non seulement la reconnaissance de l’indépendance des colonies (y compris l’Algérie), mais aussi l’établissement d’une nouvelle relation dans l’Empire fondée sur les principes du nationalisme et de l’égalitarisme – la fédération franco-africaine.

Or, dans cette conférence, il prétendit présenter l’opinion de de Gaulle, mais nous sommes amenés à estimer que, plus que l’opinion de de Gaulle, il présentait sa propre idée. De nombreuses affirmations du type « De Gaulle devait penser de cette façon… » se trouvaient dans son discours, mais il est peu probable qu’elles correspondaient exactement à la pensée de celui-ci après son retour au pouvoir. En ce sens, Capitant abusait quelque peu de sa position de porte-parole auto-proclamé.

Par exemple, en ce qui concerne les relations étrangères, une position pro-communiste fut exprimée et l’adhésion de la République populaire de Chine aux Nations unies fut soutenue. En outre, Capitant exprima une perspective optimiste sur l’indépendance de l’Algérie, bien qu’il faille noter qu’il s’agit de sa propre opinion.

En définitive, le manuscrit de cette conférence n’a pas été publié et resta rangé dans le carton des Archives Nationales. Nous avons pu en prendre connaissance grâce à une lettre privée d’Armand Bérard, l’ambassadeur français au Japon à l’époque. Ce diplomate fit entendre à l’universitaire les considérations suivantes : une critique sévère de la IVe République était contraire aux intérêts de la France. Aussi, diminuer le prestige de la France ou nier la légitimité de la domination française en Algérie rendraient la tâche du nouveau gouvernement dirigé par de Gaulle plus difficile. De plus, l’affirmation de Capitant concernant l’amélioration des relations avec les pays communistes ne correspondaient pas forcément à la vision du Général. Pour finir, Bérard conclut sa lettre par le passage suivant, qui pourrait être pris soit comme un avertissement, soit comme un conseil : « En ce qui me concerne, mon souci serait de ne pas embarrasser le gouvernement par des affirmations dont je ne serais pas absolument certain. C’est évidemment une préoccupation de diplomate. Mais, n’es-tu pas, toi-aussi, dans ce poste de Directeur de la Maison Franco-Japonaise, un Ambassadeur de la France ? »

Il nous est impossible de préciser ce que Capitant écrivit en réponse au conseil de l’ambassadeur. Si l’on juge par son caractère et son passé, il est probable qu’il était contre l’idée de changer quoi que ce soit à son manuscrit. Cependant, il semble que Capitant se soit finalement rendu à la raison en comprenant que des critiques virulentes pourraient mettre en péril la position du général de Gaulle et compromettre la France au Japon. Désormais, Capitant maintint son soutien au nouveau gouvernement en limitant quelque peu ses critiques à l’encontre du nouveau régime comme de l’ancien.

En effet, l’ambivalence de sa première évaluation sur la Constitution naissante est bien connue. Dans la préface de « De Gaulle dans la République » de Léo Hamon, il porta un jugement résolument négatif sur la nouvelle constitution. Toutefois, il exprima à contrecœur son approbation de la nouvelle constitution en arguant que le fédéralisme tel qu’il y était prévu est essentiel pour résoudre le problème colonial et qu’il faudrait éviter à tout prix un retour à la IVe république. Tout d’abord, vérifions le bilan décevant exprimé dans cette préface.

Il n’est plus de savoir si cette Constitution est bonne : elle ne l’est pas. Mais de savoir si elle est assez mauvaise pour qu’on doive sacrifier la Fédération. En d’autres termes, met-elle la République en danger ? À cette dernière question, je réponds franchement : non. Non elle ne met pas la République en danger. Parce qu’elle ne conduit ni au fascisme, ni à la dictature personnelle.

Ce passage nous montre sa déception et sa colère de ne pas avoir pu participer à la rédaction de la constitution. Par contre, il faut noter que c’était le manque de légitimité de la IVe république qui était considéré comme l’origine de la crise de régime. Selon Capitant, la précédente Constitution n’était pas suffisamment démocratique, comme l’illustre l’adoption de la représentation proportionnelle, le rejet des référendums et les restrictions au droit de dissolution de l’Assemblée Nationale, ce qui entraîna la défection du peuple pendant la crise. Aussi, Capitant reprit ici sa critique rigoureuse du colonialisme. La IVe République, qui avait perdu le soutien du peuple, n’était pas en mesure de poursuivre la guerre pour maintenir les colonies. Dans ce sens, il vit son échec comme inévitable. Alors, quel était son bilan de la crise du 13 mai 1958 ? Selon lui, il ne s’agissait pas d’un coup d’État de quelques officiers, mais d’une insurrection de l’armée tout entière, qui résultait du manque de légitimité du régime dans son ensemble.

