Populisme et constitutionnalisme, les relations dangereuses. G. Martinico, Filtering Populist Claims to Fight Populism. The Italian Case in a Comparative Perspective (2021)
Recension de G. Martinico, Filtering Populist Claims to Fight Populism. The Italian Case in a Comparative Perspective, 2021.
Review of G. Martinico, Filtering Populist Claims to Fight Populism. The Italian Case in a Comparative Perspective, 2021.
« C
omment les démocraties constitutionnelles peuvent-elles canaliser les revendications populistes sans mettre en péril l’héritage du constitutionnalisme de l’après-guerre ? » (p. 10).
Voici l’ambitieuse question qui anime l’ouvrage de Giuseppe Martinico, professeur de droit public comparé à l’École des études avancées Sant’Anna de Pise, publié en 2021 dans la prestigieuse collection Comparative Constitutional Law and Policy chez Cambridge University Press (215 pages).
Le titre de l’ouvrage répond de façon synthétique et explicite à ce questionnement : Filtering Populist Claims to Fight Populism – Filtrer les revendications populistes pour combattre le populisme.
Tel un chimiste qui fait passer des substances à travers un dispositif retenant les corps solides, l’auteur propose de prendre au sérieux les revendications populistes, de les analyser scientifiquement et d’accueillir les propositions « solides », c’est-à-dire celles qui non seulement sont compatibles avec le constitutionnalisme, mais qui peuvent aussi contribuer à le renforcer. Cette action de « filtrage » a un objectif précis : combattre le populisme, le neutraliser. Dès le titre, l’auteur prend ainsi clairement position par rapport au phénomène populiste qui, de toute évidence, est pour lui foncièrement négatif.
Le lecteur français – accoutumé, tout spécialement en droit, à des titres plus neutres ou nuancés – ne doit pas être induit en erreur par le choix d’un titre « engagé », en pensant se trouver face à un essai politique militant. Au contraire, il s’agit d’une monographie qui, sans jamais oublier la dimension politique du phénomène étudié, appréhende le populisme à travers les concepts et les instruments de la théorie constitutionnelle, et qui, au travers d’une analyse juridique fine, relève de l’ingénierie constitutionnelle.
Étudier le populisme en droit constitutionnel – L’un des intérêts de l’ouvrage réside précisément dans le fait que G. Martinico replace dans le champ du droit constitutionnel un phénomène qui, en Europe continentale, a été étudié principalement par des politistes et des sociologues. Ces derniers, depuis le symposium de 1967 organisé par la revue Government and Opposition à la London School of Economics, ont proposé une contribution déterminante à sa définition, en essayant de marquer une distinction entre idéologie, style et « mentalité ». L’étendue géographique et chronologique de ce phénomène, comme son éclectisme, continuent d’alimenter les débats au sein des sciences sociales. Et il nous semble que, aujourd’hui encore, le travail de compréhension et de catégorisation de ce phénomène est loin d’être achevé.
C’est peut-être en raison de la difficulté d’appréhension, tout d’abord politique, de ce phénomène que les juristes, et notamment les constitutionnalistes, se sont intéressés tardivement au populisme. En outre, jusqu’aux années 1990, la science politique considérait ce phénomène comme caractérisant exclusivement les pays « en voie de modernisation », ce qui dissuadait davantage les constitutionnalistes européens d’étudier le populisme en droit interne.
Ce n’est qu’il y a une dizaine d’années, lorsque certains mouvements populistes ont accédé au pouvoir en Europe continentale, que des juristes ont commencé à réfléchir au populisme en mobilisant les catégories du droit constitutionnel. La question fondamentale a été celle de savoir s’il était possible d’établir un rapport entre le populisme et le constitutionnalisme et de penser donc ce phénomène au sein des démocraties occidentales.
De façon assez naturelle, ces études ont été développées principalement par des auteurs venant de pays européens qui ont été gouvernés ou sont gouvernés par des partis ou des mouvements politiques considérés comme populistes. En raison des nombreux mouvements politiques populistes qui se sont développés en Italie à partir de l’ère républicaine (1946) et de la récente expérience d’un gouvernement entièrement populiste (2018-2019), les constitutionnalistes de nationalité italienne ont été assez prolifiques, en publiant à la fois en anglais et en italien. En revanche, les constitutionnalistes français l’ont beaucoup moins été. Cela est peut-être dû au fait que – suivant les catégories des politistes – s’il existe bien en France un « populisme d’opposition », il n’y a jamais eu un populisme « de gouvernement », c’est-à-dire un Président de la République et un premier ministre issus d’un parti politique populiste. Les constitutionnalistes français ont alors considéré qu’il n’y avait pas d’actualité nationale en la matière. Une autre raison tient peut-être aussi à l’évolution de la manière française de faire du droit constitutionnel. Depuis la fin des années 1980, les objets « politiques » ont eu tendance à être délaissés au profit du droit constitutionnel contentieux. Dans tous les cas, le populisme est un objet qui, en France, a été délaissé aux politistes qui, en revanche, ont donné une contribution déterminante à la réflexion internationale sur ce sujet.
Toutefois, certains politistes français et étrangers ont décrit le « macronisme » comme une forme de populisme. Emmanuel Macron, tout comme l’italien Matteo Renzi, serait un « anti-populiste populiste », en raison de la personnalisation du leadership et du changement radical impulsé à l’organisation, à la structure et à la culture du parti politique.
L’existence d’une actualité constitutionnelle en la matière (ou non) dépend donc essentiellement de la qualification des mouvements politiques retenue par le chercheur. Ce constat révèle toute la complexité d’un sujet à la frontière du droit et du politique, fatalement conditionné en amont par des appréciations qui ne sont pas que juridiques et qui, de plus, sont caractérisées par une très forte incertitude définitoire.
L’un des apports de l’ouvrage de G. Martinico est alors de démontrer que le populisme peut et doit être étudié par les constitutionnalistes, avec les instruments et les catégories épistémologiques qui sont les leurs, tout en acceptant, d’une part, de se référer aux catégories de la science politique pour définir et circonscrire le phénomène (p. 11-16) et, d’autre part, d’assumer pleinement l’orientation axiologique de l’analyse. En ce sens, dans son étude, Martinico ne cache pas les convictions qui le guident non seulement dans l’analyse juridique, mais aussi, en amont, dans le choix des écrits des politistes.
