La citoyenneté dans l’empire colonial français est-elle spécifique ?
La citoyenneté dans l’Empire colonial français est caractérisée par sa fragmentation. La citoyenneté française y est définie de plusieurs manières, tantôt statut de droit public et de droit privé, tantôt statut de droit public ; elle connaît des formes de hiérarchie en son sein, certains citoyens français voyant leurs droits politiques atténués. La citoyenneté coloniale, dont la portée se limite aux élections locales, est accordée à ceux qui n’ont pas la citoyenneté française : elle peut prendre la forme d’une citoyenneté de résidence, attribuée aux indigènes et aux étrangers, ou d’une citoyenneté impériale, attribuée aux indigènes, seuls ressortissants de l’Empire colonial ; elle peut s’exercer selon des modalités différentes, le citoyen colonial, pouvant être nommé, élu au suffrage restreint, censitaire et capacitaire, ou encore par les chambres de commerce et d’agriculture.
Is Citizenship in the French Colonial Empire Specific?The citizenship in the French colonial Empire is characterized by its fragmentation.The French citizenship is defined there in many different ways, sometimes as public and private law status and sometimes as public law status, there are different forms of hierarchy within it, some French citizens seeing their political rights limited. The colonial citizenship, limited to the local elections, is granted to those who do not have the French citizenship: it can take the form of citizenship of residence, attributed to the natives and to the foreigners, or of an imperial citizenship, attributed to the natives, nationals of the colonial Empire only; it can be established upon different terms, the colonial citizen may be appointed, elected by restricted vote, by selective suffrage, by capability suffrage, or by the chambers of commerce and industry.
Parfois confondue avec la nationalité, souvent réduite à la distinction entre citoyens français et sujets français, la citoyenneté dans l’Empire colonial français est une question négligée. On suppose fréquemment que les citoyens français peuvent toujours exercer leurs droits et que les sujets français n’en ont aucun. Les exagérations et les euphémismes du vocabulaire juridique colonial masquent pourtant une situation autrement plus complexe. C’est ce qu’avaient compris deux grands juristes, Maurice Hauriou et Pierre Lampué, qui ont construit, par leur dialogue, une théorie de la citoyenneté dans l’Empire de la IIIe République, théorie qui occupe une place essentielle dans leur analyse du phénomène impérial.
Hauriou défend la thèse d’une différence de nature entre le territoire métropolitain, territoire de la nation, et le territoire colonial, territoire de l’État. Le droit de cité les distingue :
Il se constitue dans le territoire métropolitain un droit de cité supérieur et un pays légal qui réagissent sur le pouvoir politique de l’État pour créer de la liberté politique, et cela n’existe pas dans les territoires coloniaux.
Affinée au cours des ans, cette théorie atteint un point d’achèvement dans le Précis élémentaire de droit constitutionnel de 1930 : la capacité électorale au point de vue du droit de vote
… appartient en principe à tout citoyen français majeur de 21 ans, mais elle n’appartient qu’au citoyen français ; or tout sujet de la France n’est pas sujet français et tout sujet français n’est pas citoyen. Le citoyen est le sujet français du sexe masculin […]. Le droit de vote n’appartient, par conséquent, ni à l’étranger qui n’est pas sujet de la France, ni à l’indigène des colonies et de l’Algérie non naturalisé, qui est sujet de la France, mais qui n’est pas sujet français ; ni à la femme française, qui a bien la qualité de sujet français, mais qui, jusqu’à présent, n’a pas à tous égard celle de citoyen français.
L’analyse est plus circonstanciée dans le Précis de droit constitutionnel de 1929. « En principe le Français et la femme française aux colonies conservent la jouissance de tous les droits qu’ils ont dans la métropole […], ils emportent leur statut avec eux», mais il peut y avoir de grandes différences quant à l’exercice de ces droits : elles tiennent à la différence de législations, à celle des « institutions auxquelles correspondent les droits individuels » (par exemple absence de député, absence d’élections locales), et enfin à celle des « garanties constitutionnelles des libertés individuelles » qui ne sont pas organisées « aussi solidement » qu’en métropole.
Si la femme française a partiellement la qualité de citoyen, les indigènes d’Algérie et des colonies ont également des droits civiques : s’agissant de l’Algérie, l’indigène algérien participe notamment aux élections locales algériennes et se trouve représenté dans toutes les assemblées locales délibérantes ; s’agissant des colonies, dans certaines d’entre elles, les indigènes jouissent du « droit de cité française » ; s’agissant des indigènes de la Cochinchine, Hauriou observe qu’ils ont un droit de cité indigène avec les fonctions municipales dans les villages annamites. Enfin, « il est des colonies où les indigènes n’ont aucun droit de cité même indigène ».
Hauriou s’est donc engagé sur la voie d’une théorie de l’Empire en retenant pour principal critère la citoyenneté. Mais il y a paradoxalement une part de monisme dans sa conception dualiste du territoire : son analyse du droit de cité s’arrête aux colonies ; il n’esquisse pas de théorie de la citoyenneté dans les protectorats et les mandats B de la SDN.
La situation est inverse chez Pierre Lampué : il récuse la dualité des territoires et décrit de manière systématique les droits politiques dans les protectorats et territoires sous mandat. Plus que dans le Précis de législation coloniale qu’il a publié avec Louis Rolland, plus que dans son article sur la citoyenneté de l’Union française, c’est dans son Cours de législation coloniale professé à la Libération, véritable bilan théorique du droit de l’Empire colonial de la IIIe République, que l’on trouvera ses analyses les plus passionnantes sur la citoyenneté et sur l’Empire.
Ce n’est ni la notion d’Empire colonial, ni celle de citoyenneté qui pose des problèmes à Pierre Lampué, mais celle de colonisation.
En effet, Lampué donne du premier la définition suivante à partir de l’étude de l’Empire colonial français :
On peut entendre par Empire l’ensemble des pays dans lesquels les gouvernements de l’État exercent leurs pouvoirs, et dans lesquels des règles posées par les organes de l’État peuvent valoir à titre territorial. En effet, le pouvoir des gouvernants de l’État ne s’exerce pas seulement dans l’État lui-même, il s’exerce aussi à des titres divers, soit exclusivement, soit en concours avec celui d’autres gouvernants, dans les pays protégés, dans les pays sous mandat et dans les pays de condominium. L’Empire est donc soumis, dans son entier, avec des nuances et des modalités diverses, à un pouvoir de décision des organes de l’État. C’est cette existence d’un pouvoir politique commun qui fait son unité.
Cette unité politique de l’Empire se traduit organiquement par la composition des organes communs de direction car il y a des organes centraux chargés de la direction de l’Empire en même temps que de l’État, et qui étendent leur pouvoir à toutes les parties dont il se compose […] [,]
à savoir les organes constitutionnels de l’État (gouvernement, notamment le ministère des colonies, assemblées représentatives – chambres –, assemblées consultatives -conseil supérieur des colonies), les « juridictions suprêmes, d’ordre administratif et judiciaire ».
Si cette définition est plus cohérente que celle du Précis, la domination de la métropole ou, plus largement, d’un centre, n’est pas, ici, évoquée et les raisons qui font qu’un Empire est ou non colonial ne sont pas explicitées.
S’agissant de la citoyenneté, la confusion entre citoyenneté et nationalité au sens du droit interne est beaucoup plus clairement exprimée que dans le Précis . Il distingue deux conceptions : selon la première (celle des constitutions de l’an III, de l’an VIII et du Code civil de 1804), « le citoyen [...], c’est [...] la personne qui exerce des droits politiques, qui participe à la formation de la volonté souveraine. En ce sens-là , les citoyens sont seulement les personnes qui ont la jouissance des droits électoraux en matière politique ».
Selon la seconde, qui a sa préférence, « la notion de citoyen est entendue dans un sens plus large, elle englobe tous ceux qui sont soumis au droit commun des Français ». Lampué en donne la définition suivante : « La citoyenneté est la soumission à un certain statut, qui est à la fois un statut de droit public et un statut de droit privé, qui est celui des habitants de la métropole ou qui en est du moins très voisin. » Et de préciser : « Ainsi, dans la métropole, il y a confusion entre la nationalité et la citoyenneté » ; il invoque la Constitution de 1791 et la distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs. Mais, comme il le sait, sous l’empire de cette constitution, le droit privé est tout sauf unifié. C’est en réalité un autre modèle que Lampué a en tête, ce qu’il explicite par la suite :
Nous avons vu que le citoyen, dans le droit colonial, c’est la personne qui est pleinement soumise au droit français, et cette notion est exactement celle du droit romain dans lequel le citoyen romain est la personne qui est soumise au jus civium proprium romanorum. Mais il y a des individus qui sont dans une situation mixte et intermédiaire ; ils sont citoyens dans le domaine de la vie politique et non dans le domaine de la vie privée.
Il reconnaît, surtout depuis l’ordonnance du 22 août 1945 sur la représentation des colonies à l’Assemblée nationale, « l’existence d’une citoyenneté limitée au droit public et sans effet sur le droit privé ». Et de conclure :
Les attributs du droit de cité sont aujourd’hui si démembrés, notamment par la législation relative aux droit électoral, que la reconnaissance du titre de citoyen paraît beaucoup plus facile. On a proposé de le reconnaître à tous les habitants français des colonies.
