Harold J. Berman, Droit et Révolution. L’impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale, trad. fr. Alain Wijffels, Note marginale Pierre Legendre, Paris, Fayard, coll. « Les quarante piliers », 2010, 804 p.
Harold J. Berman
, Droit et Révolution. L’impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale,
trad. fr. Alain Wijffels, Note marginale Pierre Legendre, Paris, Fayard, coll. « Les quarante piliers », 2010, 804 p.
Le professeur américain Harold J. Berman (1918-2007), enseignant à Harvard puis à Emory University School of Law (Atlanta, Georgia) est connu, outre ses travaux sur le droit soviétique (par exemple, Justice in the U.S.S.R. : An Interpretation of Soviet Law, Harvard University Press, 1963), pour son ouvrage Law and Revolution. The Formation of the Western Legal Tradition (Harvard University Press, 1983, trad. fr. Raoul Audouin parue sous le titre Droit et Révolution, Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, 2002), qui présente la « révolution pontificale », initiée par la Réforme Grégorienne au XIe siècle, comme le facteur déterminant de la redécouverte du droit romain, de l’émergence des professionnels du droit et de la renaissance du pouvoir législatif dans les grands royaumes du Moyen ge, autrement dit d’un des plus grands mouvements de transformations juridiques qu’ait connu l’Occident dans son histoire. À l’initiative de Pierre Legendre, directeur de la collection « Les quarante piliers », les éditions Fayard publient aujourd’hui la traduction française (réalisée, avec toute sa science, par l’historien du droit Alain Wijffels) du tome II de Droit et Révolution (Law and Revolution II : The Impact of the Protestant Reformations on the Western Legal Tradition, The Belknap Press of Harvard University Press, 2003).
I. Le but et la démarche de cet ouvrage sont explicités dans la préface et l’introduction rédigés par Harold Berman et précédés, dans l’édition française, par une « note marginale » de huit pages de Pierre Legendre. Harold Berman propose une vision, aussi compréhensive que possible, de l’histoire du droit en Occident (c’est-à -dire en Europe, avec des influences sur les autres continents, comme par exemple sur le droit des États-Unis) qui serait marquée par une succession de révolutions, définies comme un ensemble de changements fondamentaux et rapides, avec des effets durables (pp. 31-32). L’originalité de cette vision tient non seulement à admettre l’existence de « ruptures » dans l’évolution du « corpus du droit en Occident » – Berman aurait pu parler de « moments forts » autant que de révolutions, dans la mesure où il considère que chaque révolution a transformé la « tradition juridique occidentale » tout en y étant intégrée (p. 33) –, mais à identifier, de manière plus originale, six « Grandes Révolutions » qui ont donné naissance à des « nouveaux systèmes de droit » : pontificale (celle ayant fait l’objet du premier volume de Droit et Révolution), allemande et anglaise (liées toutes les deux aux Réformes protestantes et étudiées dans ce second volume), américaine, française et russe (ces trois dernières, relevant de l’histoire contemporaine, et étant associées à des révolutions politiques dont l’ampleur n’a jamais été contestée). Cette vision tend ainsi, du moins pour les trois premières révolutions, à dissocier la notion de « révolution juridique » de celle de « révolution politique » et à attirer l’attention sur les origines religieuses (et non proprement politiques) des Grandes Révolutions – y compris la Révolution française qui aurait une dimension religieuse (p. 47), ou l’athéisme soviétique qui serait une forme d’« hérésie chrétienne » (p. 57). Une telle appréhension de l’histoire « transnationale » du droit – qui ne néglige pas, pour autant, les points de départ et les effets de ces révolutions dans le contexte des traditions juridiques nationales – s’appuie aussi sur l’idée que les croyances (notamment religieuses) partagées à une époque donnée, la philosophie du droit (dominante à la même époque), la science du droit (telle qu’elle s’exprime dans ce contexte) et les transformations contemporaines des institutions du droit (en particulier du droit pénal, du droit civil et du droit « social ») forment un ensemble cohérent, une sorte de système, qui évolue de manière concomitante et homogène, du fait de ces révolutions. Enfin, l’hypothèse de départ consiste à penser que les échecs (dans la sphère politique) de ces révolutions n’ont pas empêché un fort impact dans le domaine du droit, qui a pu laisser des séquelles sur certains sujets jusqu’à nos jours. Une telle conception des « révolutions juridiques » a incontestablement le mérite de trancher avec les schémas « continuistes », qui insistent traditionnellement sur la lenteur (ou le caractère progressif) des évolutions du droit et sur une orientation linéaire dans le sens d’un continuel « progrès ».