Un auteur de conviction – Par ailleurs, tous les ouvrages écrits par Giuseppe Martinico – sans compter les très nombreux articles – montrent la cohérence de son double engagement en défense du constitutionnalisme né des cendres de la Seconde Guerre mondiale, et en faveur du processus constituant européen : diritto costituzionale come speranza. Secessione, democrazia e populismo alla luce della Reference Re Secession of Quebec, Turin, Giappichelli, 2019.
L’intitulé de son dernier ouvrage, publié en 2019, Le droit constitutionnel comme espoir, est très évocateur de la pensée de cet auteur, passionné et passionnant, qui voit dans l’idéologie d’un constitutionnalisme « ouvert » et « contre-majoritaire » (p. 32-33) la réponse aux difficultés multiples que la coexistence des individus pose au niveau national et supranational. Une réponse qui, pour G. Martinico, est nettement opposée à celle nationaliste, clivante, anti-pluraliste et anti-européenne donnée par les populistes.
Or, le positionnement axiologiquement orienté de G. Martinico pourrait être contesté par ceux qui considèrent que militantisme et science ne vont pas de pair. Au vu des réflexions récentes de certains constitutionnalistes – tout spécialement anglophones –, nous tenons tout d’abord à préciser que G. Martinico n’est pas un « scholactivist », tel que décrit et critiqué par le constitutionnaliste Tarunabh Khaitan dans son éditorial paru à la revue I-CON, à l’été 2022. T. Khaitan définit le scholactivism – « a combination of “scholarship” and “activism” » – comme « une recherche caractérisée par l’existence d’une motivation à poursuivre directement des résultats matériels spécifiques (c’est-à-dire des résultats qui ne sont pas simplement discursifs) ». En ce sens, le « scholactivism is inherently contrary to the “role morality” of a scholar ». Soyons clairs sur ce point, Giuseppe Martinico ne poursuit aucun objectif « matériel ». Il entend contribuer à la connaissance, à la transmission du savoir et à la réflexion scientifique collective sur des thématiques centrales pour le droit constitutionnel aujourd’hui.
En revanche, G. Martinico est bien un « constitutionnaliste », dans le sens donné à ce terme par le professeur Gustavo Zagrebelsky, en décembre 2022, lors d’une conférence sur la neutralité de la recherche en droit constitutionnel. Selon l’ancien président de la Cour constitutionnelle italienne, puisque le constitutionnalisme est une idéologie issue d’une philosophie politique historiquement déterminée, l’enseignement et la recherche en droit constitutionnel ne peuvent pas être axiologiquement neutres, mais ils impliquent une adhésion intime de l’enseignant-chercheur aux valeurs que les constitutions démocratiques véhiculent. En revanche, les juristes qui considèrent les constitutions comme des purs objets d’ingénierie constitutionnelle, pouvant faire l’objet d’une étude axiologiquement neutre, ne sont pas des « constitutionnalistes », mais des « constitutionnistes ». Selon Zagrebelsky, les « constitutionnistes » passent à côté de l’essence des constitutions, qui ne sont pas seulement des normes formellement supérieures (lex), mais aussi des normes matériellement suprêmes, porteuses de valeurs fondatrices (ius).
Par conséquent, la neutralité axiologique serait tout simplement incompatible avec le travail du « constitutionnaliste ».
C’est ainsi qu’il faut comprendre, à notre avis, l’« engagement » de G. Martinico : son adhésion intime aux valeurs du constitutionnalisme le conduit à choisir d’étudier le populisme, afin d’enquêter, dans un premier temps, sur « les tensions existant entre le populisme et le constitutionnalisme », pour ensuite dévoiler « comment les populistes au pouvoir utilisent et manipulent les catégories de la théorie constitutionnelle et les instruments du droit constitutionnel » (p. 5) en les vidant de leurs sens. Le combat contre le populisme passe donc par une connaissance fine de l’impact de ce phénomène sur les ordres constitutionnels et par des propositions juridiques concrètes pour résister à son déferlement.
La méthode comparative – Le sous-titre de l’ouvrage annonce également la méthode de l’étude : The Italian Case in a Comparative Perspective. G. Martinico n’effectue pas « a parochial analysis of recent developments in Italy » (p. 4). L’Italie est l’exemple emblématique « of post-WWII constitutionalism » duquel l’auteur part pour réfléchir aux rapports entre populisme et constitutionnalisme en Occident. Ainsi, de façon systématique, G. Martinico se livre à une comparaison diachronique et synchronique, illustrant ses propos par de nombreux exemples d’autres ordres juridiques nationaux et supranationaux, dans le passé et dans le présent, qui, selon les cas, convergent ou divergent de l’ordre constitutionnel italien. Ce dernier reste tout de même l’objet principal de l’analyse de l’auteur. Il s’agit donc foncièrement d’une étude de droit étranger, menée de façon dynamique, en prenant en compte les évolutions historiques, politiques et juridiques au sein desquelles l’ordre constitutionnel italien évolue de 1945 à nos jours.
Le caractère exemplaire du cas italien – L’intérêt particulier du cas italien est démontré de façon très convaincante. Si, de façon intuitive, on aurait tendance à lier le caractère emblématique de l’expérience italienne au foisonnement des mouvements et des partis populistes dès 1945, Martinico, sans nier cette spécificité, préfère axer son argumentaire sur le caractère paradigmatique du constitutionnalisme italien. Fidèle à son approche de « constitutionnaliste » qui étudie le populisme par le droit, Martinico explique que l’Italie est « a prime example of post-World War II constitutionalism, the product of a series of fundamental choices made at the end of the awful experience of Nazi-fascism, which has inevitably reshaped the original features of constitutionalism as both a philosophical movement and set of instruments to tame political power » (p. 4).