Lampué avait déjà fait le même type de constat en analysant la situation des non-citoyens, les indigènes sujets français:
La représentation des indigènes a été organisée dans des assemblées locales, ou centrales, sans que cette représentation implique, en principe, la jouissance des droits politiques métropolitains. Ces considérations ont entrainé une distinction entre deux statuts civils et politiques. Cependant la distinction des statuts n’est ni rigide, ni absolue. […] Dans le domaine de la vie publique, les indigènes non citoyens sont admis de plus en plus largement à participer à la désignation des membres des organismes locaux. […] Enfin, certains indigènes ont reçu des droits électoraux politiques pour la nomination aux assemblées centrales, tout en conservant leur statut privé. […] Ainsi la citoyenneté se trouve décomposée dans ses éléments constitutifs ; certains attributs, à l’exclusion des autres, en sont exercés par certains indigènes.
Hauriou n’a quant à lui pas de difficulté à reconnaître que des indigènes ayant conservé leur statut personnel ont « le droit de cité française et par conséquent le droit de vote ».
Les deux juristes n’en ont pas moins comme point commun de recourir à la métaphore de la cité, symptôme des problèmes posés par l’association de l’Empire à l’État.
Au début de son cours, pour définir la notion de colonisation, Lampué mêle éléments factuels et éléments purement juridiques. C’est dans ce cadre qu’il aborde le statut de droit de la « dépendance coloniale », notion fondamentale chez lui, et expose une théorisation juridique aboutie de l’Empire, favorisée par la comparaison entre les différents Empires coloniaux. Lampué se comporte largement ici en continuateur d’Hauriou : il faut
… une différence de statut juridique entre les deux pays, différence de statut qui implique, à des degrés divers, un certain pouvoir de direction appartenant à la métropole sur la colonie, il faut qu’il existe une différence de statut juridique qui soit, dans une certaine mesure, une inégalité.[…] Cette diversité de statuts est […] une inégalité de statuts ; si celui de la métropole est le statut normal et de droit commun, le statut de la colonie apparaissant comme un statut d’exception, un statut différent ne comportant pas les mêmes garanties que le premier. En effet, le plus souvent, le droit de cité existant dans la métropole, le status civitatis est généralement plus complet et donne plus de garantie que le droit de cité colonial.
Ainsi, la « désignation des gouvernants de l’État ou de l’Empire (gouvernants qui sont ceux des colonies en même temps que ceux de la métropole) est réservée aux habitants de la métropole » de manière exclusive ou quasi-exclusive. Très souvent le droit de suffrage existe dans la métropole et non dans la totalité ou une partie des colonies. Quand ce droit de suffrage existe dans les colonies, il est souvent réservé aux originaires de la métropole, et éventuellement à ceux y assimilés ; la participation aux affaires publiques n’est, parfois, que très partielle, avec la participation « pour la désignation de certains corps d’administration locaux ». Les libertés publiques sont généralement plus étendues dans la métropole que dans les colonies. Les assemblées représentatives locales, quand elles existent, ont souvent des pouvoirs moins grands.
Mais ces différences de statuts vont en s’atténuant, le droit de cité colonial tend, parfois, à ressembler à celui de la métropole : soit que les colonies deviennent des États autonomes (il se forme une fédération) : c’est le cas des dominions britanniques (intégrés dans le Commonwealth), soit qu’elles fusionnent avec la métropole, comme on l’envisage alors pour la Guadeloupe, la Martinique et La Réunion, où la ressemblance avec le droit de cité métropolitain est telle qu’on souhaite les transformer en départements.
On le voit, cette description juridique de l’Empire colonial fait une large part à la citoyenneté, même si Lampué n’emploie pas strictement le terme. La citoyenneté telle qu’elle se présente ici n’est pas la soumission à un statut de droit public et de droit privé qui est celui des habitants de la métropole, la soumission à un équivalent moderne du jus civium proprium romanorum. La question du statut de droit privé est évacuée pour ne laisser la place qu’à une citoyenneté entendue comme un statut de droit public, dans un sens surtout politique. C’est par elle que Lampué, reprenant le modèle esquissé par Hauriou, pense juridiquement l’Empire.
Pourquoi ? S’il affirme nettement l’unité juridique du territoire de l’État, Lampué n’en incorpore pas moins aux Empires coloniaux des éléments extérieurs à l’État (protectorat, condominium, pays sous mandat, etc.). Il ne faut pas chercher à articuler l’Empire à l’État en postulant une différence de nature du territoire de la colonie : l’Empire relève d’une logique différente et cohabite, plus ou moins bien, avec l’État. Il se situe sur un autre plan. Lampué pense l’Empire par rapport à d’autres catégories : des « pays », des territoires, et plus particulièrement par rapport à ce territoire éminent qu’est la métropole, qu’il faut, tant bien que mal, chercher à définir juridiquement, au delà des éléments factuels. C’est en recourant à la métaphore juridico-historique de la cité que Lampué y parvient. Il n’y a pas d’État métropolitain, ou de « territoire de la nation », mais un « pays », la cité de métropole, définie par sa supériorité sur d’autres « pays », les cités coloniales. Cette supériorité se manifeste surtout par les droits politiques et les libertés des citoyens. Lampué montre ainsi qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait un statut juridique bien identifié du centre pour qu’il y ait un Empire. Le centre se dégage progressivement au fur et à mesure que se construit l’Empire. Qu’est-ce que la métropole sinon l’ensemble des territoires non-coloniaux de l’État ? Cet Empire se discerne grâce à l’accumulation d’indices plutôt que grâce à l’application de critères bien précis.
L’Empire colonial décrit par Lampué a, selon les degrés, un caractère plus ou moins autoritaire, un caractère plus ou moins libéral. Au moment où il rédige son cours, on essaye de donner à l’Empire colonial français une coloration juridique beaucoup plus libérale. Mais c’est l’Empire colonial autoritaire, qui avait commencé à se constituer à partir de 1830, qu’il continue encore de décrire. Dans ce cadre, Lampué aura affirmé, d’une part, l’existence d’une citoyenneté française personnelle, uniforme dans son principe quant aux statuts de droit privé et de droit public (nonobstant les exceptions) ; d’autre part, l’existence d’une hiérarchie territoriale, hiérarchie de principe entre droit de cité métropolitain et droit de cité colonial – la ressemblance entre les deux droits de cité signifiant que l’inégalité va prendre fin. Lampué n’a pas tort d’insister sur cet éclatement, cette fragmentation de la citoyenneté française qui se développe à la Libération. Toutefois, cet éclatement est beaucoup plus ancien qu’il ne le croit.
En effet, si la citoyenneté dans l’Empire colonial français est spécifique au point que l’on a pu construire une théorie de l’Empire à partir d’elle, cette spécificité résulte de sa fragmentation.
Comme le dit Christoph Schönberger, « la citoyenneté a toujours au moins deux dimensions : la distinction entre membres et non membres et la participation des membres à la décision politique ». Mais, dans le même temps, « l’empire est défini par son centre, non (comme l’État) par ses limites ». Il résulte de cette tension une tendance à la multiplication des citoyennetés, une tendance à la multiplication des formes et des critères d’inclusion et d’exclusion, des jeux permanents entre personnalité et territorialité. Cette citoyenneté fragmentée est avant tout, comme Hauriou et Lampué l’ont expliqué, une citoyenneté sans les libertés : la liberté de circulation, les libertés publiques connaissent, dans la phase autoritaire du second Empire colonial, de multiples limitations, variables selon les territoires et les catégories de personnes. Par contre, les droits politiques, souvent limités, parfois inexistants, seront au fondement de sa construction.
On peut distinguer trois citoyennetés hiérarchisées : la citoyenneté française, la citoyenneté coloniale, ouverte dans la colonie à des individus qui n’ont pas la citoyenneté française, et enfin la citoyenneté indigène, qui est une manifestation du principe du respect des coutumes indigènes, regardées en l’occurrence comme démocratiques ou potentiellement démocratiques par le colonisateur (« commune annamite », fokon’olona malgache, djemaâ algérienne) – elle relève surtout de l’anthropologie historique et juridique ne sera donc pas abordée ici.
De fait, si la citoyenneté indigène est liée aux aléas de l’orientalisme et de l’africanisme, citoyenneté française et citoyenneté coloniale ont en commun d’être directement liées aux structures de l’Empire et, surtout, d’être fragmentées.
I. La fragmentation de la citoyenneté française
Les abolitions de l’esclavage donnent à la citoyenneté française ses principaux traits : sous la Révolution, elle est surtout conçue d’une manière spécifique parce que l’esclavage est aboli (proclamation de Sonthonax du 29 août 1793, décret d’abolition générale du 4 février 1794, loi du 1er janvier 1798 concernant l’organisation constitutionnelle des colonies), elle peut également être celle en vigueur en métropole, du fait de la soumission des colonies départementalisées à la même loi constitutionnelle (constitution du 22 août 1795).
En 1848, la IIe République met en place deux régimes de citoyenneté différents : l’un dans les territoires qui étaient français au moment de la Révolution, l’autre dans une Algérie dont la conquête n’est pas encore achevée. La citoyenneté des nouveaux libres n’est pourtant pas mentionnée dans le décret d’abolition du 27 avril 1848 : c’est par le biais de la loi du 24 avril 1833 rétablissant aux colonies l’égalité juridique entre libres de couleur et blancs que les nouveaux et anciens affranchis, les natifs libres des établissements français de l’Inde et ceux des comptoirs du Sénégal se voient reconnaître la citoyenneté française. Cette absence est motivée par le souhait de maintenir le refus de cette citoyenneté aux indigènes algériens.