La IVe République s’est écroulée comme un vieil arbre vide, qui ne tient plus que par son écorce et que le moindre vent suffit à jeter bas. On a cessé de lui obéir, non seulement les parachutistes d’Algérie, mais les garnisons de la Métropole, les forces de police, les citoyens eux-mêmes, décidés à ne pas lever le doigt, à ne pas risquer un cheveu pour défendre ce qu’ils savaient depuis longtemps être fondé sur l’imposture. Seule la légitimité commande l’obéissance. Si l’obéissance cesse, c’est qu’il n’y a plus de légitimité reconnue.

Nous pouvons ici reconnaitre la théorie du « droit positif » élaborée par Capitant dans l’entre-deux-guerres. Puisque la positivité de la loi dépend en définitive de l’obéissance volontaire du peuple, si cette obéissance volontaire cesse, cela signifie la perte de la positivité, et donc la fin du régime. La IVe République n’étant plus qu’un fantôme, Capitant ne ressentait même pas le besoin de la regretter. Logiquement, la crise du 13 mai fut pour lui une occasion de reconstruire cette légitimité. Le projet de nouvelle constitution étant achevé, le référendum sur les amendements constitutionnels était prévu dans les semaines suivantes. En soutenant la nouvelle constitution, Capitant exprima ainsi ses espoirs dans le nouveau gouvernement dirigé par de Gaulle.

Il convient toutefois de noter que son bilan des deux piliers de la nouvelle constitution – l’introduction du fédéralisme pour résoudre le problème colonial et la réforme du parlementarisme pour renforcer le pouvoir exécutif – comportait une nuance importante comparée à son évaluation générale.

D’un côté, Capitant fut résolument en faveur de l’introduction du fédéralisme. En particulier, le droit accordé aux peuples des territoires d’outre-mer de choisir d’accepter ou non la nouvelle constitution fut considérée comme conforme au principe d’autodétermination fondé sur l’égalité et la liberté. Et, dans la mesure où ce principe fondamental était également suivi en Algérie, il n’y avait aucune raison de s’opposer à cette partie de la constitution.

D’un autre côté, Capitant fut très sévère sur l’architecture des instances de pouvoirs en Métropole. Ses critiques furent nombreuses, mais le point essentiel d’achoppement était pour que lui que la nouvelle constitution favorisait en définitive plus fortement le libéralisme que la démocratie. En effet, comme nous l’avons déjà mentionné, les rédacteurs, et avant tout Debré, partageaient l’idée fondamentale d’un pouvoir exécutif fort et du principe du fédéralisme, mais contrairement à Capitant, ils étaient plus modérés et libéraux dans leurs solutions institutionnelles. Ils avaient plutôt choisi la répartition du pouvoir vers les « notables » et l’ancienne élite politique craignant qu’un renforcement de la démocratie directe ne conduise à la « tyrannie de la majorité ».

Bien entendu, Capitant était d’accord pour dire que c’était une bonne chose que la nouvelle constitution ait tenté de contrecarrer la prépondérance absolue de l’Assemblée et les dommages subséquents, ainsi de rationaliser le système parlementaire. Néanmoins, pour atteindre cet objectif, la nouvelle Constitution a commis l’erreur, selon lui, de diviser les institutions représentatives, alors qu’elle aurait dû renforcer la démocratie directe pour mieux se conformer au principe de la souveraineté populaire.

Il [le système proposé] tend à la division de la souveraineté plutôt qu’à la souveraineté du peuple. Or, je crois qu’au xxe siècle convient l’État fort de la démocratie, plutôt que l’État faible et divisé auquel aspiraient les libéraux.

L’idée selon laquelle un État fort est essentiel pour réaliser des réformes sociales est une affirmation que Capitant avait faite à plusieurs reprises depuis les années 1930. Cependant, en 1958, alors que la nécessité de renforcer le pouvoir exécutif était toujours approuvée, l’accent de son discours s’est déplacé vers l’insistance de la nécessité de l’expansion de la démocratie directe.

