Le style des constitutions écrites dans l'histoire moderne. Une esquisse sur les trois types de l'écriture constitutionnelle (XVIIe - XXe siècles)
On néglige généralement, dans l'analyse historique des constitutions écrites (ou plutôt : formelles), la question de leur style, autrement dit de leur forme interne et surtout de leur forme d'expression, c'est-à -dire de leur écriture, en tant qu'elle est reliée à l'objet de leur réglementation. L'article propose de distinguer, depuis le XVIIe siècle, trois principaux types de constitutions écrites : les constitutions littéraires, caractérisées par un style volubile, à l'écriture peu serrée (ce qui ne veut pas dire qu'elles soient dénuées de prétentions normatives) ; les constitutions "techniques ouvertes" (ou "institutionnelles"), par lesquelles s'affirme le style juridique contemporain, un début de sobriété et de technicité, mais qui laissent subsister de manière très ouverte le jeu des institutions ; et enfin les constitutions "techniques fermées" (ou "mécanisées"), qui tentent de prescrire de manière très directive et précise l'articulation des pouvoirs ou l'accomplissement de leurs tâches. Ces trois types subsistent, au moins sous forme de strates, de manière très variable dans les constitutions écrites du monde actuel.
The Style of modern written constitutions. An Overview of the three types of constitutional writing (XVIIth – XXth centuries)The style of writing of modern constitutions is a much overlooked topic in the historical analysis of written constitutions. It can be however noted that their internal structure and their form of expression remains deeply connected to their subject matter. This article proposes to identify three main types of written constitutions since the seventeenth century. First of all, the "literary constitutions" are characterized by a more voluble style, which does not necessarily mean that they are devoid of a normative dimension. On the other hand, the modern constitutional writing style is better represented by “open-technique” (or “institutional”) constitutions, which are a first attempt at sobriety and technical sophistication, while maintaining a wide range for institutional practices. Finally, the “closed-technique” (or "mechanized") constitutions attempt to provide a precise and strict framework for the interaction and practice of the different powers. These three styles of constitutional writings remain to this day and to varying degrees in contemporary written constitutions throughout the world.
Der Stil der modernen formellen Verfassungen. Eine Skizze über die drei Typen der Verfassungsschreibung (XVII.-XX. Jahrhundert)In der Verfassungsrechtslehre wird die Frage des Stils der geschriebenen -- oder besser gesagt : der formellen -- Verfassungen meistens vernachlässigt wenn nicht gänzlich ignoriert. Unter Stil versteht man hier sowohl ihre innere Form und Struktur als auch ihre auf ihren Gegenstand gerichtete Ausdrucks- oder Schreibweise. Man kann -- so die These dieses Beitrags -- seit dem XVII. Jahrhundert drei Haupttypen formeller Verfassungen unterscheiden : erstens, die ,,literarischen Verfassungen", die sich durch einen redseligen Stil (was den normativen Anspruch überhaupt nicht ausschliesst) auszeichnen; zweitens die ,,technisch-offenen (oder auch ,,institutionellen") Verfassungen, die sich durch den gegenwärtigen technischen und nüchternen juristischen Stil schlechthin auszeichnen, aber zugleich einen sehr losen Rahmen für das Zusammenspiel der Verfassungsinstitutionen bilden; und drittens, die ,,technisch-geschlossenen" (oder auch ,,mechanisierten") Verfassungen, die die Ausgestaltung der Gewaltengliederung und sogar des Regierungssystems sehr direktiv vorzuschreiben versuchen. Diese drei Typen bestehen in den heutigen Verfassungstexten teilweise aber in unterschiedlichem Maße fort.
Préambule
La propension dominante des juristes publicistes contemporains – comme de la plupart des juristes en général – à se focaliser sur le droit écrit, voire à surévaluer l'importance des textes, notamment les constitutions écrites, n'a paradoxalement pas empêché qu'ils négligent assez largement l'histoire de l'écriture de ces textes et, plus encore, l'analyse du style de leur objet de prédilection. Si l'on dispose de quantité d'études sur la genèse de l'idée et la notion de constitution politique moderne — et l'on sait que, pour le commun des juristes, elle est avant tout, sinon exclusivement, un texte, réuni dans un document spécial (la constitution formelle) —, il n'en va pas de même pour les caractères propres, stylistiques, de ces textes. Par style d'une constitution, j'entends sa présentation interne et surtout sa forme d'expression, c'est-à -dire la manière dont est formulé son contenu, en un mot, son écriture, en tant qu'elle est adaptée aux objets qu'elle vise à embrasser et à régir. C'est dire que le style engage des questions de forme, mais également des questions de fond.
Or, si l'on s'accorde généralement à penser que le concept proprement juridique de constitution politique moderne — comprise comme une loi fondamentale, expression d'une volonté exprimée ponctuellement et solennellement, ayant vocation à régir l'exercice du pouvoir politique suprême dans un corps politique donné — est né dans le courant du XVIIIe siècle et s'est imposé progressivement à tout État libéral et, aujourd'hui, démocratique, on s'avise rarement des différences parfois notables qui peuvent exister dans l'écriture constitutionnelle de pays pratiquant le même genre de système de gouvernement et garantissant, en gros, les mêmes droits aux individus.
Mais, pour proposer ne serait-ce qu'un aperçu de cette variété de style des constitutions écrites modernes, il faut commencer par rappeler celles-ci ont une histoire longue ou, si l'on préfère, une préhistoire. Certes, une raisonnable prudence est de mise lorsque l'on manie l'histoire et les concepts juridiques contemporains. Toutefois, il me paraît justifié de dépasser ici les cloisonnements temporels trop marqués, tout en gardant à l'esprit que les risques d'anachronisme sont importants. De textes anciens, parfois relégués (par les paresseux, les étourdis ou les idéologues) dans un âge des ténèbres, sont sorties nombre de constitutions « modernes », suivant des processus qui ne furent pas tous de rupture. Exemples révélateurs de cette continuité, le Rhode-Island et le Connecticut, quoique devenus des États souverains en 1776, conservèrent chacun leur charte (royale) de l'époque coloniale (datant respectivement du 8 juillet 1663 et du 23 avril 1662) jusque respectivement en 1843 et 1818. Ce n'est qu'à ces dates qu'ils adoptèrent une constitution de type plus moderne. Cette continuité (au moins relative) n'a donc pas à être systématiquement gommée — fût-ce pour valoriser tel ou tel moment historique particulier du constitutionnalisme libéral pré-démocratique, à l'exclusion de tous les autres, ce qui serait un parti-pris idéologique, mais non scientifique. Sans justifier davantage ici, on posera comme admis que doivent être considérées comme des constitutions écrites de type moderne celles qui remontent au XVIIe siècle, avec les constitutions anglaises de l'Interrègne et celles des colonies anglaises d'Amérique du Nord. Malgré leurs traits « archaïques », elles relèvent fondamentalement de la logique des constitutions libérales modernes.
Il n'a pas lieu, d'autre part, de reprendre ici le distinguo — d'ailleurs contestable, à mes yeux — entre « constitution » et « loi fondamentale ». Une telle dichotomie, plutôt arbitraire, aboutit, entre autres inconvénients, à masquer la continuité pouvant exister entre plusieurs textes constitutionnels d'un même pays (la Suède en est le meilleur exemple, le cas des colonies puis États d'Amérique du Nord en fournissant d'autres).
Sera donc considéré ici comme « constitution » tout texte (parfois un groupe de textes spécifiquement liés – telles les lois constitutionnelles françaises de 1875) à prétention normative, ayant pour objet de configurer l'ordre politique de manière globale et dans un sens pluraliste (i.e. établissant un minimum de distinction des pouvoirs).