La principale constante entre les deux abolitions relève beaucoup plus des pratiques politiques que du droit strict : alors que, pour mieux exclure les libres de couleur, l’assemblée coloniale de Guyane avait reconnu en 1791 la citoyenneté française des Amérindiens, le Directoire comme la IIe République les traitent comme des « peuples indépendants » qui se voient reconnaître une totale autonomie quant à leurs affaires internes sans avoir officiellement de territoire propre. Ce statut de fait sera étendu par la suite aux peuples marrons originaires de la Guyane néerlandaise, à partir de 1860.
Si l’abolition n’implique pas, de facto, la citoyenneté et la nationalité française pour les peuples amérindiens et marrons en Guyane, cette absence se traduit par la reconnaissance de facto d’une très large autonomie. Il en va autrement en Algérie, où les indigènes n’ont, de jure, ni la citoyenneté ni la nationalité française, sans pour autant, de jure, être reconnus en tant qu’entité politique et sans avoir beaucoup d’autonomie.
D’abord spécificité algérienne, la qualité d’indigène va être exportée aux colonies sous le Second Empire, par le biais des conquêtes de la Cochinchine et du Sénégal, puis dans toutes les nouvelles colonies. Ce sont notamment les difficultés directes ou indirectes nées de ce régime spécifique qui vont favoriser une double fragmentation de la citoyenneté française : la fragmentation des définitions et la fragmentation par la hiérarchisation en son sein.
A. La fragmentation des définitions
En principe, le citoyen français est le Français majeur de sexe masculin ; Français au sens du droit interne à l’Empire colonial à compter du sénatus-consulte du 14 juillet 1865 « relatif à l’état des personnes et à la naturalisation en Algérie », qui pose le principe de la « dualité du droit de la nationalité sur une base personnelle », principe étendu par la suite dans toutes les « colonies à indigènes ». Les indigènes d’Algérie et des colonies sont régis par un droit de la nationalité spécifique, propre à leur territoire d’origine, qui fait d’eux des Français au sens du droit international public, mais non au sens du droit interne à l’Empire colonial. Dès 1865, la qualité de Français est conçue de manière unitaire : elle a la même portée dans tout l’Empire colonial, mais elle peut s’acquérir selon des modalités différentes, selon le territoire et selon la catégorie à laquelle on appartient : un étranger devient plus facilement français qu’un indigène.
La loi du 1er janvier 1798 sur l’organisation constitutionnelle des colonies anticipe cette conception d’après laquelle l’existence de lois spéciales relatives à la nationalité dans les colonies ne doit pas faire obstacle à l’unité de la nationalité française, et donc à celle de la citoyenneté française. Mais les dispositions du texte relatives à la citoyenneté ne se réduisent pas à cela. Sur la lancée du coup d’état républicain de fructidor An V (4 septembre 1797), il s’agit de mettre en œuvre la constitution de 1795, qu’il s’agisse de la départementalisation des colonies demeurées dans la sphère française, de la réaffirmation de l’abolition de l’esclavage que des dispositions relatives à la citoyenneté. En effet, un certain nombre de questions ne peuvent être réglées avec l’aide des seules dispositions constitutionnelles : faut-il traiter tous les affranchis comme de nouveaux citoyens, ce qu’ils sont automatiquement depuis la loi des 28 mars et 4 avril 1792, ou au contraire faire comme s’ils avaient été libres dès leur naissance, leur appliquer les dispositions relatives à la citoyenneté et donc, étant donné l'imbrication entre les deux notions dans la Constitution de 1795, à la nationalité. Dans cette seconde hypothèse, il y a forcément un clivage entre les esclaves créoles, nés dans les colonies, et les esclaves africains, qui sont nés en Afrique. Enfin, dès la proclamation de Sonthonax de 1793, les nouveaux libres ont vu leur situation régie par des règlements de cultures, qui leur accordent une rémunération tout en les maintenant dans la plantation. Comment articuler cette situation à la citoyenneté ?
« Les colonies présentent pour ainsi dire une population informe qu’il faut lancer, pour la première fois, dans l’ordre civil, et dont les éléments doivent être arrangés avec harmonie dans la constitution. Vous êtes à leur égard un législateur constituant qui a à faire des citoyens avec des hommes » déclare le rapporteur du projet au Conseil des Cinq-Cents, Joseph Eschassériaux. Alors que l’expédition d’Égypte va bientôt débuter, on est en présence ici d’une citoyenneté conçue comme civilisatrice, mais aussi présentée comme réparatrice, visant à compenser les horreurs de la traite. Plus concrètement, il s’agit de trouver une voie médiane entre le décret du 4 février 1794, d’après lequel, en conséquence de l’abolition générale, « tous les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français, et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution » et les dispositions de la Constitution de 1795, notamment son article 8 d’après lequel « Tout homme né et résidant en France, qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s'est fait inscrire sur le registre civique de son canton, qui a demeuré depuis pendant une année sur le territoire de la République, et qui paie une contribution directe, foncière ou personnelle, est citoyen français ».
La solution consiste à mettre en place, pour les nouveaux libres qui ne sont pas nés dans les colonies, une fiction de nationalité dont la portée est limitée dans le temps : elle cessera de s’appliquer pour l’avenir. Le recours à la technique de la fiction permet d’éluder la question de la constitutionnalité de la dérogation au regard de l’article 8 de la Constitution tout en justifiant le statut particulier réservé à ceux qui en bénéficient.
L’article 15 de la loi du 1er janvier 1798 traduit ce choix :
Les individus noirs ou de couleur enlevés à leur patrie, et transportés dans les colonies, ne sont point réputés étrangers ; ils jouissent des mêmes droits qu’un individu né sur le territoire français, s’ils sont attachés à la culture, s’ils servent dans les armées, s’ils exercent une profession ou métier.
Si le terme de nationalité n’est pas encore inventé, le terme de citoyen n’en est pas moins soigneusement évité : il s’agit de déterminer qui n’est pas étranger car, comme le constate Eschassériaux, « la constitution exclut les étrangers de la jouissance des droits politiques ». L’article 16 de la loi prévoit quant à lui la déchéance de la nationalité française des nouveaux libres africains qui ne respectent pas les conditions fixées, déchéance temporaire dans son principe : « Tout individu convaincu de vagabondage par un tribunal correctionnel, sera privé des droits accordés par l’article précédent, jusqu’à ce qu’il ait repris la culture, un métier ou une profession ». Le rapporteur du texte au Conseil des Anciens, le futur Consul Roger-Ducos, qui insiste par ailleurs beaucoup sur les règlements de culture, présente ainsi ces dispositions :
Non, les hommes de couleur ne sont plus étrangers parmi nous ; mais ils doivent rentrer dans l’ordre, se soumettre aux lois communes, s’attacher à la culture, servir la patrie, exercer un état ou une profession, vivre en un mot de leur travail. Celui qui répugne à remplir quelqu’un de ces devoirs ne serait point Français ; il ne mériterait pas de fouler le sol de la liberté ; ce ne serait qu’un vagabond sans patrie ; il devrait être poursuivi et traité comme tel.
L’extrême originalité de la peine prévue à l’article 16 est que cette privation de la qualité de Français cesse dès qu'une activité est reprise : le but de la disposition est de toute évidence de maintenir les nouveaux libres africains dans les plantations. Est ainsi créé un statut hybride de nouveau libre africain presque Français : beaucoup parmi eux ne pourront être citoyens que s’ils renoncent à une partie de leur liberté en demeurant rattachés à une plantation.
Toutefois, l’article 18 de la loi dispose :
Tout individu noir, né en Afrique ou dans les colonies étrangères, transféré dans les îles françaises, sera libre, dès qu’il aura mis le pied sur le territoire de la République : pour acquérir le droit de citoyen, il sera, pour l’avenir, assujetti aux conditions prescrites par l’article 10 de l’acte constitutionnel.
Roger-Ducos précise que cet article, écrit au futur alors que l’article 15 de la loi est au présent, s’applique pour l’avenir : affranchi par le sol français, le nouveau libre n’en relève pas moins de l’article 10 de la Constitution, comme tout étranger ordinaire, pour accéder à la qualité de citoyen, et doit notamment, après avoir atteint l’âge de 21 ans, déclarer son intention de se fixer sur le sol français et y résider pendant sept années consécutives.
Si elle est l’œuvre d’abolitionnistes convaincus dans un contexte où le rétablissement de l’esclavage est une menace bien réelle (qui finira par se réaliser en 1802), la loi du 1er janvier 1798 est fondamentale en ce que des républicains convaincus qu’il est possible de régénérer par la loi, esquissent la possibilité d’une République abolitionniste, civilisatrice mais peut-être aussi colonisatrice. Elle n’en introduit pas moins une nationalité précaire qui peut être facilement retirée et subordonne, pour les cultivateurs, la jouissance des droits politiques à la renonciation à une part des libertés, notamment à celle de circuler. Elle pose la question des libertés là où l’abolition a instauré la liberté générale mais aussi celle de la réparation par la citoyenneté, qui n’est pas une nouveauté sous la Révolution : la loi des 9-15 décembre 1790 sur le droit au retour des descendants de « Français expatriés pour cause de religion », les Huguenots ayant fui les persécutions, relevait déjà de ce registre. Mais, à chaque fois, l’État français avait participé par le passé aux persécutions ou à la traite et à l’exploitation. Faut-il en déduire que la fin des persécutions ou de l’esclavage ne s’accompagneront pas de la citoyenneté dès lors qu’ils n’ont pas été le fait des autorités françaises, où même de simples Français ? Il y aura manifestement cette part de raisonnement s’agissant de l’Algérie en 1848.