II. Bâties selon le même plan (sont successivement examinés les caractères généraux de ces deux révolutions d’origine religieuse, l’avènement d’une nouvelle philosophie du droit, les transformations de la science juridique, puis les innovations institutionnelles en droit pénal, droit civil et droit social), les deux parties de l’ouvrage entendent montrer, avec une grande richesse de faits et de citations (soutenus par une bibliographie internationale présente dans les notes situées en fin de volume), comment ces schémas de pensée peuvent rendre compte des révolutions juridiques liées à la Réforme protestante en Allemagne, puis à la Réforme anglicane en Angleterre.
La tâche la plus difficile concernait probablement l’Allemagne, dans la mesure où il s’agit de postuler l’existence, au XVIe siècle, d’un « droit allemand », qui aurait fait l’objet d’une révolution juridique provoquée par la Réforme, même dans les territoires ou les domaines (par exemple, la législation pénale de l’empereur Charles Quint) restés fidèles au catholicisme. Harold Berman répond à cette possible objection en montrant que la Réforme a provoqué une révolution politique (favorisant le développement d’États modernes, p. 123) et sociale dans toute l’Allemagne (le protestantisme est parti de petites villes pour gagner à la fois les campagnes et les grands centres urbains) et, qu’après un court moment d’ « anti-juridisme » (chez Luther, rapidement remplacé par une admiration pour le droit romain, « incarnation de la raison humaine », p. 142), de nombreux juristes ont rejoint la Réforme ou exprimé de la sympathie pour ses idées, cherchant à les appliquer dans la réforme du droit et à aider les princes (protestants, mais aussi catholiques) dans le déploiement de systèmes juridiques territoriaux. Ainsi s’est développée, chez Melanchthon (selon qui le pince doit faire appliquer le Décalogue, destiné à remplacer le droit canonique, et utiliser la loi à des fins pédagogiques pour moraliser ses sujets), Apel (collègue de Luther à Wittemberg) ou Oldendorp (qui avait étudié à Bologne, mais fit abandonner la méthode italienne dans la réforme des études de droit qu’il dirigea à Marbourg) une philosophie du droit luthérienne qui mêlerait des positions « positivistes » (quant aux pouvoirs de l’État séculier) et des convictions jusnaturalistes (sur les limites imposées au législateur par les sentiments moraux de justice, sources d’un éventuel droit de résistance à tout régime tyrannique, p. 178).
Du point de vue de la science juridique, la Réforme a suscité, selon Berman, un dépassement de l’humanisme juridique en direction de la « systématique » du droit, sur la base de l’intérêt renouvelé par Melanchthon pour les « topiques communs » utilisables dans toutes les sciences de l’esprit : Apel, dans sa Methodica (1535), propose un schéma de classification des droits fondé sur la distinction jus in re / jus ad rem, Lagus et Vigelius donnent à leur tour des tableaux synoptiques du droit, avant qu’Althusius (lui-même calviniste) n’érige en summa divisio les dichotomies droit public / droit privé et biens / obligations. Enfin, les juristes allemands (protestants, mais aussi catholiques dont certains ont pu sympathiser un moment avec les idées de Luther) auraient suscité les importantes réformes du droit pénal (la Caroline de Charles Quint en 1532, première forme de codification en cette matière, préparée par Schwarzenberg, inspirateur de l’ordonnance de Bamberg en 1507 qui intervient avant la Réforme, mais se concilie selon Berman avec la philosophie du droit de Luther), certaines évolutions du droit civil (ici, les exemples donnés par Berman sur l’usure, le déclin des tenures féodales ou les politiques mercantilistes paraissent plus limités), ainsi qu’un essor sans précédent de ce que l’auteur appelle le droit social (le droit du mariage, la législation scolaire, la discipline morale, l’aide aux plus pauvres, autant de sujets qui auraient été transférés du droit canon à la législation des princes, en provoquant non pas une « sécularisation » du droit, mais au contraire une « législation spiritualisée » sous l’influence du protestantisme, une démonstration qui nous semble très convaincante).