Bien évidemment, l’Allemagne aussi est un autre exemple incontournable du constitutionnalisme européen d’après-guerre, mais, nous dit Martinico, d’une part, le processus constituant italien est « a more genuine example of a constituent phase because of the lesser impact of foreign influences » (p. 38) et, d’autre part, à la différence de l’Allemagne, l’Italie n’a pas fait le choix d’être une démocratie militante. L’ordre italien offre alors un cadre privilégié pour réfléchir, de façon théorique et concrète à la fois, sur les relations entre constitutionnalisme, inclusion et populisme (p. 4).
Le focus sur le cas italien poursuit aussi, à notre avis, un autre objectif, moins affiché, qui est celui de promouvoir la connaissance de l’ordre constitutionnel italien, de sa doctrine et de sa jurisprudence, au niveau international, par la publication d’ouvrages en anglais. Il s’agit d’une stratégie relativement récente, promue par certains chercheurs italiens et qui, de fait, contribue de façon déterminante à faire connaître les auteurs et le système juridique italiens dans le monde.
La structure de l’ouvrage – Ce volume de 215 pages se structure en sept chapitres. Les deux premiers posent les bases théoriques de la réflexion, tout en expliquant le contexte juridique concret de l’analyse comparative : le chapitre (1) développe une réflexion théorique sur les rapports entre populisme et constitutionnalisme, tandis que le chapitre (2) présente les spécificités du constitutionnalisme italien de l’après-guerre et du contexte politique dans lequel il évolue (i). Les deux chapitres suivants montrent comment les populistes instrumentalisent les théories constitutionnelles, notamment le principe de souveraineté (3), ainsi que les mécanismes constitutionnels, notamment le référendum (4), en adoptant des postures de mimétisme et de parasitisme qui finissent par vider, de l’intérieur, le constitutionnalisme de tout son sens (ii). Les chapitres (5) et (6) sont consacrés au Mouvement des 5 Étoiles lequel, en 2018, est arrivé au pouvoir en créant une coalition avec la Ligue, un parti d’extrême droite. Puisque les revendications du Mouvement attaquent de front certains piliers de la démocratie représentative, Martinico analyse l’impact concret des 5 Étoiles au pouvoir sur le fonctionnement des institutions italiennes (iii). C’est dans le chapitre conclusif (7) que Martinico illustre sa thèse sur la nécessité de « filtrer » les revendications populistes afin de les rendre compatibles avec le constitutionnalisme italien (iv).
Nous présenterons alors ces quatre « moments » de la réflexion développée par G. Martinico, tout en mettant en avant certaines observations que la lecture de l’ouvrage nous a suscité.
I. La mise en contexte théorique et concrète de l’étude
G. Martinico situe son étude au sein du vaste débat sur la relation entre constitutionnalisme et populisme. En présentant de façon très claire les différentes approches (p. 26-28), il propose une troisième voie, entre les deux perspectives suivantes.
Le premier courant de pensée considère qu’entre constitutionnalisme et populisme l’opposition est radicale. Le populisme serait « l’ennemi le plus dangereux et insidieux de la démocratie constitutionnelle », puisqu’il corromprait de l’intérieur le processus démocratique. Les éléments caractérisant le populisme seraient dès lors intrinsèquement incompatibles avec l’idéologie du constitutionnalisme libéral, et notamment avec l’idée selon laquelle celui qui bénéficie de la légitimation populaire serait au-dessus des lois et de la Constitution (vox populi vox dei), la conception d’une démocratie anti-pluraliste, la réduction du débat public à l’opposition ami-ennemi, le refus des institutions contre-majoritaires, l’appel à une révision constitutionnelle permanente.
Si cette première approche délégitime, foncièrement, toute réflexion sur la relation entre populisme et constitutionnalisme, le second courant, en revanche, défend l’idée qu’il est possible de penser cette relation. Le point de départ du populisme et du constitutionnalisme est en effet commun : la méfiance vis-à-vis du pouvoir politique. En outre, le populisme ne peut pas s’empêcher d’avoir recours en permanence aux catégories propres du constitutionnalisme : le peuple, la majorité, la souveraineté, la démocratie, le pouvoir constituant, parmi d’autres.
Toujours au sein de ce courant, d’autres auteurs observent que la démocratie est caractérisée par une tension constante entre le constitutionnalisme – qui renvoie à la dimension de l’ordre – et le populisme – qui renvoie à la souveraineté populaire. L’attitude des populistes vis-à-vis de la constitution ne serait donc pas exclusivement destructive, mais au contraire, elle tenterait de rééquilibrer la tension constante entre les deux dimensions de la démocratie, dans un contexte de forte délégitimation des institutions démocratiques. Il serait alors possible de parler d’un « populist constitutionalism ».
G. Martinico rappelle qu’en fonction des auteurs, cette expression renvoie à des réalités très différentes (p. 27). Selon certains, le constitutionnalisme populiste renvoie au projet constitutionnel des démocraties illibérales; d’autres l’utilisent en revanche pour se référer au débat américain sur le « popular constitutionalism ».
Ajoutons par ailleurs que d’autres auteurs encore, à travers l’expression « populist constitutionalism », défendent l’idée que le populisme et le constitutionnalisme sont liés par un rapport d’influence et de contamination mutuelles. D’un côté, le populisme apporterait de la lymphe vitale à une démocratie représentative intrinsèquement fragile. De l’autre côté, le constitutionnalisme contribuerait à limiter les dérives subversives des forces populistes. Les auteurs qui défendent cette thèse opèrent souvent une distinction entre le « bon » populisme – situé plutôt à gauche – qui participe à cet échange permanent avec le constitutionnalisme, et le « mauvais » populisme – d’extrême droite et à tendance autoritaire – qui serait en revanche incompatible avec le constitutionnalisme.
La troisième voie, proposée par Giuseppe Martinico, suggère, d’une part, tout comme la deuxième approche, de prendre au sérieux la contiguïté existante entre populisme et constitutionnalisme et, d’autre part, comme la première, de refuser d’un point de vue théorique le concept de « constitutionnalisme populiste » (p. 27). En ce sens : « It is possible to say that constitutionalism and populism share something, in the sense that they are both based on a profound sense of distrust towards political power », mais « in my opinion, there is no populist constitutional theory at all » (p. 27).