C'est dire enfin qu'il n'est pas judicieux, à mes yeux, de prétendre pouvoir établir en principe une summa divisio distinguant les constitutions « descriptives » et les constitutions « normatives », en faisant de la rigidité du texte et de l'existence d'un contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois le double critère absolu de démarcation et dévalorisant implicitement tout intérêt juridique à la première catégorie. Car les premières constitutions formelles de l'histoire moderne énonçaient bien des règles considérées comme proprement juridiques, tantôt en confirmant des coutumes, tantôt (et ce n'était pas rare) en en posant de nouvelles. Et l'on sait qu'elles ont pu être effectives en l'absence même de contrôle du juge (ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il faille minimiser l'apport de ce dernier lorsque son contrôle fut admis).
Ceci posé, quels sont les éléments permettant de caractériser le style d'une constitution écrite ? Il y a lieu de considérer a/ leur structure interne, b/ la forme d'expression du contenu (le style d'écriture étroitement entendu) et enfin c/ la manière d'appréhender le contenu, qui se ramène à trois grands objets (mais d'importance différenciée pour notre démonstration) : un catalogue de droits et libertés des individus (et parfois, du moins autrefois, de corporations) ; des règles destinées à encadrer un système de gouvernement (ce qu'on appelle parfois — de manière réductrice— la partie « institutionnelle ») ; et souvent (mais pas toujours) des principes généraux à vocation structurante pour l'ordre politique.
C'est en fonction de ces paramètres que l'on peut apprécier les variations de style des constitutions et esquisser une présentation synthétique.
En considérant les constitutions écrites modernes sous cet angle, il me semble possible d'en distinguer trois types, relevant tous, mutatis mutandis, du constitutionnalisme libéral moderne :
— les constitutions « littéraires »
— les constitutions « techniques ouvertes » (ou « institutionnelles »)
— les constitutions « techniques fermées » (ou « mécanisées »)
On relèvera d'emblée que ces trois types ne peuvent pas être classés de manière parfaitement chronologique. Plus qu'ils ne se suivent dans le temps, ils se chevauchent en quelque sorte, si bien que l'on retrouve tel ou tel type alors qu'un autre s'est déjà répandu ailleurs. Mais il convient tout de même de les présenter successivement avant de tenter de conclure sur la période contemporaine.
I. Les constitutions « littéraires »
Une première catégorie de constitutions formelles peut être qualifiée, sous l'angle du style, de « littéraire » par opposition aux constitutions que j'appellerai techniques, typiques du style juridique contemporain. Ces textes se signalent par un style propre, composé de plusieurs traits qui paraîtront « archaïques » aux yeux de la plupart des juristes d'aujourd'hui.
Peuvent être rangés dans cette catégorie : les constitutions anglaises de l'Interrègne (l'Instrument of Government de 1653 et l'Humble Petition and Advice de 1657), toutes les principales chartes des colonies anglaises de l'Amérique du Nord, notamment les Fundamental Orders du Connecticut de 1639 et les chartes de Pennsylvanie, en particulier celle du 28 octobre 1701, les Regeringsformen de Suède de 1719, 1720 et de 1772, et enfin, quoique sous influence de la Révolution française de 1789, la Constitution du Royaume de Pologne du 3 mai 1791.
A) Identification et illustration du type littéraire
Du point de vue de leur présentation et de leur structure, tout d'abord.
— leur titre lui-même n'est pas encore celui de « constitution » : Charte, Ordonnances, Statut, Loi fondamentale, Ordres fondamentaux, Forme de gouvernement, Instrument de gouvernement, et d'autres encore... les appellations varient considérablement. On sait que certaines d'entre elles traverseront les époques et perdurent aujourd'hui (ainsi en Norvège, en Suède, aux Pays-Bas, et même, pour des raisons conjoncturelles bien connues, en Allemagne).
— leur ordonnancement interne : la grande majorité de ces constitutions ne sont pas présentées de manière ordonnée, fût-ce implicitement. Le découpage en parties ou titres est rare, et même la subdivision en articles ou même paragraphes ne se trouve pas systématiquement et lorsqu'elle existe, il est fréquent que ce soit dans un certain désordre.
Du point de vue de leur contenu, ensuite (ici, forme et fond se touchent).
— l'écriture est tout sauf serrée : ces textes sont volubiles (ce que Jean-Paul Lepetit appelle joliment le « parler d'abondance »). Les phrases sont longues — parfois interminables —, les formules répétitives, redondantes.
— L'asymétrie relative des dispositions : il est fréquent que de longs passages soient consacrés à ce qui peut — avec les yeux d'aujourd'hui tout au moins — paraître secondaire (modalités concrètes de vote, formalités pour adopter tel acte...), tandis que des questions objectivement importantes sont traitées sinon par prétérition du moins lapidairement.
— la langue est parfois imagée : l'on recourt à des tropes.
— parfois, les énoncés sont — c'est peut-être le trait le plus important de ce type de constitution — motivés : non seulement des préambules, souvent fort longs, ouvrent la constitution proprement dite, mais il n'est, en outre, pas rare qu'un article lui-même débute par une sorte d'exposé des motifs — qui renforce la dimension « littéraire » de la constitution.
Ainsi, parmi de très nombreux exemples, cette formule : « Comme les Négociations touchant la paix, les trêves, ou les alliances ne peuvent que rarement souffrir le moindre délai, & que les États ne se trouvent pas toujours assemblés lorsque de pareilles conjonctures l'exigent ni ne peuvent l'être assez promptement ; Sa Majesté dans des cas de cette importance délibère avec le Sénat, prend avec lui les mesures les plus utiles, & les plus convenables pour le bien du Royaume & les fait exécuter sans retardement. (...) » (Suède, 1720, art. 7).
Ou bien cet article de principe sur ce que l'on pourrait appeler le bicéphalisme du pouvoir exécutif : « Le Royaume étant vaste, & les affaires nombreuses & trop importantes, pour que les Rois puissent seuls les administrer, il leur faut un conseil ou Sénat, des Officiers, & des Gouverneurs pour les assister » (art. 11).
La Constitution polonaise de 1791, enfin, rédigée après le début du basculement vers le type technique et notoirement sous influence de la Révolution française de 1789, relève presque essentiellement du genre littéraire. Ordonnée en onze paragraphes (de longueur très inégale) numérotés et dotés d'un titre relativement à l'objet traité, précédés d'un préambule, elle est rédigée dans un style qui tient parfois de la dissertation et marqué par une certaine emphase : ainsi, par exemple « Plein de vénération pour la mémoire de nos ancêtres, honorant en eux les créateurs d'un gouvernement libre, nous garantissons, de la manière la plus solennelle, au corps de la noblesse, toutes ses immunités, libertés et prérogatives (...) » (§ II.). En ce qui concerne l'organisation des pouvoirs, le style littéraire ne cesse guère, ce qui n'empêche que la Constitution contienne également des clauses tout à fait précises : « La chambre des nonces, étant l'image et le dépôt du pouvoir suprême de la nation, sera le vrai sanctuaire des lois. C'est dans cette chambre que seront décidés en premier lieu tous projets relatifs, ”¨1° aux lois générales, c'est-à -dire aux lois constitutionnelles, civiles et pénales, comme aussi aux impôts permanents. (...) » (§ VI, 2e phrase). Et il convient de citer un passage parmi les plus importants de cette Constitution quant à l'encadrement du système de gouvernement — il s'agit de la marque d'une forme primitive, d'ailleurs fort remarquable, de gouvernement parlementaire —, où l'on voit que le style littéraire n'exclut pas une certaine clarté et même une normativité : « La nomination des ministres appartiendra au roi, aussi bien que le droit de choisir d'entre ses ministres celui de chaque département qu'il lui plaira d'admettre à son conseil. Cette admission aura lieu pour deux ans, sauf le droit de confirmation qui, ce terme expiré, sera dévolu au roi. Les ministres, qui auront place dans le conseil, ne pourront siéger dans les commissions. Si dans la diète, la pluralité des deux tiers des voix secrètes des deux chambres réunies demandait le changement d'un ministre dans le conseil ou dans telle autre magistrature, le roi devra sur-le-champ en nommer un autre à sa place. » (§ VII, al. 13).