L’avènement du suffrage universel sera la première occasion pour cette symbiose entre nationalité et citoyenneté française de se manifester pleinement : la participation aux élections nationales est réservée aux seuls Français. Elle n’en sera pas moins menacée de deux manières : d’une part, on envisage, dès 1846, d’instaurer « une naturalisation spéciale qui, sans donner aux étrangers ou aux indigènes habitant ce pays le caractère de français, leur accorderait cependant une nationalité particulière, une nationalité algérienne». Ce projet sera sérieusement envisagé en 1852, mais avec une naturalisation algérienne ouverte aux seuls étrangers, puis définitivement abandonné en 1865. D’autre part, dès 1865, le choix d’une naturalisation française ouverte aux étrangers et aux indigènes régie par des modalités spécifiques n’empêche pas d’envisager de modifier d’une autre manière la portée de cette naturalisation : c’est ce que proposait l’avant-projet élaboré par le Premier Président de la Cour impériale d’Alger, Pierrey. En effet, tout en libéralisant les conditions de naturalisation des étrangers, cet avant-projet confirme le bénéfice de l’article 9 du Code civil de 1804 aux étrangers nés en Algérie et leur permet d’opter pour la qualité de Français. Or les dispositions applicables aux étrangers sont aussi applicables aux indigènes musulmans « qui réclament le bénéfice de la naturalisation » : « L’indigène musulman qui aura obtenu la qualité de citoyen français conservera ses droits civils tels qu’ils sont réglés par la loi musulmane. Il ne sera soumis pour l’avenir à la loi civile française, qu’autant qu’il en aura formellement exprimé le vœu dans sa demande aux fins de naturalisation. Dans ce cas les lettres de naturalisation donneront acte à l’impétrant de son admission à la jouissance des droits civils français ». Les israélites indigènes, qui sont déjà soumis à un droit hébraïque à la portée restreinte, rendu par la justice française, et dont la naturalisation collective est sollicitée, sont quant à eux « soumis, pour l’avenir, en toute matière, à la loi civile française ». Il s’agit de les placer dans une situation analogue à celle des admis à domicile. « Ils pourront acquérir la qualité de citoyen français » selon les mêmes modalités que les étrangers. S’il n’y a aucun doute quant au bénéfice de l’article 9 du Code civil pour les israélites, la rédaction est plus floue s’agissant des musulmans. Ce projet est rejeté par le Garde des Sceaux, Baroche : « Ce système fait aux Juifs une situation diamétralement opposée » à celle des Musulmans. « Je crains qu’on accuse ce système de contradiction et même d’injustice, les capitulations protègent les Juifs comme les Musulmans ». De ce fait, les indigènes musulmans et israélites doivent demeurer soumis à leur loi religieuse et ne peuvent qu’être soumis à la loi civile française dès lors qu’ils auront obtenu cette « faveur » qu’est la naturalisation individuelle, dont l’obtention est facilitée pour eux. On assiste ici à la naissance de la légitimation de l’infériorité de l’indigène par le fait qu’il bénéficie d’un « statut personnel », par sa non-soumission au Code civil. Elle est en partie déterminée par la recherche d’un point d’équilibre entre les Juifs et les Musulmans. Naissent ainsi, la même année 1865, deux conceptions de la citoyenneté française : dans l’une, statut de droit public et statut de droit privé sont indissolublement associés, dans l’autre, elle peut être limitée à un statut de droit public : c’est ce qu’on appellera couramment la « naturalisation dans le statut ».
Les deux hypothèses rejetées par Baroche, celle d’indigènes sujets français juridiquement soumis au Code civil et celle d’originaires des « dépendances coloniales » bénéficiant d’une citoyenneté française de droit public tout en demeurant soumis, dans un certaine mesure, à un statut de droit privé coutumier, ne s’en réaliseront pas moins.
La soumission d’indigènes sujets français au Code civil, qui ne préjuge pas de leur situation au regard du droit de la nationalité, est établie un peu plus d’un an après le sénatus-consulte : le décret du 28 novembre 1866 relatif à l’organisation de la justice en Nouvelle-Calédonie prévoit une situation dérogatoire des indigènes en matière répressive et non en matière civile, où la justice française leur applique la loi française (art. 22). Toutefois, un statut personnel leur sera progressivement reconnu, par le juge et par des arrêtés gubernatoriaux, surtout à partir des années 1920. On retrouve des situations de cet ordre, mais plus policées, dans les EFO, où la situation en matière de droit civil est le résultat d’une christianisation, surtout protestante, entamée à la fin du XVIIIe siècle : les sujets du royaume des Pomaré (Tahiti et dépendances, protectorat depuis 1843) bénéficient des nationalité et citoyenneté françaises à partir de la loi d’annexion du 30 décembre 1880 ; ils sont déjà soumis au Code civil depuis 1874 (il y a une réserve quant à la propriété foncière). Tous les originaires des archipels qui composent les EFO seront soumis à la loi française, à l’exception des Iles Sous le Vent et de celles de Rurutu et de Rimatara. Toutefois, dans un arrêt du 24 avril 1891, le Conseil d’État refuse de reconnaître la citoyenneté française des indigènes des îles Marquises, Gambier et Rapa, pourtant soumis aux Code civil, au motif qu’ils n’ont pas été naturalisés. Enfin, plus tardivement, les originaires de la petite île de Sainte Marie de Madagascar, soumis au Code civil et à la justice française, et donc en principe citoyens français, voient les autorités françaises tenter de les assimiler aux indigènes malgaches, sujets français, à partir de 1904 et surtout de deux décrets du 3 mars et du 9 mai 1909, en conséquence du rattachement de l’île à la colonie de Madagascar en 1896. Cette situation donne lieu à des arrêts contradictoires des chambres civile et criminelle de la Cour de cassation entre 1912 et 1924, l’une et l’autre pouvant se placer dans une perspective légaliste (les Saint-Mariens sont soumis, en droit, au Code civil) ou dans une perspective coutumière (les mœurs des Saint Mariens sont incompatibles avec le Code). L’idée de l’incompatibilité du maintien du statut personnel avec la citoyenneté française n’est pas remise en cause. Elle est au contraire consacrée juridiquement par la chambre civile dans son premier arrêt sur la question, rendu le 22 juillet 1912 : « la qualité de citoyen français ne saurait être reconnue […] aux indigènes de Sainte-Marie de Madagascar s’ils avaient conservé leur statut personnel ».
Quant aux israélites indigènes, dont on avait estimé, en 1865, qu’ils ne pourraient être pleinement soumis au Code civil qu’en étant citoyens français, ils se trouveront, après leur naturalisation collective par un décret du gouvernement de la défense nationale du 24 octobre 1870 (décret « Crémieux »), dans une situation complexe. En toute logique, ils auraient dû pleinement bénéficier des citoyenneté et nationalité françaises. Les israélites indigènes ayant « mal voté » (républicain en l’occurrence), un décret du 7 octobre 1871 (décret « Lambrecht ») définit l’indigène israélite de manière restrictive afin d’exclure les juifs originaires de la Tunisie et du Maroc. L’effet du texte est limité à une durée précise : soit les israélites prouvent dans les vingt jours qui suivent sa promulgation qu’ils sont indigènes, soit ils sont radiés des listes électorales. Normalement, l’affaire aurait dû en rester là , mais il n’en sera rien : une nationalité d’origine spécifique, valable uniquement quant à l’inscription sur les listes électorales, continuera d’être appliquée par l’administration dans les années 1890, et sera approuvée par la Cour de cassation en avril 1896 et en mai 1897. La Cour de Cassation confirmera sa jurisprudence le 12 janvier 1939 suite à des radiations des listes électorales effectuées par un maire antisémite. Un décret modificatif du 16 janvier 1939 atténuera alors beaucoup la portée du texte. Par ailleurs, le bénéfice du décret Crémieux est refusé aux israélites originaires de territoires annexés à l’Algérie après 1870, notamment des oasis du M’zab, annexées à l’Algérie en 1882.