Ainsi, Capitant ne cessa d’affirmer que « l’arbitrage populaire » déclenché par la dissolution du parlement ou le référendum serait nécessaire pour y parvenir. Mais, comme le prévoit l’article 5 de la nouvelle constitution, cette tâche d’arbitrage fut attribuée au Président, ce qui était également une source d’indignation pour Capitant. Aussi, le référendum sur les questions législatives a été introduit dans la nouvelle constitution, mais le rôle du peuple restait purement passif, ce qui était loin de son idéal. Le peuple n’était pas autorisé à provoquer de son mouvement un référendum et, par conséquent, ce projet fut considéré comme insuffisant pour promouvoir la réforme.

Capitant présenta encore d’autres critiques cinglantes sur cette constitution mais il n’est pas nécessaire de les reproduire ici. Notons simplement qu’il finit par conclure, une fois passées ses réactions à chaud, que la nouvelle constitution devait être approuvée. Après tout, comme nous l’avons mentionné au début de cette partie, sa première priorité était de résoudre la question coloniale, en particulier la crise algérienne, en introduisant le fédéralisme. Selon lui, si le fédéralisme n’était pas appliqué, la guerre civile et l’anarchie seraient devenues inévitables. Aussi, même si la nouvelle constitution présente de nombreux problèmes, elle n’exposerait pas l’État français aux dangers du fascisme ou de la dictature car la nouvelle constitution était suffisamment libérale.

Ce faisant, Capitant réfutait fortement l’idée d’assimiler de Gaulle au fascisme. Selon lui, le « lit de la dictature » fut plutôt les gouvernements anarchiques qui ont eu le tort de perdre leur légitimité : en ce sens, ce fut toujours la faillite du régime précèdent qui a conduit à la crise puis à l’avènement de la dictature. D’où s’ensuit que la restauration d’un gouvernement légitime était une tâche urgente, et que l’approbation d’une nouvelle constitution en était la première étape. Aussi, nous semble-t-il qu’il a bien vu la situation difficile dans laquelle se trouvait les gaullistes à cette époque. Comme nous l’avons déjà dit, bien que De Gaulle et Debré aient pris l’initiative d’élaborer la Constitution, ils ne pouvaient ignorer les volontés de la majorité parlementaire.

En résumé, pour Capitant, la nouvelle constitution étant entachée de ces défauts, une occasion inespérée d’instaurer une véritable démocratie fut perdue. Pourtant, il semble qu’il n’avait pas encore perdu tout espoir dans la possibilité de cette instauration. Le nouveau système encore tout jeune était en pleine évolution et Capitant pensait que le développement du fédéralisme pourrait favoriser des changements majeurs dans les instances de pouvoir de la Métropole. Toutefois, le développement d’un système fédéral, tel qu’il l’espérait, n’a jamais vu le jour. De nombreuses colonies ont accédé à l’indépendance, et l’idée du fédéralisme fut rapidement abandonnée. Mais paradoxalement, la résolution de la question coloniale, aboutissant à l’indépendance de l’Algérie, ouvrit la voie à la possibilité d’une démocratie idéale telle que la concevait Capitant.

 

V. Le renforcement du régime et les inflexions de sa théorie

 

Le jugement sévère porté par Capitant dans les débuts de la Ve République est bien connu en France. Il est considéré actuellement comme représentatif de sa théorie à l’époque. Il faudrait toutefois noter que ses idées ont pu changer par la suite. Car le ton de sa critique s’adoucit et une évaluation plus positive fut exprimée dans la conférence de l’université Chuo qui s’est tenue environ un an après la prise de pouvoir du général de Gaulle.

Lors de cette conférence organisée par l’Institut japonais de droit comparé, Capitant rappela l’importance de la recherche juridique comparative en accord avec le point de vue de Sugiyama Naojiro. L’objectif principal était d’extraire un fonds commun en comparant divers systèmes juridiques et de découvrir des « enseignements » qui seraient bénéfiques à d’autres systèmes juridiques. Suivant cette orientation, Capitant contribua à tirer des leçons pour la démocratie à partir des turbulences de la politique française vécues dans les années récentes.

Premièrement, il souligna l’importance de changements fondamentaux dans les conditions générales de l’époque qui ont provoqué ces bouleversements politiques. Suivant son analyse, trois facteurs furent le moteur principal de la réforme politique : la croissance démographique due à une augmentation du taux de natalité, le développement de nouvelles sources d’énergie telles que le pétrole et l’énergie nucléaire, et un changement de la conscience politique du peuple déclenché par la Résistance.