Pour G. Martinico, le populisme s’oppose frontalement au constitutionnalisme de l’après-guerre puisqu’il est caractérisé par trois éléments essentiels, « extreme majoritarianism, politics of immediacy and identity politics » (p. 15), alors que le constitutionnalisme est fondé sur le pluralisme, la représentation et une générale ouverture vis-à-vis des organisations supranationales. L’expression « populist constitutionalism » est donc selon lui un oxymore (p. 22).
L’opposition conceptuelle radicale entre le phénomène populiste et l’idéologie constitutionnaliste n’empêche pas, toutefois, de penser leurs relations. Bien au contraire, G. Martinico, fidèle à son engagement, semble nous dire qu’il faut les penser afin de dévoiler la démarche populiste et mieux la combattre. Les populistes, en effet, instrumentalisent les catégories constitutionnelles dans un but opportuniste, d’autolégitimation. Ils construisent une « contre-narration constitutionnelle en utilisant les concepts de la théorie constitutionnelle » (p. 27). Pour G. Martinico, il s’agit de stratégies de « mimétisme » et de « parasitisme », élaborées par les populistes au détriment du constitutionnalisme.
Par « mimétisme », G. Martinico entend la stratégie des populistes de se présenter comme respectueux et compatibles avec les principes du constitutionnalisme, alors qu’ils en subvertissent le sens (p. 17). En continuant le parallèle avec la biologie, le populisme « parasiterait » la démocratie constitutionnelle puisqu’il se développerait en son sein, mais au détriment de celle-ci (p. 17).
C’est alors en termes de stratégies, mimétique et parasitaire, que G. Martinico analyse dans les chapitres suivants les rapports entre les populismes et le constitutionnalisme. Bien que ces stratégies soient inhérentes à tous les populismes – il suffit de penser à la stratégie de « dédiabolisation » poursuivie depuis longtemps par le Rassemblement National en France –, l’étude se concentre tout particulièrement sur le cas italien.
Pour ce faire, l’auteur passe de la théorie à la pratique et explique d’une façon particulièrement réussie le contexte historico-politique dans lequel sont nés le constitutionnalisme et le populisme italiens. L’antithèse ontologique entre les deux phénomènes apparaît clairement dans son récit : si le constitutionnalisme italien « naît de la Résistance » antifasciste, la nouvelle vague populiste a pu se développer, selon lui, grâce à un contexte culturel « qui n’a jamais fait les comptes avec le passé fasciste » (p. 49).
Cela signifie-t-il que le populisme italien est foncièrement fasciste et, pour cette raison, il est incompatible avec le constitutionnalisme démocratique de l’après-guerre ? G. Martinico est un analyste politique trop raffiné pour affirmer cela. Il précise que les mouvements populistes ne doivent pas être confondus avec les forces d’extrême droite (p. 43) et que la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles ne sont pas « fascistes » (p. 44). Toutefois, il est convaincu que l’absence d’une prise de conscience sérieuse et officielle des fautes du fascisme à travers une expérience collective telle que celle du procès de Nuremberg a créé une « atmosphère culturelle » propice aux populismes (p. 44).
Adhérer au constat de l’échec partiel de la transition démocratique italienne ne nous empêche cependant pas d’exprimer quelques réserves sur l’existence d’un rapport de causalité directe entre le déni mémoriel du fascisme et la naissance des nombreux mouvements populistes italiens. Si l’on raisonne dans une perspective comparée, en Allemagne, malgré le procès de Nuremberg et malgré l’adoption d’une conception militante de la démocratie, des mouvements philo-nazis ont continué d’exister et la politique allemande n’est pas épargnée du phénomène populiste. En France, alors qu’après la Libération, de Gaulle a littéralement effacé l’existence du régime fasciste de Vichy par le droit, en choisissant d’opérer une transition démocratique fondée sur l’oubli, le nombre de mouvements populistes reste inférieur à l’Italie.
Par conséquent, il ne nous semble pas absolument certain que les modalités de la transition démocratique soient déterminantes pour expliquer l’essor du populisme. En particulier, le choix de G. Martinico de se référer à la notion développée par Umberto Eco de « fascisme éternel », qui se veut décontextualisée du régime mussolinien (p. 43), risque à notre avis de créer des confusions qui peuvent nuire à la compréhension des différents phénomènes.
Toutefois, malgré cette référence, G. Martinico ne confond pas la nature et l’esprit des différents mouvements populistes qui se sont affirmés au cours de l’histoire de l’Italie républicaine (de 1946 à nos jours) (p. 49-62). Bien au contraire, il illustre de façon très efficace la diversité des contextes socio-culturels des leaders – deux journalistes, un entrepreneur milliardaire, un juge, un comique, un politicien de long cours, un professeur des Universités –, la diversité de leurs revendications et de leurs objectifs – malgré l’existence de certaines constantes –, ainsi que les différences de leurs collocations sur l’échiquier politique – de l’extrême droite, au centre, à la gauche, jusqu’à l’extrême gauche.
Une fois posés les jalons contextuels de l’analyse, le deuxième « moment » de l’ouvrage se concentre sur le présent. L’auteur illustre comment, concrètement, les populistes italiens et d’ailleurs manipulent les catégories du droit constitutionnel, en les vidant de leur sens, afin de poursuivre des objectifs qui minent les fondements du constitutionnalisme.
II. Les stratégies de mimétisme et de parasitisme en action
A. L’anti-européanisme
G. Martinico identifie une constante importante des populismes italiens et, plus généralement, européens : l’antieuropéanisme, qui n’est qu’une forme de souverainisme.
En se livrant à une comparaison fort instructive entre le cas italien et le cas hongrois, G. Martinico explique que les populistes de droite comme de gauche développent un discours visant à faire de l’Union européenne une source dangereuse d’homogénéisation, qui « porte atteinte aux valeurs traditionnelles et à l’identité nationale » (p. 66).
À travers l’analyse d’une décision de la Cour constitutionnelle hongroise de 2016, l’auteur montre, d’une part, comment celle-ci a manipulé le concept d’identité nationale issu de l’article 4 du Traité UE en le lisant comme un concept isolé, et, d’autre part, comment elle l’a interprété à la lumière de son propre concept d’identité constitutionnelle. Cette affaire illustre bien le fonctionnement des stratégies de mimétisme et de parasitisme qui ont servi, ici, à justifier une revendication qui va à l’encontre de l’essence même des traités de l’UE (p. 68).