Tous ces caractères convergent vers l'idée que ces constitutions véritables relèvent d'un style juridique littéraire, par opposition au style juridique technique qui sera la marque des époques suivantes. Mais ces textes littéraires n'en sont pas moins normatifs pour autant. Il s'agissait bien de poser des règles et principes obligatoires. On notera au passage que, même si le mode indicatif est principalement d'usage, celui de l'impératif se rencontre également (encore qu'il faille faire attention aux traductions en français, qui extrapolent parfois). Mais on sait que les constitutions contemporaines elles-mêmes n'emploient pas uniquement le mode impératif.
B) Le maintien de clauses « littéraires » dans les premières constitutions techniques
Bien que les constitutions nouvellement adoptées par la majeure partie des colonies nord-américaines (onze sur treize) au moment de l'indépendance (1776) ou bien juste après (1777-1780) représentent un incontestable tournant dans l'histoire de l'écriture constitutionnelle (cf. infra, II), il importe de noter dès à présent que survivent parfois des clauses littéraires dans ces textes de type technique, notamment dans des pays ayant déjà été dotés de constitutions libérales. Cette survivance a pu également être sensible dans plusieurs pays européens à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle.
Certaines constitutions contiennent quelques formules littéraires de motivation — ou d'explicitation — de règles techniques.
Ainsi, dans celle du New Jersey (2 juillet 1776, art. 20) : « Afin que les Corps législatifs de cette colonie puissent être, autant qu'il est possible, à l'abri de tout soupçon de corruption, aucun des juges à la Cour suprême, des Sheriffs, ni aucune des personnes revêtues de quelque emploi lucratif sous l'autorité du Gouvernement, excepté les juges de paix, ne pourront être élus membres de l'Assemblée générale (...). »
De même, dans la Constitution de Pennsylvanie (28 septembre 1776, Section 19, alinéa 3) : « Au moyen d'élections ainsi combinées, & de cette rotation continuelle, il y aura plus d'hommes accoutumés à traiter les affaires publiques : il se trouvera dans le Conseil, chacune des années suivantes, un certain nombre de personnes instruites de ce qui s'y sera fait l'année d'auparavant ; & par là les affaires seront conduites d'une manière plus suivie & plus uniforme ; & cette forme aura le grand avantage encore de prévenir efficacement tout danger d'établir dans l'État une Aristocratie qui se saurait être que nuisible ». Ou encore, dans la même Constitution (Sect. 41), après mention du principe de réserve de la loi pour impôts : « Cette règle toujours bien observée, jamais les taxes ne deviendront un fardeau ».
On peut enfin mentionner qu'il restera des traces de l'écriture littéraire même dans la Constitution la plus « perfectionnée » de cette époque, celle du Massachusetts de juin 1780. Par exemple, la motivation d'une règle : « Et pour prévenir tous délais inutiles, si quelque bill ou résolution ne sont pas renvoyés par le gouverneur cinq jours après qu'ils lui auront été présentés, ils auront force de loi » (fin de l'art. 2, Sect. 1 du Chap. I) ou bien un certain nombre de passages lourds et redondants.
Le cas de la Suède est particulièrement intéressant dans la mesure où ce pays était le seul qui, en Europe, possédait une véritable tradition de textes constitutionnels formels. À l'intérieur, une fois revenu le temps de la liberté, après le coup d'État qui dépose Gustave IV Adolphe en 1809, la Constitution adoptée la même année s'efforce de poser un nouvel équilibre tout en s'inscrivant, par sa forme et son style, dans la chaîne de ses devancières. Mais les révolutions d'Amérique et de France ayant eu lieu, on eût pu imaginer que le texte en épousât le type d'écriture. La réponse doit être contrastée. Si la Regeringsform de 1809 répond essentiellement au genre des constitutions techniques, elle conserve de notables traces du genre littéraire. Longue de 114 articles, elle ne connaît aucune structuration ni aucun titre de partie. Mais surtout, les formulations sont parfois lourdes, assez peu dans le style technique qui a commencé à se répandre ailleurs.
Le meilleur exemple est le § 4 : « Le roi a le droit de gouverner seul le royaume, de la manière prescrite par la présente Loi sur la Forme de Gouvernement ; il aura cependant, dans les cas indiqués ci-dessous, recours aux renseignements et prendra l'avis du Conseil d'État. Pour siéger dans ce Conseil, le Roi choisira et nommera des hommes éclairés, expérimentés et intègres et généralement estimés, Suédois de naissance et professant la pure doctrine évangélique. » Cette formule, directement inspirée de l'article 2 de la Forme de Gouvernement de 1772, sera conservée jusqu'en 1969.
On peut également citer l'article 57, énonçant que « Le droit immémorial du peuple suédois de s'imposer lui-même est exercé par les États exclusivement, à une diète générale. »
Il n'est pas jusqu'à la Constitution française l'An III, l'une des plus techniques de l'époque, qui ne contienne pas quelques formules littéraires : par exemple, à l'article 376 : « Les citoyens se rappelleront sans cesse que c'est de la sagesse des choix dans les assemblées primaires et électorales, que dépendent principalement la durée, la conservation et la prospérité de la république. » Mais l'on est ici sans doute davantage dans ce que l'on appellerait aujourd'hui un « neutron législatif ».
L'un des plus beaux exemples de clauses littéraires dans une constitution de type technique se trouve dans la Charte de Dom Pedro pour le Brésil (1824), reprise à l'identique sur ce point pour le Portugal (1826). Elle s'ouvre sur un article de facture littéraire, faisant penser à la Constitution polonaise de 1791 : « La division et l'harmonie des pouvoirs politiques est le principe conservateur des droits des citoyens et le plus sûr moyen de rendre effectives les garanties que leur assure la Constitution » (art. 9). Celui-ci est prolongé, en ce qui concerne la présentation des fonctions de l'Empereur ou Roi, en ces termes : « Le pouvoir modérateur est la clé de toute l'organisation politique, et appartient exclusivement à l'empereur comme chef suprême de la nation et son premier représentant, pour qu'il veille incessamment à la conservation de l'indépendance, de l'équilibre et de l'harmonie des autres pouvoirs politiques » (Brésil, art. 98, Portugal, art. 71). L'hommage implicite à Benjamin Constant est avéré, même s'il ne va pas sans contresens, car le souverain est également proclamé « chef du “pouvoir exécutif” », pouvoir qu'il exerce « par l'intermédiaire des ministres d'État » (Brésil, art. 102, Portugal, art. 75, avec une liste de compétences afférentes).
De nos jours, ces clauses véritablement littéraires visant à exprimer un énoncé à vocation normative sont rares, et même tout à fait exceptionnelles. Mais on peut se demander si ce genre ne survit pas, d'une manière un peu différente, dans les constitutions contemporaines, comme nous le verrons plus loin.
II. Les constitutions « techniques ouvertes » (ou « institutionnelles »)
A) la dimension technique de l'écriture
Un deuxième type de constitutions formelles est apparu de façon relativement brusque, à partir des révolutions américaine et française (1776-1791) et s'est épanoui de façon rapide dans les pays occidentaux (pour faire court). Force est de constater qu'un changement sensible de style s'est opéré, et ce, sur une très courte période. Il faut d'abord noter la disparition – sauf exceptions, notamment celles dites plus haut) des formules littéraires (sinon dans les préambules, lorsqu'il y en a) ; commence alors le temps des constitutions « techniques ».