Deuxièmement, il expliqua que malgré les différences historiques ou géographiques, comme de nombreux pays étaient confrontés à des problèmes communs, l’expérience d’un pays pourrait être bénéfique aux autres. Selon son diagnostic, la cause profonde de ce phénomène fut à rechercher dans l’« irruption de la science et de la pensée modernes ». Le développement de la science et de la technologie ainsi que l’évolution de la pensée ont considérablement accru la puissance de l’homme sur la nature, mais une transformation correspondante du système politique devait encore être réalisée. C’est pour cette raison que chaque pays doit coopérer pour résoudre les problèmes communs de toute l’humanité.

Dans sa jeunesse, René Capitant avait déjà prêté attention au développement de la science et de la technologie dans la société moderne. À l’époque, il était l’un des fondateurs du Parti républicain syndicaliste (prs), dirigé par Georges Valois. Il écrivit alors sur les problèmes de la société moderne dans le journal du parti « Cahiers Bleus ». À l’occasion d’une enquête menée par ce journal et intitulée « Tendances de la génération nouvelle », il y affirma que le développement des sciences et des technologies caractérisait le monde de l’après-guerre, et que, comme l’illustre son programme d’action « Moderniser à outrance ; l’électricité et le ciment armé », l’objectif était de le pousser à l’extrême.

Près d’un quart de siècle plus tard, Capitant, qui abordait ses vieux jours, continuait à entretenir cette idée. Toutefois, lors de cette enquête de 1928, si la « confusion des partis » était considérée comme un problème, il n’était pas jugé nécessaire de réformer le système parlementaire lui-même. Mais fortement déçu par les échecs successifs du système parlementaire, il chercha désormais un nouveau système politique plus adapté aux évolutions de la société moderne et il fut convaincu que le système de la Ve République pouvait servir de modèle aux États parlementaires du monde entier :

 il est fort peu probable que les réformes [i.e. la naissance de la Ve République] qui y ont été réalisées restent sans effets sur l’évolution des autres démocraties parlementaire au cours des prochaines années.

On peut constater aussi que son évaluation de la nouvelle Constitution fut améliorée par rapport à celle exprimée dans la préface de « De Gaulle dans la République ». En effet, l’abolition de la souveraineté parlementaire ainsi que du système de représentation proportionnelle était considérée comme la restitution de la souveraineté populaire. Aussi, quant au rôle du Président, il fut désormais conçu comme un « contrepoids » nécessaire et efficace aux maux du système multipartiste, et comme représentant l’unité de la nation.

Capitant affirma de plus que cette réforme pourrait également constituer une référence pour le Japon. Or, bien que la Constitution japonaise accorde au Premier ministre le droit illimité de dissoudre la Chambre basse, ce qui est similaire au système parlementaire britannique à cet égard, le système électoral de l’époque a provoqué des divisions au sein des partis politiques et, en ce sens, il restait entaché des mêmes défauts que ceux du système de représentation proportionnelle. Suivant cette analyse, il alertait ainsi sur le risque que le régime japonais pourrait subir la même crise du parlementarisme que celle de la IVe République.

La lecture de cette conférence l’université de Chuo nous amène à conclure que Capitant avait renoncé à soutenir un système parlementaire de style britannique, qui se caractérisait par le bipartisme et le leadership fort du premier ministre, et choisit un autre système marqué par la prépondérance du Président. Ce faisant, il laissa une prévision très pessimiste à l’égard du régime parlementaire, affirmant qu’il ne survivrait pas s’il ne choisit pas soit le modèle britannique traditionnel, soit le nouveau modèle français.

Il faut souligner qu’il exprima pour la première fois des doutes fondamentaux sur la faisabilité d’un système à deux grands partis. Selon lui, dans un pays où le multipartisme s’est enraciné, il serait extrêmement difficile de faire renaître le bipartisme même en modifiant le système électoral. Le seul remède étant de fonder un nouveau système adapté au multipartisme, il fit valoir que la meilleure solution pour éviter le dysfonctionnement du système parlementaire tout en conservant le multipartisme serait un système présidentiel à la française.

Comme nous l’avons déjà évoqué, en septembre 1958, Capitant avait porté un jugement extrêmement sévère sur la Constitution. En revanche, huit mois plus tard, elle fut censée être le modèle des démocraties parlementaires. Que faut-il penser de ce changement radical dans appréciation de la constitution ?

Bien entendu, puisque cette conférence à l’université de Chuo était destinée à un public japonais, on pourrait supposer que Capitant tempéra ses critiques afin de maintenir le prestige international du général de Gaulle. De plus, le nouveau gouvernement ayant pris un départ satisfaisant, il a peut-être réalisé – bien que tardivement – les avantages de la nouvelle constitution. En particulier, de Gaulle, qui s’est placé au-dessus des partis en tant que chef d’État et a initié diverses réformes, fut considéré comme le successeur du président Hindenburg, qui avait affronté la crise de la République de Weimar.