Si, en Italie, la Cour constitutionnelle reste fidèle aux valeurs du constitutionnalisme, en revanche, le souverainisme populiste italien trouve un soutien chez certains universitaires. Ces derniers, nous dit G. Martinico, usent de leur autorité pour renforcer la conviction que l’intégration européenne a été un « coup d’État constitutionnel », accepté par l’élite supranationale et nationale ; qu’elle n’accorde aucune possibilité de préserver l’identité constitutionnelle ; et qu’elle mine les bases de la souveraineté nationale (p. 85). La coexistence entre les traités de l’UE et la Constitution italienne serait donc impossible.
La présentation de ces thèses (p. 70-77) est très intéressante puisqu’elle montre que les populistes italiens ont aussi un ancrage au sein des élites – celles-là mêmes qui sont souvent la cible de leurs attaques –, et que ces élites contribuent à donner une stature théorique – et donc une plus grande crédibilité – à des revendications souvent argumentées de façon grossière par les leaders populistes.
C’est alors à ces écrits académiques que G. Martinico oppose sa réflexion afin de démontrer que la prétendue opposition entre la souveraineté nationale et l’ordre de l’Union est construite sur la base d’une lecture mimétique et manipulatrice de la Constitution.
Sans entrer dans les détails de l’organisation italienne des rapports entre les systèmes nationaux et supranationaux – pour l’analyse desquels nous conseillons la lecture des travaux de l’auteur –, il nous suffira ici d’indiquer que G. Martinico revient sur les débats au sein de l’Assemblée constituante (1946-1947). Ces derniers démontrent la volonté des constituants italiens de suivre les « nouvelles tendances du droit constitutionnel » qui, à partir de la Constitution de Weimar de 1919, vont dans le sens d’une internationalisation des constitutions (p. 91). C’est en cela que consiste l’« ouverture » du constitutionnalisme italien : le choix du dualisme n’exclut pas la possibilité d’intégrer le droit supranational dans le droit national. Et si la souveraineté est, par ce biais, limitée, elle n’est pas pour autant annihilée, comme l’élaboration de la théorie des contre-limites par la Cour constitutionnelle italienne l’illustre bien. Ainsi :
By opening up to the law of the international community, EU post-WWII constitutions have not renounced sovereignty. On the contrary, they have tried to come up with a balance between sovereignty and openness which enables international and EU law to participate in the historical mission developed by constitutionalism. This explains the growing success of the ECHR and EU law that has given an added value to the protection of fundamental rights at the national level (p. 98).
De toute évidence, le nationalisme souverainiste des populistes est incompatible avec le souverainisme « ouvert » qui caractérise le constitutionnalisme contemporain.
B. L’instrumentalisation du référendum
Si la manipulation du concept de souveraineté nationale par les populistes ne permet pas d’identifier des éléments qui peuvent être « filtrés » et rendus compatibles avec le constitutionnalisme, l’instrumentalisation du concept de démocratie directe et, tout particulièrement, du mécanisme référendaire, laisse apercevoir des possibilités de conciliation entre les revendications populistes et le constitutionnalisme.
Dans le cas italien, c’est tout particulièrement le Mouvement 5 Étoiles qui invoque le dépassement de la démocratie représentative par l’établissement d’une démocratie directe fondée sur les nouvelles technologies.
Sans surprise, les populistes 5 Étoiles prônent une politique de l’immédiateté. Mais celle-ci trouve de nouveaux développements à la faveur des nouvelles possibilités offertes par Internet et les réseaux sociaux. Ainsi, le peuple, sollicité pour s’exprimer sur toute prise de décision publique, s’exprimerait par le biais de plateformes Internet. Sa volonté serait ainsi exaucée rapidement. La création de la plateforme Rousseau par le Mouvement 5 Étoiles est en ce sens pionnière : sur la plateforme les adhérents du Mouvement échangent, s’expriment et surtout votent toute décision adoptée par les leaders.
Les raisons de la méfiance des constitutionnalistes vis-à-vis de la démocratie directe et, en particulier, vis-à-vis de l’instrument référendaire sont trop connues en France pour être rappelées. À juste titre, G. Martinico cite le fameux échange entre Carré de Malberg et Mirkine Guéztevich à ce sujet (p. 105) et rappelle les dangers des politiques de l’immédiateté : « the politics of immediacy could kill the quality of our democracy and destroy the time factor, which is essential in building political compromise » (p. 99).
Toutefois, le droit comparé montre que, en soi, le référendum est parfaitement compatible avec la démocratie représentative, les constitutions ou les cours constitutionnelles ayant établi des limitations face aux risques politiques liés à ce mécanisme (p. 106-110). L’Italie est à ce titre exemplaire (p. 112-120) : l’institution d’un référendum abrogatif a permis dans différentes phases de l’histoire républicaine italienne de surmonter l’inertie législative et d’introduire des réformes importantes en matière de droits civils et institutionnels (p. 116 ss.).
Or, selon G. Martinico, les populistes détournent l’instrument référendaire : ils le privent de sa nature démocratique, en l’utilisant pour exalter et consolider la leadership du chef ainsi que pour renforcer le discours schmittien ami/ennemi et polariser la société. La stratégie adoptée par Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2017, pendant laquelle elle a demandé l’organisation d’un référendum pour restaurer la suprématie du droit national sur le droit européen, devient, dans les pages de G. Martinico, un cas d’école de l’instrumentalisation du référendum par les populistes (p. 111).
En Italie, en 2018, une fois monté au pouvoir, le Mouvement 5 Étoiles présente un projet de réforme constitutionnelle, introduisant une forme de référendum législatif. Selon ce projet de loi constitutionnelle, si les chambres n’approuvent pas une initiative citoyenne présentée par au moins 500 000 électeurs dans un délai de 18 mois, il y a lieu d’organiser un référendum législatif, pourvu que la Cour constitutionnelle l’ait déclaré admissible. Ce projet, à la saveur antiparlementaire, était susceptible de donner lieu à une altération profonde des équilibres entre la démocratie directe et la démocratie représentative, en introduisant une sorte de « pouvoir législatif concurrent et alternatif ».