— Leur présentation, en premier lieu, s'affine ; on va trouver bientôt une structuration plus subtile que la seule numérotation des articles : elles sont subdivisées en « chapitres » ou « sections » par thèmes (et bientôt pourvus d'un intitulé). Il y a là comme un effort de pédagogie, particulièrement décelable — ce qui est tout à fait logique — dans les textes destinés aux régimes se réclamant du principe de souveraineté du peuple. Les seules exceptions notables sont les constitutions de Suède (1809, signe supplémentaire d'une forme de continuité avec ses devancières de 1720 et 1772) et du Danemark (de 1849 et même celle, modernisée, de 1953 aujourd'hui en vigueur), la Constitution fédérale des États-Unis de 1787 se contentant d'une nette structuration en sections et articles sans intitulés mais thématiquement découpés de manière claire et logique. Il est évident que de tels découpages font perdre à ces textes la touche littéraire qui caractérisait les autres.
— Elles se signalent ensuite par une certaine concision, non pas tant du texte dans son ensemble – certaines constitutions techniques sont, dès le début, fort longues (ainsi particulièrement des constitutions françaises de 1791 et surtout de l'An III, ainsi que les épigones de cette dernière, ou bien encore la Constitution du Royaume de Sicile de 1812, longues de plus de 300 articles) —, mais du moins des articles eux-mêmes, surtout les plus importants. Plus tard, pour des raisons d'ailleurs en partie liées à ce caractère technique, les textes auront, dans nombre de pays, tendance à s'allonger (l'expansion du rôle de l'État, le développement de la justice constitutionnelle — qui, à terme, pousse fréquemment le pouvoir de révision à réagir pour répondre à la jurisprudence, la frénésie de réglementation de secteurs de la vie sociale, et, plus récemment encore, l'appétence pour les formules que l'on peut qualifier de pédagogiques, destinées à donner – croit-on – un supplément d'âme au texte censé exprimer un « vouloir-vivre ensemble »)
Mais, dans l'ensemble, domine un style sobre, sensiblement et bientôt complètement différent des constitutions littéraires. Il emprunte évidemment à la technique législative ordinaire de la même époque. L'ère des codes et de la législation « rationnelle » a laissé son empreinte sur l'écriture constitutionnelle.
Celle-ci tend à être épurée et incline à la recherche de la clarté du contenu : ainsi, par exemple, les termes de « pouvoir législatif », « exécutif » et « judiciaire » commencent à être employés, là où les constitutions littéraires usaient de périphrases.
Concrètement, cela se traduit par des formules le plus souvent brèves, sèches :
« The supreme executive power shall be vested in a president and council » (Pennsylvanie, 1776, Frame of Goverment, sect. 3).
« The supreme executive power of this commonwealth shall be vested in a governor » (Pennsylvanie, 1790, Article II, Section 1.)
« Le pouvoir exécutif appartient au Roi » (Norvège, 1814, art. 3).
La « technicité » est alors synonyme d'implicite, car la compréhension de tels énoncés suppose que le lecteur connaît déjà ce que recouvre une telle formule. Elle confine parfois même à l'erreur : c'est le cas — extrêmement fréquent — des constitutions qui attribuent aux assemblées parlementaires le « pouvoir législatif ». Erreur, parce que, dans tous les pays, le ou les organe(s) du « pouvoir exécutif » participent, à des degrés divers, à la confection de la loi (par l'initiative, la participation à la discussion, la sanction et/ou la promulgation).
Le tournant stylistique peut être, semble t-il, nettement identifié. Alors que les colonies anglaises d'Amérique s'apprêtent ou viennent d'approuver la Déclaration d'indépendance (4 juillet 1776), elles entreprennent (sauf deux d'entre elles, on l'a vu) de rédiger une nouvelle constitution qui tienne compte de leur nouvelle situation et reconfigure le pouvoir politique. Ces textes commencent à faire mouvement vers le style technique : plus laconique et au moins construit en articles distincts (sauf au New Hampshire). Mais c'est la Constitution de l'État du Massachusetts du 15 juin 1780 qui, la première, traduit nettement le type des constitutions techniques, en tout cas du point de vue de la structure (elle est la première à être systématiquement divisée en chapitres, sections et articles, chacun pourvus d'un intitulé qui permet d'en identifier le contenu). Il s'agit, chronologiquement, de la dernière constitution d'État à être rédigée au moment de l'indépendance. Quoique court, ce laps de temps entre 1776 et 1780 fut mis à profit pour soigner particulièrement la forme et la structure interne et l'écriture du texte. On sait le rôle prédominant joué par John Adams dans ce processus. Cette constitution va servir de modèle à celle, fédérale, des États-Unis du 17 septembre 1787, non seulement sur le fond (à vrai dire, le schéma institutionnel était déjà esquissé depuis 1776 : un parlement bicaméral, un gouverneur, flanqué parfois d'un conseil, des tribunaux distincts), mais aussi par sa subdivision interne, même si le texte de la Convention de Philadelphie, on l'a vu, n'a pas ajouté d'intitulé aux différentes subdivisions (articles et sections). Ainsi, il faut relativiser l'innovation stylistique de la Constitution fédérale états-unienne pour revaloriser l'influence de celle de Boston. Et après la consolidation des États-Unis indépendants, tous les États fédérés américains, dans un mouvement de mimétisme que l'on retrouvera plus tard dans la plupart des fédérations, réviseront peu à peu leur constitution ou en adopteront une nouvelle qui obéisse tout à fait au même style.
L'affirmation d'un nouveau style, technique, des constitutions écrites va être relayé (et amplifié) par la France, à travers ses trois premières Constitutions formelles de 1791, 1793 et 1795. Toutes les trois sont rédigées dans une langue essentiellement technique (parfois encore un peu hésitant dans celle de 1791), présentées de manière ordonnée et subdivisées en différents niveaux pourvus de titres reflétant le contenu. On notera que celle de l'An I est celle dont les articles sont les plus concis (en général, une phrase par article). On sait que, tout en suivant leur propre pente, les révolutionnaires français ont été inspirés à bien des égards par la révolution américaine, dont l'œuvre et en particulier les textes constitutionnels étaient connus.
L'exportation de la Révolution française et de ses principes (au moins en théorie) dans une partie de l'Europe continentale va susciter un immense mouvement d'imitation dans l'écriture de textes constitutionnels, à commencer par les « républiques-sœurs » ou États satellites entre 1795 et 1810. Le fait que ces textes n'aient guère été appliqués de manière sérieusement libérale n'empêche pas de constater la diffusion croissante — on pourrait presque parler de standardisation — de la technique d'écriture constitutionnelle.
Passée l'aventure napoléonienne, ce schème stylistique demeurera et s'affinera, en quelque sorte, dans le monde des monarchies restaurées qui couvrent la quasi-totalité de l'Europe au XIXe siècle. Et l'on peut dire que la Charte constitutionnelle française du 4 juin 1814 joua un rôle fondamental pour l'histoire du constitutionnalisme libéral européen, non seulement par son contenu, mais également par son style. C'est sur son plan simple et sa brièveté que vont se calquer de nombreuses constitutions monarchiques libérales au XIXe siècle (parmi bien d'autres, celles de Bavière et de Bade, la Constitution belge de 1831, celle de Grèce de 1844 ou encore le Statut Albertin du Piémont-Sardaigne de 1848 et la Constitution prussienne de 1850). De là , le mouvement gagnera également d'autres parties du monde, notamment l'Amérique du Sud dès le premier tiers du XIXe siècle.
B) La dimension ouverte de l'écriture
Aujourd'hui comme depuis la fin du XVIIIe siècle, règnent, à l'évidence — et cela ne saurait surprendre — les constitutions essentiellement techniques. Est-ce à dire que les textes actuels relèvent exactement du même style que leurs devanciers ? Que l'écriture constitutionnelle est inchangée depuis deux siècles ? Un examen un peu attentif doit conduire à identifier, au XXe siècle, un large mouvement de textes marqués par des inflexions de style. Il est ici question non pas tant de la présentation et de la structure interne des constitutions écrites (qui ont peu changé) que de l'écriture elle-même en tant qu'elle est reliée à l'objet que la constitution prétend normer.