Une autre raison pourrait être que Capitant, après avoir fait l’expérience du parlementarisme japonais, se rendit compte que le système britannique n’était pas nécessairement le « standard » mondiale. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le parti libéral démocrate (ldp) détenait constamment le pouvoir, mais comme il existait de fortes « factions » au sein du ldp, la situation était en fait similaire à un système de type du multipartisme. Capitant nomma cette situation « factionnalisme » et analysa qu’elle avait perduré depuis la période Edo et ne pouvait donc pas être facilement résolu.

Il constata également que, même si la politique japonaise était embourbée dans le copinage et la corruption, les Japonais acceptaient cette situation car le gouvernement, même corrompu, maintenait la paix et la stabilité en évitant les réformes excessives qui pourraient déstabiliser le pays. En d’autres termes, les Japonais – notamment les ouvriers, les jeunes et les pauvres – qui avaient subi les ravages de la guerre souhaitaient avant tout la stabilité et désiraient éviter toutes les réformes radicales que les partis de gauches préconisaient. Il en conclut que le ldp parvenait à rester au pouvoir en acquérant la légitimité de répondre à l’attente du peuple et en préservant ainsi la stabilité et la prospérité du pays. Il qualifia cette mentalité des Japonais de « conservatrice », mais ce jugement n’était pas nécessairement négatif pour lui. Au contraire, il appréciait que cette morale japonaise de « ne pas se révolter » trouvât son origine dans l’éducation morale d’avant-guerre, qui était l’une des plus élevées au monde.

Reste à savoir quels enseignements René Capitant a tirés de cette situation entourant le gouvernement de Kishi. Le système politique japonais, qui évite les réformes excessives et se concentre sur la paix, la stabilité et la prospérité en conservant le régime présent, a dû sembler une nouveauté pour lui. Il nous est permis de supposer que Capitant, qui avait attaqué vigoureusement la IVe République en prônant le « changement de régime », fut influencé par son expérience au Japon et se tourna vers des idées plus modérées vis-à-vis du changement.

Concernant l’autre pilier de la nouvelle constitution – la Fédération –, il était convaincu du succès de sa proposition, qui repoussait le système américain d’alliances ainsi que le système britannique de Commonwealth, mais favorisait une troisième voie française : la Communauté. Dans ce contexte, la Communauté ou la Fédération, comme il l’a suggéré à plusieurs reprises, est une relation entre les différentes nations basée sur l’indépendance et l’égalité réciproque. Après la liquidation du système colonial, il sollicita une organisation fondée sur la « solidarité » et la « fraternité », pour éviter que se dispersent les anciens territoires.

Or, la raison pour laquelle il tenait autant à un projet aussi difficilement réalisable est peut-être lié aux problèmes relatifs à l’aide aux « pays sous-développés ». D’après lui, comme le soutien de l’onu est un acte « unilatéral », il ne pouvait avoir que des résultats néfastes et stériles à long terme. Une relation de coopération plus réciproque – relation dans laquelle la Métropole et les anciennes colonies poursuivent l’intérêt commun en contribuant suivant le degré du développement économique – fut jugée souhaitable et préférable à une action d’une instance mondiale.

Chacun apporte sa mise, les uns en expérience technique et en capacité de production, les autres en richesses naturelles, en espace stratégique, en énergie vitale ; de cette association surgiront des réalités nouvelles – dans l’ordre matériel et dans l’ordre spirituel – qui leur seront communs.

Selon la conception de Capitant, seule une telle relation réciproque pourrait susciter la participation active du peuple – un phénomène surnommé « une mystique collective ». En d’autres termes, pour parvenir à un véritable développement d’un pays, il serait essentiel d’avoir une véritable relation de coopération dans laquelle chaque partie a le sens des responsabilités et remplit ses propres devoirs, et le style français de « Communauté » serait censé incarner cet idéal de coopération réciproque pour le bien commun. Force est de constater néanmoins qu’il y avait encore une certaine conception « hiérarchique » dans son argumentation, qui traitait la France métropolitaine comme « parent » et les anciennes colonies comme « enfants ».