Confronté à de multiples oppositions, le projet a été sensiblement modifié lors du changement de majorité gouvernementale en 2019, lorsque, le Mouvement 5 Étoiles a formé un nouveau gouvernement en s’alliant avec le Parti démocrate. Sous la pression de ce parti « traditionnel » de centre-gauche et à tendance antipopuliste, le projet a été amendé et il a été rendu compatible avec le fonctionnement de la démocratie représentative.
Bien que finalement la réforme n’ait pas abouti, l’évolution du projet dans le passage d’un gouvernement entièrement populiste à un gouvernement partiellement populiste montre que le même instrument, dépouillé – et donc « filtré » – des éléments qui sont à même de le rendre potentiellement antiparlementaire, peut devenir un mécanisme compatible avec la démocratie représentative.
III. Les populistes au pouvoir : l’impact du Mouvement 5 Étoiles sur les institutions
Les chapitres 5 et 6 se concentrent essentiellement sur le Mouvement 5 Étoiles. Ils illustrent l’idée de démocratie et de politique que le Mouvement poursuit, ainsi que l’impact concret que ce dernier a eu sur les institutions, et tout particulièrement sur le Parlement, pendant les quatre ans (2018-2021) qu’il a été au gouvernement, d’abord grâce à une alliance avec la Ligue et ensuite grâce à son alliance avec le Parti démocrate.
Le Mouvement 5 Étoiles mérite sans doute une attention toute particulière en raison, en premier lieu, du caractère novateur de son fonctionnement et, en second lieu, des quatre ans d’exercice du pouvoir.
G. Martinico explique très clairement la structure et les objectifs du Mouvement, en mettant en évidence ses contradictions et les risques qu’elles présentent pour la démocratie représentative.
Illustrant parfaitement les effets de la place croissante de l’ultracommunication directe en politique, il s’agit en effet d’un « parti numérique » : le Mouvement refuse les médias traditionnels (télévision, journaux…) et fait d’internet le seul moyen à la fois de son organisation interne et de sa propagande. Pour Beppe Grillo, son fondateur, Internet est le moyen pour refonder la démocratie représentative. En ce sens, le mouvement se structure autour du blog, qui est le seul instrument de campagne électorale, et autour de la plateforme numérique « Rousseau », qui devrait permettre de réaliser la démocratie directe. Les deux ont été gérés par une société privée, la Casaleggio Associati, jusqu’à ce que, en 2021, le nouveau leader Conte s’oppose au transfert de données auquel se livrait la société (p. 128). Cela en dit long sur la fiabilité des supports numériques et sur leur caractère « démocratique ».
La plateforme « Rousseau » est utilisée pour choisir les listes des candidats à travers une procédure complexe de primaires en ligne. Les consultations en ligne sont également lancées pour approuver des décisions importantes du mouvement, ou bien des documents – par exemple le Contrat marquant l’alliance entre le Mouvement et la Ligue en 2018 –, ou encore l’éventuelle exclusion d’un membre qui n’aurait pas respecté les règles du statut (p. 167). Le « peuple du net » est alors la source directe de la légitimation du pouvoir, sans aucune intermédiation possible.
Comme il a été exprimé très clairement dans une vidéo publiée en 2008, les 5 Étoiles rêvent d’un monde gouverné par « la même loi », à travers la démocratie directe ; un monde où toutes et tous ont un accès gratuit à Internet, où toutes les organisations secrètes sont bannies et « tout homme peut devenir président et contrôler l’action du gouvernement via l’internet » (p. 137).
Malgré certaines originalités et dépouillé de l’appareillage technologique, le discours du Mouvement s’inscrit fondamentalement dans la tradition populiste italienne : antiparlementariste, anti-partis, anti-européen, anti-élites, favorable au dépassement des idéologies et des clivages entre la droite et la gauche.
Ainsi, une fois devenu le premier « parti », après les élections de 2018, le leader du Mouvement de l’époque, Luigi Di Maio, a stipulé un contrat « pour le gouvernement du changement » avec son allié Matteo Salvini. Le contrat indiquait deux objectifs principaux : d’une part, réduire le nombre des parlementaires afin de rendre « plus facile » l’organisation des travaux parlementaires et d’obtenir « de considérables réductions des dépenses » ; d’autre part, introduire des formes, plus ou moins tempérées, de mandat impératif. Le lien entre ces deux propositions réside dans la contestation du rôle des assemblées, accusées d’être coûteuses et improductives et dont le fonctionnement, fondé sur le débat et la possibilité de compromis, entrave l’exigence d’immédiateté, chère aux populistes de tous bords. Là encore, un parallèle avec la France peut être fait. Le projet de loi organique pour le renouveau de la vie démocratique prévoyait également la réduction du nombre des députés et des sénateurs. Bien que l’étude d’impact s’interrogeât sur la portée systémique d’une telle réforme, les arguments en soutien de la loi rejoignaient en partie ceux de la rhétorique populiste italienne.
Dans son ouvrage, G. Martinico se penche sur la réalisation concrète de ces deux objectifs qui constituent deux formes d’« assaut à la démocratie représentative ».
La réforme constitutionnelle (approuvée par le référendum des 20 et 21 septembre 2020) qui a entraîné la réduction du nombre des députés et des sénateurs est sans doute la réalisation la plus importante des forces populistes, bien que, tous les partis, à un moment ou un autre, ont approuvé la réforme « dans une tentative de se donner une nouvelle légitimité face à un corps électoral souvent méfiant ». Sans rentrer dans les détails ni des débats qui ont précédé et suivi la réforme (p. 125-126), ni de ses conséquences institutionnelles, nous tenons ici à souligner, comme le démontre G. Martinico, que la réforme a été inspirée essentiellement par une volonté de sanctionner la classe politique, sans trop se soucier des conséquences systémiques. Ce n’est pas la réforme en elle-même qui est populiste, la réduction de la taille des assemblées législatives pouvant se justifier par d’autres raisons, telles que l’amélioration du travail parlementaire, mais la finalité poursuivie par le constituant, qui est exclusivement celle de réduire les coûts – prétendument insupportables – de la vie politique (p. 126). Bien évidemment, la finalité conditionne les modalités de la réforme, qui crée d’importants dysfonctionnements dans la vie de l’institution parlementaire.