Sur la Révolution juridique en Angleterre, liée aux révolutions politiques, mais en partie décalée dans le temps (les effets de la Révolution religieuse du XVIe siècle seraient plus importants que l’impact des soubresauts du XVIIe siècle, et même de la Glorieuse Révolution), la thèse est celle d’un profond renouvellement du common law derrière l’apparente continuité. D’après Berman, l’anglicanisme aurait directement inspiré les œuvres de Coke, Selden et surtout Hale qui auraient marqué la naissance de la philosophie du droit en Angleterre. Un grand rôle est attribué à Hale (exécuteur testamentaire de Selden), qui aurait été l’inventeur d’une « philosophie du droit historique », faisant du common law un don de la Providence, déposé dans la conscience des juges et en même temps susceptible d’une approche empirique comme celle des autres sciences alors en plein développement en Angleterre (pp. 413-443). Cette philosophie du droit serait inséparable de l’apparition, au XVIIe siècle, d’une « doctrine moderne du précédent judiciaire » (que Berman prend soin de distinguer de la doctrine plus rigide du stare decisis au XIXe siècle, en négligeant quelque peu, nous semble-t-il, l’impact de la standardisation et de l’officialisation des Law Reports à partir de 1868, p. 454) et d’une conception de la science du droit anglais comme une science judiciaire développée et entretenue par une communauté professionnelle de juristes (de même que les sciences empiriques se sont appuyées sur les sociétés savantes). Comme en Allemagne, la Réforme serait le facteur déterminant pour expliquer les innovations majeures du droit pénal anglais au XVIIe et au XVIIIe siècle (ici Berman déplace quelque peu le terrain chronologique pour s’inscrire dans le débat entre Hay et Langbein, dans les années 1980/1990, sur la prédominance des aspects répressifs ou « libéraux » de la justice pénale, en insistant sur le rôle des associations privées de citoyens inspirés par des motifs moraux dans la poursuite des crimes et sur la conscience religieuse des jurés combinant sévérité et pardon), ainsi que du droit privé (le déclin des tenures féodales, l’essor des strict settlements et des trusts, la force obligatoire des contrats, les techniques imaginées en matière de droit des sociétés et des assurances qui s’expliqueraient par un esprit communautaire) et du droit social (comme en Allemagne, la spiritualisation du domaine de compétences de l’État, accompagnée en Angleterre par le rôle des associations philanthropiques et charitables soutenues par l’aristocratie, et non par une « bourgeoisie capitaliste », pp. 604-605).
III. De ce tableau très riche, et très complexe dans les détails (qui mériteraient chacun une discussion), nous n’avons retenu que les grandes lignes, d’abord pour inviter à la lecture de cet ouvrage très original et très stimulant. L’interprétation paradoxale que propose Berman de l’histoire du droit en Occident, particulièrement entre le XVIe et le XVIIIe siècle, rompt souvent avec des schémas traditionnels dont la valeur explicative s’est épuisée. Elle privilégie les ruptures plutôt que les continuités – ce qui nous paraît une réaction salutaire à une vision trop évolutionniste et linéaire –, tout en revendiquant d’autres formes de continuité : de la révolution pontificale et du droit canonique du Moyen ge aux systèmes juridiques de l’Allemagne et de l’Angleterre aux Temps modernes, le fil conducteur est celui du poids déterminant des croyances religieuses, portées dans le monde du droit par des juristes professionnels, qui parviennent, par la seule force de leurs idées et de leur « philosophie », à transformer les règles du droit en les mettant en accord avec ces croyances communautaires. Berman, qui ne cache pas sa sympathie pour ces juristes protestants, en tire des conclusions générales et théoriques en faveur de ce qu’il appelle une philosophie du droit « intégrative », combinant les apports de l’expérience (l’histoire, source de la connaissance des faits empiriques) et les valeurs (d’origine religieuse) d’ordre et de justice qui inspireraient des créations juridiques à valeur universelle (alors même qu’elles sont nées dans un contexte historique et géographique particulier).