Le bénéfice d’une citoyenneté française de droit public conjointement à un statut de droit privé coutumier sera reconnu à un certain degré aux natifs les établissements français de l’Inde (EFI) et surtout aux originaires des communes de plein exercice du Sénégal (Dakar, Gorée, Rufisque, Saint-Louis). En effet, les originaires de ces territoires bénéficient d’un statut personnel à la portée restreinte (dès 1819 dans les EFI, à partir de 1857 dans les communes) et sont soumis, à titre subsidiaire, au Code civil. La citoyenneté française leur avait été reconnue en 1848, puis lors du rétablissement de la République. Ce sont les natifs des établissements français de l’Inde qui donneront lieu à quelques-uns des arrêts de la Cour de cassation les plus importants sur la citoyenneté française. Les natifs ont la possibilité de renoncer à leur statut personnel pour être pleinement soumis au Code civil sur simple déclaration. D’abord reconnu par la jurisprudence, ce droit est organisé par un décret du 21 septembre 1881. On appelle ceux qui ont opté les renonçants. En 1883, la Cour de cassation reconnaît aux natifs non renonçants le droit de participer aux élections nationales, la jouissance d’un droit civil propre n’y faisant pas obstacle, en l’absence de loi privative des droits politiques du même type que le sénatus-consulte de 1865, mais sans les qualifier explicitement de citoyen français. Par un arrêt du 3 janvier 1888, relatif à l’inscription sur les listes électorales de natifs non-renonçants qui souhaitent participer à l’élection du député de Cochinchine, la chambre civile de la Cour de cassation donne naissance à une des créations les plus paradoxales du droit de la citoyenneté française : les natifs non-renonçants peuvent participer aux élections nationales dans leur territoire d’origine, au titre d’un droit électoral spécifique, mais, du fait de leur non-renonciation, ce ne sont pas des « citoyens français jouissants des droits civils et politiques en métropole et dans les autres colonies », où ils ne peuvent en conséquence participer aux élections nationales : « les droits électoraux ainsi spécifiés et localisés ne peuvent conférer aux Indiens non renonçants en dehors du territoire où ils sont admis à les exercer […], les droits politiques attribués aux citoyens français et naturalisés ». Le vocabulaire utilisé, évoquant un électorat sans citoyenneté, renvoie à la terminologie utilisée pour la participation des indigènes aux élections locales : c’est une citoyenneté coloniale élargie aux élections nationales que la Cour de cassation entend créer ici. Cette conception est problématique : dans les EFI, les natifs non-renonçants participent à l’élection du député dans un collège unique mais également, d’une manière indirecte, même si c’est dans le cadre d’une représentation spécifique, à celle du sénateur. On peut ainsi participer aux élections nationales sans être citoyen français, ce qui avait été rejeté en 1870 pour l’Algérie. Il est donc également possible de considérer que la Cour de cassation a créé pour les natifs non-renonçants, une citoyenneté française particulière dont la portée est réduite au territoire d’une colonie, une citoyenneté française atténuée. On tentera d’appliquer cette jurisprudence aux originaires des communes de plein exercice du Sénégal (qui, eux, n’ont qu’un député) à partir du milieu des années 1900, mais il s’en suivra une réaction politique vigoureuse des intéressés qui débouchera sur les lois « Diagne » du 19 octobre 1915 et surtout du 24 septembre 1916 d’après laquelle « Les natifs des communes de plein exercice du Sénégal et leurs descendants sont et demeurent des citoyens français soumis aux obligations militaires prévues par la loi du 19 octobre 1915 ». Les originaires des communes se voient reconnaître par la représentation nationale le bénéfice de la citoyenneté française tout en conservant leur statut personnel restreint parce qu’ils sont nés ou descendent de personnes nées dans les communes, autrement dit parce qu’une nationalité d’origine spécifique a été définie pour eux. Il est clairement mis fin à la conjonction entre citoyenneté française de droit public, statut français de droit privé, et nationalité française interne à l’Empire. Alors que dans les EFI l’homogénéité de la citoyenneté de droit public est sacrifiée à la symbiose entre statut de droit public et statut de droit privé, c’est au contraire la citoyenneté de droit public qui l’emporte dans les communes du Sénégal. Sans ces lois et sans cette jurisprudence, les choses se seraient probablement passées selon des modalités juridiques différentes en 1945 et en 1946.
B. La fragmentation par la hiérarchisation
Comme on l’a vu, sous la IIIe République, Hauriou et Lampué insistent sur les droits inférieurs dont bénéficient les Français établis dans les colonies par rapports à ceux dans la métropole.
Quant à la représentation nationale, les territoires français lors de la Révolution paraissent clairement favorisés : Guadeloupe, Martinique, Réunion, Guyane, EFI, comptoirs du Sénégal. S’y sont seulement ajoutés l’Algérie en 1848 et la Cochinchine en 1881.
À la fin de la IIIe République, quatre territoires sont représentés dans les deux chambres : l’Algérie a 10 députés et 3 sénateurs ; la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion ont chacune 2 députés et 1 sénateur ; les EFI ont un député et un sénateur. Trois colonies sont représentées chacune à la Chambre par un député : la Guyane, le Sénégal, la Cochinchine. Les territoires qui ne sont pas représentés peuvent envoyer des délégués à une instance consultative placée auprès du ministre des colonies, le conseil supérieur des colonies (devenu, en 1935, conseil supérieur de la France d’outre-mer).
Dans le cadre du bicamérisme égalitaire instauré par la Constitution de 1875, l’élection du sénateur représente un véritable enjeu. Dans les territoires qui en sont dotés, le corps électoral n’est jamais identique à celui de la métropole. Les systèmes divergent en Algérie et en Inde. En Algérie, seuls les conseillers généraux et municipaux, citoyens français, peuvent participer à l’élection des sénateurs : les conseillers généraux et municipaux à titre indigène en sont exclus. Par contre, dans les EFI, on ne retrouve pas cette distinction s’agissant des natifs non renonçants, électeurs nationaux non-citoyens français pour la Cour de cassation. Il n’en demeure pas moins que « les candidats élus étaient invariablement des Européens installés en France et cela, jusqu’à la deuxième guerre mondiale ».
De fait, c’est également parmi les citoyens français d’un même territoire qu’une hiérarchie peut être établie, dans le cadre des élections locales. C’est notamment le cas dans les EFI et en Algérie.
En Inde française, dès le rétablissement de la République, les natifs sont traités comme étant pleinement citoyens français quant à l’élection du député : ils participent à son élection dans un collège unique, et leurs voix comptent autant que celles des Européens. Aux élections locales, par contre, dès 1872, est organisé un système de double collège, distinguant les Européens et descendants d’Européens (donc les métis), d’une part, auxquels la majorité est garantie, et les natifs d’autre part.
En 1883, la direction des colonies refuse aux renonçants le droit de voter dans le collège européen. Ce point de vue est invalidé par la Cour de cassation, par un arrêt du 7 novembre 1883. Un décret du 26 février 1884 met alors en place un système de triple collège, distinguant les Européens et descendants d’Européens, les renonçants et les natifs non-renonçants. Mais, à cause du statut de faiseurs de majorité que confère le texte aux renonçants, un décret du 10 septembre 1899 restaure un système de double collège, chacun élisant cette fois la moitié des membres des diverses assemblées locales. Les renonçants sont ventilés dans chaque collège : ceux qui sont suffisamment assimilés votent avec les Européens et descendants d’Européens, les autres avec les natifs non-renonçants. Pour être considéré comme assimilé, le natif doit avoir renoncé à son statut personnel depuis quinze ans au moins et, soit avoir obtenu un diplôme dans les facultés de l’État, soit avoir occupé pendant cinq ans au moins une fonction administrative ou judiciaire, soit avoir exercé un mandat électif pendant cinq ans au moins, soit avoir obtenu une décoration (médaille d’honneur ou décoration française) et justifier de la connaissance de la langue française. Les critères sont ici nettement à tendance capacitaire, mais relèvent aussi de la « couleur » : au sommet se trouvent les Européens, quel que soit leur niveau d’éducation ; ensuite viennent les natifs renonçants dont les mœurs sont considérées comme civilisées, distingués selon leurs « capacités » ; enfin les natifs non-renonçants qui, parce qu’ils cumulent les handicaps de la « couleur » et des mœurs, ne peuvent être distingués par leurs « capacités ». Enfin, un décret du 6 avril 1934 modifie le décret de 1899 pour imposer la liste commune dans un comptoir quand le premier collège compte moins de 50 électeurs inscrits, ce qui aboutit à maintenir le double collège dans les comptoirs les plus peuplés, Pondichéry et Karikal. La situation des renonçants s’avère ainsi plus favorable en Cochinchine, où ils votent dans le collège des citoyens français aux élections locales comme aux élections nationales. Dans les EFI, le collège unique sera finalement instauré en 1945.
En Algérie, les délégations économiques et financières, chargées de voter le budget local du territoire colonial, sont régies par un décret du 23 août 1898, conçu par le gouverneur général de l’Algérie et ancien vice-président du Conseil d’État, Édouard Laferrière. Il impose son idée de « représentation des intérêts ». « L’élu ne tient pas ses pouvoirs de la totalité des électeurs d’une circonscription, mais d’un groupe constitué sur la base d’un intérêt commun, politique et économique ». Les délégations financières représentent « les différentes catégories de contribuables français ou sujets français » (art. 1), lesquelles sont au nombre de trois : d’abord les colons, détenant ou exploitant la propriété rurale à titre de propriétaires ou de fermiers ; ensuite les contribuables autres que les colons, représentant la richesse urbaine (commerçants et industriels, propriétaires urbains, fonctionnaires, personnes exerçant des professions libérales) ; enfin les indigènes musulmans, les indigènes kabyles formant un groupement distinct. Les deux premières délégations représentent les citoyens français, la dernière les sujets français. Chaque délégation compte 24 membres.