Les constitutions de type technique se sont donc répandues, au point de constituer avec le temps « le » modèle de la constitution écrite. Personne ne semble imaginer aujourd'hui rédiger une constitution formelle qui ne relève pas de ce type d'écriture qui est, pour l'essentiel, le type d'écriture juridique en général.
Or, on assimile l'écriture juridique — et son objet lui-même, le droit — à la normativité. Considérée comme (il faudrait dire : réduite à ) une loi « suprême » (politiquement et/ou juridiquement), la constitution des Modernes a évidemment vocation à être normative. Telle est en tout cas sa prétention, et même sa raison d'être. Sinon, il n'y aurait pas eu besoin de rédiger des constitutions formelles.
Mais si l'on se penche plus précisément sur l'objet principal d'une constitution politique, à savoir établir et organiser l'exercice du pouvoir suprême dans un corps politique donné, force est de constater que les premières (historiquement parlant) constitutions formelles techniques présentent la particularité de n'être pas vraiment très normatives, en ce sens qu'elles ne prescrivent pas exactement un système de gouvernement.
Précisons ici que, contrairement à l'idée aujourd'hui trop paresseusement répandue, la question des droits et libertés individuels est moins significative que celle du système de gouvernement pour évaluer la question. Moins pour cette raison de bon sens (qu'affectionnait le cher Guy Carcassonne) qu'avant de pouvoir disserter sur l'État de droit, un faut qu'il y ait un État, c'est-à -dire d'abord un appareil de gouvernement, et donc que l'existence d'un pouvoir politique précède la question de ses possibles limitations par le droit. Mais surtout parce que les droits et libertés individuels, inhérents au constitutionnalisme libéral-démocratique, ont pu prospérer grâce à l'essor de la protection juridictionnelle même lorsqu'ils étaient consignés de manière sommaire par les textes. Qu'importe, en pratique, qu'une constitution contienne un catalogue extrêmement détaillé de ces droits ou non, l'essentiel est qu'une jurisprudence audacieuse ait pu développer les droits les plus essentiels, dût-elle recourir à des raisonnements constructifs, allant souvent bien au-delà de ce qu'offrait la lettre des constitutions formelles. À eux seuls, les exemples des États-Unis d'Amérique ou de l'Allemagne d'après 1945 le démontrent aisément.
Il est donc plus intéressant de se concentrer sur la question du système de gouvernement. Sous ce rapport, les constitutions techniques établissent des organes (soit en confirmant ceux qui existaient déjà — c'est surtout le cas des régimes monarchiques, qui ont souvent privilégié les institutions traditionnelles, quitte à les adapter —, soit en en créant de nouveaux), leur attribuent des compétences, donnent des indications sur les mécanismes relationnels entre ces organes, règlent certaines procédures, ajoutent parfois des principes de fond censés gouverner l'ensemble. Ces énoncés ont une prétention normative et, dans les pays du moins dans lesquels la constitution est réellement respectée, ces énoncés sont effectifs. Mais on s'avise rarement que ces différents éléments ne forment pas par eux-mêmes un système de gouvernement (quoi qu'en disent les constitutions elles-mêmes). Celui-ci, bien loin d'être précis, est totalement implicite ou, pour ainsi dire, abandonné à la pratique. En d'autres termes, on peut dire qu'elles sont ouvertes et se bornent à établir un réseau d'institutions dont l'articulation concrète, la logique institutionnelle, est laissée juridiquement ouverte. En un mot, elles établissent un droit de la constitution (i.e. un ensemble de règles ponctuelles), mais non point un système de gouvernement.
Ainsi est-il impossible de comprendre et d'expliquer le gouvernement présidentiel aux États-Unis à la seule lecture de la Constitution fédérale de 1787 (le problème est exactement le même dans les États fédérés). Et si, par préférence à ce terme, on préfère parler, de façon plus neutre, de système de checks and balance, force est de constater qu'il ne permet pas d'expliquer le système relativement stable et homogène qui s'est réalisé effectivement dans l'espace états-unien (fédéral comme fédéré) depuis plus d'un siècle, malgré le développement du suffrage universel, des partis politiques, des médias, etc. Il n'en va pas autrement pour le système directorial helvétique, au niveau fédéral comme au niveau cantonal, qui ne découle pas mécaniquement de l'ensemble des normes juridiques posées par les textes, mais d'une combinaison complexe entre les règles du droit de la constitution et les pratiques de diverses nature des institutions et des individus.
La question fut plus délicate encore pour le gouvernement parlementaire dans les monarchies libérales aux XIXe et parfois encore au début du XXe siècle. La parlementarisation du gouvernement s'est, on le sait, effectuée en marge des textes — et pour cause, puisqu'ils ne la prescrivaient pas.
Et même là où, un peu plus tard, les rédacteurs d'une nouvelle constitution savaient assez nettement quel type de système de gouvernement ils désiraient instaurer, cette volonté restait essentiellement implicite et en tout cas pas ou très peu normée. Le meilleur exemple est la France en 1875. Au système classique de balance des pouvoirs (avec un faible cloisonnement entre les organes) fut seulement ajoutée la mention du principe de la responsabilité politique des ministres. Mais cette mention, alors comprise par tous, était pourtant insuffisante par elle-même à dessiner juridiquement ses implications organiques et fonctionnelles concrètes ; elle ouvrait grand le jeu des articulations concrètes possibles entre le Président de la république, les ministres et les deux chambres, comme la suite le démontrera (avec la Crise du 16 mai 1877, mais aussi le déploiement ultérieur du régime de la « souveraineté parlementaire »).
Techniques, donc, normatives, bien sûr, mais ouvertes quant à ce qui fait leur objet premier, à savoir organiser un système de gouvernement relativement précis, la plupart des constitutions écrites restent en-deçà de l'idéal initial du constitutionnalisme écrit. Sous ce rapport, le surcroît de précision juridique censé avoir été apporté par les constitutions techniques-ouvertes par rapport aux constitutions littéraires paraît relativement faible.
III. Les constitutions « techniques fermées » (ou « mécanisées »)
Si le principe des constitutions écrites de type technique s'est imposé dans la très grande majorité des pays libres et, à certains égards, banalisé, on peut constater, dans un nombre significatif de pays, un mouvement d'inflexion de leur style. Celui-ci tient moins au contenu des règles écrites en soi qu'à la logique qui sous-tend l'écriture elle-même. Ce point mérite quelque explication.
Il est, en premier lieu, évident que le contenu des constitutions écrites au XXe siècle a, dans nombre de pays, évolué : les fonctions de l'État ne sont plus les mêmes qu'à l'orée du XIXe siècle, en particulier en matière économique et sociale. De même, l'exigence de participation des citoyens a pu considérablement changer. Les textes constitutionnels portent donc — il est banal de le rappeler — la marque de ces évolutions. Ils se sont enrichis de dispositions matérielles en particulier sur des domaines jadis étrangers aux préoccupations des gouvernants comme de la société (par exemple, les questions de l'environnement). Dans certains cas — un peu extrêmes, il est vrai —, la constitution écrite a même servi de réceptacle à des mesures politiques ordinaires que les législateurs, lorsque la constitution était rigide, souhaitaient soustraire à la main des législateurs (ordinaires) futurs. Ce fut tout particulièrement le cas, on le sait, dans les États fédérés états-uniens, au cours du XIXe siècle. De là ce que l'on pourrait presque appeler des constitutions-codes, surchargées de dispositions sur le fond relatives aux politiques publiques. Et l'on sait également combien le développement du contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois a contribué à cette tendance, le législateur constitutionnel venant, par une révision formelle, soit consacrer une solution jurisprudentielle, soit au contraire, tenter de la contrecarrer. Cette dynamique n'affecte toutefois pas nécessairement le style de la constitution, si ce n'est qu'elle peut contribuer à accentuer encore la dimension technique du texte.