Au-delà de cette réforme constitutionnelle, Martinico constate que « l’impact du Mouvement 5 étoiles n’a pas été stupéfiant ». La crise du Parlement italien, en effet, a commencé bien avant l’arrivée au pouvoir des populistes « étoilés » et pour bien d’autres raisons. Il y a donc « beaucoup de continuité entre la situation pré-Conte » et la xviiie législature, bien que « la crise du COVID-19 et l’inévitable centralisation du pouvoir en faveur de l’exécutif aient donné du sang neuf à la direction de Giuseppe Conte » (p. 145).
En ce qui concerne le second objectif des populistes, consistant à lever l’interdiction constitutionnelle du mandat impératif, il n’a pas été réalisé. Cette proposition apparaissait en effet comme incompatible avec le constitutionnalisme d’après-guerre (p. 149). Toutefois, G. Martinico nous invite à analyser – ou mieux encore à « filtrer » – la revendication du Mouvement, en observant que celle-ci pointe un aspect essentiel de la démocratie représentative : « la façon dont les représentants sont choisis et ce qui peut (ou ne peut pas) être fait pour garantir qu’ils respectent leur mandat ».
En prenant au sérieux cette exigence, G. Martinico se livre à une étude passionnante des raisons philosophico-juridiques qui font de l’interdiction du mandat impératif « a cornerstone of European democratic constitutionalism » (p. 150 sqq), ainsi que des modalités mises en place dans les différents pays pour préserver le lien entre l’élu et l’électeur (et notamment le mécanisme du recall) (p. 158).
En se recentrant ensuite sur l’ordre constitutionnel italien, l’auteur revient sur le débat au sein de l’Assemblée constituante ayant conduit à interdire le mandat impératif (art. 67 C), afin de protéger à la fois le parlement et ses membres de possibles interférences venant des intérêts territoriaux, des lobbys et des groupes de pression économique (p. 161). L’importance accordée par l’article 49 de la Constitution aux partis politiques, en tant qu’instances de médiation entre la société civile et les institutions, complète et renforce l’idée de démocratie représentative des constituants (p. 160).
Ainsi, bien que l’article 67 de la Constitution italienne doive être considéré comme immuable – puisqu’il touche à des principes supra-constitutionnels (p. 163) –, la revendication des populistes incite à réfléchir sur les modalités permettant de contrer un phénomène qui érode le système de la représentation politique italienne depuis l’Unité : le « transfugisme », c’est-à-dire la tendance de certains parlementaires à changer de groupe parlementaire en cours de mandat.
En ce sens, dès leur entrée au Parlement, les représentants du Mouvement 5 Étoiles ont constamment demandé à ce que tout parlementaire qui change de groupe soit déclaré déchu de son mandat et à ce que lui soit interdite toute candidature aux élections suivantes. Ces propositions ont par ailleurs conduit, en 2017, à modifier le règlement du Sénat (article 14, par. 4), l’objectif étant d’éviter que se forment des groupes parlementaires qui ne coïncident pas avec des partis réellement présents dans le pays. Puisque la réforme s’est révélée insuffisante pour contrer cette tendance (p. 164), Martinico constate que « the Five Star Movement is correct in identifying transfugism as one of the main issues of the Italian political system, but the abolition of the free parliamentary mandate is not a solution proportional to the higher goal » (p. 164).
Conclusions
Dans les « Final Remarks » (ch. 7) G. Martinico tire les fils de ses développements et propose celle qui est, à notre avis, une méthode d’analyse constitutionnelle, théorique et pratique à la fois, du phénomène populiste. Pour lui, il ne s’agit pas d’ignorer le populisme en tant qu’objet d’étude inconciliable avec le constitutionnalisme et il ne s’agit pas non plus de protéger l’ordre constitutionnel de toute proposition réformatrice populiste – ce qui relèverait d’une « reactive approach », selon la définition donnée par Ana Micaela Alterio et à laquelle G. Martinico s’inspire (p. 173). Bien au contraire, selon l’auteur, le constitutionnaliste doit étudier le phénomène populiste et « we should make a distinction between populist claims that could be pushed forward by either populist or non-populist forces, and populism as such » (p. 173).
Prendre en compte les carences de la démocratie représentative, qui sont elles-mêmes l’un des facteurs de l’essor du populisme, écouter attentivement les revendications des populistes et, ensuite, les « apprivoiser, les filtrer, les canaliser, afin d’améliorer la démocratie constitutionnelle » (p. 173) : voici les trois stades de la méthode proposée par l’auteur, dont la finalité « politique » est bien celle de combattre le populisme avec les armes de la science constitutionnelle.
Or, la lecture des résultats de l’application de cette méthode au cas italien, synthétisés dans ce dernier chapitre par des intitulés, encore une fois prescriptifs et « engagés », appelle quelques observations.
Tout d’abord, G. Martinico se concentre essentiellement sur les propositions venant du Mouvement 5 Étoiles, alors qu’en 2018, le parti populiste de la Ligue a également accédé au pouvoir. Certes, la Ligue n’est restée dans la majorité gouvernementale qu’un an et trois mois, les différences existantes entre les deux alliés ayant conduit à la fin de leur entente assez rapidement. En outre, les revendications de la Ligue, telles que la politique des « ports fermés », de « l’Italie aux Italiens », ou l’aspiration « aux pleins pouvoirs » exprimée par son leader Matteo Salvini en août 2019, peuvent difficilement être « filtrées » et rendues compatibles avec le constitutionnalisme italien.
Ces raisons ont peut-être conduit l’auteur à se concentrer quasi exclusivement sur le parti populiste italien qui est, au fond, le plus « constitutionnel-compatible », puisqu’il mène une réflexion sur la démocratie représentative actuelle, en mettant en avant des défauts réels, et en essayant de trouver des solutions inspirées des principes de la démocratie directe et participative.