Si le texte affirme clairement la vocation agricole de l’Algérie, il innove par l’instauration d’un suffrage restreint pour les citoyens français. En effet, s’agissant des deux premières délégations, les conditions pour être électeur sont plus strictes que pour l’élection des députés : la liste électorale ne comprend que les citoyens français âgés de 25 ans, résidant depuis 3 ans en Algérie et Français depuis 12 ans. En l’occurrence, sont exclus les naturalisés (qui doivent toujours avoir résidé 3 ans en Algérie) et les enfants d’étrangers nés en France qui ont opté tacitement pour la nationalité française à leur majorité. En effet, depuis la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité, qui s’applique en Algérie, est Français à sa majorité, sauf s’il le refuse explicitement, l’enfant né en France de parents étrangers ; est également Français, dès sa naissance, l’enfant né en France d’un parent étranger né en France. On pense donc exclure des jeunes, français grâce à cette loi, appartenant à la clientèle du mouvement autonomiste et antisémite qui avait culminé en 1897-1898, et auquel la création des délégations financières devait apporter une réponse. La condition de résidence de 3 ans vise, quant à elle, à exclure les « Français de passage ».
S’y ajoutent d’autres conditions selon la délégation. Pour la première délégation, sont réputés colons ceux détenant ou exploitant la propriété rurale à titre de propriétaire ou de fermier. Pour les contribuables non-colons, il faut être contribuable, inscrit au rôle des contributions directes ou des taxes assimilées. Il est impossible de participer à l’élection de plus d’une délégation.
Les délégations financières algériennes ont une sorte d’équivalent dans les protectorats d’Afrique du Nord, surtout en Tunisie, avec le grand conseil, qui joue un rôle important dans l’adoption du budget tunisien. Il est quant à lui divisé en deux sections, la section française et la section indigène. À la fin de la IIIe République, la section française dudit conseil comporte 56 membres et la section indigène 41 membres. Chaque section comporte des représentants de la population et des représentants des intérêts économiques (électeurs des chambres de commerce et d’agriculture, etc.). Pour participer à l’élection des représentants de la population française, il faut être citoyen français majeur domicilié depuis deux ans en Tunisie ; les électeurs ayant 4 enfants disposent d’un suffrage supplémentaire. On retrouve ce vote familial dans l’institution marocaine équivalente, mais moins puissante : le conseil de gouvernement.
On le voit, il n’y a parfois plus d’égalité entre les citoyens français, dès lors qu’il s’agit d’élections locales dans les territoires de l’Empire où il y a des indigènes.
Plus généralement, la plupart des entités coloniales sont dotées d’assemblées locales aux pouvoir plus ou moins étendus : la situation peut être très proche de celle existant en métropole (conseils généraux de Guadeloupe, Martinique, Réunion), ou assez proche (Guyane, Inde, Nouvelle Calédonie) ; elle devient plus éloignée dès lors qu’il y a une représentation indigène (conseils coloniaux du Sénégal, de Cochinchine ; délégations financières de Madagascar et des EFO ; conseils indochinois). Il faut souligner, en règle générale, le poids des chambres de commerce et d’agriculture.
On le voit, les autorités de l’Empire ont du mal à construire une représentation de la colonie, difficulté qui aboutit à la fragmentation des citoyennetés coloniales.
II La fragmentation des citoyennetés coloniales
On entendra ici par citoyenneté coloniale la citoyenneté ouverte dans le cadre de la « dépendance coloniale » à des individus qui n’ont pas la citoyenneté française. Elle peut avoir des traits similaires à ceux des « droits fédératifs » afférents à « l’intercitoyenneté fédérative » dans une Fédération, et surtout avec la citoyenneté de l’Union européenne (participation aux élections locales, accès limité à la fonction publique nationale). Mais il n’y a aucune réciprocité entre la métropole et la dépendance coloniale. En conséquence, si tout citoyen français est à la fois citoyen de la métropole et citoyen de l’Empire colonial, et a une vocation particulière à être représenté, à ce titre, dans la colonie, selon des modalités diverses, les autorités impériales peuvent hésiter quant aux autres populations à représenter. Il n’y a pas a priori de lien direct entre la détention de la nationalité d’une possession (la qualité d’indigène sujet, protégé ou administré français) et la détention de la citoyenneté coloniale.
La situation de la citoyenneté coloniale diverge, quant à son évolution historique, de celle de la citoyenneté interfédérative : alors que dans une Fédération, les libertés de circulation et d’établissement des nationaux des États membres sont au fondement de la construction de « droits fédératifs » qui pourront se voir compléter, plus tardivement, par des droits politiques, dans l’Empire colonial, les droits politiques, limités mais réels, seront au fondement de la construction de la citoyenneté, la liberté de circulation étant une des principales innovations qui accompagnera la création de la citoyenneté de l’Union française. La citoyenneté coloniale a un trait commun avec la citoyenneté européenne à ses débuts : celui d’être une « citoyenneté innomée », une « citoyenneté de fait ». Mais si les difficultés à déceler la citoyenneté derrière le discours centré sur l’intégration économique de la CEE sont compréhensibles, il est beaucoup plus surprenant de refuser de voir le citoyen derrière l’électeur : il y a, surtout à partir des années 1870, une crispation du discours juridique qui, à quelques exceptions notables près (Hauriou), refuse le titre de citoyen à d’autres qu’aux citoyens français. Cela aboutira, en 1945, à cette situation paradoxale d’électeurs non-citoyens participant à l’élection d’une Assemblée constituante…
Cette question de l’électorat ne doit toutefois pas masquer la diversité des situations : ces citoyennetés coloniales sont fragmentées quant aux populations représentées, et fragmentées quant au mode de représentation.
A. La fragmentation des populations représentées : citoyenneté de résidence et citoyenneté impériale
Il sera question de citoyenneté de résidence dès lors que des droits politiques sont accordés à des étrangers ; il sera question de citoyenneté impériale dès lors que ces droits sont seulement accordés à des ressortissants de l’Empire colonial : des indigènes sujets, protégés ou administrés français.
L’Algérie coloniale du XIXe siècle démontre qu’un Empire n’est pas défini par ses limites : on voit s’y multiplier les formes d’appartenance, les formes d’extériorité. C’est dans cette Algérie que la citoyenneté de résidence, longtemps dominante, va finalement s’effacer face à la citoyenneté impériale. Elle deviendra le principe dans l’Empire colonial français, avec des exceptions en Indochine.
Pourtant, très tôt, des indigènes nommés sont associés à la gestion des affaires municipales dans les villes nouvellement conquises. Mais l’étranger résidant en Algérie y bénéficie d’un statut plus favorable qu’en métropole. De manière symbolique, l’ordonnance du 16 avril 1843 sur la procédure civile prévoit notamment que l’étranger « résidant et ayant un établissement en Algérie » est dispensé de la cautio judicatum solvi lorsqu’il veut intenter une action contre un Français et peut l’invoquer contre les étrangers qui ne sont pas dans cette situation (art. 19).
En sens inverse, la position où l’indigène musulman se trouve « relativement à la nationalité », peut être décrite ainsi en 1846, dans un rapport accompagnant un projet de loi facilitant la naturalisation des étrangers en Algérie : « ils sont tout ce qu’ils peuvent être ; ils sont sujets français. Ils jouissent de tous les droits civils établis par le Koran » ; ils « ne se préoccupent pas d’une nationalité nouvelle : la religion seule leur en fait une ». « Cette situation, provisoire sans doute, loin d’être nuisible à nos intérêts en Afrique, leur prête un utile appui : elle nous permet d’user, à l’égard des Arabes, de moyens rigoureux encore nécessaires et que nous ne saurions employer envers des citoyens soit français, soit algériens. Le Gouvernement de Votre Majesté pourrait-il, si les indigènes avaient l’une ou l’autre de ces qualités, les faire déporter au fort Brescou ou à l’île Sainte Marguerite, et est-il un seul indigène dont on soit assez sûr pour répondre qu’une telle mesure ne sera jamais nécessaire à son égard. J’ai cru, Sire, que le Gouvernement ne devait pas se priver d’une arme dont il a journellement besoin […] en leur donnant une nationalité qu’ils n’ont pas ». Il en va de même, pour des motifs différents, des israélites indigènes. Dans les deux cas, il faut attendre qu’ils se soient civilisés par le biais de l’instruction.
De fait, on se demande déjà en 1846 s’il faut faciliter la naturalisation des étrangers, ouvrir la naturalisation aux indigènes, et s’il faut instaurer « une naturalisation dite algérienne, ayant pour but de faire accorder aux étrangers et aux indigènes une nationalité particulière qui, sans leur donner la qualité de français, les déclarerait citoyens de l’Algérie, et les admettrait à jouir, à ce titre, des droits dont jouissent les français dans ce pays ». Mais « une naturalisation spéciale jetterait le premier fondement d’un empire séparé de la France ». Si la Monarchie de Juillet refuse de s’engager sur cette voie, elle est envisagée sérieusement par Louis-Napoléon Bonaparte, dans le cadre d’un régime formellement républicain. Le titre 1er du projet de sénatus-consulte de 1852, qui ne sera jamais adopté, décrit clairement un système où très peu de choses distingueraient le Français de l’étranger : en Algérie, les Français jouissent des même droits civils qu’en France, mais l’étendue de leurs droits politiques est fixée par le président de la République ; l’étranger résidant en Algérie jouit de la plénitude des droits civils et est soumis intégralement à la loi française : une admission à domicile automatique ; si les conditions pour être naturalisé français sont les mêmes qu’en France, la naturalisation algérienne, la « citoyenneté algérienne », qui ne produit ses effets qu’en Algérie, après notamment trois années de résidence continue, doit cette fois être créé. Quant aux indigènes, le texte prévoit simplement qu’ils sont régis par décret du président de la République. La dimension codificatrice du projet ne doit pas être négligée : il s’agit de dégager quelques principes des nombreux textes existants en leur donnant, le cas échéant, un caractère plus systématique.