On peut, d'autre part, observer que l'écriture constitutionnelle moderne s'affine parfois, avec le temps (entre autres raisons, pour tenir compte de l'expérience), dans le sens d'une « fermeture » ponctuelle. Tel est le cas, par exemple, de l'article 36 de la Constitution française de 1946 relatif à la promulgation des lois. Il reprend presque mot à mot l'article 7 de la loi (constitutionnelle) du 16 juillet 1875 (si ce n'est quelques précisions de délai), mais ajoute un troisième alinéa indiquant « À défaut de promulgation par le Président de la République dans les délais fixés par la présente Constitution, il y sera pourvu par le président de l'Assemblée nationale ». On voit par là que le nouveau texte cherche à clarifier par lui-même un point susceptible de controverse et à restreindre autant que possible la marge de manœuvre des organes constitutionnels. Il est permis de voir dans cet exemple un type d'inflexion quant à la manière dont le droit écrit prétend organiser le jeu des « freins et contrepoids » (même si, ultimement, le respect de ce genre de mécanismes dépend toujours du bon vouloir — il faudrait dire ici : du « bon comportement » — des acteurs).
L'enrichissement de contenu d'une constitution technique prend une autre signification lorsque l'écriture de la constitution vise d'emblée et directement à produire un certain équilibre ou une certaine configuration stable au sein du système de gouvernement. Sont ainsi apparues, au XXe siècle, des constitutions visant délibérément à façonner — on peut presque même dire : prescrire — ce dernier.
On aura reconnu le large mouvement que Boris Mirkine-Guetzévitch a appelé la rationalisation du pouvoir, plus particulièrement du gouvernement parlementaire. Né dans des pays issus des puissances centrales défaites dans la Première Guerre mondiale et reconfigurant l'organisation de leur pouvoir politique dans un sens libéral-démocratique, ce mouvement peut être résumé en une tentative de juridiciser les principales conventions et pratiques politiques inhérentes au système parlementaire de gouvernement. Que l'expérience ait rarement donné des résultats satisfaisants, du moins dans un premier temps, ne doit pas faire négliger cette expérience alors nouvelle dans l'histoire du constitutionnalisme écrit.
Le système parlementaire avait, sans concurrent sérieux, les faveurs des constituants des jeunes États du premier Après-guerre (quelle qu'ait d'ailleurs pu être l'hétérogénéité des représentations qu'ils s'en faisaient). À l'opposé des précédents de transposition de la logique du gouvernement parlementaire (les régimes monarchiques avaient pu s'y plier de manière évolutive et sans modification — ou à peine — du droit strict), les entreprises nouvelles opéraient, au contraire, à partir d'une situation essentiellement de tabula rasa (toutes les institutions politiques du régime précédent étaient écartées ou bien l'État lui-même était nouveau) et dans une logique volontariste marquée (il leur fallait fonder immédiatement, par des voies artificielles, ce régime tant désiré). On pourrait ajouter que la dimension éducative n'était pas absente : les élites dirigeantes étaient loin d'avoir toutes une compréhension claire de ce qu'impliquait pratiquement et en détail le système parlementaire. D'où cette volonté de tenter d’« écrire » le système parlementaire de gouvernement. Mais l'entreprise était particulièrement délicate, car ce type de régime était (et demeure) plus précis que les systèmes de balance des pouvoirs indéterminés que les élites anglaises, américaines et françaises des XVIIe et XVIIIe siècles pouvaient se représenter mentalement lorsqu'ils réfléchissaient à la façon d'organiser le mode de gouvernement de leur pays. En outre, né comme un ensemble de pratiques et de règles non écrites empiriquement et très progressivement façonnées, marqué par une certaine plasticité, le système parlementaire se prête mal à une configuration concrète unique. Or, cela a été dit plus haut, les constitutions existantes des pays pratiquant déjà le gouvernement responsable n'offraient pas toutes les solutions techniques du système, solutions qu'il eût suffit de copier. En abordant classiquement le gouvernement parlementaire par le principe de responsabilité politique (qui en est, en effet, la pierre de touche, mais très générale), ni la doctrine, ni les textes constitutionnels jusqu'alors ne fournissaient de détails précis sur la façon d'en « codifier » le fonctionnement (pour autant que ce soit possible), en particulier pour la formation du gouvernement et la résolution des conflits entre Parlement et gouvernement.
On peut illustrer cette riche question par plusieurs exemples.
— La procédure de formation du gouvernement.
Ce point majeur de tout système constitutionnel était traditionnellement marqué par une continuité de formes par rapport aux systèmes non parlementaires. Dans les monarchies, la prérogative de nommer les ministres, à commencer par le premier d'entre eux, a toujours été considérée comme l'apanage du monarque. La solution fut transposée par les IIe et IIIe Républiques françaises. Pourtant, elle pouvait conduire à dénaturer la logique parlementariste. C'est pourquoi un grand nombre de constitutions rationalisées tentent de formaliser la légitimation initiale du gouvernement par les assemblées au moyen de contraintes procédurales. Il peut s'agir de l'exigence explicite d'un vote de confiance (Italie 1947, art. 94, al.3), d'une investiture (France, 1946, art. 45) ou même, de façon plus nette encore, d'une élection par la chambre préalablement à la nomination par le chef de l'État (Autriche 1920, Irlande 1937, Japon 1946, R.F.A 1949) ou par le président du parlement (tous les Länder allemands depuis 1919, Suède 1974).
Poussant la prévoyance à son paroxysme, certaines constitutions prévoient les hypothèses d'échec d'une élection : RFA, art. 63, al. 3 et 4 ; Suède 1974, Chap. VI, art. 3 ; Grèce 1975, art. 37 – un article qui contient quelques 430 mots uniquement consacrés à la formation du gouvernement, où l'on voit que la « technicité » n'exclut pas la volubilité).
— La résolution de conflits : responsabilité gouvernementale et dissolution du Parlement.
Certaines constitutions techniques, allant au-delà de la simple mention du principe négatif de la responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement, se sont efforcées de le juridiciser en prescrivant l'obligation de démissionner pour un gouvernement auquel le Parlement a retiré sa confiance de manière expresse. D'autres, plus conséquentes (à certains égards), ont précisé les modalités par lesquelles la confiance se confirme ou se retire (il suffit de citer ici les articles 49 et 50 de la Constitution française de 1946 ou encore l'article 49 de la Constitution de 1958).
Dans le même ordre d'idées, le mécanisme de la censure constructive à l'allemande (art. 67 LF, ainsi que toutes les constitutions des Länder sauf la Bavière), copié par un nombre significatif de pays, témoigne de la volonté de ses concepteurs d'enfermer les acteurs constitutionnels dans un champ restreint de comportements possibles face à une situation de crise entre parlement et gouvernement.
Mais d'autres constitutions ont tenté de pousser plus loin la mécanisation des relations organiques.
Ainsi la Constitution du Land allemand d'Oldenbourg (démantelé, comme les autres, par le pouvoir nazi en 1933) du 17 juin 1919, disposait-elle que : « les membres du cabinet ont besoin de la confiance du Landtag. Si le Landtag refuse sa confiance au cabinet tout entier, celui-ci se retire ou dissout le Landtag. En ce cas, il est procédé immédiatement à de nouvelles élections, et le nouveau Landtag doit être convoqué en temps voulu pour être réuni quatre mois au plus après la dissolution. Si le nouveau Landtag refuse lui aussi la confiance au cabinet à propos de la même affaire, le cabinet doit se retirer sans pouvoir prononcer la dissolution. La proposition de retrait de la confiance doit émaner d'un tiers au moins des députés et être inscrite à l'ordre du jour trois jours au moins avant sa discussion » (§ 40, al. 6 et 7). Encore ne s'agit-il que d'une façon de permettre l'exercice de la dissolution à un cabinet censuré et de reconnaître, en le précisant juridiquement, l'adage (d'application délicate) « dissolution sur dissolution ne vaut ». Mais ce dispositif révèle une volonté de serrer au plus près, par la norme écrite, la façon dont une crise gouvernementale doit se dérouler.