Cela signifie, toutefois, que la méthode de « filtrage » de G. Martinico fonctionne bien lorsqu’il s’agit de discuter de thèmes tels que l’Internet en tant que « ressource politique » (p. 173), ou d’évaluer la nécessité d’un quorum référendaire (p. 176), ou encore de trouver des solutions au transfugisme (p. 180), ou de discuter de la nécessité de réformer le bicamérisme parfait italien (p. 181), ou, enfin, de réfléchir sur la crise des partis politiques, tout en soulignant l’exigence de « lutter » afin de rétablir le rôle crucial qu’ils ont en démocratie (p. 183).
Bien évidemment, G. Martinico dit expressément que toutes les revendications des populistes ne peuvent pas être filtrées (p. 172) ; toutefois, son focus sur le Mouvement 5 Étoiles semble suggérer, sans que l’auteur le dise clairement, que seules les propositions de cette force politique peuvent être accueillies, après avoir été soigneusement amendées. Preuve en est que seul le thème porté à la fois par le Mouvement 5 Étoiles et la Ligue, l’anti-européanisme, est celui qui ne fait pas l’objet d’une proposition de filtrage dans les conclusions de l’ouvrage.
Sur ce sujet, la méthode change : il ne s’agit plus de « canaliser » les revendications populistes, mais de démasquer, scientifiquement, les mensonges de ceux qui présentent l’Union européenne comme le produit d’un coup d’État. L’opposition est frontale et aucune médiation n’est possible avec les populistes sur ce thème, comme le démontre l’intitulé du paragraphe : « The European Union is not the Product of a Coup d’état. The EU is part of our Constitutional Pact and a Vehicle of Constitutional Improvement » (p. 177).
Par conséquent, à bien regarder, Martinico propose non pas une mais deux méthodes d’analyse du populisme, selon le caractère plus ou moins constitutionnellement compatible de la revendication. Le « filtrage » fonctionne lorsque la revendication peut être rendue compatible. La contestation, point par point, sur des bases scientifiques, est en revanche la méthode adoptée lorsque les affirmations populistes n’admettent aucune conciliation avec le constitutionnalisme.
Au vu de ces considérations, nous pensons que le fait que l’auteur n’explicite pas clairement les raisons qui l’ont poussé à privilégier l’analyse du Mouvement 5 Étoiles – et à délaisser la Ligue, également au pouvoir dans la période étudiée – génère quelques contradictions.
Nous revenons encore une fois sur l’affirmation de G. Martinico selon laquelle les populismes italiens auraient tous la même matrice fascististante (p. 43). Or, la recherche de l’auteur montre que le Mouvement 5 Étoiles présente des caractéristiques totalement inconnues aux populismes de droite. L’hyper-démocratisation n’est pas un objectif de la Ligue ni, d’ailleurs, de Fratelli d’Italia, le parti néo-fasciste qui, le 22 octobre 2022, à la tête d’une coalition de droite – dont la Ligue fait partie – a formé un nouveau gouvernement, après sa victoire aux élections du 25 septembre. Tout comme la Ligue, Fratelli d’Italia – qui puise ses racines directement dans le parti fasciste mussolinien – cultive le mythe de l’homme fort, à la tête d’un exécutif efficient, au détriment du Parlement. Leurs propositions face à la crise de la représentation ne vont pas dans le sens de plus de démocratie directe ou participative, mais plutôt dans le sens d’une plus grande concentration des pouvoirs, comme le démontrent les projets de présidentialisation du régime. L’objectif politique premier de la campagne électorale, et maintenant du gouvernement, est la sécurité, ce qui se traduit en une politique migratoire très revendicative vis-à-vis de l’Union européenne et méprisant de la vie et des droits des migrants, et dans la pratique d’un « populisme pénal » qui passe par l’adoption de lois souvent superflues, mais symboliques de la volonté du pouvoir public de réprimer plus durement les infractions pénales.
Dans les faits, il existe en Italie, tout comme dans beaucoup de pays, un populisme de droite et un populisme de gauche, et les deux ne peuvent pas être analysés et traités de la même façon. Comme G. Martinico, nous ne pensons pas que le populisme de gauche soit « bon » et le populisme de droite soit « mauvais », mais nous pensons que la distinction entre les deux doit être faite. En effet, c’est la recherche de l’auteur elle-même qui démontre implicitement que les revendications respectives des deux formes de populisme ne peuvent pas être appréhendées de la même façon par les constitutionnalistes. Tout du moins, dans le cas italien, « Filtering Populists Claims to Fight Populism » a un sens, surtout pour le populisme du Mouvement 5 Étoiles.
En conclusion, et en dépit de ces quelques observations, l’ouvrage de Giuseppe Martinico présente un très grand intérêt pour les constitutionnalistes, les comparatistes ainsi que pour tous ceux qui s’intéressent au droit politique et, bien évidemment, aux populismes.
De par le choix militant de la thématique, l’ouvrage peut, tout d’abord, exhorter les constitutionnalistes français à s’emparer d’un champ d’études longtemps monopolisé par les politistes. Ensuite, la très riche réflexion théorique sur les rapports entre le populisme et le constitutionnalisme ainsi que la méthode d’analyse proposée incitent à étudier le phénomène populiste dans d’autres contextes juridico-politiques, en poursuivant et en approfondissant ainsi la recherche comparative. Encore, l’auteur nous invite à penser le populisme comme un phénomène intimement lié à la fragilité de la démocratie représentative, en contribuant ainsi à s’interroger sur les moyens de la renforcer. Enfin, la découverte du populisme en même temps que du constitutionnalisme italiens ne peut pas laisser le lecteur français indifférent, si ce n’est par simple curiosité intellectuelle, en raison des influences juridico-politiques croisées qui n’ont de cesse de s’accroître entre tous les pays européens – et même au-delà.
Nicoletta Perlo
Maître de conférences HDR en droit public, IRDEIC, Université Toulouse I Capitole.
Pour citer cet article :
Nicoletta Perlo « Populisme et constitutionnalisme, les relations dangereuses. G. Martinico, Filtering Populist Claims to Fight Populism. The Italian Case in a Comparative Perspective (2021) », Jus Politicum, n°30 [https://juspoliticum.com/articles/Populisme-et-constitutionnalisme-les-relations-dangereuses-G-Martinico-Filtering-Populist-Claims-to-Fight-Populism-The-Italian-Case-in-a-Comparative-Perspective-2021]