Ce projet de « nationalité algérienne » ne verra jamais le jour, mais des droits politiques limités n’en sont pas moins accordés : l’ordonnance royale du 28 septembre 1847 relative à l’organisation municipale en Algérie, qui ne s’applique qu’en territoire civil, dans quelques villes, prévoit que des indigènes, dans la limite du quart des sièges, et des étrangers admis à domicile peuvent être, comme les Français, nommés conseillers municipaux. En 1848, un arrêté du pouvoir exécutif du 16 août instaure le régime électif dans les communes. Les étrangers et les indigènes, sous conditions, sont électeurs et éligibles au conseil municipal, dans la limite du tiers des sièges. Ils ne peuvent toujours pas être maires ou adjoints. La même année, les territoires civils des provinces de l’Algérie deviennent des départements par un arrêté du pouvoir exécutif du 9 décembre. Ce système électif est suspendu dès 1850. On revient à la nomination. Le texte est formellement abrogé par un décret du 8 juillet 1854, qui rétablit l’ordonnance royale de 1847. Un décret du 27 octobre 1858 institue des conseils généraux dont les membres, nommés, sont des « notables européens ou indigènes ».
Dans ce contexte, quant à la citoyenneté, le sénatus-consulte de 1865 aura surtout vocation à solenniser une situation qui existait déjà . Dans sa lettre au Premier Président Pierrey, Baroche s’interroge ainsi :
Quant aux musulmans, je ne comprends pas bien ce que la naturalisation ajouterait à leur qualité de sujets français, si, suivant votre projet ils n’étaient point soumis aux lois civiles françaises et restaient sous l’empire de la loi musulmane. Les droits politiques en Algérie sont peu étendus, et déjà en leur qualité de sujets français les musulmans sont admis à siéger dans les Conseils généraux et à exercer certaines fonctions publiques. À la vérité, ils acquerraient le droit d’entrer dans les rangs de l’armée au titre de Français, mais déjà des corps spéciaux leurs sont ouverts et certains grades leurs sont réservés.
Le texte ne fera que s’adapter à cette situation : les alinéas 2, strictement identiques, des articles 1 et 2 du sénatus-consulte prévoient que l’indigène musulman ou israélite « peut être admis à servir dans les armées de terre et de mer » et « peut être appelé à des fonctions et emplois civils en Algérie. » Les décrets d’application prévus ne doivent d’ailleurs porter, en plus de la naturalisation, que sur l’accès, limité, à ces emplois. Une des seules modifications du projet de texte lors de son examen au Sénat consistera à adopter une rédaction assurant que les indigènes pourraient être élus et non pas seulement nommés dans les conseils municipaux ou généraux (« appelé » remplace « nommé »), modification accompagnée d’une déclaration du ministre de l’intérieur, Rouher, assurant que les indigènes pourront être électeurs dans les communes. Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 aura ainsi assuré une valorisation plus symbolique que juridique de l’indigène par rapport à l’étranger, lequel peut, lui aussi, accéder à la fonction publique militaire (légion étrangère) et être nommé conseiller municipal ou général. De plus, il échappe aux dispositions d’exception auxquelles sont soumis les indigènes et peut solliciter la protection consulaire. L’article 3 du texte n’indique-t-il pas, a contrario, que l’étranger peut jouir partiellement des droits de citoyen (« admis à jouir de tous les droits de citoyen français ») ?
Le décret du 27 décembre 1866 relatif à l’organisation municipale confirme cet état de fait. Il opère une forme de synthèse entre les principes de 1847 et ceux de 1848 : le maire et les adjoints sont nommés et doivent être « citoyens français ou naturalisés français », à l’exception des adjoints indigènes ; les étrangers et les indigènes, sous conditions, sont électeurs et éligibles au conseil municipal, dans la limite du tiers des sièges. On aboutit à la formation de deux corps électoraux numériquement équivalents : 29 078 Français et 30 178 non-Français, dont 19 078 musulmans et 8 863 étrangers.
C’est au corps législatif, du 7 au 9 mars 1870, qu’a lieu un débat important sur la citoyenneté : apprenant que le gouvernement envisage, de manière assez vague, de faire participer les indigènes et les étrangers à l’élection de députés dont on va bientôt doter l’Algérie, le républicain Jules Favre et le député de droite Le Hon se lancent dans une offensive, victorieuse, contre le projet. La fin de la participation des étrangers aux élections locales sera en quelque sorte la conséquence collatérale de ce débat. Un ordre du jour en faveur du régime civil est finalement adopté à l’unanimité, qui marque la fin de la « politique du royaume arabe » et de la domination de l’armée de terre.
Le décret du 11 juin 1870 instaurant l’élection des conseils généraux par le corps électoral municipal en territoire civil est vécu comme une provocation : il prévoit toujours la représentation des indigènes et des étrangers et réaffirme l’existence du territoire militaire.
Après la chute du Second Empire, c’est le décret du gouvernement de la défense nationale du 28 décembre 1870 sur les conseils généraux, abrogeant le décret du 11 juin, qui, tout en se plaçant dans la continuité de 1848, rompt avec une conception de la citoyenneté locale algérienne associant à la participation des indigènes celle des étrangers :
Considérant que le décret du 11 juin 1870 qui a organisé l’élection des membres des conseils généraux en Algérie est en opposition avec les principes du droit public, puisqu’il confère les droits d’électeur et d’éligible en matière politique à d’autres qu’aux citoyens français ou naturalisés français ; considérant qu’il ne saurait y avoir, dans les trois départements de l’Algérie d’autre politique que la politique française ; considérant, relativement à la différence qui existe entre le nombre de citoyens électeurs et le chiffre total de la population de ces départements, qu’il y a lieu de maintenir, au sein des conseils, les membres indigènes dont la présence a répondu par le passé aux exigences de cette situation particulière.
En conséquence, seuls les « citoyens français et naturalisés français » sont électeurs et éligibles. S’y ajoutent quelques assesseurs indigènes musulmans nommés. Ils seront élus à partir de 1908.
La loi du 5 avril 1884 sur l’organisation municipale et son décret d’application du 7 avril se substituent plus tardivement au décret de 1866 et mettent fin à l’électorat et à l’éligibilité des étrangers.
L’Algérie n’est pas la seule colonie à avoir connu cette citoyenneté de résidence : dans une moindre mesure, l’Indochine connaît une situation analogue dans quelques communes. À la fin du XIXe siècle et dans les années 1900, le Conseil municipal de la ville de Saigon comporte, parmi les membres nommés, un étranger non Asiatique et un Asiatique. Dans la première moitié du XXe siècle, les commissions municipales de Cholon, de Phnom-Penh et de Vientiane comprennent quelques membres Chinois, nommés par l’administration locale, parfois sur une liste présentée par les « congrégations ». Un Chinois siège également au conseil d’administration de la région Saigon-Cholon, crée en 1931, qui exerce une partie des compétences des deux communes.
La citoyenneté impériale n’en demeure pas moins la norme : si l’on met de côté les cas de l’Inde et du Sénégal, qui auront une énorme influence, la représentation des indigènes est minoritaire. Au conseil colonial du Sénégal, à partir de 1939, les indigènes sujets français ont les deux-tiers des sièges (contre un peu plus d’un tiers auparavant), mais les citoyens sont avant tout les originaires des communes de plein exercice. S’agissant de territoires plus conformes aux standards impériaux, à la fin de la IIIe République, c’est en Cochinchine que les indigènes sont le mieux représentés : ils ont la moitié des sièges au conseil colonial depuis 1880, et presque la moitié des sièges au conseil municipal de Saïgon (12 citoyens français, 10 indigènes), ainsi qu’à ceux d’Hanoi et Haiphong, qui sont territoires français.
Cette citoyenneté impériale, jamais reconnue officiellement, n’en aura pas moins favorisé la naissance de la citoyenneté de l’Union française : elle aurait plus difficilement été concevable si les étrangers avaient largement participé aux élections locales.
Toutefois, la représentation des indigènes ou des indigènes et des étrangers peut se faire selon des modalités différentes.
B. La fragmentation des modes de représentation : suffrage restreint, nomination et représentation des intérêts
Comme on l’a vu, dès les débuts de la présence française en Algérie, le principe est d’attribuer une représentation spécifique aux citoyens coloniaux, représentation qui n’est pas proportionnelle à la population : de manière générale, les citoyens français se voient au minimum attribuer la moitié des sièges, souvent les deux-tiers, parfois les trois-quarts.