Un autre exemple éloquent fut, en Israël, la Loi fondamentale sur le Gouvernement de 1992 (abrogée en 2001), qui tentait de systématiser les situations de crise entre le Premier ministre (alors élu au suffrage universel direct) et la Knesset, en liant vote d'une motion de censure et dissolution automatique.
D'une manière générale, les constitutions qui conditionnent l'exercice du droit de dissolution et, à l'extrême, prévoient un système de dissolution automatique, participent de cette logique « fermée » de l'écriture constitutionnelle, même si, quelles que soient les illusions des rédacteurs de tels textes, la vie constitutionnelle ne saurait en réalité être enfermée dans de telles mécanisations.
— Autres tentatives de mécanisation des conflits.
L'inventivité de certains rédacteurs de constitution au XXe siècle était parfois grande ; ils essayaient d'imaginer quels types de conflits pourraient survenir entre le gouvernement et le parlement et s'efforçaient de régler par une voie procédurale.
Ainsi, dans le Land allemand de Mecklembourg-Strelitz (Constitution du 29 janvier 1919, § 22) : « Le cabinet, si tous ses membres en sont d'accord, a le droit de soumettre les décisions du Landtag à une votation populaire à laquelle il doit être procédé au plus tard dans le délai d'un mois ; il doit faire connaître sa décision au Landtag dans la semaine qui suit la décision à laquelle il s'oppose. Le vote populaire ne peut être exprimé que par "oui" ou "non" ; la décision est prise à la majorité des voix exprimées.
S'il est procédé à un référendum, les décisions du Landtag ne sont valables que si elles sont confirmées par la votation populaire. Si le référendum se prononce contre le Landtag, celui-ci doit être dissous ; s'il se prononce contre le cabinet, celui-ci doit démissionner. »
La dernière phrase montre que le constituant était conscient des risques de prolongation, par-delà l'utilisation du référendum d'arbitrage, du dissentiment entre les organes et c'est pourquoi il prévoyait une conséquence automatique au détriment de l'organe ayant « perdu » : la dissolution de l'une (la diète) ou la démission de l'autre (le cabinet).
On retrouve la même logique à l'œuvre dans la Constitution de Weimar (art. 43, al. 2) : « Avant l'expiration de son mandat, le président du Reich peut être révoqué sur la proposition du Reichstag par un vote du peuple. La décision du Reichstag est prise à la majorité des deux tiers. Par cette décision, le président du Reich est privé de l'exercice de ses fonctions. Le refus de révocation par le vote du peuple équivaut à une réélection et entraîne la dissolution du Reichstag. » Ce mécanisme fut repris dans la Constitution de la République autrichienne en 1929 (art. 60, al. 6) ; il est toujours en vigueur aujourd'hui, de même, mutatis mutandis, dans la Constitution de Lettonie de 1922, remise en vigueur après le retour du pays à l'indépendance, en 1991 (art. 48 à 50), et avait inspiré la Constitution républicaine espagnole de 1931 (art. 81, al. 3 et 4, art. 82 et art. 85).
Cet engouement pour les formules ultra-mécanisées a quelque peu passé de mode : rares sont aujourd'hui les constitutions écrites ayant conservé les dispositifs les plus poussés parmi ceux inventés dans les années 1920. Subsistent en revanche quantité de règles destinées à encadrer plus précisément la naissance et la responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement. Malgré leur raison d'être initiale (prescrire rigoureusement un gouvernement véritablement parlementaire sous l'arbitrage ultime du corps électoral), elles ne constituent que des points d'appui juridiques partiels, et ne sauraient, à elles seules, déterminer entièrement le système de gouvernement : ce dernier, quelles que soient les illusions qu'on a pu nourrir ou que l'on croit pouvoir conserver à cet égard, se saurait être entièrement réglé par des normes écrites. La mécanisation ou tentative de fermeture des constitutions techniques est évidemment un mirage et s'est d'ailleurs souvent révélée contre-productive.
IV. Des avatars contemporains du style littéraire
Les pages qui précèdent ont délibérément placé au second plan la question de la chronologie, afin de montrer que les trois types de constitutions écrites ne correspondent pas parfaitement à trois séquences qui se seraient succédé exactement dans le temps. Il n'en demeure pas moins que l'affermissement et la diffusion du constitutionnalisme libéral-democratique de type occidental sont tendanciellement allés de pair avec technicisation croissante du droit écrit et une forme de sobriété également. Il est donc bien rare de rencontrer encore des clauses véritablement littéraires dans les constitutions aujourd'hui en vigueur dans le monde.
On peut toutefois relever l'article 46 de la Constitution de la Corée du Sud du 25 février 1988, un texte pourtant au style technique et sobre, deux alinéas de cette facture :
« 1. Les députés doivent faire preuve d'un haut niveau d'intégrité.
2. Les députés doivent donner la préférence aux intérêts de la nation et exercer leur fonction selon leur conscience. »
L'alinéa 2 doit être considéré comme l'équivalent littéraire du principe classique du régime représentatif selon lequel le député est l'élu de la Nation toute entière et qu'il n'est pas soumis à un mandat impératif.
Accessoirement, l'article 66, alinéa 3 de cette même Constitution peut être mentionné (« Le Président a le devoir de rechercher sincèrement l'unification pacifique de la patrie »), mais il tient sans doute plus du symbole et du registre de l'objectif politique que de l'énoncé à prétention normative (nous verrons toutefois plus loin que la question peut être envisagée sous un jour nouveau).
D'une portée plus intéressante, touchant au système de gouvernement, deux cas méritent d'être évoqués.
L'article 44, al. 3 de la Constitution de Bavière de 1946 : « Le Président du Conseil des ministres peut se démettre à tout moment de ses fonctions. Il doit démissionner si les rapports politiques rendent impossible une collaboration confiante entre la Diète et lui. (...) ». Cette disposition est intéressante, car ce Land allemand est le seul à n'avoir pas adopté le mécanisme de la censure constructive et à avoir renoncé à une rationalisation des modalités de mise en jeu de la responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement. Ce principe est, on le voit, affirmé dans des termes littéraires, qui laissent subsister davantage de marge de manœuvre aux acteurs que les formules rationalisées. Soucieux de limiter les risques d'instabilité de l'exécutif, les constituants bavarois de 1946 ont opté pour une formule qu'ils appellent le « gouvernement à temps (Regierung auf Zeit) », selon laquelle le ministre-président, est élu par le Landtag pour quatre ans. Il n'est pas question, dans le texte constitutionnel, de motion de censure ni de question de confiance explicites. Toutefois, l'alinéa 3 de l'article 44 établit clairement le principe de la responsabilité politique et le cabinet peut donc être obligé de démissionner avant le terme des quatre ans (il ne s'agit donc pas d'un « gouvernement de législature » proprement dit). Simplement, la formule littéraire permet théoriquement de laisser au chef du gouvernement une latitude plus grande pour apprécier s'il peut continuer à travailler avec l'assemblée dans sa composition actuelle (selon un esprit qui fait penser au parlementarisme des origines, non rationalisé). Il s'agit donc bien, en somme, d'un type de gouvernement parlementaire dont la rationalisation se limite à la fonction élective.