C’est sur cette idéologie, clairement anti-positiviste, que le lecteur peut se montrer en désaccord et contester certaines utilisations (« forcées » comme dans toute thèse explicative de cette ambition) de la démarche historique pour montrer le bien-fondé de cette philosophie du droit « intégrative ». Réévaluer la place des facteurs religieux dans le développement du droit doit-il nécessairement conduire à minimiser les facteurs proprement politiques et, dans la perspective de l’ouvrage de Berman, à évacuer presque complètement la question de la naissance de l’État moderne qui se pose autant (sinon plus) aux États catholiques (la France et l’Espagne, Berman doit reconnaître également p. 131 le rôle de l’École de Salamanque dans l’approche systématique du droit, un rôle qui ne doit rien à la Réforme protestante !) qu’aux États protestants (dans des contextes très différents, par ailleurs, chez les princes allemands et dans un royaume d’Angleterre unifié, mais dépourvu d’une forte structure administrative)? De plus, la volonté systématique consistant à trouver une harmonie entre la philosophie du droit, la science du droit (toutes les deux considérées comme des ensembles homogènes susceptibles de changer la face du droit) et des institutions très diverses du droit positif (mais majoritairement de droit privé, il est assez peu question du droit public dans cet ouvrage) nous paraît se heurter à de sérieuses difficultés : tous les exemples cités ne se prêtent pas facilement à une explication en termes d’influence des croyances religieuses et, dans certains domaines, où les effets de la Grande Révolution ne sont pas probants, il faut bien convenir qu’il existe des rythmes différents d’évolution, dans un paysage juridique plus fragmenté que ne le laisse penser l’auteur. La démarche de Berman reste apparentée à celle des auteurs classiques (comme Franz Wieacker et, dans une certaine mesure, Paolo Grossi) qui ont cherché dans une histoire globale et stylisée de la pensée juridique la clé d’explications des évolutions de tous les droits, ce qui postule une unité indémontrable.
Enfin, les attaques répétées (et mises en exergue dans la note marginale de Pierre Legendre) à l’encontre de l’œuvre de Max Weber – accusé d’avoir théorisé une distinction fallacieuse entre les faits et les valeurs, d’avoir privilégié les phénomènes politiques dans une vision positiviste et d’avoir mal interprété l’éthique protestante – nous paraissent pour le moins manquer de nuances (pour ne pas dire qu’elles travestissent la pensée de Max Weber, dont l’intérêt pour les représentations et les croyances pourrait, au contraire, légitimer la démarche de Berman) et ne pas rendre justice à une œuvre qui a proposé d’utiliser et de changer des idéaltypes (comme l’est la notion de « révolution juridique ») dans l’étude des phénomènes du passé. En conservant sa liberté de pensée, et en passant plus rapidement sur ces professions de foi philosophiques de Berman, le lecteur trouvera dans cet ouvrage non seulement une mine d’informations, mais aussi une source de réflexion sur l’appréhension globale des changements juridiques.
Jean-Louis Halpérin est Professeur d’histoire du droit à l’École normale supérieure (Paris), UMR 7074 « Centre de Théorie et Analyse du Droit »
Pour citer cet article :
Jean-Louis Halpérin « Harold J. Berman, Droit et Révolution. L’impact des Réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale, trad. fr. Alain Wijffels, Note marginale Pierre Legendre, Paris, Fayard, coll. « Les quarante piliers », 2010, 804 p. », Jus Politicum, n°8 [https://juspoliticum.com/articles/Harold-J-Berman-Droit-et-Revolution-L-impact-des-Reformes-protestantes-sur-la-tradition-juridique-occidentale-trad-fr-Alain-Wijffels-Note-marginale-Pierre-Legendre-Paris-Fayard-coll-Les-quarante-piliers-2010-804-p]