Les deux modes de désignation des représentants des citoyens coloniaux sont la nomination par le pouvoir colonial, assez fréquente, et l’élection. Si, souvent, citoyens français et citoyens coloniaux siègent dans la même assemblée ou dans le même conseil (conseils municipaux des communes de plein exercice, conseils généraux ou coloniaux, grand conseil des intérêts économiques et financiers de l’Indochine, délégations économiques et financières des EFO), cette assemblée peut être divisée en sections qui délibèrent séparément (délégations financières algériennes, délégations économiques et financières malgaches, grand conseil de Tunisie). Il peut aussi exister des assemblées locales distinctes pour représenter les intérêts des citoyens français et des citoyens impériaux : dans les protectorats indochinois existent ainsi les conseils français des intérêts économiques et financiers (Tonkin, Annam, Cambodge) et des assemblées locales représentatives des indigènes (chambres indigènes des représentants du peuple au Tonkin et en Annam, chambres consultatives indigènes au Laos et au Cambodge).
Toutefois, cette situation ne doit pas occulter le fait que l’idée de « représentation des intérêts » introduite par Laferrière, selon laquelle l’élu tient ses pouvoirs d’un « groupe constitué sur la base d’un intérêt commun, politique et économique » a modifié la conception du corps électoral. Alors que l’on recourrait exclusivement à des techniques éprouvées en métropole, qui renvoyaient sociologiquement à la figure du notable, la « représentation des intérêts » va permettre de contourner le suffrage universel masculin chez les citoyens français tout en permettant, chez les citoyens impériaux, d’introduire une solution médiane entre la nomination et l’élection et, dans le cas des colonies et surtout de l’Algérie, de limiter les revendications de représentation des indigènes au parlement. Si le suffrage propre aux colons agricoles instauré en Algérie, assez incertain dans la pratique, ne sera pas importé dans les autres possessions françaises, elles recourront par contre amplement, comme on l’a évoqué, à l’élection par les chambres de commerce, d’industrie et d’agriculture (grand conseil de Tunisie, conseil de gouvernement du Maroc, délégations économiques et financières de Madagascar et des EFO, grand conseil des intérêts économiques et financiers de l’Indochine, conseils français des intérêts économiques et financiers dans les protectorats d’Indochine). Toutefois, il ne faut pas négliger l’influence indochinoise quant à ce rôle : dès 1880, le conseil colonial de Cochinchine comporte deux délégués de la chambre de commerce en son sein, et ne cessera d’en avoir par la suite.
Hors du cadre des chambres de commerce, d’industrie et d’agriculture, le droit de suffrage des indigènes est plus ou moins large. Il est souvent subordonné à des conditions de cens ou de capacité, réservé à des diplômés, titulaires de décorations, à des anciens militaires, à des fonctionnaires ou à des anciens fonctionnaires, des notables, des chefs, à des propriétaires ou à des commerçants : ceux que l’on nomme couramment à l’époque les « évolués ». Si le suffrage devient assez large en Algérie en 1919, c’est, à la fin de la IIIe République, dans la commune de Saigon que tous les sujets français peuvent voter pour désigner leurs représentants.
Pour observer la genèse de ce système, il faut revenir à l’Algérie du milieu du XIXe siècle, où la citoyenneté coloniale prend la forme d’une citoyenneté de résidence. C’est en effet à propos des communes algériennes, qu’on appellera par la suite communes de plein exercice pour les distinguer d’autres formes d’organisation communale, que quelques textes essentiels posent les fondements de la citoyenneté coloniale. Car, comme vient de le montrer l’exemple de Saigon et comme l’a montré la situation des originaires des communes de plein exercice du Sénégal, dans l’esprit des autorités de l’Empire, la commune de plein exercice est le lieu d’initiation à la citoyenneté, là où commence la construction d’une véritable cité coloniale- ou l’assimilation à la cité française.
De fait, c’est très tôt, en Algérie, que les indigènes sont associés à l’administration municipale : l’arrêté ministériel du 1er septembre 1834 relatif à l’administration civile et municipale prévoit ainsi, pour l’administration des villes de Bône, d’Alger et d’Oran un adjoint français, un adjoint musulman et selon les localités, un adjoint israélite (art. 6) ; l’ordonnance royale du 15 avril 1845 relative à l’organisation de l’Algérie prévoit la nomination de « kaïds » et de « cheiks » auprès des maires des communes du territoires civil (art. 92). Mais c’est à partir de 1847 que l’on a affaire à une véritable organisation municipale, les attributions des communes étant trop modestes auparavant.
Trois types de systèmes sont associés à la citoyenneté de résidence : l’un reposant sur la nomination, régi par l’ordonnance de 1847, le système mixte, avec un conseil élu et des maires et adjoints nommés, de 1866, et le système purement électif de 1848.
Dans l’ordonnance de 1847, qui sera rétablie de 1854 à 1866, seuls les Français de 25 ans peuvent être maire ou adjoints. Pour être nommé conseiller municipal, il faut être en principe Français ou étranger admis à domicile et âgé de 21 ans. La nomination des indigènes est quant à elle une exception : ils doivent représenter au moins 1/10e de la population de la commune et leur nombre est limité au quart des membres du conseil.
Dans l’arrêté du 16 août 1848, les indigènes et les étrangers ne peuvent se voir attribuer plus du tiers des sièges et ne peuvent être ni maire ni adjoint.
Sont électeurs les Français résidant depuis un an dans la commune et âgé de 21 ans.
Sont électeurs et éligibles les étrangers et les indigènes musulmans et israélites âgés de 21 ans qui sont :
- soit admis à domicile en Algérie,
- soit propriétaire, soit concessionnaire dans la commune,
- ou y payant, depuis 6 mois au moins un loyer annuel de 600 francs pour location de terres ou maisons,
- ou une patente ou licence de 3e classe, au minimum.
L’étranger doit en outre justifier d’une résidence de 2 ans en Algérie, dont un dans la commune.
Sont éligibles les Français âgés de 25 ans, domiciliés dans la commune depuis un an au moins et ceux qui, sans y résider, y seraient propriétaires d’immeuble depuis un an ou y paieraient, depuis la même époque, une patente de 3e classe au minimum. Ces derniers ne peuvent représenter plus du quart des membres du conseil.
L’originalité de ce système est d’ être organisé autour de deux critères : la nationalité, avec les deux catégories de non-Français qui sont cette fois placées sur le même plan, et la contribution à la « mise en valeur » du territoire civil avec les conditions de suffrage des non-Français et l’éligibilité de Français qui ne sont pas électeurs.
Dans le décret de 1866, les indigènes et les étrangers ne peuvent se voir attribuer plus du tiers des sièges au conseil municipal.
Sont électeurs les Français âgés de 21 ans, domiciliés dans la commune depuis au moins un an, inscrits sur le rôle des impôts locaux.
Sont également électeurs les indigènes et les étrangers âgés de 25 ans ayant un an de domicile dans la commune. Ils doivent en outre se trouver dans une des situations suivantes :
- être propriétaire foncier ou fermier d’une propriété rurale ;
- exercer une profession, un commerce ou une industrie soumis à l’impôt de patentes ;
- être employé de l’État, du département ou de la commune ;
- être membre de la légion d’honneur, décoré d’une médaille militaire ou de la médaille d’honneur ou d’une médaille commémorative donnée ou autorisée par le gouvernement français ou d’une pension de retraite.
Les étrangers doivent en outre justifier de 3 ans de résidence en Algérie.
Sont éligibles les électeurs de 25 ans et, pour les indigènes et les étrangers, justifiant de 3 ans de domicile.
Peuvent être nommés maires et adjoints les Français de 25 ans, résidents, propriétaires ou chefs d’établissement en Algérie. Sont également nommés des adjoints indigènes là où la population musulmane est suffisamment nombreuse. Leur autorité « ne s’exerce que sur leurs coreligionnaires ».
Par rapport à l’arrêté du 16 août 1848, le décret de 1866 prend toujours en compte la nationalité et la « mise en valeur », mais d’une manière différente. D’une part, le texte tire les conséquences du sénatus-consulte de 1865 : les étrangers doivent justifier d’une durée de résidence qui est celle nécessaire pour être naturalisé ; la valorisation symbolique de l’indigène se traduit par l’instauration d’adjoints. D’autre part, si l’on retrouve le colon étranger et les notables indigènes, s’y ajoutent le fonctionnaire et le militaire. On voit ici se dessiner une figure assez proche de celle de l’ « indigène évolué ». Mais ici, l’étranger est soumis aux mêmes conditions : c’est en réalité, in fine, beaucoup plus à des notables qu’à des « civilisés » qu’il s’agit de permettre de voter.
Cette fragmentation hiérarchisée des citoyennetés ne s’en est pas moins accompagnée, jusqu’en 1946, d’un refus de reconnaître d’autres citoyennetés que la citoyenneté française. Mais peut-on parler de citoyenneté quand le droit dit dans le même mouvement qu’il n’est de véritable communauté de citoyens qu’en métropole ? Un Empire ne serait alors rien d’autre que cette forme politique où, en dehors du centre, il est impossible d’être pleinement citoyen.
Yerri Urban est maître de conférences en droit public à l’Université des Antilles. Il est l’auteur de L’indigène dans le droit colonial français (1865-1955), Paris, LGDJ, coll. « Fondation Varenne », 2011.
Pour citer cet article :
Yerri Urban « La citoyenneté dans l’empire colonial français est-elle spécifique ? », Jus Politicum, n°14 [https://juspoliticum.com/articles/la-citoyennete-dans-l'empire-colonial-francais-est-elle-specifique-980]