Un autre exemple intéressant est fourni par Malte, dont l'article 80 de la Constitution (datant de 1964, mais qui fut adaptée à la forme républicaine lors de l'indépendance du pays en 1974), énonce de manière littéraire l'une des implications logiques du principe d'un gouvernement pleinement parlementaire : « (...) Le Président nomme comme Premier ministre le membre de la Chambre des Représentants qui, à son avis, sera le plus à même de disposer du soutien d’une majorité de membres de la Chambre des Représentants, (...) ». Là où plusieurs constitutions parlementaires privilégient la sèche technicité d'une nomination pure et simple (limitée par les seules conventions) ou suivie d'un vote de confiance obligatoire, ou encore après investiture ou l'élection du premier ministre par la chambre, la Constitution maltaise préfère une formule littéraire qui offre davantage de souplesse au chef de l'État.
Les constitutions de type occidental étant donc, depuis un moment déjà , de type essentiellement technique (avec une tendance inégale à l'écriture fermée, quoique sans atteindre une « mécanisation » véritable), ne laissant subsister des clauses relevant du genre littéraire que ponctuellement, il est néanmoins permis de se demander si ces dernières ne connaissent pas tout de même un dernier avatar sous la forme d'énoncés à charge normative faible ou nulle, que l'on pourrait appeler des énoncés néo-littéraires.
On peut en effet constater que toutes les constitutions écrites contiennent quelques passages très généraux, le plus souvent consacrés à la « nature » de l'État, aux principes constitutifs du corps politique et/ou de l'ordre constitutionnel. En outre, un pas supplémentaire dans cette voie est fréquemment franchi, en particulier dans les États fraîchement démocratisés ou en voie de démocratisation, avec des dispositions tantôt symboliques, tantôt pédagogiques, tantôt programmatiques ou incantatoires. Généralement réservées aux préambules dans le premier âge des constitutions techniques, elles figurent fréquemment désormais dans le corps même de la constitution. Ces clauses substantielles, très idéologiques (dont l'écriture n'est d'ailleurs pas forcément lyrique), ne sont, sans doute, pas exactement littéraires au sens ancien identifié plus haut, mais elles débordent à l'évidence le carcan technique qui avait semblé triompher à mesure que se perfectionnait le constitutionnalisme libéral-démocratique moderne. Elles traduisent le besoin presque irrésistible de dépasser la sècheresse de l'écriture technique et, outre une tendance à un certain pathos propre à ces régimes, sont destinées à lever un coin du voile de l'implicite qu'entraîne immanquablement ce style en principe sobre et soucieux d'une normativité efficace.
Les droits fondamentaux et, plus encore, les principes structurants l'ordre constitutionnel sont le terrain propice aux clauses générales non exclusivement techniques. Très exceptionnellement, elles touchent l'encadrement du système de gouvernement.
Au titre des principes structurants, on peut citer, parmi de nombreux exemples, pour une démocratie ancienne, le chapitre 1er de la Constitution de Suède de 1974, consacré aux « Fondements du régime constitutionnel » (9 articles, spécialement les articles 1 et 2). En ce qui concerne les démocraties récentes, les passages néo-littéraires sont bien plus nombreux. Les récentes constitutions de Serbie (8 novembre 2006) et de Hongrie (25 avril 2011), par exemple, ont multiplié des clauses de ce genre. Dans le même registre des volubiles clauses à faible charge normative, on citera la Constitution du Maroc du 1er juillet 2011.
Sur le plan du système de gouvernement et de ses organes, ces clauses néo-littéraires se rencontrent relativement souvent à propos du chef de l'État dans les constitutions instituant clairement le principe du gouvernement parlementaire ou, à tout le moins, établissant un Exécutif dualiste (ou bicéphale).
Peut-être partiellement inspiré de la Charte brésilo-portugaise de Dom Pedro (1824-1826) évoquée plus haut, l'article 56 (al. 1er) de la Constitution espagnole de 1978 énonce que « Le roi est le chef de l'État, symbole de son unité et de sa pérennité ; il est l'arbitre et le modérateur du fonctionnement régulier des institutions ; il est le plus haut représentant de l'État espagnol dans les relations internationales, spécialement avec les nations appartenant à sa communauté historique, et il exerce les fonctions que la Constitution et la loi lui attribuent expressément ».
Mais, avant lui, l'article 5 de la Constitution française de 1958 est-il autre chose, au fond, qu'une clause littéraire ? Cet article a d'ailleurs visiblement inspiré nombre de formules voisines (quand elles n'étaient pas totalement identiques), notamment dans des républiques : Croatie (1990, après la révision du 9 novembre 2000, Art. 93, al. 2), la Roumanie (1991, Art. 80) et plusieurs autres, sans oublier quantité de pays d'Afrique.
Il n'est pas certain que la normativité de la constitution ait beaucoup gagné à la multiplication de ce genre de clauses, qui font sans doute plutôt office de ressources pour les acteurs (gouvernants et/ou juges constitutionnels) afin de justifier telle décision ou tel comportement. En tout état de cause, il est frappant de constater que d'autres constitutions se passent presque complètement de formules néo-littéraires et s'en tiennent essentiellement au style technique, même s'il n'est plus capable de brièveté (ainsi la Constitution fédérale d'Autriche, la Loi fondamentale d'Allemagne, et la majeure partie des constitutions des États fédérés états-uniens).
* * *
L'histoire des constitutions politiques écrites de l'époque moderne présente une unité — le concept moderne de constitution —, à condition de l'embrasser dans sa totalité ; elle remonte, à bien y regarder, au XVIIe siècle. Il a donc existé, avant celles des États-unis d'Amérique de 1787 et de la France de 1791, de véritables constitutions politiques écrites (formelles), au sens plein du terme.
Elles étaient évidemment normatives, en ce sens qu'elles posaient des règles de droit et n'étaient pas simplement symboliques ou factuelles (pas plus qu'une constitution coutumière n'est simplement « descriptive », mais contient de véritables règles de droit, même si sa dynamique peut être plus complexe qu'une constitution formelle).
La garantie de ces textes a pu varier, n'était pas forcément juridictionnelle, sans doute, mais cela n'invalide pas en soi leur valeur pleinement juridique, normative.
Par-delà les multiples angles sous lesquels il est possible d'établir des classifications de constitutions écrites modernes, la question du style (lato sensu) mérite de ne pas être oubliée. Car son intérêt n'est pas qu'anecdotique : il engage des conceptions du droit et du pouvoir politique. Dans cette perspective, on peut identifier une summa divisio au sein des constitutions écrites modernes, distinguant le type littéraire et le type technique. Et relever que les constitutions techniques peuvent être (plus ou moins) ouvertes ou fermées.
Les premiers temps du constitutionnalisme moderne et donc de l'écriture constitutionnelle se signalaient par une dimension esthétique prononcée, laquelle s'est très largement perdue sous l'emprise de la technicité inspirée par un idéal de rationalité. Il n'est toutefois pas certain que la qualité et même la normativité des constitutions y aient toujours gagné, si l'on prend conscience que le souci de précision et de complétude qui sous-tend l'écrit peine à être définitivement satisfait et que la foi exagérée dans la valeur de l'écrit fait facilement dériver dans l'inflation rédactionnelle. Que l'on reconnaisse, d'autre part, que l'écrit pose souvent davantage de problèmes qu'il n'en résout. Et qu'enfin, une constitution technique garantie par un juge constitutionnel n'est pas nécessairement effective : la cohorte des pays pourvus de tout le « confort constitutionnel moderne », mais dont la vie constitutionnelle se déroule en marge du texte (voire en opposition à lui) est notoirement longue.
Armel Le Divellec est professeur de droit public à l'Université de Paris II (Panthéon-Assas) et co-directeur de Jus Politicum.
Pour citer cet article :
Armel Le Divellec « Le style des constitutions écrites dans l'histoire moderne. Une esquisse sur les trois types de l'écriture constitutionnelle (XVIIe - XXe siècles) », Jus Politicum, n°9 [https://juspoliticum.com/articles/Le-style-des-constitutions-ecrites-dans-l-histoire-moderne-Une-esquisse-sur-les-trois-types-de-l-ecriture-constitutionnelle-XVIIe-XXe-siecles]