Au regard de la situation politique et économique de l’époque, on pourrait admettre que la vision de Capitant était réaliste, mais le fait que le rôle des anciennes colonies se limitait à la fourniture de matières primaires aurait pu restreindre leur potentiel de développement. En outre, bien que nous ignorions sa véritable intention, il se peut qu’il souhaitât circonscrire les anciennes colonies dans une sphère d’influence française et éliminer ainsi l’intervention de superpuissances telles que les États-Unis et l’Union soviétique.

 

En guise de conclusion

 

En juin 1960, quelques semaines avant son retour en France, Capitant reçut un titre de « docteur honoris causa » de l’université de Keio, et tint une conférence à cette occasion. Nous allons ici présenter sa conférence, publié dans la revue Espoir après sa mort, afin de conclure notre article. Au début de cette conférence commémorative, il se demande s’il était digne de ce titre. Il expliquait qu’il supputait que ce titre lui avait été accordé non seulement parce qu’il assumait la poste de directeur de la Maison Franco-Japonaise, mais aussi qu’il était toujours fidèle aux principes de la « démocratie » et de l’« auto-détermination ».

Comme le montre cet analyse, Capitant restait profondément attaché à l’idée de démocratie, mais dans cette conférence de l’université de Keio, l’accent fut mis plutôt sur l’idée d’auto-détermination. Néanmoins, en 1960, la question coloniale étant largement réglée, à l’exception de l’Algérie, son regard se tourna naturellement vers les relations avec les deux superpuissances dans le cadre de la guerre froide. Plus précisément, il émit l’idée que les États-Unis et l’Union soviétique devraient abandonner leur politique de domination mondiale au profit de relations internationales fondées sur la liberté et l’égalité. Il souligna aussi que, puisque chaque peuple possède le droit de choisir librement son système politique, les autres pays devaient également respecter la décision des autres peuples quant à leur propre gouvernement.

En effet, à cette époque, ni le gouvernement japonais ni le gouvernement français ne reconnaissaient la République populaire de Chine, mais il n’hésita pas à critiquer sévèrement cette politique. Qu’il s’agisse d’une dictature ou d’un système communiste, le résultat du choix volontaire du peuple constitue une réalité, et les autres pays ne doivent pas nier cette réalité.

Il est probable que sa critique sévère de la non-reconnaissance de la Chine populaire a dû déconcerter son auditoire. Ainsi, du début à la fin de son séjour dans cet archipel, il continuait à être à la fois un réaliste et un idéaliste convaincu. Si l’on qualifie la personnalité de Capitant de « non-conformiste », on ne peut que constater qu’elle a été pleinement démontrée lors de son séjour au Japon.

Finissons par un regret : nous n’avons pas eu le loisir de déterminer clairement quel effet ses critiques ont eu sur le monde universitaire ainsi que sur le gouvernement japonais de l’époque. Sa théorie étant extrêmement novatrice en raison de sa fidélité aux principes, peut-être était-il trop tôt pour que le Japon puisse l’accepter. Mais même de nos jours, il nous semble que les spécialistes japonais du droit public n’arrivent pas encore à comprendre sa véritable signification.

À ce propos, quelles leçons a-t-il lui-même tirées de son séjour au Japon ? Comme nous l’avons mentionné au début de cet article, il est très probable que sa théorie n’ait pas changé de manière significative après son séjour au Japon. Cependant, nous devons reconnaître que ses arguments tels que l’introduction d’un système bipartite de type britannique ou de la démocratie directe, devinrent plus modérés par la suite.

Après son retour, il retrouva une place importante dans le gouvernement, mais cette fois il s’adapta au nouveau régime et aborda diverses questions, comme l’indépendance de l’Algérie, l’introduction du suffrage universel directe et la participation des travailleurs à la gestion des entreprises. Il ne fait aucun doute que grâce à ces réalisations, la Ve République a pu survivre même après la mort de de Gaulle. On pourrait imaginer que c’est lors de son séjour au Japon que Capitant a acquis cette conviction que la stabilité du système politique constitue une condition de la prospérité et de la croissance économique.

 

Nobuyuki Takahashi

Professeur à l’université de Kokugakuin.

 

Paul de Lacvivier (traduction)

Doctorant à la faculté de droit de l’université de Kokugakuin.

Pour citer cet article :

Nobuyuki Takahashi « René Capitant au Japon. L’itinéraire d’un légiste de la Ve République au pays du Soleil Levant », Jus Politicum, n°26 [https://juspoliticum.com/articles/Rene-Capitant-au-Japon-L-itineraire-d-un-legiste-de-la-Ve-Republique-au-pays-du-Soleil-Levant]